
Nous aussi
Éditorial
Les réseaux sociaux nous ont habitués à réagir en spectateurs blasés : chaque nouvelle révélation donne lieu à des fils interminables de commentaires qui mettent en cause la nature des faits ou l’attitude de la victime. L’indignation peut flamber et s’éteindre aussi vite, selon le climat du moment ou la cote médiatique des principaux acteurs de l’« affaire ». L’enquête de Marine Turchi dans Mediapart sur les agressions sexuelles qu’aurait subies Adèle Haenel adolescente de la part du réalisateur Christophe Ruggia n’a pas donné lieu à ce genre de polémique. Peut-être parce qu’au lendemain de sa parution, l’entretien en direct qu’a donné l’actrice à Edwy Plenel a sidéré ceux qui l’ont vu : le visage bouleversé d’Adèle Haenel n’était pas celui d’une victime mais celui d’une combattante qui avait, par la réflexion et par l’amour de ses proches, dépassé la haine. Elle s’est adressée avec douceur à son père, et en même temps à tous les hommes, en affirmant que les représentations qui nous ont nourris depuis l’enfance étaient présentes, en toile de fond de ces agressions, et que l’adulte qu’était alors le cinéaste avait cru au « romantisme » de la situation. Adèle Haenel a également avoué avoir pu croire aussi aux récits qui sous-tendent cette domination symbolique, avant de s’en détacher. Elle a clairement réaffirmé, par son attitude et par ses mots, le slogan des féministes des années 1970, selon lequel « le privé est politique ». Et choisi d’en appeler à une « belle société » dans laquelle il n’y aurait pas des « monstres » à éliminer mais des hommes à « faire changer ».
De cette parole et de l’effet qu’elle produit, il faut d’abord se féliciter. Plus que d’un prolongement de #MeToo, souhaitons qu’il s’agisse là du véritable point de départ, en France, d’une transformation profonde de la conscience commune. Il faut entendre cette demande de protection et de justice pour les victimes d’abus sexuels, d’autant plus abîmées, détruites, empêchées d’être qu’elles étaient jeunes au moment des faits. Adèle Haenel et Marine Turchi témoignent, au terme de cette longue et minutieuse enquête, qu’après les prises de parole, c’est dorénavant l’écoute qui se fait plus attentive et, avec celle-ci, la compréhension et le rejet des violences rendues possibles par tout un système, non seulement de pouvoir, mais aussi de représentations sociales et de relations humaines.
Comme le milieu du journalisme, le cinéma vit de ses codes et de ses mythes : Adèle Haenel dénonce l’ensemble du dispositif dans lequel un réalisateur s’est cru autorisé à, et dans lequel on l’a autorisé à profiter d’une adolescente. Qu’il s’agisse de l’aura de l’artiste ou d’autres formes d’autorité et d’emprise (et comment ne pas penser dans le même temps à ce qui se passe aujourd’hui dans l’Église ?), c’est ce qu’il n’est plus possible de tolérer. En femme, en actrice et en militante, avec celles qui l’ont précédée et celles à qui elle ouvre maintenant la voie, Adèle Haenel nous signifie qu’il est temps de mettre fin à l’autorisation que les hommes se donnent sur le corps des femmes.
Mais cette volonté politique a pris un chemin bien particulier, car tout en disant croire en la justice, Adèle Haenel a choisi de ne pas porter ses accusations au tribunal. Parce que, dit-elle, celle-ci n’écoute pas assez les victimes de violences sexuelles qui, trop souvent, ne voient pas leur plainte aboutir à une condamnation. Or, si la justice peine aujourd’hui à traiter ces cas de violations à la hauteur des attentes légitimes des victimes, on ne peut l’expliquer trop vite par son fonctionnement patriarcal, d’autant moins quand on sait que la magistrature est l’une des professions les plus féminisées de France, de telle sorte que la justice est aujourd’hui largement rendue par des femmes. Mais dans une époque de politisation accrue de l’intime, la finesse des rapports humains reste difficilement accessible à la procédure judiciaire. Il nous faut de ce point de vue repenser, réformer l’institution et lui donner les moyens nécessaires, et non s’en détourner ni consacrer son dessaisissement, accélérant par là l’effondrement des médiations symboliques.
À la différence de l’enquête journalistique, l’entretien vidéo accordé à Mediapart peut de ce point de vue nourrir un sentiment de malaise. Un homme absent est convoqué devant le tribunal de l’opinion. La mise en scène de l’entretien évoque celle d’une audience, mais le spectacle médiatique ne peut servir de substitut à la justice. Il ne permet ni l’ajournement dans le temps, ni la concentration dans l’espace qui sont les ressorts symboliques du jugement, ni la distinction indispensable des rôles de chacun. Comme un procureur – ou un cinéaste –, Edwy Plenel s’appuie à son tour sur la personnalité d’Adèle Haenel, son physique, sa force d’interprétation, l’émotion qu’elle est capable de dégager. Elle est le nouveau visage de #MeToo, la star qui peut porter cette question douloureuse entre toutes. On attend d’elle, en professionnelle, qu’elle convainque. Et cela marche d’autant mieux que son discours est sincère et qu’il sonne juste. Sans doute ce choix a-t-il été fait en connaissance de cause, par une femme forte qui propose de parler pour toutes les victimes qui n’ont pas accès comme elle à ce pouvoir de représentation. Mais le régime du spectacle repose sur l’instantanéité et sur l’évidence de l’image, quand tout le travail de la justice consiste justement à les refuser. Le premier communiqué de la Société des réalisateurs de films annonçant l’exclusion immédiate de Christophe Ruggia, donne à réfléchir sur cette forme de justice immédiate.
Le spectacle médiatique ne peut servir de substitut à la justice.
Adèle Haenel nous a lancé un immense défi politique : changer une société encore trop patriarcale et inaugurer de nouveaux rapports entre les sexes, les genres et les générations, au centre desquels seraient préservées la dignité des personnes et l’intégrité des corps. Ce défi est collectif et engage chacune et chacun d’entre nous. Mais nous ne le relèverons pas sans construire les institutions qui seules permettent de symboliser la vie en commun, sans lesquelles on risque de sombrer dans l’affrontement sans fin – ou dans la solitude.