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Dans le même numéro

Leçons d'une crise et chantiers ouverts.

par

Esprit

novembre 2009

#Divers

En nous inscrivant dans une tradition du travail des revues, nous avons choisi le mode de l’enquête pour nous interroger sur les conséquences de la crise actuelle. Nous avons ainsi formulé plusieurs séries de questions (ci-dessous) auxquelles chacun a répondu de manière ouverte et libre, soit de manière globale, soit en mettant l’accent sur l’une ou l’autre d’entre elles.

Faut-il parler de « crise », comme s’il s’agissait simplement d’une crise de plus, dont une « bonne formule » économique pourra nous tirer (jusqu’à la prochaine) ? Ou s’agit-il d’un événement d’un autre ordre, qui suscite la réflexion au-delà des économistes ? Et si l’approche économique ne suffit pas, quel autre type de connaissance ou de démarche faut-il mobiliser ? Il ne s’agit donc pas pour nous de revenir sur l’analyse de la crise elle-même, qui a donné lieu à une large production, mais de se demander ce que celle-ci révèle et quels sont les chantiers qu’elle impose d’ouvrir. Comment mener le débat sur notre modèle de croissance et les conceptions de l’économie ? Et comment l’écologie, qui revient au premier plan, peut-elle être prise en compte ?

Quels sont les débats qui ressortent, ou devraient ressortir, entre économistes ? Bien sûr, les débats un peu figés entre écoles sont rouverts mais les conflits portent surtout sur les stratégies d’intervention et les doctrines de politiques économiques. Perçoit-on les éléments d’un débat plus large sur la discipline elle-même ?

Quels instruments de réflexion et quelles disciplines faut-il solliciter pour ouvrir ces chantiers ? L’économie a été, à sa naissance, une science sociale impliquant le droit, la philosophie et l’histoire. Elle s’interrogeait sur ses notions fondamentales (dette, crédit, valeur, risque, confiance, rareté…). Comment relancer cette démarche aujourd’hui ? Cela dit, que faire ? Quelles sont les questions à privilégier ? Quelles sont les notions à interroger en priorité ? Que peuvent vous apprendre les autres disciplines ?

Compétence et conflits d’intérêts

Frédéric Lemaître* – Très présent dans les médias anglo-saxons (The Economist, le New York Times et le Financial Times notamment), le débat sur la responsabilité des économistes dans cette crise a démarré en France cet automne avec la publication de plusieurs articles dans Le Monde.

Après avoir paru sur la défensive, les économistes semblent s’en emparer. On ne peut que s’en féliciter. Les questions sont nombreuses : elles portent à la fois sur la discipline et sur les pratiques. C’est pourquoi le premier thème de discussion devrait être sur la science économique elle-même. Rares sont les économistes qui ne considèrent pas l’économie comme une science. Beaucoup se retrouvent dans ce plaidoyer pro domo de Guy Sorman :

L’économie est une science. Elle l’est parce que les économistes – reconnus comme tels par leurs pairs – suivent une démarche véritablement scientifique. Partant des faits constatés, on les mesure, on cherche des récurrences, on en tire des modèles, on soumet ces modèles à la critique et on les confronte à la réalité1.

Il y aurait beaucoup à dire sur une telle affirmation. L’économie englobe aujourd’hui un tel spectre d’activités qu’il est difficile de se contenter d’une telle définition. Les économistes n’échapperont pas (on l’espère) à une réflexion sur leur discipline et leurs professions. Notons que le pluriel s’impose : qu’y a-t-il de commun entre le chercheur en économie et l’économiste de banque ? Assez peu de choses, en réalité. Le débat science exacte/science sociale a beau paraître éculé, il demeure lui aussi d’actualité. La question écologique et les réflexions en cours sur la mesure des performances économiques et du progrès social ne peuvent évidemment que l’enrichir.

Mais, au-delà de ces questions relativement consensuelles (du moins dans leur énoncé), il me semble important que les économistes s’interrogent également sur leurs pratiques.

« Les économistes savent tout faire sauf prévoir », déclarait Gérard Debreu, recevant le prix Nobel d’économie en 1983. Si tel est bien le cas, quelle est la légitimité des prévisions assénées à longueur de journée par les économistes ? Demande-t-on à des climatologues de commenter le moindre bulletin météorologique ? Pourtant, il est fascinant de voir comment certains sont devenus une composante essentielle de l’univers médiatique, notamment des médias audiovisuels qui ont ainsi pu remplacer à bon compte des journalistes par des intervenants extérieurs.

Le sujet n’est pas qu’anecdotique : il renvoie au statut des économistes dans notre société. Ceux-ci sont devenus un véritable pouvoir et leur rôle doit être analysé comme tel. Du coup, deux questions se posent : quel est leur rapport au pouvoir politique et de quels intérêts sont-ils les représentants ? Ces questions fâchent dans le microcosme mais elles sont incontournables. Imagine-t-on, par exemple, un rapport du Conseil d’analyse économique ou du Centre d’analyse stratégique critiquer explicitement la politique du gouvernement ? Si certains économistes font preuve d’une remarquable indépendance d’esprit, d’autres font davantage attention aux conséquences politiques de leurs propos… même quand ils n’occupent pas de fonction officielle.

Deuxième sujet qui fâche (plus encore) : qui parle ? Avoir osé lancer le débat sur la liberté dont jouissent les économistes de banque m’a valu une volée de bois vert2. Et pourtant… en privé, chacun admet que les économistes de Goldman Sachs servaient les intérêts de leur banque. Je ne sais pas si de telles pratiques existent en France, je ne sais pas non plus par exemple s’il y a en France des économistes détenteurs de stock-options mais je sais qu’il n’existe aucune charte qui garantit l’indépendance des économistes. Francis Fukuyama a posé la question de manière plus brutale :

De nombreux économistes et professeurs de finances de business schools travaillent pour des banques d’investissement et des hedge funds, les aidant à élaborer des modèles complexes qui, rétrospectivement, se sont révélés inadéquats à prévoir les risques. Par là même, ils ont un intérêt personnel dans le succès du secteur financier qui n’est compensé par aucune incitation à penser que le secteur, dans son ensemble, détruisait davantage de valeur qu’il n’en créait.

Cela ne mérite-t-il pas un vrai débat ?

Enfin, si les crises sont inévitables, un regard rétrospectif serait souhaitable. Certes tout le monde sait que c’est notamment grâce à sa connaissance de la crise de 1929 que Ben Bernanke a su gérer la crise de 2008. Mais combien de temps faudra-t-il attendre pour que les économistes du Fmi nous expliquent les savants calculs qui leur avaient permis d’affirmer en 2007 que toute crise systémique était exclue ?

Le refus d’entendre

Sophie Gherardi3 – 1. Les économistes n’ont rien vu venir, les économistes n’ont rien compris, les économistes ne savent pas quoi faire : ces trois accusations, avec des variantes, courent les conversations, les talk-shows et les articles de réflexion sur la crise financière depuis de nombreux mois. Il serait assez facile de démontrer précisément l’inverse : beaucoup d’économistes ont vu venir la crise, beaucoup en ont compris les mécanismes et beaucoup ont préconisé des mesures qui ont été mises en œuvre avec un certain succès. Trois exemples venus des États-Unis peuvent être versés au dossier.

Nouriel Roubini, professeur d’économie à New York University, a parfaitement décrit, dès septembre 2006, l’origine de la bulle – le marché immobilier – et la façon dont la faillite inévitable de certains acteurs se propagerait aux banques puis aux marchés obligataires et, enfin, à l’ensemble du système financier, le tout débouchant sur une terrible récession.

Robert Aliber, professeur d’économie à l’université de Chicago, avait choisi de s’intéresser à l’Islande comme cas d’école de bulle financière (The Perfect Bubble) et, en mai 2008, il expliquait devant un parterre d’étudiants, de banquiers et de professeurs à Reykjavik qu’il leur donnait neuf mois avant qu’elle n’éclate : moins de cinq mois plus tard, ce pays de 320 000 habitants nationalisait en catastrophe ses trois banques et se voyait contraint d’emprunter d’urgence 4 milliards de dollars à la Russie.

Paul Krugman, prix Nobel d’économie 2008, n’avait cessé de dénoncer dans ses chroniques du New York Times la fuite en avant de l’économie américaine : une répartition toujours plus injuste des revenus, un déficit commercial monstre et le maintien d’une consommation élevée dans toutes les couches sociales au moyen de l’endettement. Quand la crise a éclaté, il a plaidé en faveur d’un plan de relance beaucoup plus massif encore que celui qui a été mis en œuvre, d’ailleurs avec retard du fait de la transition entre les administrations Bush et Obama.

En revanche, il est loisible d’affirmer qu’un économiste respecté, Ben Bernanke, n’a pas vu venir la bulle, au moins jusqu’à 2006. Or Bernanke se trouvait peut-être au seul poste où un économiste a accès aux manettes : la direction de la Banque centrale américaine, la Fed. Il a ensuite fait ce qu’il pensait devoir faire pour refroidir le marché : remonter les taux d’intérêt. Trop tard, et trop fort. Les premières faillites de sociétés immobilières, en 2007, viennent de là.

En tant que communauté, les économistes, du moins ceux qui s’occupent de macroéconomie, de finance et de monnaie, n’ont pas été techniquement pris en défaut à l’occasion de la crise. Ils n’ont pas été écoutés, c’est différent.

2. Galilée disait que la langue de l’univers était mathématique4. Trois cents ans plus tard, l’économie politique a voulu rejoindre les sciences naturelles, peut-être pour les égaler en dignité, en adoptant, elle aussi, la langue mathématique. Dans le cas français, le « niveau en maths » a servi à éliminer en premier cycle quantité d’étudiants intéressés par l’économie. C’est sans doute dommage mais ce n’est certes pas la seule discipline à en avoir usé ainsi : les études médicales ou même vétérinaires ont fait la même chose. La modélisation mathématique, en soi, ne rend pas incompréhensible le raisonnement économique : dans les articles savants, elle est souvent une simple notation, expliquée, avant ou après, en mots et en phrases.

La « capacité de description macroéconomique » ne me semble pas menacée, du moins quand ceux qui s’y essaient sont des économistes versés dans l’exercice pédagogique consistant à se faire comprendre du grand public. En revanche, la parcellisation des champs de recherche et l’ultra-spécialisation présentent un risque, celui de former des experts savants sur un domaine et ignorants de tout le reste. L’histoire, le droit ou la médecine sont menacés du même travers. L’économie est un cas particulier dans la mesure où ses experts sont répartis un peu partout dans la société : les universités et les instituts de recherche, certes, mais aussi les cabinets ministériels, les gouvernements, les institutions internationales, et enfin les banques et les grandes entreprises. Ils ne parlent pas tous de la même chose, n’utilisent pas le même langage et ne défendent pas les mêmes intérêts. Les as de la modélisation financière formés à Polytechnique ou à Dauphine atterrissent dans les salles de marché du monde entier, où ils gagnent et font gagner beaucoup d’argent (ils peuvent aussi en faire perdre beaucoup, on l’a vu). Les spécialistes de la pauvreté qui doivent calculer à quel pourcentage du smic un minimum social devient une « trappe » qui empêche les gens de reprendre un travail sont, eux aussi, de fins techniciens. Mais leurs revenus ne sont pas comparables à ceux des traders

Développer la culture économique – comme s’y emploie l’une des nombreuses commissions ad hoc créées par Nicolas Sarkozy, le Codice, présidé à l’origine par Claude Perdriel – est sans doute indispensable pour enrichir le débat national actuellement trusté par des journalistes et une cinquantaine d’économistes « communicants ».

Changement d’ère historique

Olivier Pastré5 – Pourquoi tout le monde s’est-il « planté » ? Pourquoi personne, ou presque, n’a-t-il prévu la crise ? Plus grave encore, pourquoi a-t-il fallu douze mois après l’éclatement de celle-ci – et la faillite de Lehman Brothers – pour que l’on prenne conscience de la gravité de la situation ? La réponse est simple : la science économique a horreur des ruptures. Elle sait anticiper les cycles, elle sait expliquer les crises « normales » (krach de 1987, faillite de Ltcm en 1998 ou éclatement de la « bulle internet » en 2001) mais elle ne sait pas – ou mal – appréhender les discontinuités. Il n’est que de se rappeler l’exquise déclaration d’Irving Fisher (un des plus grands économistes de tous les temps par ailleurs) en octobre 1928 (« Rien ne peut survenir qui ressemble à un krach ») pour s’en convaincre.

Il serait trop facile de jeter l’opprobre sur les économistes pour se dédouaner d’une responsabilité collective. Car les banques qui ont octroyé des crédits en sachant pertinemment que ceux-ci ne seraient pas remboursés étaient aux premières loges. De même en est-il des agences de notations qui pataugeaient dans les « actifs toxiques » des banques et qui donnaient pourtant à celles-ci leur blanc-seing. De même en est-il des autorités de régulation bancaire qui, tels les oracles grecs, examinaient à plein temps les viscères de la finance et qui n’ont « rien remarqué d’anormal »… De même en est-il… De même en est-il…: la liste des professionnels de la finance frappés de myopie analytique en 2006 et 2007 serait trop longue à dérouler et pourrait occuper une livraison entière de cette revue ! Et quand bien même. Cette énumération ne serait que de peu de secours pour comprendre ce qui s’est véritablement passé.

Et pourtant, c’est si simple. Cette crise a quatre causes principales que l’exceptionnelle croissance de la période 2002-2007 (5 % par an pour l’économie mondiale) a permis de masquer6 : une bipolarisation industrielle (vers les industries de haute technologie et les services à faible valeur ajoutée) dans tous les pays développés ; une accentuation du caractère procyclique de la finance ; des rendements exigés des entreprises sans équivalent historique et, enfin, une débauche de création de liquidités, impulsée en premier lieu par la Fed américaine dont le patron, Alan Greenspan, était considéré à l’époque comme le seul « homme qui parlait à l’oreille des marchés » (ça ne s’invente pas…). Au passage, il n’est pas inutile de noter que la majorité de ces causes ne relèvent pas de l’économie financière mais de l’économie dite « réelle ». Ce qui augure mal des stratégies mises en œuvre à ce jour pour sortir de la crise.

Mais « revenons à nos moutons », et néanmoins économistes. Ce que l’écrasante majorité d’entre eux n’a pas compris c’est que cette crise était une crise systémique, comme la crise de 1929, même si la comparaison entre ces deux crises devait s’arrêter là7. À une crise systémique doit nécessairement correspondre un changement de paradigme. Trois exemples pris (presque) au hasard de cette nécessaire rupture. Commençons par l’inflation qui hante les nuits de Jean-Claude Trichet, le patron de la Bce, et qui n’est plus, pour de longues années, un véritable sujet. Le problème aujourd’hui est, malheureusement, celui de la déflation, compte tenu de l’état de surcapacité dans lequel se trouve l’économie mondiale (avec, notamment près de 250 millions de chômeurs déguisés en Chine, qui exercent une pression majeure et durable sur les salaires). Deuxième changement radical de thème de réflexion : les nationalisations. Que les deux pays considérés comme les plus libéraux de la planète aient nationalisé « en deux coups de cuillère à pot » une part significative de leur industrie bancaire devait donner à réfléchir. Who’s next? Quelles conséquences cela peut-il avoir sur la gouvernance de ces entreprises ? Autant de questions que l’on ne se posait plus en France depuis mai 1981 et qui retrouvent toute leur pertinence. Enfin, dernier exemple : le protectionnisme. De G8 en G20, les odes au libre-échange se succèdent depuis plus d’un an. Et pourtant, sait-on que, entre le G20 de Londres en avril 2009 et celui de Pittsburgh en septembre, 17 des 20 membres de ce club des « maîtres du monde » ont mis en œuvre des mesures clairement protectionnistes ? Dixit Pascal Lamy, le patron de l’Organisation mondiale du commerce qui est le mieux placé pour en parler. Or le protectionnisme est la seule maladie économique dont on sait comment on la contracte, mais dont on ne sait jamais comment on en guérit. Historiquement parlant, c’est généralement par une guerre ! Voilà trois beaux sujets de réflexion pour les mois qui viennent, radicalement nouveaux et dramatiquement peu défrichés.

Dans ce contexte, que peut-on faire ? Trois choses. D’abord, ne pas sous-estimer l’opposition entre la droite et la gauche. Même, en France, si la droite sarkozienne semble prête à toutes les « ouvertures » et si la gauche ne sait plus très bien où elle habite, les différences existent, qu’il est urgent de spécifier, de mesurer et d’affirmer, entre ceux qui pensent que la régulation se fait, in fine, par le marché et ceux qui pensent que l’État n’est pas seulement un arbitre. Pour ce qui concerne les économistes, il paraît urgent d’imposer à ceux-ci une formation permanente accélérée en histoire, en droit et en sociologie pour contrebalancer, même à la marge, la fascination qui s’est exercée sur eux pour les mathématiques. Enfin, il est une « impérieuse nécessité » à adresser de nouveaux questionnements à la « science » économique. Comment faire en sorte que les Américains épargnent plus et que les Chinois consomment davantage ? Comment opérer la réindustrialisation des pays du Nord ? Comment mettre en œuvre une « relance verte » qui ne soit pas purement cosmétique ? Pour ne prendre que ce dernier questionnement, comment croire au « Grenelle de l’environnement » qui débouche sur un effort budgétaire de 170 milliards d’euros censé créer 600 000 emplois (soit 23 000 euros par an et par emploi créé…) alors que Barack Obama table sur un investissement de 35 milliards de dollars pour son seul plan de relance et table sur la création de 37 millions d’emplois à l’horizon de deux décennies… Deux poids, deux mesures ? Le retour de l’impérialisme américain ? That are the (new) questions…

Le signe d’un basculement du monde

François Rachline8 – L’enfance de l’économie comme discipline est marquée par une ambition : ressembler le plus possible à une science. À l’époque où se constitue le savoir économique en tant que tel – fin xviiie siècle-début du xixe – la science dominante est la physique. Celle-ci considère qu’il existe une réalité objective distincte de celui qui l’observe. Les lois qui régissent les mouvements des corps célestes comme les principes qui déterminent l’organisation de la Nature n’ont rien à voir avec l’être humain. Cette espèce de vérité s’impose avec les atours de l’évidence. L’économie définit alors sa scientificité suivant la même architecture : une mathématique générale des besoins. Pour elle, il doit être possible d’identifier une réalité extérieure aux hommes, qui s’impose à eux, même si ces derniers en sont des acteurs. Se constitue peu à peu un édifice dont sont exclus tous les éléments qui risqueraient de remettre en cause ce statut de science : la monnaie (parce qu’elle est alors fournie par les mines d’or ou d’argent), le comportement humain (qui deviendra plus tard la psychologie), les relations sociales (d’où naîtra la sociologie), les institutions (plus tard la théorie des organisations). En cent ans, l’économie s’est ainsi affranchie de sa matrice originelle : la philosophie (d’Aristote à Hume), le droit (Locke), les « sentiments moraux » (Adam Smith). L’économie politique est ainsi devenue, peu à peu, la science économique.

Dès la fin du xixe siècle s’effectue un revirement. L’économie n’aura de cesse, jusqu’à nos jours, de rapatrier le plus possible en son sein toutes les approches jusque-là exclues, qu’il s’agisse de l’intégration de la monnaie, des études sur la rationalité individuelle, des analyses consacrées à l’information ou de la théorie des jeux9. Après avoir couru le risque de se dessécher par confusion avec une de ses parties – l’économétrie –, l’économie se trouve aujourd’hui confrontée à une situation paradoxale : au moment où elle paraît capable de mieux expliquer les phénomènes économiques et sociaux, avec le concours d’autres disciplines, la voilà désemparée par une crise financière qui la prend de court.

Alors que l’économie de marché semblait l’emporter une fois pour toutes, le paquebot « finance » a heurté un iceberg nommé subprime10. Écueil prévisible mais resté imprévu, qui manqua de conduire le monde à une faillite retentissante. Survient alors un événement, lui imprévisible, le lâchage de la banque Lehman Brothers, le 15 septembre 2008. Jugée peu importante d’un point de vue systémique, cette dernière est abandonnée à son triste sort. Au lieu de sonner comme un avertissement des autorités monétaires lancé aux autres institutions financières (« Prenez garde, nous ne vous sauverons pas automatiquement »), la décision engendre une méfiance généralisée des banques à l’égard de leurs consœurs et entraîne une rétention de liquidités qui assèche le marché interbancaire. Le collapsus est proche. Il faut alors une intervention décisive pour enrayer le processus. Le paquebot coulait, il est stoppé net dans sa chute Non pas encore renfloué (verbe utilisé pour les aides apportées aux banques) mais sauvé du désastre absolu. Ce sauvetage mérite attention puisqu’il s’agit d’un acte certes économique et financier, mais décidé par une autorité politique, la Banque centrale des États-Unis (la Fed), en plein accord avec la présidence américaine, suivant le principe désormais établi du too big to fail (trop gros pour disparaître) : les banques sont tellement importantes (par leur volume mais aussi par leur rôle stratégique dans l’économie) qu’on ne peut pas les laisser faire faillite, il faut les aider à tout prix. Sans finalité financière, l’intervention sauve la finance affolée. Dit autrement, ce n’est pas de l’intérieur du système économique que provient la solution, mais de l’extérieur. Nous avions oublié que la relation entre l’économique et le politique était ancestrale. Souvent conflictuelle, elle témoigne d’une articulation complexe entre pouvoir et marché. Le second ne s’oppose pas au premier, il en est l’enfant. Un marché ne tombe jamais du ciel, il faut le construire, patiemment (la lente progression du Marché commun européen – avant d’être unique –, lancé il y a cinquante ans, l’atteste). La souveraineté conserve toujours le dernier mot, n’en déplaise à ceux qui croient que les activités économiques peuvent s’émanciper de cette tutelle11. Il y a là une question qui mériterait d’être posée par les économistes, qui ne peut faire seulement l’objet d’une querelle entre eux.

Cela conduirait, sans doute, à rouvrir quelques chantiers refermés trop vite par l’histoire : la valeur (d’une marchandise, d’une action, d’une signature, etc.) a-t-elle un fondement objectif ? C’est-à-dire encore : comment un prix se détermine-t-il ? Pourquoi le marché est-il victime du court terme ? Comment instiller de nouveau du long terme dans l’économie de marché12 ? Pourquoi la théorie économique repose-t-elle encore sur les biens possessifs (si j’en dispose, pas vous) sans parvenir à intégrer les biens « commensaux » (appelés aussi « non rivaux » : plus j’en donne, plus nous en avons en commun, comme par exemple l’information) ?

La science contemporaine, contrairement à ce qui se passait naguère le plus fréquemment, soulève des questions qu’elle ne peut plus résoudre seule. Cela dans de nombreux domaines, à commencer par la biologie. Quelle est la « vraie » mère, l’ovarienne ou l’utérine ? Le déchiffrage du code génétique est une avancée considérable, mais l’usage de l’empreinte génétique est-il fondé en toutes circonstances, notamment pour des raisons policières ? Si le clonage (réplication du noyau) devient possible (et il l’est), qu’en est-il de ses conséquences juridiques, psychologiques, familiales, patrimoniales ? Pour tenter de répondre, il faut désormais appeler à la rescousse les sciences humaines et les sciences sociales. Les considérations éthiques concrètes relèvent de plus en plus de la mise en commun de tous les savoirs, de la mobilisation des parties prenantes pour déterminer une action publique. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec l’économie ? Ne faut-il pas se tourner vers l’informatique et l’internet pour comprendre les nouvelles relations socioéconomiques instaurées dans un monde financier géré par des logiciels de décision13 ? Ne faut-il pas faire appel à la neurologie pour saisir les modalités de comportement sur les marchés ? En un mot, l’économie doit sortir de l’économie si elle veut expliquer d’abord, interpréter ensuite les phénomènes contemporains auxquels nous sommes confrontés.

Peut-être alors s’apercevrait-on que la crise actuelle est, certes, financière à dimension économique et sociale, mais que ses aspects les plus spectaculaires ne facilitent pas l’analyse des mouvements de fond qui nous traversent. La crise de 1929 aveugla par ses manifestations boursières, puis financières, économiques et sociales. En sous-sol pourtant se déroulait une autre histoire, plus lourde, celle de l’industrialisation et du fordisme généralisé, gagnant même les services. Celle de 1973-1974, désignée par le terme de « rupture », ne parut être dans ses débuts qu’un choc pétrolier. La multiplication par quatre du prix du baril de brut, pour brutale qu’elle fût, n’était qu’une expression en surface d’un rééquilibrage des forces entre pays développés et pays producteurs d’une matière première clé en même temps que l’annonce, depuis le Club de Rome des années 1970, d’un changement dans l’ordre écologique. Si la crise actuelle n’était qu’un dérèglement dû aux prêts subprime, tout serait rentré dans l’ordre au bout de quelques mois. Sans prétendre que cet événement ne constitue que l’écume d’une vague de fond, il est possible d’avancer que le centre de gravité du monde économique et du monde tout court bascule vers l’Asie, que la finance mondialisée appelle un dépassement des régulations nationales ou internationales, que le mode de consommation de nos sociétés n’est sans doute plus adapté au monde qui émerge. Non qu’il faille réduire la consommation, mais parce qu’il faut l’organiser autrement, par intégration de l’impératif écologique vital dans l’ambition de croissance.

À titre indicatif, le comportement du « consommateur » occidental se transforme. Derrière les apparences, le mouvement est profond. La génération appelée « Y » outre-Atlantique (les classes d’âge nées après 1980), que l’on peut encore désigner de génération numérique, n’entretient plus le même rapport aux objets que ses aînées. Elle ne conserve pas, elle jette. Elle n’accumule pas, elle se sert. Elle n’achète pas, elle loue. Elle n’acquiert pas, elle utilise14. Pourquoi posséder un vélo quand on peut enfourcher un vélib ? Pourquoi donc acheter un appareil ménager s’il était simplement possible de disposer de son usage15 ?

La situation actuelle a tout d’une mutation de long terme alors qu’elle s’exprime dans le domaine où le court terme règne, la finance de marché. Ce seul décalage devrait inciter à une réflexion sur la démarche théorique de l’économie. Au lieu d’aboutir à l’être humain, ne devrait-elle pas en partir ? Avec la certitude que s’il est impossible de faire l’économie de l’économie, il n’est plus possible de s’en remettre à la seule économie pour traiter les questions majeures de nos sociétés.

Une crise de partage des revenus

Gilles Finchelstein16 – 1. Par ses origines, par son ampleur, par ses conséquences, la crise financière a ceci de positif qu’elle impose de penser différemment – out of the box, disent les Américains.

Que vit-on ? Une crise financière, à l’évidence. Les banquiers, notamment aux États-Unis, ont oublié le cœur traditionnel de leur métier : l’évaluation des risques, qui permet ensuite de déterminer à qui et dans quelles conditions prêter. La sophistication extrême des instruments financiers leur a fait croire qu’ils pouvaient s’immuniser contre le risque : la titrisation leur a permis de transférer les actifs risqués à d’autres acteurs ; le mécanisme du credit default swap (Cds) les a autorisés à s’assurer contre le risque de défaut de paiement. Couronnant le tout, les agences de notation ont commis une faute professionnelle aux conséquences dramatiques en attribuant des notes excellentes à des actifs risqués. La conséquence directe de ces dispositions a conduit à une mésestimation du risque et a donc faussé le fonctionnement du marché : les prix ne reflétaient pas les risques attachés aux actifs.

Pourtant, ce serait faire erreur que de blâmer les seuls professionnels de la finance : la responsabilité de la crise est aussi politique. Les pouvoirs publics ont été imprudents dans la conduite de la politique économique, faisant de l’endettement un substitut à la progression des salaires grâce à des taux d’intérêt maintenus à des niveaux très bas. Ils ont été imprévoyants – y compris en Europe – dans l’édiction des normes prudentielles et comptables, sous-estimant totalement le caractère procyclique de leur interaction. Ils ont enfin été incompétents dans la surveillance et l’application des règles édictées : l’affaire Madoff en est un exemple qui ne se distingue des autres que par son ampleur. Il faut résister à la tentation de dépolitiser l’analyse de la crise.

En effet, la crise est aussi et profondément intellectuelle ou idéologique. C’est une certaine conception du libéralisme qui explique la situation dans laquelle nous nous trouvons. Peu à peu, en trente ans, le curseur s’est déplacé, de l’État vers le marché, de la collectivité vers l’individu, du travail vers le capital. Autrement dit, nous sommes les victimes d’une crise de ce que l’on peut appeler le « malpartage ». Le drame que nous vivons sanctionne la faillite d’une conception idéologique qui faisait de l’enrichissement des plus riches, tiré d’une déformation sans précédent du partage de la valeur ajoutée, la condition de la croissance.

Professionnelle, politique, idéologique, la responsabilité est aussi sociétale. D’une part, nos sociétés ont placé l’argent au sommet des valeurs : l’obscénité des bonus attribués aux banquiers pendant les années d’euphorie n’en est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. D’autre part, nos sociétés ont fait de l’urgence du temps court une dictature qui a conduit à négliger l’avenir – des entreprises, des sociétés, des générations futures.

2. Alors, que faire ? Comment délimiter le débat ? Force est de constater que des discussions très techniques s’imposent pour tirer les conséquences des dysfonctionnements du système financier – pour le rendre plus stable et le raccrocher à l’économie réelle. Cela ne saurait suffire : exceptionnelle par son ampleur, la crise a fait naître des débats qui dépassent largement le champ de l’économie. Ils sont anthropologiques quand ils s’intéressent au modèle de développement. Ils sont psychologiques et sociologiques quand ils étudient les ressorts des comportements individuels. Ils doivent aussi et peut-être d’abord être politiques – au sens le plus noble du mot. C’est du fonctionnement global de nos sociétés et du « malpartage » de la richesse qu’elles produisent que la crise est née. C’est par un débat politique que pourra être forgée une nouvelle manière de vivre ensemble, d’appréhender le progrès, de repenser la méritocratie.

3. Finalement, ce n’est pas forcément une approche par disciplines qu’il faut adopter, non plus qu’une approche multidisciplinaire – du moins pas formellement. Une manière de penser différemment devrait nous conduire à nous saisir de questions larges, qui interrogent un grand nombre de champs disciplinaires et de politiques publiques. Il est par exemple capital de réfléchir à notre rapport au temps, de manière à desserrer la dictature de l’urgence qui compte parmi les responsables les plus éminents de la crise.

Cette question a une dimension juridique : il s’agit de bâtir les mécanismes juridiques qui limitent, par exemple, les risques de prolifération des « lois d’actualité ». L’approche devra aussi être économique : il s’agit de mettre en place les incitations à agir sur le long terme – ou d’émousser celles qui conduisent à privilégier l’instantanéité. Mais cette question ne fera pas l’impasse sur un éclairage philosophique – dans quel rapport au temps faut-il installer nos sociétés ? – d’autant plus nécessaire que la question environnementale pose un impératif moral nouveau, qui oblige à regarder plus loin que le prochain virage… ou que la prochaine élection.

La sortie de crise…et après ?

Lucile Schmid17 – 1. On sait que la crise des prêts subprime à l’été 2007 (crise du crédit liée au retournement d’une « bulle immobilière » aux États-Unis) a joué un rôle central dans le déclenchement et la diffusion d’une crise financière de très grande ampleur à l’ensemble du monde. Cette crise financière en s’amplifiant a débouché sur une crise économique (récession, stagnation de la croissance, augmentation du chômage et de la précarisation) du fait de la restriction du crédit. A posteriori ces mécanismes économiques qui ont été maintes fois décrits ces derniers mois apparaissent à la fois compréhensibles et particulièrement implacables. Aujourd’hui, les discours de sortie de la crise financière ont le vent en poupe. Mais, au-delà d’une communication politique qui a d’abord un objectif psychologique, est-on si sûr qu’une nouvelle crise financière n’est pas devant nous ?

Ce qui est remarquable, lorsqu’on relit les principaux débats suscités par cette crise économique, dès 2008, c’est que l’interrogation sur la nature exacte de cette crise, ses multiples dimensions, la nécessité de faire le lien avec des interrogations et des faits qui n’y étaient pas directement liés est apparue très naturellement. La crise financière a eu un effet de catalyse sur des questionnements de deux ordres : 1) la pertinence de notre modèle de développement économique et au-delà l’avenir de notre planète, 2) les relations entre l’économie et l’humain et la nécessité de replacer l’économie à sa juste place, au service de l’homme. Plus que la finance, c’est donc bien l’économie qui est au centre du débat. Les caractéristiques de la finance mondiale ont été assez unanimement perçues comme l’expression la plus volatile et la moins contrôlée d’un système économique dont la nature même devait être réformée.

La crise financière, parce qu’elle est apparue comme la métaphore d’un capitalisme perverti par l’obsession du court terme, a joué un rôle direct dans l’émergence de la question écologique et la prise de conscience citoyenne qui l’a accompagné. Cet enchaînement crise financière/crise économique/menace sur la planète est apparu en quelques mois, avant même que le débat sur les conséquences sociales de la crise ne se structure. Il a même pu avoir un effet d’éviction sur ce volet social qui, aujourd’hui, ressurgit avec force avec la multiplication des plans sociaux et la destruction de l’emploi industriel dans les pays développés. Le creusement des déficits publics ajoute aux inquiétudes pour les générations futures, sape tout scénario volontariste de reprise.

En 2009, deux cycles de débat sur la crise se sont succédé : un cycle strictement écologique jusqu’à l’été, qui s’accompagne aujourd’hui d’interrogations sociales douloureuses sur le chômage, la précarité, l’avenir des jeunes, sans pour autant que les interrogations « vertes » perdent leur pertinence avec la perspective de Copenhague à la fin de l’année. À ce retour de la question sociale s’ajoute une sorte d’appendice, le débat sur la sortie de crise. Des performances de l’économie française moins mauvaises que prévues en août, le remboursement anticipé par les banques des prêts publics – avec un vrai manque à gagner de l’État prêteur –, le retour des traders à Londres, tous ces éléments alimentent un discours du retour au business as usual. Curieusement pourtant, ce discours n’est pas appuyé par de vraies expertises sur la possibilité d’un retour (ou pas) de la crise financière. On a parfois le sentiment qu’il faut au moins que la page de la crise financière se tourne compte tenu des très mauvaises nouvelles qui s’annoncent sur le front de l’emploi, du sort des Pme, de l’avenir de la planète.

L’un des principaux apports du débat sur le changement de modèle économique qui a eu lieu ces derniers mois est justement d’avoir créé un vaccin contre le discours classique de reprise économique et financière. Le sentiment que cette (timide) reprise ne résout rien est installé.

2. Les débats se sont concentrés sur la question de la relance et les moyens à y apporter. Ces débats ont une vraie importance, notamment en ce qui concerne les rôles respectifs des acteurs publics et privés, de la consommation et de l’investissement, des spécificités des économies nationales et du rôle de l’environnement mondial.

Ils doivent pourtant être complétés sur plusieurs points en prenant en compte le fait que la crise financière a entraîné des débats sur le modèle de développement économique, la nécessité de faire le lien entre le court terme et des échelles de temps beaucoup plus longues, et les relations entre pays du Nord et du Sud.

Les débats économiques pourraient s’organiser autour des questions suivantes :

l’analyse de la mondialisation dans l’ensemble de ses aspects ;

l’interaction entre l’économie et les autres disciplines comme l’écologie, la sociologie, la psychologie, la géopolitique et les relations internationales ;

la transformation de l’appareil industriel dans les pays développés, les mutations de l’emploi, les politiques de formation qui doivent l’accompagner ;

quelle stratégie européenne et internationale pour permettre une vraie exemplarité des pays développés face aux nécessités de transformer notre modèle de développement économique? Quelles résistances ? Jusqu’à quel niveau de contrainte faut-il aller ?

quel avenir pour les pays du Sud les moins avancés ? Qu’est-ce qui relève de leur responsabilité/initiative ? Qu’est-ce qui relève de mécanismes de solidarité ? Comment peut agir l’Europe ?

une attention particulière portée à la Chine, l’Inde, le Brésil mais aussi à la Russie ou l’Algérie, toutes les puissances économiques et politiques d’un monde multipolaire.

3. La réflexion sur la mesure de la richesse et de la production est centrale. Sa philosophie est aujourd’hui comprise du grand public. Mais il reste à lui donner une portée opérationnelle sans doute par des expérimentations, par exemple dans les territoires.

Devrait s’y ajouter un travail sur l’entreprise qui porterait à la fois sur le désir d’entreprendre, les transformations du salariat et les valeurs de l’entreprise. Sur ce dernier point l’articulation entre efficacité économique et rentabilité de l’entreprise, réhumanisation et investissement humain, et gestion du long terme est un angle important.

Enfin, la question de l’efficacité des institutions européennes et internationales comme porteuses de projets et lieux de décisions a une grande portée.

L’objectif devrait être de disposer d’instruments de mesure, d’instruments de décision politique qui dépassent le cadre national et de doter les acteurs publics et privés opérant dans l’espace national d’une vision qui réconcilie l’économie et l’humain, sans naïveté.

Toutes les disciplines ayant un lien avec l’humain devraient être sollicitées (la littérature, la philosophie, la sociologie, l’écologie, l’histoire, le droit, la psychanalyse…). Ce qui est essentiel c’est de développer une approche rompant avec des explications univoques, fondées sur des systèmes trop théoriques. Il faut privilégier des réflexions fondées sur l’interactivité où l’incertitude et la complexité prennent toute leur place… sans tomber dans la réactivité et la communication creuses. Nous devons privilégier des raisonnements où la complexité des situations soit mise en regard d’un vrai besoin de profondeur dans le temps – passé et futur – et dans l’analyse des lieux – local, national, international.

L’ère des crises systémiques

Olivier Ferrand18 – Que nous enseigne la crise financière sur le capitalisme ? Fondamentalement ceci : le capitalisme est entré dans une ère de risques systémiques. Ses dérèglements ne créent plus seulement des crises ponctuelles. Ils prennent désormais une telle ampleur qu’ils tendent à menacer la pérennité même de nos sociétés. Les risques, en effet, ne sont pas seulement économiques. Ils sont écologiques, également. Hier, les risques environnementaux étaient localisés. Même une catastrophe industrielle comme Bhopal ne menaçait qu’un territoire limité en Inde. Aujourd’hui, c’est l’avenir de l’espèce humaine et de la planète qui est incertain. C’est le cas avec les gaz à effet de serre, la déforestation, la disparition de la biodiversité, la pollution de la biosphère. Les risques sanitaires deviennent également globaux (sida, grippe A, grippe aviaire, vache folle…) et font peser un risque global sur l’espèce humaine.

Enfin, il faut également appréhender les risques sociaux de manière globale. Le capitalisme contemporain provoque la montée globale des inégalités de marché. Les systèmes redistributifs nationaux mis en place dans les pays développés, notamment en Europe, sont débordés et ne parviennent plus à endiguer ces dérèglements. À terme, c’est la cohésion même de nos sociétés qui est menacée.

Or, aucun des grands modèles de développement d’aujourd’hui à l’œuvre à travers le monde (modèle néolibéral américain, modèle social-démocrate européen, modèle compétitif chinois) n’est en mesure de prendre en charge les risques systémiques qui s’accumulent. Il est nécessaire d’inventer un nouveau modèle de développement.

Ce nouveau modèle doit généraliser une approche : la régulation ex ante. La régulation doit permettre de prévenir puisqu’il n’est plus possible de guérir, d’anticiper plutôt que de réagir, d’empêcher et non plus de corriger. Nous ne pouvons plus laisser le feu se déclencher dans la maison : si la maison brûle, le feu est devenu si intense que plus aucune lance à incendie ne saurait l’éteindre. Il faut intervenir en amont.

Dans le domaine financier, par exemple, c’est tout l’objet des propositions de régulation macroprudentielle. La régulation bancaire s’est avérée inefficace dans la crise financière car elle est microprudentielle : elle prend en charge le risque lié à la défaillance d’un établissement bancaire, pas celui de la défaillance globale du système bancaire – qu’elle tend au contraire à provoquer.

La crise financière montre une nouvelle fois qu’un État seul – même le plus puissant d’entre eux, les États-Unis – n’a plus la taille critique dans la mondialisation. Elle montre que la logique actuelle de concurrence internationale entre États est incompatible avec le traitement des enjeux globaux de la planète : nous devons basculer rapidement dans un modèle de coopération internationale. C’est un changement de paradigme profond, car nous nous sommes habitués à penser un monde multipolaire, c’est-à-dire à un monde de rapports de force non coopératifs. De la logique multipolaire à la logique multilatérale : c’était l’ambition idéaliste de l’Union européenne, elle doit maintenant, et rapidement, devenir une réalité globale.

Il est vital que le territoire de la régulation rejoigne le territoire du capitalisme : le monde. La coordination informelle des États, telle qu’elle s’est déployée ces derniers mois, est une première étape mais on en voit les limites : lenteurs, hésitations, réflexes nationalistes… Le G20 est une construction utile mais il ne saurait constituer un modèle de gouvernance international. Dans ce contexte, l’Union européenne a un rôle majeur à jouer. Non pas en tant que pôle de régulation : l’Europe, pas plus que les États-Unis, n’a désormais la taille critique. Mais en tant qu’acteur international : elle a réussi en son sein à mutualiser une partie des régulations nationales, elle est l’acteur le mieux placé pour porter cette réforme au niveau mondial.

L’économie au service d’un projet commun

Anousheh Karvar et Gaby Bonnand19 – 1. Le mot crise, devenu un terme à la mode, est utilisé pour désigner toutes sortes de dysfonctionnements de nos sociétés, sans en distinguer le niveau ni l’ampleur au regard des conséquences sur la vie collective et celle des individus. Ce terme ne nous renseigne pas sur le contenu précis des dérèglements. Au contraire, il évite à ceux qui l’emploient d’en préciser les contours. Il en réduit, de fait, la portée.

Aujourd’hui, ce que l’on nomme « la crise » est une manifestation, parmi d’autres, de l’effondrement d’un système sous-tendu par la logique d’autorégulation du marché et qui, de ce fait, a subordonné les questions sociales et environnementales aux impératifs de l’économie.

Ces dernières années, la spéculation financière a modifié la fonction de l’entreprise productive, devenue pour les actionnaires une source de revenu à court terme. La priorité donnée à la rentabilité immédiate a provoqué la compression des coûts du travail et reporté les risques de l’activité sur les salariés devenus variables d’ajustement pour garantir le retour sur investissement. Les conséquences de ces pratiques en termes de transferts sociaux (assurance chômage, assurance-maladie, minima sociaux) sont supportées, en fin de compte, par l’ensemble de la société.

Or, la question fondamentale est de savoir comment organiser le « vivre ensemble » sur une planète qui ne peut s’étendre, avec des ressources qui s’épuisent. Dès lors que la question de l’avenir de la planète se pose, les « sécurités sociales » construites auparavant sont bousculées : il ne s’agit plus de discourir sur des rustines à apporter à l’existant mais de faire place à un débat plus complexe, et plus concret, sur les garanties individuelles et collectives à conforter, à construire ou à développer qui intègrent les questions liées au réchauffement climatique ou au vieillissement de la population.

À l’heure où des générations entières n’ont entendu parler que de « crise » depuis leur naissance, il est fondamental de nous mettre face à cette réalité pour sans cesse adapter nos réponses à la question récurrente du « vivre ensemble ». La communauté humaine sera composée de 9 milliards d’individus en 2050 alors qu’elle n’était que de 1, 8 milliard en 1900. Ces individus doivent pouvoir non seulement vivre en société mais se réaliser comme « être » qui compte pour ce qu’il est.

2. La domination de la pensée néolibérale a induit une certaine pensée unique selon laquelle le marché, par sa dynamique propre, serait la structure propre à porter l’ensemble de l’organisation matérielle de la société.

La crise actuelle a mis en évidence l’impasse de cette logique, faisant place à davantage de débats économiques contradictoires dans l’espace public. L’idée de la régulation reprend de la vigueur. Mais elle reste sans doute trop cantonnée aux dérives de la financiarisation et aux moyens de les juguler.

Les politiques de régulation ne peuvent se limiter à la mise en place de garde-fous pour éviter les excès ou à des mesures d’urgence pour empêcher le naufrage. La régulation doit être réfléchie comme une approche dynamique qui subordonne les choix économiques à des orientations politiques. Cette dimension politique est indissociable d’un débat démocratique ancré dans le réel.

La réflexion économique doit repenser les règles nécessaires pour orienter l’activité économique vers des objectifs de cohésion sociale et d’émancipation des individus, mais aussi pour définir des actions volontaires pour préserver le patrimoine écologique pour les générations futures. Des initiatives commencent à voir le jour. On ne peut que les encourager à poursuivre.

3. L’hégémonie de la pensée néolibérale sur la conduite de l’économie a non seulement marginalisé les autres approches économiques, elle a aussi fait l’impasse sur l’apport de disciplines aussi indispensables à la compréhension du monde que la sociologie, l’anthropologie ou encore la philosophie. Ce vide se traduit concrètement par une incapacité collective à comprendre la complexité du monde dans lequel nous vivons. La sphère politique, censée proposer un projet pertinent et viable à l’ensemble de la société, n’échappe pas à cette règle. Elle reste désarmée pour comprendre le réel et se trouve paralysée pour penser l’avenir.

À la faveur de la crise, le monde de l’action – dont les syndicalistes – comme le monde des idées, les intellectuels, doivent retrouver des espaces de confrontation pour construire une pensée plus incarnée et pour agir sur le réel de manière davantage pensée.

Changer de trajectoire

Dominique Méda20 – Peut-on aujourd’hui affirmer que notre mode de développement, fondé depuis plus de deux siècles sur une hypersollicitation de la Nature, la représentation du progrès des sociétés comme une augmentation continue du nombre de biens et services amenés sur le marché et appropriés par des unités individuelles, le fait de considérer toute chose comme un capital susceptible d’avoir une valeur d’échange, d’être exprimé en termes monétaires et d’être mis sous la forme de l’usage pour autrui et l’utilisation sans vergogne de toutes les ressources naturelles, y compris non renouvelables, est en cause dans la crise économique et financière que nous venons de connaître ?

Aujourd’hui, alors que la prise de conscience des contraintes écologiques auxquelles nous sommes confrontés prend de l’ampleur, il est peut-être moins nécessaire de mettre en évidence une causalité stricte à la mode des sciences expérimentales (la raréfaction des ressources naturelles a entraîné une augmentation du prix des matières premières, qui ont exacerbé les difficultés des ménages pauvres et ainsi amplifié la crise issue des prêts subprime aux États-Unis…) – qui est, me semble-t-il, à la fois extrêmement utile mais en partie vouée à l’échec dans la mesure où on ne pourra jamais réellement « prouver » que tel facteur et lui seul est bien à l’origine de tel autre –, que de comprendre comment diverses crises, la crise financière, la crise écologique, la crise du travail, sont les manifestations plurielles d’un même mode de fonctionnement, d’un même rapport au monde, d’une même constellation idéologique, d’une même matrice. Plutôt que de repérer des enchaînements chronologiques de causes (a entraîne b qui entraîne c), il nous faudrait donc être capables de repérer des similitudes dans les processus en cours dans différents compartiments de la réalité, dans la survenue de phénomènes pathologiques qui à première vue semblent être sans rapport et donc de comprendre qu’il s’agit en réalité des modalités d’expression différentes d’un unique dérèglement.

De quel dérèglement s’agit-il donc ? Quel peut être cet événement ou ce processus qui serait capable d’expliquer les différentes crises auxquelles nous assistons ? S’agit-il de ce que l’on a appelé le néolibéralisme et du développement tous azimuts d’une logique dont les thuriféraires ont été notamment Friedrich Hayek et Milton Friedman : l’ordre spontané serait meilleur en tout point que les ordres issus d’une construction humaine, trop humaine, il faudrait donc laisser faire le marché et laisser se développer la « société ouverte » ? Cette idéologie a certes contribué aux dégâts actuels notamment en donnant la préséance à la logique financière et en laissant les impératifs de rentabilité maximale soumettre l’économie réelle mais reconnaissons qu’elle ne constituait elle-même que la fine pointe, ou l’exacerbation d’une logique qui met au moins depuis le xviiie siècle au centre de la vie sociale la maximisation par chaque individu de sa satisfaction et laisse penser que de cette maximisation de la satisfaction individuelle se déduira logiquement l’optimum social.

Horkheimer et Adorno incriminaient, en 194421, dans l’avènement de la nouvelle forme de barbarie que venait de connaître l’Europe, la perversion de la Raison, considérant que le caractère pathologique de son développement datait du moment où celle-ci s’était laissé aller à sa pure fonction de calcul, transformée en logique formelle, en même temps que le sujet se rétractait sur lui-même, que le monde était vidé de sa substance, rendu infiniment calculable et soumis à la volonté des hommes de se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » :

Le rapport de dépendance de l’homme moderne avec la nature ne peut être séparé du progrès. L’accroissement de la productivité économique, qui, d’une part, crée les conditions d’un monde meilleur, procure d’autre part, à l’appareil technique et aux groupes sociaux qui en disposent une supériorité immense sur le reste de la population. L’individu est réduit à zéro par rapport aux puissances économiques. En même temps, celles-ci portent la domination de la société sur la nature à un niveau jamais connu. Tandis que l’individu disparaît devant l’appareil qu’il sert, il est pris en charge mieux que jamais par cet appareil même.

C’est ce même caractère pathologique du développement de la raison que Max Weber soulignait en rappelant dans l’Éthique protestante et l’éthique du capitalisme22 « combien irrationnelle est cette conduite où l’homme existe en fonction de son entreprise et non l’inverse23 », comme si la rationalité, à l’origine au service de l’émancipation, s’était pervertie pour se muer en puissance d’asservissement, sous le poids de sa dimension purement instrumentale.

Comment caractériser et comment nommer ce dérèglement ? Est-ce le capitalisme ? Ou n’est-ce pas plutôt ce qu’Aristote le premier avait condamné, et que le capitalisme a érigé en vertu : la chrématistique, le fait d’accumuler pour accumuler et non pour affecter ses ressources à des emplois déterminés ? Si l’on définit le capitalisme comme le fait de considérer toute chose comme susceptible d’avoir une valeur d’échange et d’être ramenée à un équivalent universel, on voit mieux ce qui est intrinsèquement destructeur dans le capitalisme à la lecture du magnifique livre de Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine24. L’auteur y montre comment les franciscains ont défendu, dès le xive siècle, une conception du marché fondée sur la distinction entre ceux qui participent au bien commun en commerçant ou en échangeant, et ceux qui soustraient de la richesse au bien commun en n’accumulant que pour soi ou sa famille. Cette reconnaissance de l’importance du marché et de la richesse uniquement dans la mesure où ils sont fondés sur la promotion du bien commun et la visée du bien collectif, qui se développe avant toutes les théories qui verront dans l’enrichissement individuel la source de la prospérité publique, est enracinée dans la capacité de dire quel est le juste prix des choses (celui que la société – le sujet collectif, la communitas civilis – définit en se fondant sur ce qu’elle-même reconnaît comme utile, comme vrai, comme nécessaire) et plus fondamentalement dans la reconnaissance de la diversité des choses, de leurs usages et de leur capacité à satisfaire les besoins humains :

C’est par une analyse rigoureuse des modalités d’évaluation de ce qui relève du nécessaire et de ce qui relève du superflu que débute la réflexion sur la richesse25.

Ce n’est sans doute pas la reconnaissance de l’importance du marché ou de l’économique qu’il faut incriminer, mais ce moment où l’on a pu croire que la société elle-même pouvait se représenter comme un marché, que son objectif était uniquement d’avoir un gros Pib, que les individus ne visaient qu’à maximiser leur utilité, que l’enrichissement individuel était bon, voire nécessaire à l’enrichissement collectif, que les distinctions entre le nécessaire et le superflu n’étaient plus de mise, que l’économie pouvait devenir la science du comportement humain et qu’enfin toute chose pouvait se ramener à sa valeur d’échange et le monde faire l’objet d’un seul type d’usage et d’un seul type d’appropriation, en oubliant l’infinie diversité de ses usages. Que ce basculement de l’ordre moral et idéologique qu’Hirschman qualifie de « stupéfiant26 » ait été provoqué par quelque chose qui s’appelle « capitalisme » ou « chrématistique » ou d’un autre nom, c’est bien lui que nous devons reconnaître derrière toutes les crises que nous vivons aujourd’hui. C’est bien ce mouvement fondé sur l’idée que toute chose est réductible à un équivalent universel – qui se lit derrière le désir d’accumulation de l’argent, la préférence pour la liquidité de marché généralisée ou encore la lecture de l’histoire du monde avec la catégorie d’épargne nette ajustée –, ce mouvement qui soutient la fongibilité de toute chose et fonde l’oubli de la diversité infinie des usages des choses et des manières de mettre le monde en valeur. La crise actuelle n’est qu’une manifestation supplémentaire de cette dérive pathologique. Le reconnaître devrait nous permettre de commencer à chercher le remède.

L’obsolescence des concepts

Fabrice Demarigny27 – 1. La crise a été suffisamment grave pour que l’on soit conduit à réexaminer, voire repenser, les concepts fondamentaux de la science économique. Ainsi, par exemple, l’objet de l’économie est d’identifier et de mettre en dynamique les facteurs qui expliquent la valeur et sa création. Or la crise financière a montré au grand jour combien ce concept s’est éloigné des définitions que lui donnent encore les grandes théories économiques.

Au vrai, plus grand monde aujourd’hui n’est en mesure de dire ce que vaut un bien ou une activité économique. Une illustration vivante de cette affirmation est l’âpre débat sur la normalisation comptable. Censées permettre de refléter la valeur des choses afin de pouvoir les comparer dans le temps et l’espace, les normes comptables ont été sorties de leur neutralité photographique au cours de la dernière décennie. Mesure à la « valeur de marché » (même quand il n’en existe plus…), financiarisation des bilans, mise hors bilan, affectation des fluctuations au résultat ou aux capitaux propres, hypothèses de détention variable sont autant de paramètres combinables à merci qui font qu’aujourd’hui un dirigeant peut légitimement affirmer que son activité est saine alors que ses comptes affichent des pertes (ou l’inverse). Dans ce contexte, il est fort troublant que des actifs si chèrement évalués en dehors d’une crise deviennent soudainement impossibles à valoriser et que l’on ait même perdu toute méthode pour le faire.

Un autre exemple de cette évanescence des repères est celui du capital. Il est devenu pratiquement impossible de connaître avec exactitude la réalité de la détention et de la valeur du capital. L’existence d’un capital potentiel, la déconnection entre l’intérêt économique et le droit de vote (Empty voting), les produits dérivés sur titre de capital et certaines contraintes réglementaires rendent aujourd’hui flou le concept même de capital et sa valorisation.

De nombreux autres exemples soulignent la difficulté d’appréhender la valeur dans nos économies. Il en résulte mécaniquement que la notion de « création de valeur » est à la recherche de sa consistance. En l’absence d’étalon de mesure, il devient hypothétique d’apprécier à leur « juste valeur » les talents humains, l’innovation et les percées technologiques ou les capacités d’adaptation concurrentielles. Le cours en bourse est censé refléter la valeur actuelle et future d’une entreprise. Mais, le plus souvent, il est fondé sur l’appréciation rapide d’arbitragistes ou sur les talents médiatiques des dirigeants promettant de faire de meilleures performances le trimestre suivant. Bref, c’est un miroir court termiste et déformant. En latin speculum veut dire miroir. Cette perte de concepts et de repères a conduit les acteurs économiques à articuler des stratégies en fonction de la manière dont les normes comptables ou la réglementation sont conçues et non plus en fonction de leurs mérites économiques. Il en résulte des effets pro cycliques mécaniques et comportementaux qui ont amplifié la crise. Nous sommes donc très loin d’une mesure rationnelle de la valeur sur laquelle se fonde une explication de la création de valeur. En bref, il me semble aujourd’hui important, voire incontournable, de repenser en profondeur dans une économie plus immatérielle, financiarisée et globale les paramètres de la création de valeur.

2. Compte tenu de la complexité croissante des rapports économiques, les spécialisations à forte densité technique se justifient pour la science économique, comme pour les autres sciences. Pour autant, en effet, cela ne doit pas se faire au détriment d’une perte de vue de la place de l’économie dans l’ensemble des outils d’explication des relations humaines. Dans la foulée de la crise, il me semble important, par exemple, d’examiner les nouveaux rapports qu’entretiennent l’économie et le politique. On se souviendra qu’avant d’être supplantée par « l’économie financière », les fondements de l’économie ont été enseignés sous le vocable « d’économie politique ».

La coexistence d’une économie de marché et d’un système totalitaire a été maintes fois observée et analysée (y compris pour la Chine). De son côté, après cette crise, l’acceptabilité démocratique de l’économie de marché et de la finance requiert probablement un regard neuf. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, la régulation financière est devenue un objet d’attention politique au plus haut niveau. Le président de la principale puissance économique du monde a dit lors de son discours d’investiture que l’économie de son pays avait un genou à terre en raison de la « cupidité » de la sphère financière. L’histoire montre que quand les électeurs ont eu à se prononcer, le thème est risqué. L’une des rares fois où l’architecture financière a été soumise à un vote direct, le résultat fut très contesté : l’introduction de l’euro par le traité de Maastricht, le traité de Nice ou celui de Lisbonne n’ont pas été sans l’obligation de revoter par référendum. Les dirigeants politiques l’ont bien compris puisqu’ils privilégient au sein du G20 les thèmes de régulation les plus électoralistes. À tout le moins, l’acceptabilité démocratique de la finance est historiquement faible et la crise ne l’a pas améliorée. S’interroger plus en profondeur sur cette dernière me semble être un des thèmes pluridisciplinaires à privilégier tant sous l’angle de l’économie politique que de la science politique.

Pour l’économie politique

Jean-Paul Maréchal28 – 1. Vous évoquez à juste titre une « conception de l’économie » qui serait en crise et demandez quels débats « ressortent » ou « devraient ressortir, entre économistes ».

La « conception de l’économie » dont il est question est évidemment celle qui soutient que le marché de concurrence parfaite (souvent confondu avec le marché libre) constitue un mode de coordination supérieur à toute autre forme envisageable d’organisation économique. Au risque de surprendre, si le modèle de la concurrence parfaite possède un solide fondement théorique (culminant avec les travaux d’Arrow et Debreu sur l’équilibre général), son caractère irréaliste (et donc potentiellement dangereux lorsqu’il s’agit de le transposer dans le monde réel, d’en faire la base de politiques publiques qui voient dans l’extension du périmètre du marché la solution à tous les problèmes) peut être démontré en recourant à la théorie économique la plus « respectable ». En effet, les travaux de nombreux économistes de tout premier plan, de Nash à Stiglitz, de Coase à Akerlof (pour n’en citer que quelques-uns, mais qui ont tous reçu le prix Nobel29) permettent de montrer que le libre jeu des préférences individuelles est loin de conduire à la meilleure situation économique et sociale possible.

Alors, où est donc le problème ? Il réside dans le fait que, malgré ces avancées connues de tous les vrais spécialistes, beaucoup d’économistes continuent de pratiquer, non le « réductionnisme méthodologique » inhérent à toute démarche scientifique (qui consiste à isoler certains faits saillants d’une réalité), mais un « réductionnisme ontologique ». Ce dernier est le résultat « du passage à la limite d’une science qui prétend que toute chose émane d’une entité ultime dont elle détient la vérité30 ». Cette « entité », c’est la rationalité instrumentale de l’« idiot rationnel » (pour le dire comme Amartya Sen, prix Nobel 1998) qu’est l’homo oeconomicus, rationalité instrumentale à laquelle l’économie « standard31 » prétend réduire l’ensemble des comportements humains et dont la généralisation est censée créer les conditions d’existence d’un marché autorégulateur. C’est ce « lieu commun32 », cette naturalisation du marché, qu’il faut en permanence déconstruire.

2. D’où la nécessité de mener une réflexion épistémologique sur les catégories mobilisées par l’analyse économique.

Une telle réflexion conduit inéluctablement à prendre des distances avec le jeu de métaphores mécanistes habituellement utilisées, métaphores qui véhiculent la représentation de l’économie réelle comme une vaste machine et l’analyse économique comme une physique sociale. Or, un tel « langage » (issu de la mécanique classique), qui a certes permis à l’économie d’achever au xixe siècle de se constituer en discipline autonome, conduit aujourd’hui (en raison de son caractère invasif) à manquer ce qui fait la spécificité de certaines questions économiques pourtant essentielles : celles (et elles sont nombreuses !) qui mettent en jeu les représentations humaines et celles qui concernent les mécanismes écologiques.

En effet, il apparaît aisément que nombre d’actions humaines sont le fruit de considérations qui ne sont en aucune façon réductibles à la maximisation d’une fonction (fut-elle intertemporelle !) d’utilité33. Qu’interviennent dans lesdites décisions des considérations morales, politiques, esthétiques…, que les « esprits animaux » (Keynes) jouent un rôle souvent déterminant dans des choix qui, sur le papier, devraient pourtant ressortir de la froide logique du calcul financier. Comme l’écrit Amartya Sen dans un livre paru il y a quelques semaines :

Une grande partie de l’analyse économique moderne s’est laissée de plus en plus piéger par la simplicité qui consiste à ignorer toutes les motivations autres que la poursuite de l’intérêt personnel. Et la marque « théorie du choix rationnel » a même élevé cette fausse uniformité proclamée du comportement humain en principe de base de la rationalité34.

De la même façon que l’être humain réel ne saurait être réduit aux dimensions étriquées de l’homo oeconomicus, les lois qui régulent les systèmes naturels n’ont rien à voir avec les mécanismes de fonctionnement du marché (de concurrence parfaite ou imparfaite). Autrement dit, le marché ne peut déterminer le niveau souhaitable de pollution. Ce qui ne signifie pas que les mécanismes du marché ne peuvent pas être utilisés (par le biais de taxes, de permis négociables…) pour parvenir à des objectifs écologiques fixés par des choix collectifs.

Il est donc indispensable de recourir à des grilles analytiques adaptées à la nature des objets que l’on se propose d’étudier. Il nous faut en permanence garder à l’esprit, pour le dire comme René Passet dans l’Économique et le vivant, la multidimensionnalité (économique, sociale, environnementale) des activités économiques. Il nous faut, en d’autres termes, pratiquer ce que Richard Bronk appelle un « éclectisme discipliné35 », à savoir une démarche au sein de laquelle nos choix théoriques sont déterminés par la nature des problèmes auxquels nous sommes confrontés et non par la théorie dominante du moment.

Force est de constater que, dans cette tâche, le langage « naturel » est très souvent bien plus adapté que la formalisation mathématique. C’est Alfred Marshall lui-même, non seulement immense économiste mais également éminent mathématicien, qui recommandait à l’un de ses élèves de faire tout ce qu’il pouvait « pour empêcher les gens d’utiliser les mathématiques quand la langue anglaise était aussi concise que la langue mathématique36 » et qui insistait sur le fait que les problèmes économiques sont imparfaitement présentés lorsqu’on les appréhende sous la forme d’équilibres statiques et non de « croissance organique » (organic growth37).

Il convient donc, en revenant par exemple aux grands fondateurs que furent Hume et Smith, de prendre acte des implications morales de la (lutte contre la) rareté. De partir, non du postulat, faux, que l’analyse économique pourrait tout entière se constituer indépendamment de la réflexion éthique mais, bien au contraire, de l’existence du lien logique qui unit la réflexion économique et la philosophie morale. Ne pas procéder de la sorte constitue, non une simplification commode (comme certains se plaisent à le répéter) mais une mutilation de l’objet étudié, un réductionnisme inacceptable.

Il s’agit donc d’« humaniser l’économie », c’est-à-dire d’ouvrir l’analyse économique contemporaine à la prise en compte de l’être humain comme être biologique et comme être social, comme être de nature et comme être de culture, autrement dit comme « personne ». Pour le dire autrement, il nous faut redonner toute sa place à l’« économie politique » entendue non comme analyse économique de la vie politique mais, dans son sens originel, comme discipline qui entrecroise les savoirs issus de différents champs : économie, bien sûr, mais aussi philosophie, sociologie, droit, histoire… Un ensemble de « notions à interroger en priorité » (souvent liées) est alors identifiable. Citons à titre d’exemples : la croissance verte, le bien-être (mais pas le bonheur !), le rapport entre la rationalité individuelle et la rationalité collective, l’« encastrement » (Polanyi)…

Reste, pour finir, qu’il faut être juste. La crise actuelle sanctionne certes une conception de l’économie mais c’est beaucoup plus d’une conception idéologique qu’il s’agit (le néolibéralisme et son caractère sacrificiel) qu’une théorie unifiée en tant que telle. Il ne faudrait en effet pas mésestimer la capacité des politiques à instrumentaliser certaines notions économiques pour justifier des décisions politiques38.

Retrouver le pluralisme

Jean Gadrey39 – 1. Selon moi, les débats théoriques, quelle que soit leur importance, sont seconds par rapport à ceux qui concernent le statut et les rôles sociaux et politiques des économistes, et de l’économie comme discipline. L’aveuglement de la majorité des économistes, et en particulier des plus en vue dans les médias, avant la crise, est sans doute lié à leurs grilles d’analyse et donc à leurs théories, mais beaucoup plus encore aux réseaux sociaux qui les « font » et qui produisent et survalorisent certaines approches orthodoxes. Les instances qui dominent la production économique ayant le plus d’influence politique sont sous la coupe directe… du politique ! Le concours d’agrégation en économie est largement contrôlé par le pouvoir, qui en nomme le président de jury. Le Conseil d’analyse économique, dont le président est également nommé par le pouvoir, ne contient aucun économiste « non standard », pas plus que l’influent « Cercle des économistes ». Les conditions de la reproduction, politiquement contrôlée, d’une caste sont largement réunies depuis une ou deux décennies, et cela tend à s’aggraver. C’est une source d’appauvrissement et de conformisme de la pensée.

Il faudrait instaurer un double pluralisme. Pluralisme d’abord en termes d’écoles et d’approches théoriques. Mais surtout pluralisme mettant fin à l’isolement des économistes pour analyser les systèmes et pratiques économiques : l’expertise économique est aussi le fait de sociologues et d’historiens ou géographes (et d’autres disciplines « humaines », comme l’anthropologie ou les sciences politiques), d’associations et d’Ong, de syndicats et d’autres parties prenantes du développement économique et social. Il y aurait moins d’échecs cuisants du diagnostic économique s’il n’était pas réservé aux économistes, qui plus est à ceux dont les modèles reposent sur des hypothèses de comportement humain parfaitement… inhumaines, a-sociales et a-historiques.

2. Il faudrait que l’économie redevienne une science sociale et historique, renouant avec la philosophie morale et politique, n’utilisant la modélisation mathématique que de façon accessoire. Si les économistes de l’école dite de la « régulation » (Boyer, Aglietta, Orléan, Lordon, Lipietz et d’autres) ou « altermondialistes » (Husson, Harribey, Coutrot, Plihon, etc.) se sont (beaucoup) moins trompés que d’autres sur la crise, c’est d’abord pour cette raison. Le courant émergeant de la « socio-économie » ou des « conventions » et celui de la sociologie économique pratiquent également ce regard multiple où l’on considère par exemple que « les marchés » ne sont pas des courbes d’offre qui rencontrent sur le papier des courbes de demande, mais des constructions sociales et historiques, des institutions humaines, des réseaux sociaux et des lieux de pouvoir hautement politiques et historiquement variables pour cette raison.

Toutes les notions sur lesquelles se fondent l’économie traditionnelle et ses « modèles de croissance » devraient être interrogées et relativisées sous cet angle, y compris des concepts présentés comme purement techniques comme la productivité ou la production nationale, qui sont en réalité bourrés de conventions cachées et attachés à une période historique où ils avaient du sens.

3. La question écologique doit désormais changer nos priorités. Car ou bien l’on pense que l’urgence est de « repartir comme avant », auquel cas il n’y a pas lieu de changer de cadre de pensée : il faut retrouver la croissance la plus forte possible en utilisant selon les cas le « keynésianisme hydraulique » ou les recettes de la compétitivité par les coûts les plus bas. Ces recettes (en résumé le « productivisme » et le « compétitivisme ») nous ont conduits où nous sommes, mais l’aveuglement de certains est impressionnant. Ou bien l’on est convaincu qu’il faut très vite réorienter les modes de production, la nature de ce qu’on produit, les modes de consommation et de vie, et les règles des marchés. Dans ce cas, les recettes du passé sont impuissantes, tout comme les concepts économiques hérités du « fordisme industriel ».

Prenons un seul exemple. Penser l’avenir de l’agriculture dans une société durable n’a plus rien à voir avec l’analyse économique qui présentait ce secteur comme celui qui, grâce à des gains de productivité énormes depuis 1950 (supérieurs à ceux de l’industrie), permettait de nourrir tout un peuple avec seulement 2 à 3 % de sa population active, chiffre condamné à diminuer sans cesse grâce au « progrès technique ». Entre-temps, les dommages collatéraux de l’agriculture industrialisée sur la santé humaine et sur l’environnement sont apparus. Entre-temps, des émeutes de la faim sont revenues. Il faut donc changer de modèle agricole et d’alimentation, favoriser l’agriculture biologique paysanne et les circuits courts, et faire en sorte que ses produits, plus chers car plus riches en emplois, soient accessibles à tous. C’est un nouveau paradigme où ce qui change le plus n’est pas de l’ordre de la quantité mais de la qualité des produits, des processus et des échanges. L’analyse orthodoxe d’un tel bouleversement, incapable de saisir les changements de systèmes productifs, consistera à dire que le nouveau modèle a une plus faible productivité que l’ancien !

L’économie, les relations humaines et la valeur

Gaël Giraud40 – 1. Ce que révèle le krach de 2008 – tout comme celui qui ne tardera pas à éclater de nouveau puisque le G20 a renoncé à imposer de vraies réglementations contraignantes sur nombre de marchés financiers41 –, c’est la défaite de la pensée d’un Friedrich A. von Hayek. Affirmer que des marchés décentralisés (financiers en particulier) et flexibles sont capables, à eux seuls, de réguler de manière efficiente l’ensemble de nos sociétés, et que l’unique fonction viable du droit est de défendre la propriété privée relève du mensonge. La recherche en économie mathématique a démontré depuis les années 1980 que des marchés décentralisés sont non seulement injustes mais intrinsèquement inefficaces et soumis à des bulles spéculatives (liées au comportement grégaire d’individus pourtant hyperrationnels) incontrôlables. Et l’expérience des trente dernières années le confirme à l’envi : un krach financier en moyenne tous les trois ans, des pays (l’Argentine en 2000, l’Islande en 2008) littéralement ruinés, des inégalités qui, en Occident, sont redevenues aussi criantes que dans les années 1920…

Or les idées de l’école autrichienne, relayées par les monétaristes de Chicago, ont envahi le paysage intellectuel des économistes : le darwinisme social qui sous-tend l’œuvre de Hayek, et qui voudrait que le marché « libre » soit l’unique forme d’organisation capable de survivre au processus immanent d’élimination des sociétés les plus fragiles, est devenu la grammaire dont se servent la plupart des économistes (mais aussi des financiers, des comptables et, finalement, des juristes eux-mêmes) pour « dire » le monde. Nous avons à réapprendre que nos sociétés sont des constructions sociales, fragiles certes, mais qui justement pour cette raison ont besoin d’être protégées ; que le droit, les règles, les normes ne sont pas des entraves aux forces immanentes nécessaires à la survie des plus forts, mais des élaborations collectives, historiquement situées, contingentes, qui ont vocation à refléter une éthique collective et une représentation du lien social soumises au débat démocratique.

2. L’autonomisation de l’économie comme discipline académique, amorcée au xixe siècle, est tributaire d’une interprétation extrêmement naïve du champ économique, avec laquelle il importe de rompre. Il n’y a pas de rapports économiques sans institutions, pas d’institutions (y compris le marché) sans État, sans droit, sans régulateur, sans ethos partagé, sans langage, ni culture, c’est-à-dire sans une confiance élémentaire dans la promesse d’une vie heureuse qu’abrite tout consentement au lien social42. Enfin, ce consentement lui-même ne va pas sans le risque de rapports de force, et même de la violence…

Autrement dit, l’enjeu aujourd’hui consiste à nous déprendre de la doxa libertarienne qui tient lieu de catéchisme à l’idolâtrie du marché, pour redécouvrir qu’une entreprise est d’abord une communauté de destin réunissant ses parties prenantes, et non une boîte noire destinée à produire 20 % de rendement sur action tous les ans ; que le salariat n’est pas le seul mode de socialisation concevable ; que le « capitalisme » peut avoir des visages bien divers selon les lieux et les époques… Si le marché (prétendument omnipotent, omniscient, bénévolent, créateur de valeur ex nihilo…) joue bien un rôle analogue à celui de Dieu dans l’Ancien Régime, c’est le projet politique de la Modernité comme tel que menace notre fascination pour la vulgate libertarienne. L’actualité de l’Aufklärung passe aujourd’hui par la libération à l’égard d’un dogmatisme qui n’a rien à envier à celui des Églises d’Ancien Régime.

3. Le mode de vie californien, qui habite aujourd’hui l’imaginaire de l’ensemble de la planète, n’est pas viable : il faudrait l’équivalent de cinq planètes pour que chaque être humain vivant à la surface de la Terre en 2006 puisse y laisser une empreinte écologique égale à l’empreinte moyenne d’un citoyen des États-Unis.

Dès lors, la question du « développement » qui hante l’approche postcoloniale des pays du Sud, tout comme celle de la « croissance » qui, depuis des décennies, tient lieu d’objectif intangible aux sociétés du Nord, sont toutes deux radicalement remises en question par la contrainte écologique : pourquoi promouvoir le mirage de la « croissance » ou du « développement », même « durables », puisque ni l’un ni l’autre ne sont techniquement compatibles avec la survie de l’espèce humaine ?

Le changement de paradigme qu’impose cette question d’une effrayante simplicité est tel que la plupart des économistes se trouvent dépourvus pour y répondre. Une économie qui ne conçoit que les objets et les services marchands comme source de la valeur sociale (et qui assimile l’homme à un consommateur/producteur d’objets ou de services) ne peut fournir les outils de pensée nécessaires pour affronter l’enjeu écologique.

À quoi pourrait ressembler une ébauche de paradigme alternatif ? Ce ne sont pas les objets qui font la valeur d’une existence humaine, mais les relations que nous tissons entre nous. Dès lors, ce qu’il s’agit de « développer », dans les sociétés du Nord comme du Sud, c’est la qualité des réseaux sociaux, du tissu humain sans lequel il n’y a pas d’existence digne d’être vécue. Les objets marchands, alors, ne sont plus que des instruments en vue de l’épanouissement des relations que nous nouons grâce à eux. Cela suppose de repenser ce que les économistes ont coutume d’appeler la « théorie de la valeur » : à égale distance de la valeur-travail des Classiques (Marx compris) et de la valeur-utilité des néoclassiques, il s’agit de comprendre comment la valeur d’un objet (ou d’un service) dépend à la fois de la qualité des réseaux humains qui ont permis de le produire et de celle des réseaux auxquels sa consommation me donne accès. Ainsi, un diamant dont l’extraction a nécessité une guerre en Sierra Leone et le travail forcé de cohortes d’enfants doit avoir une « valeur » économique négative quel que soit l’usage qui en est fait. Inversement, un téléphone aura d’autant plus de « valeur » que le réseau des abonnés qu’il me permettra de contacter est grand… Immense chantier43 qui suppose, au plus profond, d’oser croire que la relation aux autres n’est pas un risque (dont la marchandisation de tout rapport humain ferait disparaître la dangerosité grâce au miracle de la « main invisible ») mais une chance.

Ouvertures

Gilles Raveaud44 – 1. Malheureusement, les débats entre différentes écoles de pensée n’ont pas ressurgi. Les économistes néoclassiques ont réussi à imposer une certaine vision de la science économique, et une façon de pratiquer l’économie à l’université. Comme l’a dit par exemple Paul Krugman, lui-même un économiste universitaire « standard », cette vision du monde repose sur deux idées essentielles : la rationalité parfaite des individus, entendue dans un sens très particulier et très étroit, et le fonctionnement parfait des marchés.

Mais ce qu’oublie de mentionner Krugman, c’est le tournant épistémologique pris par la science économique durant les années 1980 – et qui a concerné d’autres sciences sociales – selon lequel une théorie, pour être valide « scientifiquement », doit partir du comportement (supposé) des individus, ce que l’on appelle dans le jargon « microfondée ». Cette stratégie est absurde, puisque les individus n’agissent pas nus dans la nature, mais au milieu d’institutions qui guident, contraignent, modèlent leurs comportements. Il faut donc commencer par étudier les institutions que sont l’entreprise, l’État, les marchés réels, les organisations internationales, etc.

Mais faire cela, y compris pour de nombreux économistes dits « hétérodoxes », c’est dégradant, puisque cela reviendrait, selon eux, à décrire le réel, ce à quoi ils refusent de s’abaisser, tout occupés qu’ils sont à produire des théories. Il ne s’agit évidemment pas de décrire, mais de comprendre, de connaître, d’analyser. Connaître les institutions, ainsi que l’histoire économique, est un préalable à toute connaissance réelle de l’économie et à la production de théories sensées. C’est par là qu’il faudrait commencer pour modifier le fonctionnement de l’économie à l’université.

2. Cela est sans doute un peu décevant, mais je ne vois pas d’autre piste à suivre que celle consistant à mettre nos pas dans les traces laissées par les grands anciens que sont Smith, Marx, Keynes, et Galbraith. Ces auteurs ont en effet d’abord en commun d’avoir pensé l’économie comme un système de relations, et non pas comme une simple collection de marchés juxtaposés. Aussi, ils ont analysé de façon particulière et hiérarchisée chacune des institutions qui constitue l’économie.

Un des drames de l’économie contemporaine est en effet l’analyse séparée des différents « marchés » : telle personne est spécialiste de l’emploi et du travail ; telle autre de l’éducation ; une troisième du commerce international, etc. Et spécialiste doit ici être entendu au sens fort, celui selon lequel chaque personne ne connaît que son domaine. Et très peu d’économistes font le lien entre les différentes parties de l’économie.

Pour comprendre le fonctionnement macroéconomique, il n’y a pas d’autre choix que de commencer par étudier la monnaie, qui est l’énergie première des économies. Systèmes financiers, banques centrales et banques doivent donc être analysés d’abord, dans une logique analytique et critique. Puis vient la production, qui impose de réfléchir aux choix technologiques, à l’organisation du travail, aux modes de rémunération. Viennent ensuite les politiques publiques : politique budgétaire et monétaire bien sûr, mais également politique industrielle, politiques sociales, etc.

À chaque fois, on s’attachera à connaître les objectifs poursuivis par chaque institution, et les conflits qui s’y déroulent. On réfléchira également à la cohérence d’ensemble : le système atteint-il ses buts ? Est-il stable, cohérent ? Si oui, à quelles conditions ? Une question centrale est celle de la cohérence entre production et distribution des revenus : la crise de 2008-2009 n’est en effet pas d’abord une crise immobilière, bancaire et financière. Elle est avant tout une crise de la répartition des revenus : c’est la stagnation des revenus des salariés américains qui a rendu nécessaire la distribution délirante de crédits sans laquelle les produits ne pouvaient trouver de débouchés, autrement dit sans lesquels la croissance ne pouvait se poursuivre. De la même façon, le chômage de masse dans les grands pays européens (France, Allemagne…) depuis trois décennies s’explique par l’inégalité croissante dans la distribution des revenus.

Dans cette analyse, les autres sciences sociales sont essentielles. Tout d’abord l’histoire, pour connaître et analyser le développement des modes de circulation de la richesse. Également la sociologie, nécessaire par exemple pour comprendre, au-delà des fables des économistes standards à propos de la « rationalité » des consommateurs, la culture d’hyperconsommation qui s’est forgée depuis des décennies aux États-Unis. Ou encore la psychologie sociale, qui analyse les mécanismes d’imitation, de rivalité entre semblables, etc. Et bien sûr le droit, les relations économiques étant des relations contractuelles, qui impliquent donc le droit, tant au niveau de l’élaboration des lois que de celui des contrats entre individus – les contrats de prêts subprime étant ici un exemple paradigmatique.

Enfin, il me semble que la science politique devrait être systématiquement étudiée par les économistes. Les relations économiques découlent en effet de décisions politiques. Comprendre comment les majorités se forment, pourquoi telle réglementation est adoptée, pourquoi certaines réformes sont menées et pas d’autres, etc., est essentiel. Mais, là aussi, à condition de sortir du schéma de « l’individu rationnel » qui a envahi la science politique, et en développant une analyse institutionnaliste, c’est-à-dire une analyse qui fasse droit aux possibilités et aux contraintes effectivement offertes par les institutions (accès au vote, systèmes électoraux, fonctionnement des partis, etc.) ; aux représentations collectives ; et aux conflits entre groupes et classes.

3. J’ai commencé à étudier l’économie à cause des débats suscités en France par la ratification par référendum du traité de Maastricht. Ce débat, d’essence politique, semblait surdéterminé par des questions et des oppositions économiques. Depuis, j’ai travaillé essentiellement sur la question du chômage en Europe, ne pouvant répondre à cette lancinante interrogation : comment se fait-il que des pays aussi riches ne parviennent pas à donner à chacun la chance d’accéder à un (bon) emploi ? Je n’ai certes toujours pas la réponse complète, mais j’ai au moins compris qu’il serait possible de faire autrement, à condition de mener d’autres politiques économiques.

Dans cette réflexion, obsédé que j’étais par la dimension sociale du sujet, je n’ai prêté aucune attention à la question écologique, qui me semblait très secondaire. L’humain, le social d’abord, les arbres on verrait ensuite – si on le pouvait.

Aujourd’hui, je me rends compte de l’absolue nécessité d’intégrer la dimension écologique, qui va déterminer les choix politiques, technologiques et sociaux des prochaines années, dans mes analyses. Pour le faire, je suis pour l’instant relativement démuni intellectuellement, n’ayant pas été confronté à cette question durant ma formation. Il me faut d’abord me former, en lisant les ouvrages des bons auteurs sur le sujet. Je compte ensuite voir comment analyser dimension sociale et environnementale, c’est-à-dire réfléchir au système économique qu’il convient de faire advenir afin, à la fois, d’assurer la meilleure existence possible au plus grand nombre, et aussi de préserver nos ressources limitées.

Je n’ai pas de réponse précise, mais je suis convaincu qu’il faut commencer par une redistribution massive des richesses, et une limitation à de nombreux marchés libres, comme par exemple celui du logement, afin d’organiser la répartition de l’habitat et de la production dans l’espace. C’est pour cela que la connaissance de la sociologie et de la science politique est essentielle, afin de voir si de tels changements peuvent être menés à bien. Ce disant, j’assume mon attitude normative, c’est-à-dire de formulation de recommandations de politiques économiques, attitude qui, selon moi, est indissociable du travail d’économiste, et qui doit être clairement affichée.

L’instabilité des marchés

André Orléan45 – 1. Le débat prioritaire devrait avoir pour enjeu la remise en cause de l’hypothèse d’efficience des marchés financiers. En effet, depuis trente ans, cette conception est au cœur du processus de déréglementation qui a si violemment transformé la planète financière. Elle en constitue la légitimation la plus forte et la plus directe dans la mesure où elle soutient qu’il faut s’en remettre au marché non seulement pour la gestion des biens ordinaires mais également pour ce qui est de l’allocation du capital. Il en serait ainsi parce que la concurrence financière jouirait des mêmes propriétés stabilisatrices que la concurrence sur les marchés de marchandises : elle aurait pour effet de maintenir les prix au bon niveau, conforme à la valeur intrinsèque des titres. Or, la crise a à nouveau montré avec force à quel point cette comparaison était inexacte. Marchés d’actifs et marchés de biens se comportent d’une manière tout à fait distincte : les forces concurrentielles, lorsqu’elles s’expriment sur les marchés financiers, peuvent parfaitement conduire à des évolutions excessives des prix à la hausse (bulle) comme à la baisse (krach). C’est même très fréquent. Lorsque le prix d’une table augmente, sa demande diminue, ce qui fait obstacle au mouvement de hausse. Au contraire, lorsque le cours d’une action augmente, sa demande peut tout à fait s’accroître si les investisseurs anticipent la continuation de la hausse. Il s’ensuit une pression renouvelée à la hausse. Dans le premier cas, l’évolution du prix est contenue dans d’étroites limites ; dans le second, cette évolution est sans limite et prend la forme d’une bulle. La théorie économique devrait reconnaître ce fait et accepter le caractère intrinsèquement instable des marchés boursiers. Ce serait là assurément une profonde révolution intellectuelle si l’on songe au très vaste consensus dont l’hypothèse d’efficience fait l’objet chez les économistes. Michael Jensen a même pu écrire en 1978 à son propos « qu’il n’est pas d’autre proposition en économie ayant une base empirique plus solide ».

Soulignons que la remise en cause de cette hypothèse ne manquerait pas d’avoir de notables conséquences pratiques. En particulier, elle conduit à promouvoir une architecture financière mondiale qui, contrairement à ce que prône le G20, conteste la primauté accordée à la finance de marché dans l’allocation internationale du capital. En effet, si les marchés financiers sont instables, on ne saurait les maintenir au centre de l’édifice comme continue à le vouloir le G20. Il faut en finir avec l’idéologie de la liquidité qui postule que, plus les mouvements de capitaux sont libres, plus l’économie se porte bien. La crise a montré que la flexibilité du capital pouvait conduire à des catastrophes. Il est clair que penser cette instabilité avec rigueur nécessitera un travail conceptuel de grande ampleur qui touche au fondement même de la discipline.

2. Je suis de ceux qui pensent que l’économie appartient aux sciences sociales et que le mouvement de longue période qui l’a conduite à se couper de celles-ci en revendiquant sa totale autonomie n’est pas satisfaisant, ni pour les sciences sociales, ni pour l’économie. Si les économistes ont pu défendre avec constance un point de vue contraire, c’est en mobilisant une conception qui met en avant la nature objective des faits économiques pour l’opposer à la nature subjective ou intersubjective des faits d’opinion dont traitent essentiellement les autres sciences sociales (anthropologie, histoire, sociologie). Ainsi existerait-il entre ces disciplines une différence irréconciliable parce que ce serait une différence de nature. Cette thèse trouve un argument de poids dans le fait que les représentations collectives sont totalement absentes de l’économie alors même qu’elles sont au cœur des autres disciplines. Les agents économiques « se parlent » au travers des prix alors que les agents sociaux mobilisent, pour ce faire, des croyances partagées. L’écart serait en conséquence radical.

À mon sens, il faut absolument revenir sur ce diagnostic. Non seulement il est erroné mais il conduit à des impasses conceptuelles. Il faut considérer que les prix eux-mêmes sont aussi, pour partie, des faits d’opinion. Ce sont des conventions. C’est ainsi que la récente crise des prêts subprime a montré à quel point étaient importants les phénomènes collectifs de confiance et de défiance pour comprendre la dynamique financière. Lorsque la confiance disparaît, comme ce fut le cas en août 2007 ou à l’automne 2008, les titres perdent instantanément leur valeur et peuvent être vendus pour une bouchée de pain. Ces situations démontrent que la valeur économique n’a pas cette consistance intrinsèquement objective que la théorie économique veut bien lui attribuer. La valeur économique est également soumise à l’opinion collective et à ses mouvements. C’est ce que donnent à voir les périodes d’euphorie comme de panique. Si l’on suit cette piste d’analyse, on découvre une réalité inattendue : contrairement à une idée reçue tenace, la valeur économique répond à la même logique conceptuelle que les autres valeurs sociales, à savoir morale, religieuse ou esthétique. Dans chacune d’elles, c’est la société qui s’exprime et s’objective. Les cours boursiers illustrent parfaitement cette thèse. Ils sont fondamentalement des croyances partagées que le marché fait émerger par le jeu de ses interactions et non pas l’expression d’une donnée objective ne dépendant que des grandeurs économiques fondamentales (productivité, préférences des consommateurs et ressources disponibles). C’est là une perspective entièrement nouvelle pour l’économie. Il apparaît ainsi qu’elle est bien plus proche des autres sciences sociales que ne peuvent l’imaginer les économistes ou les sociologues. En conséquence, il devient non seulement possible mais souhaitable d’utiliser les instruments et les méthodes des sciences sociales lorsqu’il s’agit de comprendre comment se forment et évoluent les représentations collectives qui sont au fondement des conventions financières.

Pour qualifier cette perspective théorique qui rétablit l’unité des sciences sociales d’une manière bien plus radicale que celle revendiquée par les approches pluri ou transdisciplinaires, j’ai proposé le terme d’unidisciplinarité. Il s’agit d’en finir avec la situation présente d’affrontement entre économie et autres sciences sociales pour mettre en avant l’étroite solidarité existant entre ces disciplines. Comme on l’a vu, la question de la valeur économique et sa réintégration dans la série des valeurs sociales sont au cœur du projet unidisciplinaire.

Un débat scientifique, civique et politique

Yann Moulier-Boutang46 – 1. Les crises financières contrairement à l’opposition commode et fausse qui est faite entre l’économie monétaire ou financière et l’économie dite « réelle », sont toujours étroitement reliées à l’économie tout court et à ses transformations. La floraison des produits financiers dérivés où sont venus se nicher les prêts subprime (cause directe de l’effondrement de solvabilité des banques quand les emprunteurs sont devenus défaillants) a été amorcée par le système des changes flottants après la suspension de convertibilité du dollar par rapport à l’or (1971). La déréglementation, en liant la fixation des taux d’intérêt non plus à la politique des banques centrales mais principalement au marché financier mondial, a entraîné des fluctuations très fortes. Pour se protéger du risque des changes et des variations du rendement des prêts, les dettes ont été titrisées, c’est-à-dire réparties sur des produits complexes et sorties du bilan direct des organismes prêteurs. Mais ce simple constat ne suffit pas. Pourquoi la finance de marché a été placée au premier plan de l’activité économique ? Parce que la lutte féroce contre l’inflation, décrétée priorité absolue (même sur la croissance) à la fin des années 1970, a entraîné un ralentissement de la progression du salaire réel tandis que la crise qui a suivi les chocs pétroliers a conduit les États même les plus néolibéraux à augmenter leur déficit budgétaire ou leur niveau d’endettement (à des moments différents, dans des proportions variables). Mais le résultat a été un besoin de financement qui a été levé sur le marché international des capitaux. Dès avant la crise financière, les États avaient besoin de trouver plus de 28 000 milliards de dollars chaque année. Pour trouver un soutien parmi les classes moyennes, malgré une répartition de plus en plus inégalitaire des fruits de la croissance (qui a profité au 2 % les plus riches), on a transformé dans les pays meilleurs élèves de la mondialisation une partie significative des salariés en détenteurs d’actifs financiers intéressés à la valorisation boursière des entreprises, afin de capitaliser leur retraite (via les fonds de pension), on a encouragé les collectivités locales, les universités à mettre leur épargne liquide dans des placements financiers. Enfin, pour soutenir la consommation des ménages, on s’est servi de ce levier de leur patrimoine financier et immobilier pour augmenter leur endettement. Cette frénésie de liquidités a été stimulée par l’instabilité géopolitique avec la formation d’énormes surplus de pétro-dollars, puis par la pression des grands pays du Sud engagés dans une industrialisation (les cinq petits dragons, puis les gros dragons des Bric). Industrialisation qui mettait sur la défensive les classes ouvrières des pays du Nord.

C’est cette conjonction de facteurs qui explique la physionomie monstrueuse revêtue par la finance de marché avec son système de places off shore et des taux d’intérêt divergents ou incohérents (l’épargne étant rémunéré de 1 à 2 % sur les comptes épargne populaire, à 5-6 % dans l’immobilier et l’industrie non financiarisée, à 15 % dans l’industrie assujettie à la finance, à 20 % dans les banques, de 30 à 40 % dans les salles de marchés des banques, jusqu’à 40 % dans les fonds spéculatifs). La finance de marché a rempli le rôle de fermiers généraux des États. Elle a développé un pouvoir de leviérisation (rapport des crédits accordés donc de la monnaie crédit créée aux fonds propres), 6 à 7 fois supérieur à ce que pratiquait la finance d’État depuis la mise en place des dispositifs d’intervention active pour remédier à la Grande Crise des années 1930.

Cette masse de liquidité a occasionné de multiples bulles entrecoupées de quasi-faillite de certains États sous le poids de la dette (période des plans d’ajustement du Fmi pour le tiers-monde qui apparaissent aujourd’hui à nouveau pour la Lettonie, l’Estonie, la Hongrie, l’Islande, nos économies subprime). Les rendements qui lui ont été garantis expliquent que la financiarisation ait progressé à tous les niveaux du corps social et de toutes les formes d’activité économique, y compris l’économie publique mise au régime de la « gouvernance d’entreprise ». Mais il ne faut pas oublier que cette création de crédit n’a pas seulement profité aux classes moyennes, elle a financé un développement du Sud. Cette spéculation effrénée, comme on en trouve des exemples historiques à foison, a accompagné et permis des taux de croissance chinois, brésilien, indien entre 5 % et 10 % et un véritable décollage (allant avec un accroissement spectaculaire des inégalités).

Cette situation explique que la crise soit loin d’être finie (après le rebond de la « reprise », nous risquons une série de rechutes et de redémarrages) et qu’elle passe à une forme monétaire (avec la chute du dollar) et ses conséquences sur l’architecture à trouver d’un nouveau système monétaire international en terminant avec le rôle exclusif du dollar comme monnaie de réserve, mais impliquant des autres puissances des responsabilités en matière de croissance interne et externe, ce qui est loin d’être facile pour le Japon, la Chine et l’Europe.

Mais même ce niveau géostratégique n’est pas suffisant pour comprendre l’enjeu de la crise actuelle. La crise n’est pas simplement une crise de régulation (avec le problème de revenir à davantage de régulation) mais elle est une crise de la science économique47. Cette dernière est bien plus dépassée que ce que laisse entendre le rapport Stiglitz/Sen et Fitoussi). Elle sous-estime gravement les externalités négatives (pollution, traites tirées gratuitement sur la biosphère qu’il va falloir payer ou compenser) mais sous-estime aussi les véritables richesses, les externalités positives que le capitalisme cognitif a commencé à exploiter depuis 199548. En fait, si je reprends ma métaphore de l’économie de pollinisation, la richesse véritable dans un monde de la connaissance, de l’interaction complexe et de l’intelligence collective s’appuyant sur les réseaux numériques est dans un rapport de 350 par rapport au monde de l’économie classique (qui ne s’intéresse qu’à la sphère des inputs marchands). Il en résulte au passage une sous-estimation complète des marges d’action, des possibilités d’endettement (notamment des États-Unis où certains chercheurs ont parlé de la « masse manquante » de l’économie américaine constituée des intangibles). Je prétends que le crédit levé et organisé par la finance de marché traduit depuis quinze ans l’émergence du capitalisme cognitif et de ses nouvelles échelles et que l’interpréter simplement en fonction de la vieille économie du monde industriel, c’est adopter une vision des choses fausse, alarmiste et parfaitement réactionnaire. Tous ceux qui parlent de resserrer les conditions d’accès au crédit, de revenir aux fondamentaux de l’économie prétendument réelle sont de dangereux incendiaires.

2. Cette analyse de la crise actuelle me pousse à m’inscrire totalement en faux par rapport aux analyses dominantes (y compris chez mes collègues très à gauche qui confondent morale et analyse lucide et élargissant notre champ d’action). Comme celle d’une mise au pas de la finance de marché. Cette dernière n’aura pas lieu sauf de façon cosmétique comme on l’a déjà vu au G20. Ou plutôt n’aura pas lieu selon le schéma qu’ils croient. Les États vont absorber la leçon de la finance de marché : celle que l’on peut faire infiniment plus en matière de création de crédit que ce qu’ils faisaient. Ils vont embaucher (la Chine a déjà commencé) les traders et ceux qui ont agi via les paradis fiscaux pour lever, outre les 28 000 milliards de dollars dont ils avaient besoin avant le renflouement massif du système financier, environ la même somme. L’économie mondiale arrivera à une moyenne d’endettement des États de 120 % du Pib. L’important n’est pas le chiffre absolu du numérateur de la dette, mais la valeur de ce qui se trouve au dénominateur et les projets d’économie verte, sociale et cognitive qui doivent enterrer le vieux monde de la rente immobilière et industrielle (celle qui continue de rançonner le budget des ménages de près de 30 % pour l’achat de voiture, celle qui ponctionne la majorité des capacités d’épargne dans le logement dans des villes qu’une non-politique urbaine a étalé sur une centaine de kilomètres sans transports collectifs).

Je dois dire que le débat remettant en cause profondément, à la racine, l’économie politique est loin d’avoir atteint le niveau qu’il devrait avoir. La science morale et politique née avec Montchrétien, Vauban, Boisguilbert et Quesnay est morte à peu près à la création du prix en l’honneur d’Alfred Nobel en économie en 1969. La chouette ne prend son envol qu’au crépuscule. Son haut degré de formalisation mathématique dissimule à grand-peine ce que Lakatos appelle un programme dégénérescent stérile. Il est formidable d’entendre Paul Krugman reconnaître que la macroéconomie de ces trente dernières années a été non seulement inutile mais aussi nuisible. La science économique a perdu son caractère de science morale et politique et sa capacité critique après Keynes.

Tout est à reconstruire (paradigme, programme de recherche ou provocation fertilisante à la Feyerabend). Marx aurait dit que nous nageons dans la Vulgärekonomie y compris chez la plupart des distingués économistes critiques. Ce n’est plus la religion qui est l’opium du peuple, c’est l’économie qui est l’opium de la science !

Si nous prenons la question du diagnostic sur la crise financière, ce que j’appelle le préalable de la nature du dénominateur réel (réellement existant, à l’œuvre aussi bien dans la partie financière de l’économie que dans sa partie non financière qui ne sont que les deux faces d’une même médaille) est déterminant pour la nature des solutions praticables. Si l’économie ne se met pas d’urgence à traiter les externalités autrement qu’en les endogénéisant dans le raisonnement économique d’une façon aussi primaire et sommaire qu’en les marchandisant et en fabriquant de multiples quasi-marchés (qui cumulent les inconvénients des prix administrés par la pression politique de lobbies industriels et les fluctuations erratiques des marchés sans les avantages de la planification de long terme ou la révélation des déséquilibres), nous ne pourrons pas traduire les exigences du Rapport Stern en politique économique, fiscale.

Inflation, méfiance à l’égard de la monnaie de singe de planches à billet étatiques (la prochaine manifestation de la crise) sont des questions qui se règlent par un accord sur le prix du futur, une convergence des taux d’intérêt qui ne font que traduire la cohérence, le sérieux d’un projet social, écologique et cognitif. Traduit dans le patois de la rhétorique ampoulée du jargon gouvernemental : quelles seront les affectations du grand emprunt budgétaire (20 ou 100 milliards d’euros) ?

3. Il faut combattre l’inculture partout, dans toutes les disciplines (et l’académisme est la maladie sénile de l’inculture) mais particulièrement chez les économistes. La génération des Bartoli, des Barre en France avait encore une culture réelle en droit, en histoire. Le poids démesuré accordé aux techniques mathématiques de formalisation (sans un travail suffisant de réflexion sur les catégories désormais vieillies de la comptabilité nationale, voire des concepts ricardiens de production, consommation, épargne, la reprise sans aucun recul des conditions ad hoc comme le fameux raisonnement « toutes choses égales par ailleurs ») a eu un coût d’opportunité très élevé : une ignorance de l’histoire, des institutions, du droit, de la philosophie, de la sociologie, des sciences humaines en général. Elle a rendu le raisonnement économique peu apte à se coltiner le complexe qui n’est pas du compliqué dont un algorithme viendrait à bout. L’incertitude a été réduite à du risque.

Dès l’an 2000, le mouvement contre l’autisme en économie a alerté la communauté scientifique sur les dérives non pas seulement de la finance de marché, mais sur celle de l’économie telle qu’elle est enseignée dans les départements de finance, bourrée de mathématiques des probabilités dont l’hypertrophie n’a d’égal que le nanisme d’un cerveau historique et social. Il devrait y avoir des assises sur la responsabilité de la discipline des sciences économiques telle qu’elle est enseignée de façon dominante, de plus en plus normalisée dans la catastrophe des salles de marché. Les Kerviel repentis ou cyniques ne sont pas vraiment le problème. Ceux qui enseignent à longueur de journée des modèles auxquels ils voudraient que le monde se plie ont révélé une forme de nocivité qui paraît plus intéressante à passer au crible pour ouvrir une saine discussion au sein de la communauté scientifique et citoyenne.

On ferait bien de convoquer des assises pour une économie laïque par rapport à toutes les formes de religion que cette discipline auxiliaire zélée et zélote véhicule à l’insu de son plein gré.

Décidément la critique de la « science économique » tout court et de sa critique comme la critique de l’économie actuelle ont partie liée. As usual.

  • *.

    Rédacteur en chef au journal Le Monde.

  • 1.

    Le Monde du 10 septembre.

  • 2.

    Frédéric Lemaître, « La crise remet en cause le savoir et le statut des économistes », Le Monde, 5 septembre 2009.

  • 3.

    Directrice adjointe de la rédaction de La Tribune, elle publie en novembre 2009 chez Grasset : Péchés capitaux. Le roman de la crise financière.

  • 4.

    « La philosophie est écrite dans cet immense livre que nous tenons toujours ouvert sous nos yeux, je veux dire l’univers. Nous ne pouvons pas le comprendre si nous n’avons pas cherché à l’avance à en apprendre la langue et à connaître les caractères au moyen desquels il a été écrit. Or il est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et des figures géométriques, sans lesquels il serait impossible à tout homme d’en saisir le sens. Sans eux, nous ne ferons que tournoyer en vain dans un labyrinthe obscur », dans Il Saggiatore, 1623.

  • 5.

    Professeur à l’université de Paris VIII, il vient de faire paraître avec Patrick Artus : Sortie de crise : ce qu’on nous cache ; ce qu’il faut savoir, Paris, Perrin, 2009.

  • 6.

    C’est ce que nous souhaitons montrer avec Patrick Artus dans Sortie de crise : ce qu’on nous cache ; ce qu’il faut savoir, op. cit.

  • 7.

    Olivier Pastré et Jean-Marc Sylvestre, le Roman vrai de la crise financière, Paris, Perrin, 2008.

  • 8.

    Directeur général de l’Institut Montaigne, professeur d’économie à Sciences Po.

  • 9.

    Nombreux sont les prix Nobel d’économie depuis vingt-cinq ans qui ont travaillé sur ces questions : théorie des institutions, Ronald Coase (1991) ; microéconomie et sociologie économique, Gary Becker, (1992) ; théorie des jeux, Reinhard Selten, John Forbes Nash, John Harsanyi (1994) ; économie de l’information, James Mirrlees, Willima Vickerey (1996) ; économie du bien-être, Armatya Sen (1998) ; asymétrie de l’information, George Akerlof, Michael Spence, Joseph E. Stiglitz (2001) ; neuroéconomie, économie expérimentale, Daniel Kahneman, Vernon L. Smith (2002) ; théorie des jeux (conflits), Robert J. Aumann, Thomas Schelling (2005) ; théorie des jeux (incitations), Léonid Hurwicz, Eric Maskin, Roger Myerson (2007) ; la gouvernance, Elinor Ostrom et Oliver Williamson (2009).

  • 10.

    Voir notre contribution à l’ouvrage Vers un autre monde, Paris, Descartes & Cie, 2009.

  • 11.

    Lors de la réunification allemande, le chancelier Kohl décida que la parité du Deutsch Mark/Ost mark serait de 1 contre 1. Karl Otto Pöhl, le gouverneur de la Bundesbank, s’y opposa fermement, pour des raisons économiques fondées. Le chancelier maintint sa position, au nom de l’égalité de tous les Allemands. Ce fut le gouverneur qui démissionna, lequel d’ailleurs n’avait jamais été élu par personne, contrairement au chancelier.

  • 12.

    L’Institut Montaigne a lancé un travail sur ce sujet.

  • 13.

    L’Institut Montaigne vient de créer un groupe de travail sur l’informatisation de la société.

  • 14.

    Nous avons comparé cette disposition à celle de Don Juan à l’égard des femmes dans notre Pari de Don Juan, Paris, Puf, coll. « Perspectives critiques », 2000, dans le chapitre « Giovannisme et modernité ».

  • 15.

    Dans un article publié par Les Temps Modernes d’octobre 2009, Philippe Moati, qui explique fort bien cette évolution, parle du passage d’une économie qui se préoccupe moins de produire des marchandises que de créer de l’utilité, de satisfaire les besoins, d’apporter des solutions.

  • 16.

    Secrétaire général de la Fondation Jean-Jaurès, il a publié une analyse de la crise et de ses conséquences avec Matthieu Pigasse : le Monde d’après, Paris, Plon, 2009.

  • 17.

    Vice-présidente du Laboratoire des idées du parti socialiste, elle y anime le groupe sur le nouveau modèle de développement.

  • 18.

    Terra Nova. Une version développée de cet article paraît simultanément dans La Revue socialiste.

  • 19.

    Membres de la commission exécutive de la Confédération française démocratique du travail (Cfdt).

  • 20.

    Sociologue, directrice de recherche au Centre d’études de l’emploi, auteur notamment d’Au-delà du Pib. Pour une autre mesure de la richesse, Paris, Flammarion, 2008 et dans Esprit : « Quel progrès faut-il mesurer ? », juin 2009.

  • 21.

    M. Horkheimer et T. Adorno, la Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1983, p. 17.

  • 22.

    Max Weber, l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Presses Pocket, 1964, p. 73.

  • 23.

    M. Weber, l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 115.

  • 24.

    Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, Verdier poche, 2008.

  • 25.

    G. Todeschini, Richesse franciscaine…, op. cit., p. 133.

  • 26.

    A. Hirschman, les Passions et les intérêts, Paris, Puf, 1980, p. 15.

  • 27.

    Ancien secrétaire général du Comité européen des régulateurs de marchés financiers (Cesr), docteur en sciences politiques et avocat spécialisé des marchés de capitaux.

  • 28.

    Économiste, dont le parcours est assez bien décrit par le titre de son premier ouvrage, le Prix du risque. L’économie au défi de l’environnement (Paris, Presses du Cnrs, 1990) et celui du plus récent : Humaniser l’économie (Paris, Desclée de Brouwer, 2008).

  • 29.

    Pour une rapide présentation de leurs travaux, on lira Jean-Édouard Colliard et Emmeline Travers, les Prix Nobel d’économie, Paris, La Découverte, 2009.

  • 30.

    Jean-Michel Besnier, les Théories de la connaissance, Paris, Flammarion, 1996, p. 110.

  • 31.

    Adjectif à entendre au sens où par exemple Georges Akerlof et Robert Shiller parlent des standard macreconomists (Georges A. Akerlof et Robert J. Shiller, Animal Spirits. How Human Psychology Drives The Economy and Why It Matters for Global Capitalism, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2009, p. 168).

  • 32.

    Voir par exemple mon article : « Critique d’un lieu commun : l’économie comme science », Esprit, juillet 2001.

  • 33.

    À moins de ne donner à ce mot une signification tellement vaste que toute décision de la plus altruiste à la plus égoïste « maximise » quelque chose que l’on appelle l’utilité. C’est ce que certains appellent la version « fine » de la théorie du choix rationnel. Voir Richard Bronk, The Romantic Economist. Imagination in Economics, New York, Cambridge University Press, 2009, p. 230-234.

  • 34.

    Amartya Sen, The Idea of Justice, Londres, Allen Lane, 2009, p. 187.

  • 35.

    R. Bronk, The Romantic Economist…, op. cit., p. 282-285.

  • 36.

    Alfred Marshall, The Correspondence of Alfred Marshall (ed. J. K. Whitaker), Cambridge, Cambridge University Press, 1996, vol. 3, p. 130.

  • 37.

    Voir William K. Tabb, Reconstructing Political Economy. The Great Divide in Political Thought, Routledge, 1999, p. 104 sq.

  • 38.

    Le dernier livre de James Galbraith est à cet égard révélateur : l’État prédateur, Paris, Le Seuil, 2009.

  • 39.

    Économiste, auteur d’En finir avec les inégalités, Paris, éd. Mango, 2006 et avec Florence Jany-Catrice, les Nouveaux indicateurs de richesse, Paris, La Découverte, 2007.

  • 40.

    Jésuite, chercheur au Cnrs et à l’École d’économie de Paris, membre du Ceras. Il vient de faire paraître avec Cécile Renouard : Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Paris, Flammarion, 2009. Voir http://20propositions.com.

  • 41.

    Sur ces décisions, voir Vingt propositions…, op. cit.

  • 42.

    Voir G. Giraud, « La charité, fondement du marché ? », Sociétal, n° 57, 3e trimestre 2007.

  • 43.

    G. Giraud, « Nouveaux chemins de solidarité par temps de crise », Études, n° 4101, janvier 2009.

  • 44.

    Maître de conférences en économie à l’Institut d’études européennes de l’université Paris 8-Saint-Denis. Il est membre du comité de rédaction de la revue Économie politique, coauteur du Petit bréviaire des idées reçues en économie, Paris, La Découverte, 2004 et cofondateur du Mouvement pour la réforme de l’enseignement de l’économie (http://autisme-economie.org).

  • 45.

    Économiste, directeur de recherche au Cnrs, il a publié récemment : De l’euphorie à la panique : penser la crise financière, Paris, éd. Rue d’Ulm, 2009. Voir ses précédentes interventions dans Esprit : « Au-delà de la transparence de l’information, contrôler la liquidité », novembre 2008, « L’aveuglement au désastre. Le cas des crises financières », mars-avril 2008 et « L’individu, le marché et l’opinion : réflexions sur le capitalisme financier », novembre 2000.

  • 46.

    Professeur des universités en sciences économiques, université technologique de Compiègne. Membre de la revue Multitudes, voir son entretien dans Esprit : « L’entrée dans le capitalisme cognitif », novembre 2008.

  • 47.

    Je renvoie à ma contribution dans le collectif Forum Modernités de Laser, Vers un nouveau monde économique, Paris, Descartes et Cie, 2009.

  • 48.

    Voir mon entretien dans Esprit : « L’entrée dans le capitalisme cognitif », novembre 2008.