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Dans le même numéro

Le charme amer de la victimisation

par

Esprit

janvier 2015

#Divers

L’enchaînement de la crise économique et de la montée des extrêmes politiques, sur le modèle des années 1930, relèverait de la mauvaise répétition historique. Elle n’a pourtant, malheureusement, rien d’impossible. À travers l’Europe, l’inquiétant essor de nouveaux leaders d’extrême droite s’accélère, de la Belgique à la Hongrie. Le discrédit qui affecte les partis classiques et les désaffiliations partisanes rendent de nombreux électeurs réceptifs à un discours d’ordre. Dans cet univers en recomposition rapide, une compétition idéologique s’est ouverte pour accaparer la question identitaire. Dès lors, tout devient source d’obscure menace : les mobilités, le droit d’asile, le voisinage européen, voire la moindre dissension intérieure. Mais, en effet, qu’attendre d’autre du discours identitaire, sinon une surenchère permanente et une complainte sans fin ?

Le discours politique est ainsi aspiré par le mouvement déréglé et potentiellement infini du ressentiment victimaire. C’est le paradoxe du repli hexagonal : le retour aux sécurités géographiques est vécu sur le mode défiant, mécontent et apeuré de l’ignorance, de la mauvaise foi et des renoncements. Dans ce contexte, le retour au thème national est dépressif. Par opportunisme médiatique, pessimisme culturel, complaisance morose, il ne voit plus dans la démocratie que mélancolie, désenchantement, régression. Mais pourquoi s’en prendre de manière privilégiée au style démocratique de nos sociétés ?

La critique du droit a longtemps porté ce scepticisme démocratique. La revendication croissante de droits, dans un esprit individualiste parfois libertaire, a cristallisé l’inquiétude jacobine. Dans une culture française valorisant le conflit politique, l’émergence du discours juridique, longtemps tenu en lisière du corpus républicain, venait effectivement troubler les traditions intellectuelles. Que le citoyen puisse revendiquer l’effectivité du droit semblait ouvrir la boîte de Pandore. Le «  droit-de-l’hommisme  » semblait légitimer l’érosion de la culture civique et, au bout du compte, aggraver l’impuissance publique. Le langage du droit, finalement, armait la demande égoïste.

Il s’en faut pourtant de beaucoup que la revendication juridique cède à la démesure. Ne vise-t-elle pas d’abord le sérieux des principes, la réciprocité des exigences, l’égalité de traitement ? Le droit, en outre, n’est pas seulement un discours, c’est une institution, avec ses professions, ses rites, ses règles, qui formalisent des décisions et rappellent le justiciable au réel. La demande de droit procède surtout de l’inachèvement du projet démocratique. Comment se satisfaire d’un état de fait ou, comme disait justement Emmanuel Mounier, d’un «  désordre établi  », qui couvre trop souvent de belles paroles la solide permanence des préjugés, le mépris social, la naturalisation des inégalités ?

Combien plus vertigineuse, au regard des attentes fondées en droit, apparaît aujourd’hui la demande identitaire ! Entière, jalouse, vindicative, elle charrie des passions inflammables. C’est bien ici que la rhétorique politique perd le sens de la mesure. Car le sentiment victimaire est sans borne et propice aux manipulations. Les réfugiés qui se risquent sur la Méditerranée à bord d’esquifs surchargés apparaissent ainsi à peine dignes de secours organisés aux yeux, par exemple, des autorités britanniques, qui refusent de financer le programme européen Triton. Tout cela pour rassurer les eurosceptiques qui craignent l’arrivée, légale, de travailleurs polonais en Grande-Bretagne, alors même qu’ils ont été les premiers à repartir aux premiers jours de la crise économique. L’étape suivante, déjà réclamée par un David Cameron aux abois devant la progression du parti Ukip, sera le recul de la libre circulation des citoyens européens à l’intérieur de l’Union. Fallait-il vraiment incriminer ces maigres droits conférés par la construction européenne, si fragiles au regard de la logique des souverainetés ?

Parce qu’il règle des conflits, organise les contradictions et qu’il formalise des types de relations, le discours juridique donne forme à la réalité des interdépendances qui constituent la trame réelle de la société. Nous avons plus besoin de son réalisme que des mythes politiques régressifs de l’identité.