Surprises démocratiques
Depuis un an et plus, la seule chose dont on puisse être sûr à l’approche de consultations électorales majeures, c’est qu’elles ne se passeront pas comme prévu. La surprise électorale devient la règle ; on est entré, en politique aussi, dans l’ère de la disruption.
Alors que Theresa May comptait conforter sa majorité à la Chambre des communes à l’approche des négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, la voici obligée de préparer une coalition improbable avec les unionistes d’Irlande du Nord ; alors que les partis populistes d’extrême droite semblaient prospérer dans toute l’Europe, voici que les vents tournent et qu’ils subissent d’importants revers : après les défaites relatives du Parti pour la liberté de Geert Wilders aux Pays-Bas, et du Front national en France, c’est au tour du mouvement Cinq étoiles d’être battu en brèche dans les municipales en Italie.
Nos outils de sondage sont toujours plus performants, mais les électeurs, eux, sont toujours plus imprévisibles. Par le jeu de l’abstention, notamment : aux États-Unis en novembre 2016, le manque d’enthousiasme de quelques milliers de jeunes, de femmes et de représentants des minorités ethniques a scellé le sort de Mme Clinton et permis à Donald Trump d’être élu ; au Royaume-Uni à la mi-mai, c’est au contraire la capacité de Jeremy Corbyn à mobiliser l’électorat traditionnel du Labour pour la défense du service public et contre les politiques d’austérité qui a fait la différence. S’il faut se réjouir de cette capacité des gens ordinaires à faire valoir ainsi leurs griefs et leurs attentes, on mesure aussi les risques d’une instabilité permanente, la difficulté à fixer un cap politique en l’absence de continuité institutionnelle. Car une fois la table renversée, encore faut-il gouverner. Et le chaos politique du moment aux États-Unis, alors que les enquêtes « russes » se multiplient et que nombre de postes clés de l’administration sont toujours vacants, n’est pas fait pour rassurer.
La France aussi a connu son lot de surprises et de retournements, avant que le feuilleton ne marque une pause avec l’élection d’Emmanuel Macron le 7 mai dernier. Le 18 juin, les Français ont donné une majorité impressionnante au nouveau président de la République pour lui permettre de gouverner, mais paradoxalement, cette « chambre introuvable » peut aussi représenter une difficulté supplémentaire. La chambre de 1815, à laquelle Louis XVIII aurait donné ce nom, fut suspendue après six mois et renvoyée après un an, alors qu’elle était « plus royaliste que le roi ». Celle qui vient d’être élue doit tout à M. Macron et à son mouvement : sera-t-elle une assemblée de « godillots », qui se contente d’entériner ses décisions et lui renvoie ainsi toute responsabilité ? Si c’est le cas, le président – et lui seul – est condamné plus que jamais à réussir s’il ne veut pas connaître l’impopularité qui a miné le quinquennat de ses prédécesseurs.
L’autre hypothèse – celle d’une majorité ingouvernable, partagée entre députés plutôt de gauche ou plutôt de droite – n’est certes pas à exclure, mais le spectacle des divisions internes à la majorité a exaspéré beaucoup de Français, et devrait servir de mise en garde. La bonne démocratie fonctionne quand elle est divisée, on le sait assez depuis Claude Lefort. Encore faut-il une vraie opposition, et non des luttes internes stériles. Dans la nouvelle configuration de l’Assemblée nationale, il est impossible de savoir qui va jouer ce rôle d’opposition. Le Parti socialiste, quasi éliminé, ne compte plus ; les Républicains de la droite classique sont affaiblis et pour une part ralliés à la majorité présidentielle. M. Mélenchon promet au président et au gouvernement qu’on l’entendra : c’est probable, mais pour peser, il faut avoir quelques forces derrière soi, ce qui ne sera pas le cas ; quant à Marine Le Pen, elle risque de faire de la figuration, comme les deux députés Fn de la précédente législature.
On a certes entendu dire que la décomposition de la vie politique était acquise avant les élections récentes, les deux grands partis de droite et de gauche « jouant » à alterner au pouvoir et à se partager les places sans arriver à limiter le chômage ou les effets négatifs de la mondialisation, et que le Parlement n’a plus été le lieu de grands débats démocratiques depuis des lustres. D’où, dit-on, la tentation de M. Macron d’incarner et d’exercer un pouvoir plus « vertical ». Mais ce dernier prétend par ailleurs donner tout leur poids aux questions et aux revendications qui remontent de la « société civile ». Comment réussir une telle synthèse sans la médiation d’élus au suffrage universel ? On en est réduit à espérer que les députés des Républicains en marche seront meilleurs dans ce rôle que leurs prédécesseurs, alors même que ces derniers n’avaient pas tous démérité : le raz-de-marée macronien a emporté aussi de jeunes chefs de file intéressants et prometteurs, de droite et de gauche, auxquels un vainqueur magnanime aurait pu laisser un meilleur sort. Avec ce vae victis ! assez gaullien, le président révèle aussi un penchant Machiavel.
Contrairement à ce qu’on susurre ici ou là, la forte abstention lors de la présidentielle et des législatives ne met pas en cause la légitimité du président ni celle de l’Assemblée. La liberté et la possibilité de se rendre aux urnes sont des acquis majeurs de la démocratie, et la loi de la majorité, fût-elle étriquée, s’impose à tous. Plus embarrassante est la fracture sociale qui s’est de nouveau manifestée fortement lors de ces élections législatives : les abstentionnistes se trouvent très majoritairement chez les jeunes, les ouvriers, les milieux populaires au sens large, tandis qu’à l’inverse, partiellement d’ailleurs à l’image des nouveaux élus, les « macronistes » représentent la France qui gagne, celle qui a des revenus relativement élevés, qui ne profite pas toujours non plus de la mondialisation mais y trouve à peu près sa place.
On le sent bien : la dynamique, l’optimisme, la jeunesse de M. Macron ne touchent qu’une partie de la France au-delà de celle qui est « En marche ». Le pari est donc de gagner aussi l’autre, celle qui ne « marche » pas – à tous les sens du mot. Cela suppose au minimum une contrainte de résultats économiques, faute de quoi l’état de grâce symbolique risque de prendre fin très vite. Le parcours impressionnant du premier mois – célébré jusqu’à l’excès par les médias nationaux et plus encore internationaux – donne certes à penser que M. Macron était bien mieux préparé qu’on ne pensait, qu’il est d’une grande habileté politique et capable de prendre des décisions fortes au moment où il le faut. Censé être plus faible sur les questions de politique étrangère et de défense, il s’y est affirmé sans attendre ; arrivent à présent les grands dossiers intérieurs, décisifs pour la vie quotidienne des Français.
M. Macron nous a proposé la solution « droite et gauche ». Comment va-t-il mettre en musique concrètement cette formule ? L’impression qui domine, avec de surcroît un Premier ministre et des ministres de droite aux commandes économiques, c’est que la vision libérale l’emporte nettement. Mais par conséquent, la question, sans réponse pour l’instant, est celle des limites ou des freins que le « macronisme » voudrait et pourrait mettre à un libéralisme qui réussit ici ou là en termes d’emplois, mais aggrave et multiplie les inégalités et les pauvretés destructrices du lien social.
Les politiques de la continuité qui ont dominé en Europe occidentale et aux États-Unis depuis les années 1990 semblent aujourd’hui remises en cause par deux types de phénomènes insurrectionnels – des droites nationalistes et xénophobes, focalisées sur des questions culturelles et identitaires, et des mouvements d’une gauche plus à gauche, débarrassés des compromis et des synthèses « modernes » du social-libéralisme. La présence forte de ces derniers explique les succès inattendus, notamment auprès des jeunes, de personnalités que l’on aurait pu croire d’un autre temps, comme Bernie Sanders, Jean-Luc Mélenchon ou Jeremy Corbyn. Nous avons su pour l’instant faire rempart aux tenants de sociétés identitaires crispées : saurons-nous entendre aussi les aspirations à plus de justice sociale ?
Esprit