La fabrication de l'ignorance
Le diagnostic est connu mais le remède semble hors d’atteinte : l’action politique, aujourd’hui rivée à l’urgence, ne pourra retrouver du crédit qu’en se consacrant efficacement aux enjeux de long terme. On ne sortira de la crise qu’en inventant un autre modèle de développement, qui ne dégrade pas la qualité environnementale de la vie humaine. Mais pour fixer ces choix politiques, il faut pouvoir faire entrer dans le débat public des connaissances scientifiques complexes permettant d’éclairer la décision collective. Dès lors, le risque est de laisser le dernier mot aux experts ou, plus insidieusement, de les laisser imposer les termes du débat et configurer ainsi par avance la gamme des options possibles et, au bout du compte, la tournure des résultats.
Le citoyen est d’autant moins incité à contribuer à une délibération de ce type que la culture scientifique reste peu diffusée en France. Mais surtout, quand les avis issus du monde de la recherche divergent et que les controverses scientifiques font rage, il perçoit le débat comme immature et préfère s’abstenir de trancher. Si les experts se contredisent entre eux, comment le citoyen pourrait-il décider en l’absence de certitude ? C’est pourquoi la qualité du débat scientifique sur le changement du climat, les Ogm, les gaz de schiste, le diesel… devient un enjeu démocratique majeur. Il importe donc que des recherches puissent être menées sur tous ces sujets, de manière contradictoire. Mais le pluralisme des études ne suffit pas. En effet, les rigueurs de la recherche scientifique ou les lacunes de la connaissance n’expliquent pas seules la récurrence des controverses et la succession de programmes de recherche présentant des résultats opposés. Et pour cause : étant donné l’impact économique des résultats annoncés, il arrive que des secteurs industriels relancent de nouveaux travaux qui annoncent prudemment l’impossibilité de conclure. Toute controverse n’équivaut pas à une progression des arguments.
Ce processus n’est pas systématique mais il apparaît plus fréquent qu’on ne le soupçonnait. Des travaux substantiels ont montré que l’industrie des cigarettes a réussi à mettre en doute la nocivité du tabac sur la santé à travers un large programme concerté de financement d’études savantes1. Les chercheurs ne sont pas unanimes, des doutes subsistent : commandons une nouvelle étude ! En créant ainsi de l’incertitude, au nom de la probité savante et du doute raisonnable, on recule les décisions politiques et on étend les catastrophes sanitaires.
Le doute est une vertu intellectuelle. Il est aussi parfois lancé dans le débat comme un produit fabriqué par des lobbies industriels qui souhaitent donner l’impression, comme on l’a vu pour l’amiante ou les pesticides, qu’une question sanitaire n’est pas tranchée. On connaît, dans le domaine de la santé, la difficulté à maintenir une information indépendante des laboratoires pharmaceutiques. Pourtant, l’information semble à portée de main : les rapports publics sont mis en ligne, les idées circulent sans restriction, tout le monde est invité à « réagir ». Mais avec les nouvelles technologies, la rumeur noie l’information exacte, les médiateurs culturels sont affaiblis, les magistères du savoir sont contestés. Comment s’y retrouver ? Une fabrication culturelle de l’ignorance à grande échelle est en place, dont les communicateurs savent tirer parti. N’en restons donc pas aux apparences du débat contradictoire : un rapport de force doit s’établir en amont, dans la construction du savoir, pour garantir l’indépendance et la transparence de l’information scientifique disponible.
Les philosophes des Lumières associaient volontiers la défense du savoir et l’appel au « tribunal de l’opinion ». La métaphore est à prendre à la lettre : un échange contradictoire suppose un équilibre des parties. Et l’opinion appelée à juger doit être documentée. Le moment délibératif ne signifie pas seulement de respecter un droit d’expression de chaque citoyen, c’est aussi l’ambition de construire un art du débat qui transforme une réaction impulsive en choix informé.
- 1.
Robert Proctor, Golden Holocaust. La conspiration des industries du tabac, Paris, Éditions des Équateurs, 2014.