Gouverner les territoires à l'ère métropolitaine (entretien)
L’organisation territoriale française, souvent moquée pour sa complexité, permet néanmoins d’articuler différents échelons du territoire. Le nouvel acte de la décentralisation, nécessaire, doit modifier la répartition des compétences, introduire plus de démocratie dans le gouvernement des métropoles, mais aussi laisser une marge d’expérimentation locale aux différents territoires.
Esprit – L’organisation des territoires est un chantier depuis longtemps en souffrance. Il y a tout d’abord le problème de l’expression démocratique, avec un décalage entre pouvoir et représentation au niveau local : les regroupements sous forme d’intercommunalités prennent toujours plus d’importance, sans que les élus intercommunaux ne soient choisis par le suffrage universel direct. Pourquoi cette nouvelle disposition des pouvoirs est-elle si difficile à prendre en compte ?
Vincent Feltesse – Les intercommunalités sont des constructions relativement récentes comparées aux échelons territoriaux multiséculaires que sont les communes et les départements. Or la sédimentation prend du temps. On le voit aussi avec les régions : quoique reconnues comme collectivités territoriales à part entière, avec élection au suffrage universel, on ne peut pas dire qu’elles se soient jusqu’ici vraiment imposées dans le paysage politique mental des Français. Il faut laisser le temps aux intercommunalités de se faire connaître et de se développer.
Il y a aussi la crainte, à mon avis infondée, de compliquer le « mille-feuille » territorial français déjà chargé, et une interrogation, plus légitime, sur la bonne échelle d’intervention, celle qui « collera » enfin à la réalité des dynamiques territoriales. Dans l’urbain généralisé, dans un monde où les mobilités ont explosé, beaucoup se demandent s’il n’est pas devenu vain de chercher le bon découpage institutionnel, et si l’enjeu n’est pas plutôt d’organiser les coopérations entre les niveaux existants.
Enfin, il ne faut pas négliger la résistance des collectivités territoriales à l’émergence d’un échelon métropolitain fort susceptible de les concurrencer. Que ce soit dans les communes, les départements ou les régions, le phénomène suscite des inquiétudes bien compréhensibles.
Je pense cependant que tous ces obstacles ne résisteront pas longtemps face à l’évidence du fait métropolitain. Je cite simplement quelques chiffres. Parmi les deux cent trente « grandes aires urbaines » identifiées par l’Insee, dix-sept comptent plus de 500 000 habitants. Elles regroupent à elles seules 41% de la population française. Et c’est aujourd’hui dans les métropoles que se concentre l’essentiel de l’activité économique : les quatre régions les plus urbanisées de France – Île-de-France, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Nord-Pas-de-Calais – génèrent à elles seules la moitié du Pib national.
Cela dit, il est certain que le mode de désignation des conseillers communautaires, élus indirectement au sein des conseils municipaux, ne facilite pas l’identification de l’échelon intercommunal par les citoyens. L’introduction, à l’occasion des prochaines élections municipales, d’un dispositif dit de « fléchage » (sur chacune des listes candidates aux municipales seront indiqués aux électeurs les membres de la liste qui siégeront au niveau intercommunal) représente une timide avancée. Mais il faudra aller plus loin, au moins pour les intercommunalités les plus intégrées.
Personnellement, je milite depuis longtemps en faveur de l’introduction du suffrage universel direct à l’échelon intercommunal. En 2009, peu après mon élection à la présidence de la Communauté urbaine de Bordeaux, j’ai saisi le Conseil de développement de l’agglomération bordelaise sur ce sujet. Au moins deux options sont envisageables : soit un système mixte consistant à élire une partie du conseil communautaire au suffrage universel direct, l’autre restant élue indirectement à la proportionnelle au sein des conseils municipaux ; soit un système plus « présidentiel », avec une assemblée communautaire issue des communes et un exécutif intercommunal élu au suffrage universel direct dans le cadre d’une circonscription intercommunale…
On nous dit que ce n’est pas possible, que ce serait transformer les intercommunalités en collectivités locales, et qu’il faudrait pour cela modifier la Constitution. Mais créer un nouvel échelon, on le fait déjà quand on envisage pour Lyon, Lille et Marseille un statut inédit de « métropole européenne » ! Cet argument ne tient pas.
En tout état de cause, on ne peut pas se contenter du fléchage. Les assemblées intercommunales lèvent l’impôt ; elles exercent des compétences primordiales en matière d’urbanisme et de logement, de transports, de développement économique, de gestion des équipements culturels et sportifs… ; elles gèrent des budgets parfois équivalents à ceux des régions et des départements (pour vous donner une idée, le budget de la Communauté urbaine de Bordeaux est de 1, 3 milliard d’euros, trois fois celui de la ville centre). Il est évident que les citoyens doivent pouvoir choisir ceux à qui ils confient de telles responsabilités.
Une nouvelle décentralisation ?
Dans le nouvel acte de décentralisation voulu par le gouvernement, il ne s’agira pas de supprimer un niveau (commune, département, région) mais de clarifier les compétences entre ces niveaux, avec une Conférence territoriale de l’action publique, où l’État sera présent, chargée de mettre de la cohérence dans les responsabilités. Est-ce un arrangement a minima ou l’amorce d’une réorganisation des pouvoirs territoriaux et des relations à l’État ?
Je ne fais pas partie de ceux qui prêchent la suppression de tel ou tel niveau territorial. Je sais bien qu’il est de bon ton, dans certaines sphères, de moquer la bizarrerie des 36 000 communes françaises. Mais je pense que la commune, le maire restent des repères. La municipalité constitue un échelon de proximité indispensable, d’autant plus précieux que la défiance des Français à l’égard des institutions en général, et des institutions politiques en particulier, est plus forte que jamais.
S’agissant des départements, toutes les réformes territoriales engagées depuis trente ans ont commencé par annoncer leur disparition et ont abouti à leur renforcement. Cela tient sans aucun doute à la solidité du pouvoir départemental, qui a su à chaque fois défendre habilement ses prérogatives. Mais cela témoigne aussi du fait qu’il s’agit en fin de compte d’un échelon territorial efficace, bien identifié par les Français qui y sont souvent attachés. Les départements exercent des compétences cruciales, notamment dans le domaine des politiques sociales, et jouent un rôle important d’articulation entre centres urbains et périphéries rurales, à une échelle qui n’est pas si éloignée de celle du bassin de vie.
Quant aux régions, ce qu’on sait du futur projet de loi de décentralisation laisse à penser qu’elles seront définitivement installées dans un rôle qui leur va bien de chef de file en matière de développement économique et de structuration des filières.
Notre organisation territoriale, malgré son apparente complexité, n’est donc peut-être pas si incohérente que cela. Bien sûr, il faut approfondir cette décentralisation non encore aboutie. Mais, trente ans après les lois Defferre, l’enjeu est maintenant de réformer cette organisation territoriale décentralisée qui a été mise en place, pour aller vers une gouvernance locale plus démocratique et une meilleure articulation – des compétences et des décisions – entre les différents échelons. C’est là qu’est la difficulté. Tant qu’il ne s’agissait « que » de décentraliser, c’est-à-dire de transférer aux collectivités un certain nombre de compétences jusqu’ici exercées par l’État, un gouvernement un peu déterminé et pugnace pouvait le faire. Or il faut à présent réformer les territoires à proprement parler, donc modifier la répartition de compétences déjà distribuées, établir des hiérarchies, fixer des règles de coopération entre acteurs inévitablement rivaux… et là, les choses se compliquent !
La création au niveau national d’un Haut Conseil des territoires et l’institution dans chaque région d’une conférence territoriale de l’action publique, lieu de dialogue entre les collectivités et l’État d’une part, entre les différentes collectivités d’autre part, vont donc dans le bon sens. Reste à savoir quels seront au juste leurs attributions, leur composition et leur mode de fonctionnement. Mais aussi et surtout à qui, au sein de ces instances, reviendra le dernier mot. Les discussions sur ce point ne sont pas encore abouties.
Au milieu des niveaux territoriaux établis (commune, département, région), une nouvelle échelle s’impose, qui semble désormais entièrement prise en compte dans les discussions sur le nouvel acte de décentralisation : la métropole. L’heure des métropoles est-elle venue ? Comment comprendre la distinction faite entre les « eurométropoles » (Lille, Lyon et Marseille) et les capitales régionales (Toulouse, Rennes, Nantes, Strasbourg), Paris restant à part avec le projet du Grand Paris ? Et Bordeaux ?
On a longtemps attendu les régions, mais force est de constater que ce sont bel et bien les métropoles qui émergent aujourd’hui. Même si l’appareil statistique masque en partie cette réalité, ce sont elles qui captent l’essentiel de la croissance démographique. Ce sont elles également qui tirent la croissance économique. Un seul exemple : sur les trois dernières années, l’Aquitaine a été la première région française en termes de création d’emplois, avec 12 000 créations nettes. Or, sur ces 12 000 emplois créés, 9 000 l’ont été dans la métropole bordelaise. On ne saurait illustrer plus nettement la métropolisation de l’économie régionale. Dans un contexte de crise, ce sont aussi les métropoles qui offrent la meilleure résistance et font preuve des capacités de résilience les plus fortes1.
Avec tout de même de vraies disparités. Ce sont surtout les métropoles de l’Ouest et du Sud, Nantes, Rennes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier… qui attirent la population. Et croissance démographique ne signifie pas partout et toujours croissance économique : si une agglomération comme Toulouse a réussi à combiner heureusement ces deux dimensions, ce n’est pas le cas par exemple de Montpellier, qui cumule attractivité démographique et taux de chômage élevé. Quant à Bordeaux, nous sommes un peu à la croisée des chemins. Nous avons calculé que si nous atteignons le million d’habitants d’ici 2030 – ce qui est une perspective crédible –, il nous faudra avoir créé d’ici là 75 000 nouveaux emplois rien que pour garder un taux de chômage constant !
Quoi qu’il en soit, le fait métropolitain est désormais massif. Reste à lui trouver une traduction politique. Les choses progressent petit à petit. Autant les questions urbaines étaient absentes des premières lois de décentralisation, autant elles sont partout depuis dix ans, dans tous les rapports (Mauroy, Balladur…), dans toutes les lois (Chevènement, Voynet, Gayssot…), et bien présentes dans le débat politico-administratif, même si cela ne s’est pas encore traduit par une reconnaissance véritable.
La réforme de 2010 a été assez décevante de ce point de vue. Le statut de « métropole » qu’elle a créé n’a pas fait recette : seule Nice l’a adopté. Il faut dire qu’il n’introduisait guère d’avancées par rapport au statut de communauté urbaine dont disposent aujourd’hui les grandes agglomérations françaises. Le dispositif des « pôles métropolitains » en revanche, plus innovant en ce qu’il permet des collaborations entre territoires discontinus et donc la mise en place de véritables réseaux de ville, est sans doute promis à un avenir plus durable.
La nouvelle loi de décentralisation fera-t-elle mieux ? Il est encore un peu tôt pour le dire, car ses contours restent imprécis. On sait que va être proposé un nouveau statut, celui de « communauté métropolitaine », pour les agglomérations de plus de 400 000 habitants. On sait que leur champ de compétences sera élargi – mais pas non plus démesurément – par rapport à celui des communautés urbaines actuelles. On sait qu’elles pourront bénéficier de transferts de compétences départementales et régionales. On sait enfin que les transferts de compétences des communes vers les intercommunalités dont elles sont membres seront clarifiés, avec la suppression de ce qu’on appelle les « mutualisations ascendantes » (en clair : quand une commune transfère une compétence à l’intercommunalité sans transférer le service chargé de sa mise en œuvre). C’est un progrès, mais on ne peut pas franchement parler de révolution… Quant au statut d’« eurométropole » un moment envisagé pour Lille, Lyon et Marseille, il a purement et simplement disparu de la dernière version de l’avant-projet de loi, sans plus de précision. Il est vraisemblable qu’il réapparaisse, consolidé, dans l’ultime version du projet de loi, mais pour l’instant le gouvernement n’abat pas son jeu.
Du point de vue de l’aménagement et du logement, les communes pourraient perdre le pouvoir d’urbanisme au profit des intercommunalités et des métropoles. En quoi cela peut-il changer les questions de l’aménagement périurbain ?
Jusqu’ici, c’était le principe du volontariat qui prévalait. Les communes membres d’une même agglomération pouvaient décider d’élaborer leur plan local d’urbanisme (Plu) à l’échelle intercommunale, mais elles n’en avaient pas l’obligation.
Il est effectivement envisagé par la loi de décentralisation que l’élaboration intercommunale du Plu devienne la règle. Et c’est de bon sens. Le Plu est le document qui fixe la destination des sols, qui précise où on peut construire et où on ne le peut pas. Dès lors que l’espace urbain déborde les frontières de la commune centre et s’étend aux communes périphériques – ce qui est désormais presque toujours le cas –, il est évident que les règles d’urbanisme doivent être fixées à l’échelle intercommunale pour garantir une urbanisation harmonieuse et cohérente. Sans doute faudrait-il même aller plus loin, jusqu’au transfert à l’intercommunalité du pouvoir de délivrance des permis de construire. L’enjeu, c’est l’efficience territoriale. C’est aussi la solidarité. Au cours des trente dernières années, toutes les grandes villes ont réaménagé leur centre historique, souvent avec succès. Il s’agit maintenant d’opérer un saut métropolitain : ce qui a été fait au centre, il faut le faire partout et viser une réelle égalité « qualitative » des aménagements urbains dans tout l’espace métropolitain, y compris en périphérie.
Mais là encore, les résistances sont vives. Et de toute façon, le Plu intercommunal ne résoudra pas tous les problèmes. À Bordeaux par exemple, il y a longtemps que les documents d’urbanisme s’élaborent au niveau de la Communauté urbaine. Non seulement nous avons un Plu intercommunal, mais celui-ci intègre depuis les lois Grenelle le programme local de l’habitat (Plh) et le plan des déplacements urbains (Pdu). Cependant, la dynamique métropolitaine bordelaise diffuse son onde de choc bien au-delà des limites administratives de la Communauté urbaine. Deux tiers des logements neufs construits en Gironde le sont aujourd’hui dans le « diffus », dans le lointain périurbain. Sur ces espaces, le Plu, même intercommunal, n’a pas prise, et ne peut empêcher l’étalement urbain.
En fait, une partie du problème vient de la déliquescence de ce qu’on a pu appeler l’« État territorial ». Les anciennes « Directions départementales de l’équipement », les Dde, ont été peu à peu démantelées et finalement supprimées par la Révision générale des politiques publiques, sans être véritablement remplacées. Or elles jouaient un rôle important dans la régulation de l’urbanisme à l’échelle départementale.
Aujourd’hui, j’ai tendance à penser, même si c’est un peu à contre-courant, qu’il est urgent de renforcer d’une part les moyens d’ingénierie des départements en s’appuyant sur les agences d’urbanisme et les Conseils d’architecture, d’urbanisme et d’environnement (Caue), et d’autre part l’articulation entre les grandes intercommunalités et le département.
On l’a vu aux dernières élections : c’est dans les zones pavillonnaires lointaines, dans le « grand périurbain » qu’aujourd’hui la colère gronde et que le FN fait ses meilleurs scores. C’est le résultat – en partie du moins – d’une urbanisation mal régulée qui disloque les territoires au lieu de les intégrer.
Envisagée par le projet de loi de décentralisation, la création, au niveau départemental, d’un schéma d’amélioration de l’accessibilité des services au public et de structures associant les acteurs de l’ingénierie publique locale, me semble pour cette raison aller dans le bon sens.
Soutenir les expérimentations locales
L’acte III de la décentralisation veut ouvrir le droit à l’expérimentation et permettre des répartitions des compétences différentes selon les configurations locales. La réorganisation des liens entre le Grand Lyon et le département du Rhône, par exemple, sera issue d’une négociation entre les acteurs locaux, sans vocation à être reproductible dans d’autres départements. Cela représenterait une rupture importante avec la tradition unitaire française, qui n’est pas seulement centralisatrice, mais aussi homogénéisatrice. Comment évaluer l’impact de cette sortie du moule institutionnel unique ? Quels sont les acteurs susceptibles de s’en saisir ?
À titre personnel, je suis tout à fait favorable au fait de reconnaître aux collectivités un droit à l’expérimentation locale. C’est d’ailleurs déjà le cas, en théorie du moins, puisque ce principe a été introduit dans la Constitution il y a une dizaine d’années. Mais il est vrai qu’il n’a guère été mis en pratique… Je pense que la culture décentralisatrice a désormais suffisamment diffusé et que nous avons atteint la maturité nécessaire pour que la mise en œuvre de politiques différenciées selon les configurations locales ne déstabilise pas l’édifice républicain.
Croire qu’on garantira l’égalité des citoyens et des territoires en menant la même politique partout est une illusion. Voyez la politique de santé. Elle a beau être très centralisée, on observe de fortes disparités d’espérance de vie entre les territoires. On sait que dans le Nord, par exemple, les hommes vivent en moyenne cinq ans de moins qu’en Île-de-France.
La stricte égalité de traitement, les mêmes configurations institutionnelles partout créent peut-être une apparence de justice, mais elles n’empêchent pas la formation d’une France à plusieurs vitesses. Laurent Davezies l’a montré : s’il y a bien eu au cours des dernières décennies réduction des inégalités entre les macroterritoires (entre régions, entre départements…), dès qu’on descend à une échelle plus fine, on constate au contraire que les écarts ont eu tendance à se creuser. Au sein d’un même département, entre espace métropolitain et espaces ruraux multipolarisés. Au sein d’une même aire urbaine, entre centres et périphéries, quartiers résidentiels et quartiers d’habitat social.
Encore une fois, la solution passe globalement par une meilleure intégration des espaces métropolitains, une meilleure articulation entre les différents échelons territoriaux, une mise en cohérence des projets et des outils. Mais d’un territoire à l’autre, les situations varient grandement. En fonction de leur histoire, l’intégration intercommunale y est plus ou moins avancée. À Bordeaux par exemple, nous avons beau avoir l’une des plus anciennes communautés urbaines de France, le degré de mutualisation que nous avons atteint est bien inférieur à ce qu’on peut observer dans des métropoles comme Nantes, Lille ou Strasbourg. D’autre part, les principes d’organisation qui valent pour un territoire fortement polarisé par une métropole ne valent pas forcément pour un territoire plutôt organisé autour d’un réseau de villes moyennes.
Il faut donc laisser aux territoires qui le souhaitent la possibilité d’expérimenter de nouvelles voies adaptées à leur histoire et à leur géographie particulières. Avec toutefois trois garde-fous. D’abord, ces constructions originales doivent avoir une légitimité démocratique et ne pas être purement et simplement imposées aux habitants. De ce point de vue, la fusion envisagée entre le Grand Lyon et le département du Rhône n’est peut-être pas exemplaire dans la manière dont elle a été menée. Ensuite, il faut veiller à ce qu’elles n’aboutissent pas à un renforcement de la logique de « clubbisation ». On sait que ces dernières années, de nombreuses intercommunalités « défensives » ont vu le jour en périphérie des métropoles. C’est une perversion de l’esprit de l’intercommunalité. Enfin, les « modulations » institutionnelles ne sont tolérables qu’à condition que leurs éventuels effets inégalitaires soient compensés par une péréquation renforcée et repensée.
Après avoir été maire de Blanquefort, puis président de la Communauté urbaine de Bordeaux, vous êtes maintenant député. En quoi cela change-t-il votre regard sur la question territoriale ? Le passage d’une fonction à l’autre vous conduit-il à changer votre perception des reconfigurations territoriales en cours, des priorités, des blocages, des dynamiques possibles ?
Je n’ai pas changé d’avis en devenant député. Mais j’y ai sans doute gagné une meilleure compréhension du jeu d’acteurs et des mécanismes à l’œuvre au niveau national qui font obstacle à la reconnaissance du fait urbain et métropolitain. J’y ai surtout trouvé une nouvelle tribune et de nouveaux alliés pour défendre les idées qui me tiennent à cœur : l’introduction du suffrage universel dans les intercommunalités, la parité dans les exécutifs intercommunaux, le renforcement des conseils de développement et la participation citoyenne.
Il se trouve qu’avant d’être élu maire en 2001, j’ai travaillé au niveau départemental, puis en cabinet ministériel, puis au niveau régional. Au cours de ma carrière encore jeune, j’ai donc expérimenté à peu près tous les échelons territoriaux, de la commune à l’État, ce qui m’a permis d’acquérir une bonne vision de leur fonctionnement respectif et de leur articulation.
Mes tribulations m’ont plutôt conforté petit à petit dans ce qui n’était au départ qu’une intuition et est devenu une véritable conviction « girondine » : dans un contexte global d’affaiblissement de l’État (qui a des causes multiples allant de la globalisation, structurelle, de l’économie à la dégradation, conjoncturelle, de nos finances publiques), le rebond peut venir des territoires, qui doivent aujourd’hui jouer un rôle moteur. Ils tirent de leur proximité avec les citoyens et de leur connaissance du terrain une capacité d’impulser du mouvement que l’État a perdue.
On se souvient que sous la mandature de Nicolas Sarkozy, les finances des collectivités ont été mises en accusation. Il y avait bien là de la mauvaise foi. La dette locale représente à peine plus de 10% de la dette publique, et quand les collectivités s’endettent, c’est pour financer des investissements, contrairement à l’État qui s’endette pour payer ses agents. On cite souvent ce chiffre, mais il faut y revenir car il est significatif : actuellement, 75% de l’investissement public est le fait des collectivités. Ce sont elles qui portent les projets et font vivre l’économie.
Bien sûr qu’elles ne feront rien sans l’État. Mais force est de constater que celui-ci ne dispose plus dans les territoires des expertises et des moyens d’ingénierie qui étaient les siens par le passé. Je fais partie de ceux qui le regrettent. Car dans une société en réseau, il est plus que jamais indispensable d’équilibrer les pouvoirs, les niveaux d’expertise et d’intervention. Il est urgent de reconstituer une intelligence territoriale à l’échelle nationale. Ce qui manque aujourd’hui à l’État, ce sont bien sûr des marges de manœuvre financières, mais ce sont aussi des outils performants d’observation des dynamiques locales, des lieux où les données territoriales éparses puissent être comparées et agrégées, pour un meilleur pilotage de l’ensemble.
Conscientes de cette perte d’intelligence territoriale « centrale », les associations d’élus se mobilisent et sont en train d’opérer un rapprochement. Elles prennent des initiatives visant à une mutualisation de leurs ressources et à un meilleur partage de l’information. Mais ce n’est pas suffisant. Il y faut les moyens de l’État. Le Haut Conseil des territoires prévu par la loi de décentralisation, s’il voit le jour, aura donc un rôle très important à jouer dans ce domaine. À plus lointaine échéance, on peut imaginer que l’État, guéri de la frénésie de l’instant, se recentre petit à petit sur ses missions régaliennes et sociales, se positionne sur la prospective et le pilotage stratégique, et confie aux collectivités la gestion du temps court et la mise en œuvre opérationnelle.
- *.
Député de Gironde, président de la Communauté urbaine de Bordeaux et fondateur du groupe de réflexion « Les Métropolitaines ».
- 1.
Voir « L’emploi local face à la crise de 2008 à 2009. Un révélateur des divergences territoriales », Dossier Fnau (Fédération nationale des agences d’urbanisme), avril 2011, no 23. http://www.fnau.org/file/news/DossierFNAUn°23%281%29.pdf