Un monde instable
Alors que la tension ne cesse de monter entre le gouvernement espagnol de Mariano Rajoy et la Généralité de Catalogne, et que l’issue de cette crise semble toujours plus incertaine, le XIXe congrès du Parti communiste chinois s’est ouvert le 18 octobre, dans l’ordre et le décorum attendus. En Espagne, où l’unité du pays semble suspendue à un fil, les deux camps se renvoient la responsabilité de la rupture du dialogue : tribunal constitutionnel contre parlement régional, pouvoirs de l’État contre référendum d’autodétermination, simulacre de démocratie ou liberté d’expression, continuité de l’État de droit ou répression policière qui rappelle les heures sombres du franquisme… le conflit des légitimités et des interprétations marche à plein. La démocratie, a fortiori lorsqu’elle est mêlée de fédéralisme dans un « État des autonomies », lui-même membre de l’Union européenne, est décidément une affaire confuse.
Rien de tel au pays de Xi Jinping, où le Parti communiste règne de façon ininterrompue depuis 1949. On n’entendra pas, à Pékin, de Ouïghours ni de Tibétains demander leur autonomie, et Hong Kong n’enverra pas de délégués négocier les modalités de sa rétrocession à la Chine… Les manifestants ne troubleront certainement pas la bonne marche des séances, d’autant plus que le vide a été fait dans un rayon de vingt kilomètres autour de la place Tienanmen, les locations à court terme suspendues jusqu’à nouvel ordre, les restaurants interdits d’utiliser du gaz, les usines arrêtées pour que l’on puisse évoquer le rêve chinois dans un ciel pur, et toutes les allées et venues strictement contrôlées. Le Prix Nobel de la paix, Liu Xiaobo, n’enverra pas non plus de message pour demander que les trois cents avocats des droits civiques arrêtés ces derniers mois soient relâchés, puisqu’il est mort en détention l’été dernier, privé de contacts avec sa famille. Dans cette dictature désormais présentable à Davos, où fleurit le communisme de marché, aucun désordre ne doit troubler le pouvoir sans partage du Pcc et de son empereur rouge, ni la bonne marche des affaires.
Cependant, si des tentations séparatistes s’expriment dans différentes parties du monde aujourd’hui, posant à nouveaux frais la question de la bonne échelle pour construire des communautés politiques, on aurait tort de leur attribuer la fragilisation si perceptible de l’ordre international. Le nationalisme agressif des grandes puissances ne contribue-t-il pas largement à la déstabilisation et au désordre ? Au Proche-Orient, le Kurdistan aussi a organisé un référendum d’autodétermination, mais ce dernier a entraîné la formation d’une « Sainte Alliance » entre l’Irak, l’Iran et la Turquie et une offensive militaire de Bagdad contre le gouvernement régional kurde… Outre-Atlantique, l’escalade verbale du président Trump avec Pyongyang ou l’épée de Damoclès qu’il suspend sur l’accord nucléaire si chèrement négocié avec l’Iran concernant son programme nucléaire maintiennent le « système international » dans une incertitude permanente.
Des projets de puissance et d’hégémonie d’un rare cynisme voient le jour dans des « anti-démocraties » de par le monde. Comment nier que la Corée du Nord poursuit une stratégie de terreur à l’encontre de son voisin du Sud et du Japon, et menace gravement leur sécurité autant que la sienne propre ? Peut-on expliquer l’effondrement des sociétés syrienne et irakienne par la seule intervention calamiteuse anglo-américaine de 2003 ? Devrait-on se focaliser exclusivement sur la question nucléaire et s’aveugler sur la diplomatie milicienne que l’Iran mène dans le monde arabe, qu’il fragmente et militarise au gré des projets de son clergé chiite et de ses Pasdaran ? Devrait-on fermer les yeux sur la responsabilité du régime de Vladimir Poutine dans les crimes de Bachar al-Assad ou l’instrumentalisation d’un djihadisme armé par la Turquie et les pays du Golfe, l’Arabie Saoudite notamment, durant de longues années ? Plus près de nous, peut-on s’aveugler éternellement sur le fait que nombre de composantes de l’Union européenne ressemblent plus aux « pouvoirs gothiques1 » qu’au régime démocratique défini par les fameux critères de Copenhague de 1993 ?
Alors que des régimes autoritaires s’affirment jusqu’en Europe, qui entendent contrôler les cours constitutionnelles, les médias et tous les corps intermédiaires qui viendraient freiner leurs ardeurs majoritaires, ne faudrait-il pas s’inquiéter davantage de la force d’attraction qu’exercent les contre-modèles issus des expériences communistes du xxe siècle, alors que démarrent les commémorations de la révolution de 1917 ? Vingt-cinq ans après l’effondrement de l’Union soviétique, V. Poutine propose une étrange synthèse entre la Russie impériale et le stalinisme et Xi Jinping puise aux sources du confucianisme de la Chine impériale comme du maoïsme. L’attachement aux valeurs démocratiques perd de son évidence, et une étrange fascination pour les hommes forts et les régimes stables, adossés à des promesses de prospérité et de sécurité, progresse.
Le XIXe congrès du Parti communiste chinois est une formidable mise en scène d’un pouvoir incontesté, avec ses 2 300 délégués, tous alignés, y compris ceux qui sont autorisés à porter leur costume traditionnel pour le folklore. Mais ces dix dernières années, le « miracle chinois » qui a permis à la Chine de s’élever au rang de première puissance mondiale a également produit des désastres écologiques, des inégalités sociales criantes, et s’est accompagné d’une répression constante et d’un recul de toutes les libertés publiques. À un tel prix, faut-il vraiment préférer l’ordre ?
Esprit
- 1.
Dina Khapaeva, Portrait critique de la Russie. Essai sur la société gothique, trad. du russe par Nina Kehayan, La Tour-d’Aigues, L’Aube, coll. « L’ère planétaire », 2012.