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Photo : Markus Spiske
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Dans le même numéro

Vers une innovation responsable

Les technologies « vertes » ne font que déplacer les problèmes écologiques. L’innovation responsable passe par de nouveaux instruments de gouvernement, l’économie de fonctionnalité et les solutions low tech, ainsi qu’un changement des modes de vie.

Dans l’imaginaire collectif, la transition énergétique se résume le plus souvent à l’adoption d’un bouquet de technologies dites «  vertes  » : voitures électriques, bâtiments à énergie positive, énergies renouvelables (éoliennes et panneaux photovoltaïques)… Ce techno-optimisme est non seulement celui des médias, mais encore celui des politiques publiques et des entreprises qui font de l’innovation technologique la solution aux problèmes environnementaux actuels, en particulier à celui du changement climatique. Cette représentation du futur est problématique, car elle sous-estime les nouveaux problèmes environnementaux engendrés par ces nouvelles technologies, mais également parce qu’elle laisse de côté les dimensions non technologiques de la transition énergétique.

Le long chemin de la transition énergétique

La transition énergétique renvoie aux transformations structurelles des modes de production et de consommation de l’énergie. On associe aujourd’hui ce concept à la lutte contre le changement climatique et aux objectifs de développement durable. Or son invention est antérieure à ces politiques. Le terme a été en effet inventé en Allemagne par l’Öko-Institut en 1980 : dans une étude sur le «  tournant énergétique  », cette association s’interrogeait sur les moyens pour l’Allemagne de sortir de la dépendance au pétrole et à l’atome, et pour découpler croissance économique et consommation d’énergie. Le rapport préconisait une meilleure maîtrise de la demande d’énergie et le passage d’un mix énergétique fondé sur les énergies non renouvelables à partir d’une gestion centralisée à un mix fondé sur les énergies renouvelables à partir d’une gestion décentralisée.

Si le terme de transition est utilisé, c’est précisément pour souligner la difficulté de sortir de la trajectoire technologique établie autour des énergies carbonées. Se passer du pétrole, par exemple, prend forcément du temps car cela suppose de changer les objets, les infrastructures, mais aussi les modes de vie, les compétences et des routines établies. L’urgence d’une telle transition est pourtant devenue de plus en plus aiguë au fur et à mesure que les prévisions sont devenues alarmantes : alors que la production mondiale d’énergie, essentiellement issue de ressources fossiles, a sextuplé dans le monde depuis 1945, les dernières prévisions du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) font état d’un scénario d’un réchauffement moyen des températures de 5 °C en 2100 par rapport à 1990 si les tendances actuelles se poursuivent. Pour susciter et accompagner une telle transition, on a besoin de politiques publiques et d’une mobilisation de la société civile car le marché, aveugle aux impacts environnementaux, ne les prend pas en compte spontanément.

Il a fallu cependant attendre le début des années 2000 pour que cette vision se matérialise dans l’agenda politique allemand dans le cadre du projet de transition énergétique promu par la coalition des sociaux-démocrates (SPD) et des Verts alors au pouvoir. En France, son utilisation dans les politiques publiques est encore plus tardive et date de la fin des années 2000. Surtout, son usage est différent de la doctrine allemande. Comme le rappelle Benjamin Dessus, les politiques publiques françaises rabattent la transition énergétique sur la seule question de la lutte contre le changement climatique, c’est-à-dire la décarbonation de la production énergétique, laissant de côté à la fois les enjeux de maîtrise de la demande et l’hypothèse d’une limitation de la production d’énergie d’origine nucléaire[1].

Depuis dix ans, les politiques publiques pour la transition énergétique ont eu pour nom en France «  Grenelle de l’environnement  » (2008), «  loi de transition énergétique pour la croissance verte  » (2015) et «  feuille de route sur l’énergie et le climat  » (2018). Dans le cadre de la loi de transition énergétique, le gouvernement a proposé une programmation pluriannuelle de l’énergie (Ppe) qui détaille la stratégie de la France d’ici à 2030. Outre des objectifs chiffrés, comme la baisse de 20 % de la consommation énergétique par rapport à 2012, le texte vise une neutralité carbone en 2050. Du côté de l’offre, des objectifs technologiques sont affirmés : soutien à l’éolien, au solaire et au véhicule électrique. Et du côté de la demande, des secteurs prioritaires sont ciblés dans lesquels ces technologies doivent être diffusées : bâtiment, transport, industrie, agriculture et forêts.

Le mirage des technologies «  vertes  »

Ce programme, comme les textes publics précédents, se fonde sur une hypothèse implicite : les technologies «  propres  » devraient permettre de sortir de notre dépendance aux énergies fossiles.

Prenons deux exemples qui montrent les limites d’un tel raisonnement fondé sur le progrès technique. Le premier, la voiture électrique, qui est présentée par les constructeurs et les pouvoirs publics comme un véhicule «  zéro émission  ». Il s’agit des émissions mesurées en phase d’usage du véhicule. Or, si l’on prend l’empreinte carbone sur l’ensemble du cycle de vie du véhicule, en incluant l’impact des matériaux utilisés et de la fabrication, le bilan est tout autre[2]. Le contenu du carbone du mix énergétique a notamment un impact déterminant dans l’empreinte carbone du véhicule tout au long de son cycle de vie. Ainsi, l’impact sera bien moindre en France, où le mix est peu carboné (nucléaire), qu’en Pologne, où il est très carboné (charbon). Par ailleurs, la nature des polluants change, puisque la fabrication des batteries consomme des métaux stratégiques (cobalt, lithium) qui sont très polluants à extraire et dont les réserves sont limitées[3]. Sans compter les impacts environnementaux associés au recyclage des batteries quand elles arriveront en fin de vie.

Ces études ne condamnent pas la technologie du véhicule électrique car ces impacts peuvent être réduits, en travaillant à la fois sur le bilan énergétique de l’électricité et sur l’éco-conception des véhicules. Mais elles soulignent que des «  technologies propres  », sans empreinte environnementale, n’existent pas. Il y a toujours un transfert de pollution associé aux nouvelles technologies. Le même raisonnement pourrait être appliqué aux éoliennes, dont la fabrication consomme des métaux stratégiques à l’impact environnemental élevé, ou aux bâtiments à énergie positive, qui ont une empreinte carbone si l’on tient compte de l’énergie et des émissions nécessaires à la fabrication des matériaux (béton notamment) utilisés pour leur construction. L’innovation technologique ne résout donc pas tous les problèmes écologiques, elle les déplace. Des outils d’évaluation environnementale, comme l’analyse de cycle de vie ou l’empreinte carbone, existent : il convient d’en généraliser l’usage en accompagnement des politiques publiques.

L’innovation technologique ne résout pas tous les problèmes écologiques, elle les déplace.

Second exemple : les impacts environnementaux de la transition numérique. On s’est longtemps plu à croire que la révolution numérique allait permettre de «  dématérialiser  » l’économie et de réduire ainsi ses effets. Des études récentes soulignent, au contraire, leur ampleur[4]. Le numérique représente déjà 10 % de la consommation mondiale d’électricité. Cette consommation se répartit aujourd’hui en trois ensembles de poids à peu près identique : les terminaux (téléphones, tablettes, ordinateurs), les data centers et les réseaux. Avec la 5G, très énergivore, les objets connectés (Internet des objets ou IoT) et le développement exponentiel des applications logiciels consommatrices d’énergie, comme la généralisation de la vidéo à la demande, la consommation croît à un rythme annuel de 9 %. Dans le pire scénario, le numérique pourrait ainsi atteindre 7, 5 % de la demande finale d’énergie, soit 30 % de la consommation d’électricité. Or, malgré ces impacts considérables, la transition numérique ne fait pas partie des objectifs prioritaires de la Ppe. Comment expliquer cet oubli ? Et plus généralement, comment expliquer le prisme technologique des politiques publiques et celui des stratégies d’entreprise ?

Quatre explications

Première explication : l’inadaptation des instruments d’observation mobilisés par les acteurs publics et privés. À l’instar du lampadaire dans une rue sombre, les décideurs publics comme privés prennent leurs décisions en fonction des zones qu’éclairent les instruments dont ils disposent[5]. Pour comprendre les processus effectifs de décision, et pas seulement les intentions stratégiques, il convient donc de s’intéresser aux technologies de gestion, véritable «  technologie invisible[6]  », c’est-à-dire aux soubassements de l’action organisée.

L’instrument d’observation privilégié des politiques économiques est la comptabilité nationale qui correspond à une représentation schématique et quantifiée de l’activité économique d’un pays, construite à partir d’une nomenclature par branches. La comptabilité nationale sert non seulement à calculer le Pib (agrégation des valeurs ajoutées des activités des entreprises), mais également à calculer les consommations d’énergie et les émissions de carbone dans l’économie nationale et dans chaque branche. La comptabilité nationale est une technique rigoureuse qui évite les doubles comptages. En revanche, elle présente une limite évidente : c’est une représentation grossière et statique de la dynamique économique (la nomenclature des branches est stable), qui ne permet pas de saisir les innovations à l’œuvre.

Le cas du numérique permet d’illustrer cette inadaptation de l’instrument comptable avec l’activité économique contemporaine. Dans la Ppe, les secteurs clés prioritaires correspondent logiquement aux branches de la comptabilité nationale. Or le numérique est par essence transsectoriel : on le trouve dans toutes les branches de la comptabilité nationale. Ses impacts sont donc, par construction, invisibles avec cet instrument. Les rendre visibles suppose donc de changer de «  lunettes  » et de repenser les instruments d’observation sur lesquels se fondent les politiques publiques. Dans le cas de la transition numérique, il s’agit également d’engager une stratégie sur la sobriété numérique qui inclue non seulement l’impact des objets et des infrastructures, mais également l’éco-conception des logiciels.

Dans les entreprises privées, d’autres cadres cognitifs produisent des effets pervers similaires. Les indicateurs financiers (chiffre d’affaires, rentabilité des capitaux investis, profits) occupent une place centrale dans les processus de décision. Ils dictent dans une large mesure les choix réalisés. Plus largement, le cadre d’évaluation des innovations est souvent étroit : il est focalisé sur la valeur pour le client et pour l’entreprise (rentabilité à court terme), sans considération pour les conséquences sociales et environnementales que ces projets sont susceptibles d’engendrer. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que le développement des technologies numériques s’accompagne d’un optimisme béat, aveugle à ses effets induits ou à toute réflexion critique. Dans tous les secteurs, le développement des objets connectés (par exemple, les véhicules autonomes), de la blockchain et du big data est le nouveau mantra des entreprises, sans que leur impact écologique soit pris en compte.

Deuxième explication : le caractère auto-expansif de la technique. Jacques Ellul avait souligné qu’une des particularités des systèmes techniques complexes, fondés sur une division du travail poussée, est qu’ils tendent à acquérir leur propre autonomie. Personne n’ayant de vue d’ensemble de ces systèmes, les acteurs sont prisonniers d’une certaine vision du monde construite autour de la technique. Il en résulte, comme le rappelle Aurélien Acquier, que la technique se perpétue et s’étend d’elle-même. Dans cette perspective, les problèmes créés par la technique doivent être logiquement résolus par la technique[7].

Une troisième explication, plus politique, peut être également avancée. Réduire la transition énergétique à un problème technologique présente en effet un avantage politique indéniable : faire croire au public qu’une transition sans douleur est possible. «  Continuez à consommer, ne changez pas vos habitudes puisque la technique trouvera une solution aux problèmes écologiques !  » Telle est la devise des politiques contemporaines. Focaliser l’attention sur une technologie réputée miraculeuse (la voiture électrique, par exemple) permet de faire oublier, à court terme, qu’il faudra accompagner inévitablement sa diffusion d’une réflexion sur les usages de la voiture et sur la réduction des distances parcourues pour en réduire les impacts. Or ce réductionnisme technologique est non seulement dangereux mais totalement irresponsable sur un plan politique à moyen et long terme car elle fait porter sur les générations futures le poids d’ajustements inévitables.

La crise des Gilets jaunes a rappelé le danger d’une approche étroite et instrumentale de la transition énergétique réduite au développement de nouvelles technologies et à un pilotage par les instruments économiques. C’est la création d’une taxe carbone, combinée à la hausse du prix du baril et au renchérissement des taxes sur le diesel à la suite du dieselgate, qui est à l’origine de l’explosion sociale qu’a connue le pays à partir de novembre 2018. Le choc financier qui en a résulté s’est révélé insupportable pour des populations fragilisées, souvent dépendantes de leur voiture individuelle pour leurs déplacements depuis des zones périurbaines ou rurales, où le foncier est moins cher, mais qui ne bénéficient pas de transports en commun. Ces populations n’ont évidemment pas les moyens financiers d’acheter des voitures électriques. Le rêve des technologies «  vertes  » leur est donc interdit. En revanche, ils subissent de plein fouet toutes les mesures fiscales visant à accélérer la transition énergétique. Inégalités sociales et environnementales se cumulent alors, conduisant à des situations explosives.

Quatrième explication : l’impensé du changement des comportements de consommation et de production. Le primat technologique, à la fois dans les stratégies d’innovation et dans les politiques publiques, se fonde sur la croyance, d’une part, qu’il existerait un besoin inextinguible d’objets de consommation dans la population et, d’autre part, que l’entretien de la croissance économique, mesurée par le Pib, passe par le renouvellement permanent des produits offerts aux consommateurs. De surcroît, la croissance continue de la consommation de produits technologiques aurait deux autres vertus cruciales pour les pouvoirs publics : créer des emplois (et donc réduire le chômage) et générer des recettes fiscales. Dans ce modèle, il ne s’agit pas de réduire la consommation mais de proposer simplement des objets et des services moins énergivores consommés en quantité croissante.

Un levier de cette croissance sans limites a été la fabrication de la figure du consommateur, où la possession des biens dans un régime de propriété privée est érigée comme modèle d’accomplissement de l’homme moderne[8]. Cette invention moderne est à mettre en regard de l’intervention de toute une série de professionnels (marketeurs, publicitaires, designers) qui, à partir des années 1930, ont cherché à susciter et à entretenir une frénésie de consommation. L’idée d’obsolescence programmée est ainsi apparue en 1932 sous la forme d’un opuscule d’un agent immobilier, Bernard London, qui, pour résoudre la Grande Dépression, suggérait d’inciter ou d’obliger les consommateurs à changer de produits[9].

L’idée d’accélérer le rythme de l’innovation et de lancer sans cesse de nouvelles gammes de produits est devenue une obsession des entreprises contemporaines. C’est la logique de l’innovation intensive qu’illustre la loi de Moore, cette stratégie coordonnée des fabricants de microprocesseurs qui vise à doubler leurs capacités de calcul et ainsi d’offrir la possibilité d’un enrichissement permanent des fonctionnalités et des produits.

Or ce paradigme de la croissance est une pure illusion d’optique. Les bénéfices attendus à court terme (chiffre d’affaires, revenus supplémentaires des ménages et recettes fiscales) sont contrebalancés par ses impacts négatifs à long terme (dégradation de l’environnement, épuisement des ressources naturelles, urbanisation et artificialisation des espaces naturels, éviction des populations les plus pauvres de l’accès à ces technologies coûteuses) que devront supporter les générations futures. Certes, les performances environnementales unitaires des produits et services vendus s’améliorent dans presque tous les secteurs, mais ces progrès sont hélas plus que compensés par la croissance effrénée des ventes au niveau mondial.

Dans le secteur automobile par exemple, les émissions de CO2 continuent de croître en valeur absolue : les progrès en matière de consommation et d’émissions de CO2 ont été jusque-là annihilés par la croissance continue du parc automobile mondial et des distances parcourues.

On voit bien que la transition énergétique et écologique ne pourra se satisfaire de la croyance dans les seuls bienfaits de l’innovation technologique, fût-elle de rupture. Il va falloir non seulement repenser le système d’offre mais aussi changer en profondeur les comportements pour aller vers un modèle de sobriété et d’évitement des gaspillages.

Les voies de l’innovation responsable

Comment sortir de l’impasse du modèle actuel de progrès technologique sans transition écologique ? Sur quels leviers agir pour sortir de l’illusion technologique et promouvoir un modèle économique fondé sur la sobriété et la soutenabilité ? Il faut agir sur trois plans simultanément : les instruments de gouvernement et la gouvernance de l’innovation ; le système d’offre ; le changement des modes de vie et de consommation.

Le premier axe de réflexion porte sur la gouvernance de l’innovation et les instruments de gouvernement, c’est-à-dire les «  lunettes  » avec lesquelles l’innovation est analysée et conduite. La réflexion doit englober tous les indicateurs et instruments de gouvernement, publics et privés, qui guident et orientent les décisions. Il est urgent de s’atteler à d’autres indicateurs que le Pib au plan macroéconomique, les critères de rentabilité et le profit au plan microéconomique ou encore la comptabilité financière. Ces indicateurs de performance et conventions, en privilégiant le court terme et ne considérant que des dimensions strictement économiques ou financières, sont incompatibles avec l’objectif d’une transition écologique. Par exemple, dans le domaine de la comptabilité financière, Alexandre Rambaud et Jacques Richard proposent un nouveau modèle de comptabilité, appelé triple depreciation line (TDL), qui vise à préserver à côté du capital financier, objet traditionnel de la comptabilité, un capital naturel et un capital humain. Si un tel modèle venait à se répandre dans les entreprises, les questions environnementales, auparavant extérieures au champ de leurs activités, et donc considérées comme des externalités, pourraient être internalisées et être alors l’objet d’une gestion active[10]. Il convient également de développer et d’étendre les mesures d’action publique qui visent, à l’instar des certificats d’énergie, à inciter les producteurs à faire réaliser des économies chez les consommateurs. Rémunérer les industriels en fonction des économies d’énergie plutôt que sur la quantité de produits ou de services vendus est une logique à étendre.

Plus généralement, cette réflexion sur les instruments de mesure et de gouvernement doit s’accompagner d’une nouvelle approche de la gouvernance de l’innovation. Tout un courant de réflexion au niveau européen et dans les milieux académiques se développe désormais autour des enjeux de la recherche et de l’innovation responsable, conçue comme une démarche anticipatrice, réflexive, inclusive et attentive aux demandes des parties prenantes, dont la mission est structurée autour des grands objectifs du développement durable de l’Onu[11]. L’idée de l’innovation responsable est d’abord de remettre en cause le postulat que toute innovation est synonyme de progrès. Développer des formes d’innovation plus responsables suppose de dépasser le seul plan des intentions et de déployer des processus de gouvernance plus inclusifs, ouverts aux acteurs de la société civile, et attentifs aux conséquences potentielles et aux signaux faibles afin de les corriger en temps réel.

L’idée de l’innovation responsable est d’abord de remettre en cause le postulat que toute innovation est synonyme de progrès.

Deuxième axe : agir sur le système d’offre. Pourquoi l’offre serait-elle nécessairement construite sur la vente de produits technologiques ? Quelles sont les solutions autres que la décroissance préconisée par certains ? Deux stratégies sont actuellement explorées par un nombre croissant d’entreprises : le développement d’offres de produits-services, appelé également économie de fonctionnalité, et le développement du low tech.

L’économie de fonctionnalité (as a service, en anglais) se fonde sur l’idée que la proposition de valeur que recherchent un nombre croissant de clients n’est pas la possession d’un produit mais son usage qui peut être fourni sous la forme de services. Le fournisseur de services, propriétaire des technologies et des produits, les met à disposition des clients dans le cadre d’une relation de service assortie d’engagements de performance. Ce type d’offre se développe principalement dans le domaine des services aux professionnels, par exemple pour la fourniture d’énergie («  zero carbon as a service  » d’Engie), la fourniture d’éclairage («  light as a service  » de Signify). L’intérêt de ce concept est que, le chiffre d’affaires se faisant désormais sur la base de services, il n’est plus contradictoire avec la conception de produits durables. Bien au contraire, le fournisseur de services a intérêt à développer des technologies et produits à très longue durée de vie et fiables. De telles solutions réduisent l’impact environnemental en rallongeant la durée de vie et en intensifiant l’usage des produits. Les entreprises sont encore loin d’avoir exploré le potentiel de ce type d’offres.

Pour répondre à un besoin, la solution n’est pas nécessairement dans la haute technologie. De nombreuses entreprises et usagers explorent aujourd’hui des solutions low tech, moins coûteuses et plus robustes, avec des impacts associés réduits[12]. Dans le domaine de la téléphonie mobile, une entreprise comme Fairphone a pris le contre-pied de la stratégie d’Apple. Il ne s’agit pas de concevoir un smartphone avec des fonctionnalités sans cesse plus sophistiquées et dont le prix de vente élevé exclut les consommateurs les moins fortunés, mais de concevoir un téléphone, simple, facilement réparable, peu énergivore et à un coût raisonnable, qui est fabriqué à partir de composants produits localement et avec des impacts environnementaux moindres. Des stratégies de ce type se développent pour proposer des solutions adaptées dans les pays émergents, où les populations n’ont pas les moyens de se payer des produits ou des technologies coûteuses et complexes. Mais pourquoi ne trouveraient-elles pas aussi leur marché dans les pays plus développés auprès de clients, notamment les plus jeunes, lassés d’une course sans limite vers la sophistication technologique ?

Le changement des modes de vie et de consommation vers des modèles plus sobres et avec un moindre gaspillage est, de l’avis des experts et des Ong, une condition indispensable à une transition énergétique et écologique. C’est notamment l’objet de la loi actuellement en préparation sur l’anti-gaspillage et l’économie circulaire. Les mesures visant à promouvoir la «  réparabilité  », l’allongement de la durée de vie des produits, leur réemploi (seconde vie des produits) ainsi que la lutte contre le gaspillage s’inscrit dans cette tendance où il s’agit de ralentir le rythme de renouvellement des produits. Les freins au développement de ces activités ne sont pas seulement économiques ou techniques, ils sont également culturels. Il faut convaincre les consommateurs que les produits réparés ou reconditionnés ont des fonctionnalités équivalentes aux produits neufs, ce qui est loin d’être évident dans les pays développés où toute l’action des d’entreprises a été de convaincre les consommateurs de renouveler sans cesse leurs produits[13].

La baisse significative des besoins énergétiques passe par l’activation systématique de tous ces leviers dans le cadre d’une approche systémique. Réduire par exemple la demande d’énergie associée aux transports suppose de développer une réflexion intégrant non seulement le développement de nouvelles technologies mais également les politiques d’aménagement et d’urbanisme – en particulier la lutte contre l’étalement urbain –, l’offre de transports publics et le développement de modes de transport doux (vélo, marche). Ainsi, le mouvement des villes en transition qui visent à favoriser la résilience et à mettre en place une décroissance des besoins énergétiques constitue une expérience intéressante.

Faire prendre conscience aux citoyens et aux consommateurs des conséquences de leurs actes passe également par un travail d’éducation et de sensibilisation. C’est la condition du développement de modes de consommation plus responsables, soucieux, au-delà du prix, de leurs conséquences environnementales et sociales. À cet égard, les mobilisations des jeunes générations sur ces sujets, mais aussi leur rejet de toute forme de greenwashing, soulignent que la bataille pour faire changer les comportements n’est pas encore perdue.

[1] - Benjamin Dessus, «  La transition énergétique : pourquoi, pour qui et comment ?  », Les Possibles, no 3, printemps 2014, p. 1-5.

[2] - Voir Aurélien Acquier, «  L’innovation technologique à l’épreuve de l’anthropocène  », Cahiers français, janvier-février 2020.

[3] - Voir Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018.

[4] - The Shift Project, “Lean ICT: Towards Digital Sobriety”, mars 2019 (theshiftproject.org).

[5] - Voir Franck Aggeri et Julie Labatut, «  Les métamorphoses de l’instrumentation gestionnaire  », dans Charlotte Halpern, Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (sous la dir. de), L’Instrumentation de l’action publique. Controverses, résistances, effets, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 63-94 ; Ève Chiapello et Patrick Gilbert, Sociologie des outils de gestion, Paris, La Découverte, 2013 ; Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.

[6] - Michel Berry, Une technologie invisible. L’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains, rapport de l’École Polytechnique, 1983.

[7] - Voir Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle [1954], Paris, Economica, 1990 ; A. Acquier, «  La grande entreprise technologique : durabilité, politique et science-fiction  », Entreprises et histoire, no 96, septembre 2019, p. 94-105.

[8] - Voir Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970.

[9] - Bernard London, L’Obsolescence planifiée. Pour en finir avec la Grande Dépression [1932], postface de Serge Latouche, Paris, Éditions B2, 2013.

[10] - Voir Alexandre Rambaud et Jacques Richard, “The ‘Triple Depreciation Line’ instead of the ‘Triple Bottom Line’: Towards a genuine integrated reporting”, Critical Perspectives on Accounting, no 33, 2015, p. 92-116.

[11] - Voir Andreas Georg Scherer et Christian Voegtlin, “Corporate governance for responsible innovation: Approaches to corporate governance and their implications for sustainable development”, Academy of Management Perspectives, 2018.

[12] - Voir Philippe Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Paris, Seuil, 2014.

[13] - Voir Valérie Guillard (sous la dir. de), Du gaspillage à la sobriété. Avoir moins et vivre mieux ?, préface de Serge Tisseron, postface de Dominique Méda, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2019.

Franck Aggeri

Franck Aggeri est professeur à MINES ParisTech, directeur du Centre de gestion scientifique et co-responsable du Département « Économie Management Société ». Ses recherches portent principalement sur le développement durable.

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L’économie contre l’écologie ?

Le dossier, coordonné par Bernard Perret, regrette que la prise de conscience de la crise écologique ait si peu d’effet encore sur la science et les réalités économiques. C’est tout notre cadre de pensée qu’il faudrait remettre en chantier, si l’on veut que l’économie devienne soutenable. À lire aussi dans ce numéro : survivre à Auschwitz, vivre avec Alzheimer, le Hirak algérien, le jeu dangereux entre l’Iran et les États-Unis et un entretien avec les réalisateurs de Pour Sama.