Les mots ont leur importance
Vexé de ne pouvoir faire financer la construction de son mur à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, Donald Trump a annoncé début avril qu’il enverrait l’armée garder cette frontière sud. Des mesures militaires s’imposent, dit-il, tant que les lois sur l’immigration ne seront pas assez strictes. Dans le même temps ou presque, Viktor Orban remportait largement les élections législatives en Hongrie, après des mois d’une campagne axée sur la défense et la protection de la nation hongroise, contre un complot supposé de Bruxelles – et de George Soros – qui viserait le remplacement des populations d’Europe centrale par les réfugiés venus d’Afrique et du Moyen-Orient. La Hongrie s’imagine ainsi retrouver son rôle historique de rempart de l’Europe chrétienne contre les barbares.
Comment ne pas voir que, chez ces deux hommes au moins, qui professent l’un pour l’autre une grande admiration, les attaques contre la démocratie ont partie liée avec ce discours de repli national-protectionniste, maintenant accompagné chez Donald Trump, pour faire bonne mesure, d’un regain de ferveur militariste ? Prenons garde alors de ne pas les montrer trop vite du doigt, comme si nous étions naturellement protégés de pareilles dérives, quand un vocabulaire et des images se répandent partout aujourd’hui, y compris en France et y compris dans des cercles soi-disant modérés, qui construisent l’immigration comme un fléau, une menace en partie confondue avec celle du terrorisme, contre laquelle il serait urgent de construire des murs et des barricades.
En campagne, Emmanuel Macron avait défendu la vision d’une société ouverte, fière de ses différences culturelles et de ses aspirations universelles. Aujourd’hui, son ministre de l’Intérieur explique que certaines régions de France menacent de se défaire, « submergées par des flux de demandes d’asile ». Un pays de 66 millions d’habitants serait « submergé » par les 100 000 demandes d’asile instruites par l’Ofpra l’année dernière, dont 32 000 ont permis d’accorder une protection à des réfugiés venus majoritairement de Syrie, d’Afghanistan et du Soudan ? Comment l’Allemagne a-t-elle donc fait pour instruire 900 000 demandes en 2015 sans que le pays ne sombre dans le chaos ?
On ne peut parler d’immigration dans des termes qui l’assimilent à une forme de désastre.
Les mots ont leur importance, et on ne peut parler d’immigration dans des termes qui l’assimilent à une forme de désastre, d’épidémie ou de catastrophe naturelle. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, François Héran rappelle que la migration reste un phénomène minoritaire à l’échelle du globe, qui concerne 3, 4 % de la population mondiale. Elle est aussi un phénomène au long cours, devenu dans certains pays, dont la France, une composante ordinaire de la société – il s’agit d’une « infusion durable, et non d’une intrusion massive », pour reprendre ses termes, d’une réalité avec laquelle nous vivons. Le nombre de titres de séjours accordés en France depuis une trentaine d’années est stable, même s’il a augmenté à compter de 2015 avec la détérioration de la situation au Moyen-Orient, et les réfugiés continuent de présenter une part très faible des immigrés de première et deuxième génération en France aujourd’hui.
Avions-nous donc besoin d’une énième loi pour « une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif » quand celle-ci n’apporte pas ou peu de réponses, ni sur le plan de l’humanité, ni sur celui de l’efficacité, les deux principes auxquels le gouvernement dit se référer ? Les débats auxquels cette loi a donné lieu à l’Assemblée nationale sont significatifs : jusque dans les rangs de La République en Marche, qui rompt cette fois avec l’unanimisme qu’on a pu lui reprocher ces derniers mois, des députés s’inquiètent de l’écart entre les principes affichés et la réalité du traitement des migrants aujourd’hui en France, dont on détruit les campements sans ménagement, et qui pourraient maintenant être enfermés dans des centres de rétention administrative jusqu’à 90 jours, enfants compris, en attendant leur expulsion probable.
Replacer la réalité des migrations dans une perspective rationnelle, ce n’est pas nier qu’elle appelle un certain nombre de réponses politiques, administratives ou éducatives, en particulier une meilleure répartition des nouveaux arrivants sur le territoire, des moyens accrus pour l’apprentissage du français et une volonté de remédier aux échecs de l’intégration là où ils sont visibles. Il ne s’agit pas de défendre un monde sans frontières, où les flux l’emporteraient définitivement sur les lieux, où un grand brassage global viendrait dissoudre les cultures ou empêcher l’inscription dans une communauté politique. Mais on ne peut flatter l’opinion dans ses peurs et ses représentations les plus anxiogènes, contribuant par là-même à une dynamique politique à laquelle on sera demain contraint de se soumettre. La société ouverte, comme l’hospitalité, sont des valeurs qui demandent à être réfléchies et débattues, comme notre revue entend le faire dans de prochains dossiers, mais on ne peut renoncer à les placer, fermement, au fondement de la Cité.
Esprit