
France 2030 : le retour du colbertisme high-tech
Le plan France 2030 de soutien à l’investissement industriel mise sur l’innovation pour relancer la croissance. Il manque ainsi l’enjeu central de la sobriété, sans laquelle la transition écologique n’aura pas lieu.
Le colbertisme « high-tech »1. Tel était le titre d’un ouvrage de l’économiste Élie Cohen en 1992. Il pourrait s’appliquer au plan France 2030 que présentait le président de la République le 12 octobre 2021, visant à faire émerger au sein du pays les champions technologiques de demain, dans dix domaines clés : les réacteurs nucléaires de petite taille, l’hydrogène vert, la décarbonation de l’industrie, les véhicules électriques et hybrides, les avions bas carbone, l’alimentation saine et durable, les biomédicaments, l’industrie culturelle et créative, le spatial et les fonds marins. Les investissements annoncés – trente milliards d’euros – peuvent sembler conséquents mais, étalés sur une période de dix ans, ils représentent un effort inférieur à 1 % du budget de l’État sur la période.
Le président Emmanuel Macron a justifié le choix d’un tel plan : pour favoriser la réindustrialisation et lutter contre le déficit de croissance ainsi que sécuriser l’approvisionnement en matériaux et composants clés dont la crise de la Covid-19 a révélé la fragilité, il s’agit d’investir massivement dans l’industrie qui est la condition de l’innovation de rupture. L’ambition est de remettre la France à la pointe de l’innovation technologique qui est à la fois la condition d’une prospérité nouvelle et la voie pour inventer une économie décarbonée. Comment analyser ce plan ? Quels en sont les fondements, les hypothèses implicites et les angles morts ?
Le modèle schumpétérien
L’innovation est le mantra d’Emmanuel Macron qui, depuis le début de son mandat politique, souhaite faire de la France une « start-up nation ». Mais avec ce plan, le président fait un pas de côté. Il ne s’agit pas tant de susciter l’esprit entrepreneurial pour engager les révolutions technologiques qu’il juge nécessaires pour la France (numérique et bas carbone par l’électrification), que de revenir à une politique industrielle active où l’État définit les priorités et oriente les efforts de recherche et développement.
En mettant l’innovation au cœur de son action, Emmanuel Macron s’inspire des travaux d’inspiration schumpétérienne de l’économiste Philippe Aghion, qu’il a présentés avec deux autres collègues dans son dernier ouvrage, Le Pouvoir de la destruction créatrice2. Dans ce livre, les auteurs expliquent que l’innovation est au cœur de la compétition économique ; ainsi, l’enjeu pour les pays et les entreprises est d’être sur le front de l’innovation car seuls les gagnants remportent la mise (winner takes all). Ne pas figurer sur cette frontière, c’est courir le risque du syndrome argentin, c’est-à-dire d’un pays qui est dans une logique de rattrapage et se retrouve finalement déclassé. Les auteurs expliquent également qu’en « verdissant » l’innovation, c’est-à-dire en l’orientant vers des objectifs environnementaux, on peut faire d’une pierre deux coups : réduire l’empreinte environnementale de nos économies et améliorer leur compétitivité.
Reprenant à son compte ces arguments, le plan va un cran plus loin en ciblant des technologies précises sur lesquelles cette politique industrielle doit porter : petits réacteurs nucléaires, gigafactories produisant de l’hydrogène vert, biomédicaments, véhicules électriques, avion bas carbone. Pourquoi ces technologies en particulier ? Les biomédicaments sont la conséquence directe de la pénurie de médicaments d’origine française lors de la crise de la Covid-19. Mais le choix des autres technologies résulte d’une hypothèse implicite : la prochaine révolution énergétique sera celle de l’électrification bas carbone. Le gouvernement reprend ainsi à son compte les arguments du récent rapport de RTE3, prévoyant une électrification massive de pans entiers de l’économie (mobilité, industrie, habitat) qui va engendrer une hausse importante de la consommation d’électricité et le besoin de nouvelles capacités de production. Pour faire face à cette demande, le gouvernement estime que les énergies renouvelables ne suffiront pas, d’où le soutien aux petites centrales nucléaires, supposées moins coûteuses que les EPR (réacteur nucléaire à eau pressurisée), ainsi qu’un plan en faveur de l’hydrogène vert pour produire des combustibles liquides issus du nucléaire ou des énergies renouvelables.
Les angles morts du plan
Les effets cachés de l’innovation technologique intensive forment un premier angle mort du plan France 2030. Implicitement, le plan considère que l’innovation technologique va continuer à s’accélérer et la considère comme un horizon indépassable. Cette hypothèse est-elle compatible avec une transition écologique ambitieuse ? On peut en douter.
Le plan considère que l’innovation technologique va continuer à s’accélérer et la considère comme un horizon indépassable.
L’historien Jean-Baptiste Fressoz4 souligne qu’il ne faut pas seulement limiter l’analyse à la demande d’énergie primaire mais qu’il faut considérer les symbioses énergétiques, c’est-à-dire l’ensemble des ressources et matériaux nécessaires au fonctionnement des systèmes énergétiques. Dans cette perspective, produire toujours plus de biens matériels et d’infrastructures ne peut qu’engendrer une consommation croissante de matériaux et de ressources naturelles. Dans son livre, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Guillaume Pitron souligne que la bataille des technologies vertes et numériques se joue sur ce terrain5. Très gourmandes en métaux rares, ces technologies ont besoin de ces matériaux dont l’extraction, très polluante, provient de quelques pays (Chine, Congo, Chili, Bolivie). Autrement dit, les technologies « vertes » engendrent des transferts de pollution : elles réduisent certes les émissions de CO2 mais augmentent les pollutions associées à l’extraction de métaux rares6. On comprend mieux, à cette aune, l’apparition du thème des grands fonds marins ou celui du recyclage des métaux issus des mines urbaines, tous deux riches en métaux rares, qui doivent nous permettre de réduire notre dépendance à l’égard de ces pays.
Le deuxième angle mort, c’est la sobriété. Le plan repose implicitement sur un scénario où la réponse à la crise écologique est technologique et se fonde sur l’hypothèse de la perpétuation de modes de vie fondés sur la consommation de masse. Or, hormis les investissements pour décarboner l’industrie, rien n’est dit sur le changement des modèles de consommation et de production. La sobriété fait pourtant partie des scénarios envisagés par l’Agence de la transition écologique (Ademe) dans son récent rapport pour l’horizon 20507. Les deux premiers scénarios que l’agence envisage, qui s’appellent « générations frugales » et « coopérations territoriales », soulignent une demande de sobriété et de territorialisation des modes de production qui correspond à des aspirations croissantes d’une partie de la population, notamment chez les plus jeunes.
Dans ces scénarios, l’Ademe imagine une frugalité choisie mais aussi contrainte, la forte réduction de la consommation de viande, la limitation de la construction neuve, de la mobilité, le développement des low tech et celui de la production au plus près des besoins. De tels scénarios n’impliquent pas nécessairement une décroissance de l’activité économique. L’agroécologie ou la production de biens plus durables associés à des stratégies de service (réparation, réemploi, économie de fonctionnalité, économie du partage) sont à la fois génératrices d’emplois locaux et d’activités économiques avec une empreinte écologique réduite. Dans cette perspective, la partie du plan France 2030 consacrée à l’agriculture s’avère en complet décalage avec ce scénario de sobriété. Il est fait référence, au contraire, au développement d’une agriculture technologique de précision fondée sur trois piliers (génétique, robotique, numérique) qui ne sera très vraisemblablement accessible qu’aux exploitations agricoles de pointe.
En misant exclusivement sur quelques technologies émergentes dont on ignore encore le potentiel et dont le bien-fondé n’a pas été discuté collectivement par rapport à d’autres options possibles, le plan France 2030 risque de prendre les mauvais paris. Mais, plus encore, en oubliant les demandes sociales d’une transition vers une société sobre et résiliente, il contribue à entretenir l’illusion que l’innovation pourra sauver nos modes de vie sans les réformer en profondeur.
- 1. Élie Cohen, Le Colbertisme « high-tech ». Économie des Télécom et du Grand Projet, Paris, Hachette, 1992.
- 2. Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel, Le Pouvoir de la destruction créatrice, Paris, Odile Jacob, 2020.
- 3. Rapport du Réseau de transport d’électricité (RTE), Futurs énergétiques 2050. Les scénarios de mix de production à l’étude permettant d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, 2021.
- 4. Jean-Baptiste Fressoz, « Pour une histoire des symbioses énergétiques et matérielles », Annales des mines, série « Responsabilité et Environnement », janvier 2021.
- 5. Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018.
- 6. Voir Franck Aggeri, « Vers une innovation responsable », Esprit, mars 2020.
- 7. Rapport de l’Ademe, Transition(s) 2050. Choisir maintenant, agir pour le climat. Quatre scénarios pour atteindre la neutralité carbone, 30 novembre 2021.