Les sens d’un mouvement
Rigidité du Premier ministre, contournement du dialogue avec les partenaires sociaux, recours au 49-3, guerre entre présidentiables à droite, « vacance » élyséenne, oubli des principes fondamentaux du droit du travail, angoisse intergénérationnelle vis-à-vis de l’avenir, ratés de l’ascenseur social… Autant d’ingrédients à l’origine d’un mouvement qui a pris lentement son essor avant de se prolonger de manière inattendue. Mais faut-il pour autant y voir une continuation de la vague contestataire de novembre-décembre 1995 qui, ensuite, a pris les formes diverses du vote protestataire d’avril 2002, du rejet du référendum sur l’Europe de mai 2005, et de l’embrasement des banlieues de novembre dernier ? Loin d’être un mouvement social unifié autour de la catégorie Jeunes, la fronde anti-Cpe a touché, à des titres divers, le monde du travail et des catégories distinctes de la jeunesse. Sur le plan politique, les leaders étudiants ont résisté aux pressions de l’extrême gauche, trotskistes en tête, et conservé leur autonomie. Ne nous trompons donc pas : le mouvement anti-Cpe est moins en continuité avec la radicalisation anti et alter-mondialisation qui a commencé sur un mode réactif en 1995 qu’il ne marque une prise de conscience du moment historique tant sur le plan de l’économie que sur celui des institutions.
La rhétorique selon laquelle le modèle d’intégration français, le patriotisme économique, la défense des services publics permettent de lutter contre les conséquences néfastes de la mondialisation est grippée. S’appuyant sur une angoisse légitime, le mouvement anti-Cpe n’a eu de cesse d’en appeler à des réponses non imposées par décret. Quoi qu’il en soit des dérapages, l’urgence est de ne pas laisser l’invention de la réforme à des bricoleurs de statistiques disposés à brader le droit du travail. Après des années où l’utopie de la fin du travail était l’orthodoxie obligée chez les élites intellectuelles, nous voilà obligés à réfléchir sur la refondation d’un État-providence dans le cadre de la mondialisation.
Si l’on prend en compte les facteurs qui ont dynamisé le mouvement, il faut cependant constater que ce dernier n’est pas unifié socialement. Face aux perspectives de l’emploi et du travail, les regards portés sur l’avenir sont loin d’être identiques pour les uns et les autres. Alors que « les » banlieues, qu’il ne faut peut-être pas réduire aux casseurs de « la » banlieue, ont avoué leur préférence pour le Cpe plus que pour le chômage perpétué, les filières d’excellence – petites, moyennes et grandes écoles, droit, médecine, écoles d’art également… – n’ont guère montré que des banderoles, laissant aux universités les plus précarisées (du fait des disciplines, des emplacements et des budgets…) la primeur de l’action. Le thème, cher à Jacques Donzelot, de « la ville à trois vitesses1 », loin de concerner uniquement les territoires, a également du sens sur le plan de l’emploi : du côté des banlieues, la relégation territoriale redouble celle de l’emploi ; du côté des classes moyennes en majorité périurbanisées, la précarité est sévèrement ressentie sur le plan de l’accès au premier emploi pour les semi-qualifiés ; enfin, du côté des élites surqualifiées grâce aux filières d’excellence (grandes écoles et lycées des centres-villes…), le sentiment de ne pas partager les mêmes risques que les autres est patent.
Voilà donc un mouvement qui inaugure un nouveau « cycle mental » dans notre pays. Mais l’horizon des présidentielles oblige à esquisser des propositions sur le terrain de l’emploi et sur celui des territoires. Si le libéralisme économique renforce la demande sécuritaire, la recherche de sécurité devrait être déclinée autrement que sur le seul mode policier. Que peut-on en effet entendre par demande de sécurité ? Du sécuritaire ou une sécurisation des parcours de vie ? D’un point de vue social, la sécurisation renvoie à deux chantiers : l’inscription dans un territoire donnant accès aux services et au travail mais aussi une protection liée au travail tout au long des parcours professionnels. Il faut donc répondre sur ces deux plans : face aux impératifs de la flexibilité sur le plan du travail, face à l’exigence de mobilité sur le plan des territoires. En ce sens, les événements de la banlieue qui ont attiré l’intention sur l’impératif territorial vont de pair avec la résurgence des débats relatifs au travail et à l’emploi. Sans une sécurisation initiale destinée à rassurer l’individu sur son avenir (travail et habitat), il ne reste plus que l’issue du ghetto, celui de la relégation ou celui de l’excellence. À travers le mouvement multiforme de 2006, ce sont les couches moyennes qui ont d’abord manifesté un désir de résister à la fragmentation sociale et à la polarisation sécuritaire que favorise la mondialisation.
Esprit
- 1.
Jacques Donzelot, « La ville à trois vitesses : relégation, périurbanisation, gentrification », Esprit, mars-avril 2004.