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Dans le même numéro

Le piège des alternatives

par

Esprit

mai 2019

#Divers

Il y a bien longtemps que les grands récits idéologiques du xxe siècle ne structurent plus ni notre vie politique ni notre débat public. Elles paraissent loin désormais les élections à la faveur desquelles on choisissait naturellement un « camp », qui désignait à la fois une affiliation politique stable et une manière de se situer sociologiquement, d’embrasser une certaine vision du monde et des rapports sociaux. Par comparaison, c’est le terme de « désintégration » qui paraît qualifier notre moment politique : désintégration des logiques d’appartenance politique ; désintégration des corpus idéologiques en présence.

Pourtant – et paradoxalement –, la campagne des élections européennes a vu réapparaître, en France comme chez nos voisins, une tentative de structurer des « camps » et la nécessité de choisir, à travers eux, une vision de l’avenir. Qu’on oppose le « populisme » au « progressisme », du côté de la majorité présidentielle, ou les « mondialistes » aux « patriotes » du côté du Rassemblement national, l’Europe semble devenue le champ d’un affrontement idéologique clair et revigoré, capable de se substituer au clivage droite-gauche. D’un côté, des partis dits « pro-européens », favorables à un approfondissement de l’intégration européenne, confiants dans le marché, défendant la société cosmopolite et la conquête de nouveaux droits individuels. De l’autre, des partis nationaux-conservateurs, soucieux de défendre les frontières nationales contre l’arrivée de migrants, porteurs de visions conservatrices de la société, et parfois (mais pas toujours) partisans d’un certain protectionnisme économique. Sur cette scène de théâtre, chaque « camp » agite ses épouvantails. Viktor Orbán en Hongrie, Jarosław Kaczyński en Pologne et Matteo Salvini en Italie font figure de têtes d’affiche pour les « populistes ». En face, Emmanuel Macron a endossé le rôle de chef de file des « progressistes », non sans difficultés, notamment pour entraîner Angela Merkel sous cette bannière. Faut-il se réjouir du retour de formes de conflictualité politique qui, après tout, sont nécessaires en démocratie ? On le pourrait, si ce clivage était porteur d’un espoir de revivification de notre vie politique. Mais ce n’est pas le cas.

C’est faire trop de crédit aux notions de « progressisme » et de « populisme »
que de penser qu’elles pourraient structurer le débat public.

Esprit a été fondé, au début des années 1930, par de jeunes gens qui refusaient de se laisser enfermer dans l’alternative entre communisme et capitalisme, les deux étant susceptibles à leurs yeux d’une sévère critique. Dans un texte intitulé «  Programme pour 1933  », Emmanuel Mounier écrit : « Deux erreurs nous guettent. Nous pouvons, pour la clarté des oppositions, entrechoquer des doctrines qui ne seront que des schémas logiques et, avec la fausse rigueur des doctrinaires, laisser échapper, pour de beaux systèmes, la réalité et les événements. Ou bien, par crainte des constructions faciles, nous pouvons nous laisser intimider par celles qui tiennent aujourd’hui le pouvoir, et nous perdre dans une critique fragmentaire sans grandeur et sans efficace[1]. »

C’est faire trop de crédit aux notions de « progressisme » et de « populisme » que de penser qu’elles pourraient structurer le débat public avec la même puissance que le « communisme » et le « capitalisme » en leur temps. Rien de commun en effet entre ces notions valise et les grandes doctrines qui traversèrent le siècle passé. Si ce n’est, malheureusement, leur capacité à produire de l’assignation idéologique et identitaire, et à désigner avec facilité des ennemis, au risque une nouvelle fois de nous empêcher de penser « la réalité et les événements ». Or de nombreuses réalités européennes témoignent de la vacuité du clivage qui nous est aujourd’hui imposé. En premier lieu, celle d’une jeunesse européenne pour laquelle la question écologique est devenue centrale, qui réclame à la fois de changer les modalités de la délibération collective, de lutter contre le dérèglement climatique et de contrer l’influence des groupes d’influence industriels et financiers, sans sacrifier les valeurs démocratiques. Autant d’exigences qui se retrouvent bien orphelines dans ­l’opposition entre progressisme et populisme.

Pour les Français, cette campagne des élections européennes a en outre un goût de déjà-vu. Car elle coïncide avec les deux ans de l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, à l’issue d’un face-à-face avec Marine Le Pen qui lui avait permis de s’affirmer, légitimement, comme le représentant d’un certain progressisme. Il faut également reconnaître que son adhésion au projet européen, le désir de le porter et de l’approfondir, ont été dès le début au cœur de sa démarche. Le mouvement La République en marche a d’ailleurs attiré à lui des Européens convaincus, de droite comme de gauche, inquiets de voir leurs partis respectifs tentés par les postures eurosceptiques. Mais là encore, on retombe dans un clivage dont il est urgent de sortir, qui oppose les « pro-européens » aux « anti-européens ». D’abord, parce que ceux qui se retrouvent affublés de ce dernier qualificatif sont loin de tous proposer la sortie de l’Union européenne. Mais, surtout, parce que «  pro  » et «  anti  » européens sont des étiquettes vides de contenu politique. Cette fausse opposition est d’autant plus dangereuse qu’elle empêche de politiser le scrutin européen autour de questions pourtant essentielles d’économie, de protection sociale, de fiscalité ou d’écologie.

Ne pas tomber dans le piège des alternatives, sans pour autant verser dans une « critique fragmentaire, sans grandeur et sans efficace » : le défi est plus que jamais d’actualité. Il nous invite par exemple à tenir ensemble, pour l’Europe, la critique exigeante des effets délétères du capitalisme financier dérégulé, et l’attachement à la démocratie et à l’État de droit. Il nous invite en somme à ne pas céder à la facilité de l’identification à un « camp » pour juger avec discernement ce qui nous arrive, et choisir les bons combats.

[1] - Emmanuel Mounier, «  Programme pour 1933  », Esprit, décembre 1932.

Esprit

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