Peut-on tout acheter?
Les limites morales des marchés
À propos du livre de Michael Sandel, Ce que l'argent ne saurait acheter : Les limites morales du marché, Paris, Le Seuil, 2014
Tout n’est pas à vendre. L’argent ne peut pas et ne doit pas tout acheter. Il y a beaucoup de biens ou de services dans la société, ou à l’inverse des obligations sociales, dont les traditions, la morale ou la loi empêchent l’échange ou la mise sur le marché. Par exemple, on interdit le commerce d’organes (mais pas dans tous les pays), le commerce d’êtres humains ou le travail forcé qui en est une variante, le service de mère porteuse (qui lui-même est fortement restreint). On ne peut pas acheter sur un marché un droit de citoyenneté ni même un permis de séjour. De même, on ne peut s’exonérer avec l’argent d’une peine prononcée pour un crime (encore que la procédure du plea bargaining aux États-Unis a certaines caractéristiques d’un marché). On ne rachète pas l’obligation de faire de la prison, en y substituant par exemple quelqu'un qui accepterait de faire le temps carcéral à la place de la personne condamnée, un pigeon comme on disait autrefois, selon un contrat monétaire dont tout étudiant de deuxième année en économie serait capable de soutenir qu’il peut être gagnant pour les deux parties et donc présenter une certaine utilité sociale[1]. Le droit de vote, attribut important de la citoyenneté en démocratie, ne s’achète pas. Il en va de même des services sexuels, même si la variété avec laquelle leur interdiction ou restriction reçoivent une formulation légale selon les pays montre l’embarras du législateur devant ce sujet complexe.
C’est là-dessus que Michael Sandel a écrit un livre important. Sa thèse : rendre marchandes certaines des relations d’échange dans la société pose un double problème, d’équité et de dignité. La question d’équité est que le passage d’une interaction non marchande à un échange marchand peut exclure celui qui, précisément, n’a pas beaucoup d’argent. Dès lors que la pauvreté est une notion relative, qui dépend du regard de l’autre, cette exclusion est stigmatisante. Si de plus, comme le soutient Sandel, les marchés couvrent un nombre croissant d’activités autrefois à l’abri de transactions pécuniaires, on réduit les domaines où l’on traite sur un même pied celui qui a de l’argent et celui qui n’en a pas.
La question de dignité ou de non-corrosion est que l’échange marchand n’est pas neutre sur la qualité du bien échangé. Il peut corrompre le bien lui-même ou la personne d’un côté ou de l’autre de la transaction. Le marché n’est pas un simple « mécanisme », utile pour une allocation « efficace » des ressources. Il exclut les biens communs, par exemple. Il porte des valeurs et ces valeurs en évincent d’autres, faites de solidarité, d’entraide, de bien vivre, etc. Des sujets qui font l’ordinaire de la vie civique se transforment en « transactions », en « deals ». Pecunia non olet, dit-on, mais s’il n’a pas d’odeur, l’argent peut tacher.
Dans cet article, on traite tour à tour de ces deux volets, équité et dignité. Comme on le verra très vite, ils sont très fortement imbriqués, au point, pour en venir à la conclusion, qu’il est difficile d’identifier les questions d’équité que le marché poserait selon Sandel sans faire appel à celles qui relèvent de la dignité, le vrai sujet dans la relation économique. Pour l’exposé, on retient la méthode propre à Sandel, procédant davantage par exemples que par généralité immédiate.
On exclut de la discussion, comme le fait largement Sandel, d’autres sujets philosophiques ouverts par la question des marchés. En particulier, celui de la « vulnérabilité », cas entendu au sens large où la relation de marché est corrompue parce qu’il y a abus de position dominante, forte asymétrie dans l’accès à la bonne information, ou faiblesse et incapacité de la personne. C’est une critique forte des marchés de devoir trop s’en remettre à la protection du droit pour limiter ces abus. Adam Smith ou Rousseau s’élevaient déjà l’un et l’autre contre une organisation du marché du travail qui obligerait par désespoir le faible à se soumettre aux conditions salariales imposées par le fort. Cela justifiait pour Smith l’intervention de l’État, et, disait-il, non pour une raison d’efficacité, mais « par justice et équité »[2]. L’État régulateur, en matière de protection des consommateurs ou des salariés, mais aussi de promotion et protection de la concurrence, oblige ou incite – selon le degré de contrainte ou de paternalisme qu’il est prêt à assumer – à un échange réalisé dans des conditions concurrentielles, informées, transparentes et entre personnes ayant capacité à contracter. Si, selon un exemple donné par Kaushik Basu, dans un remarquable ouvrage qui fait écho à celui de Sandel[3], une sècheresse survient dans le pays qui oblige les éleveurs à vendre leurs troupeaux à l’encan, il est difficile de qualifier cette vente de librement consentie. Si les métiers les plus dangereux sont exercés par les travailleurs les moins payés – un fait toujours vérifié – peut-on parler de marché du travail concurrentiel et même selon certains de marché tout court ? Ces configurations ne peuvent pas échapper à l’examen moral des marchés. Le marché de concurrence pure et parfaite, entre parties prenantes libres et informées, est une abstraction qui n’est utile pour l’analyse que comme point de départ pour comprendre les innombrables distorsions qui l’affectent.
Sandel laisse aussi de côté un autre débat qui pourrait s’ouvrir, cette fois-ci avec le courant néolibéral ou libertarien, selon lequel il n’y a aucune légitimité, surtout de la part de l’État, à empêcher deux personnes de conclure un contrat d’échange dès lors que l’une et l’autre y trouvent leur intérêt. Les seules limites reconnues par les libertariens, chez Nozick par exemple, seraient la « vulnérabilité » d’une des parties, au sens entendu précédemment, et le cas où l’échange nuit ou porte atteinte à une tierce personne, à la liberté d’autrui. Sachant la fréquence de ces cas, ce débat recouvre largement le précédent. Mais à écarter ces débats, la position de Sandel n’en est que plus forte : les critiques qu’il porte à l’économie de marché valent quand bien même l’échange se ferait entre personnes libres, consentantes, informées, sans abus de position ni monopole, etc. Parce que l’acte marchand porte des cas d’iniquité et de destruction des valeurs.
Équité : le marché comme mécanisme discriminant
La règle de base d’un marché est que le bien va à celui qui lui donne la valeur la plus grande. Ce simple énoncé ouvre un dilemme qui occupe l’économie politique depuis son origine : cette valeur est-elle mesurée par l’utilité, c'est-à-dire le besoin intrinsèque que la personne ressent de cette consommation, ou bien par sa capacité à payer ? Dans une situation égalitaire où les niveaux de revenu sont les mêmes dans la population, la question disparaît : l’acheteur qui l’emporte sur un marché réduit la part de son revenu qu’il peut consacrer aux biens sur d’autres marchés : il gagne ici, mais va perdre là. Mais si le riche a davantage que le pauvre les moyens d’acheter, la question ne peut plus être évacuée : certains biens jugés essentiels par la société ne vont-ils pas échapper au moins bien loti ? Et ne fait-on pas naitre un sentiment d’insatisfaction chez celui qui voit le bien lui échapper par manque d’argent, surtout s’il le voit filer chez celui qui en a davantage que lui ?
Ces questions n’ouvrent pas en soi une critique des marchés, comme le reconnait Sandel. Que tout le monde ne puisse s’acheter une Ferrari n’est pas une condamnation du marché des voitures[4]. Les marchés restent « des instruments utiles et efficaces », dit-il (p. 10). Ce sont des mécanismes d’allocation, même si, c’est tout notre sujet, ils sont plus que cela. Par contre, ils amplifient le sentiment d’injustice en présence de fortes inégalités de revenus. On doute que l’acheteur d’une Ferrari ait à sacrifier les achats de fournitures scolaires de ses enfants. Et si, comme y insiste Sandel, on assiste à une extension continuelle du domaine des marchés, les cas d’insatisfaction et d’iniquité se multiplient.
Sandel relève la monétisation croissante des files d’attente dans la gestion des raretés de ressources : Disneyland vend des tickets VIP qui permettent de couper les longues queues devant les attractions ; il y a des entreprises aux États-Unis qui rendent le service de faire la queue pour vous, notamment pour assister aux séances du Congrès américain ; il y a des péages spécifiques pour rouler dans la file rapide sur autoroutes et éviter les bouchons. Il faut désormais acquitter un droit pour pénétrer en voiture dans la ville de Londres. La question de la pollution n’est plus seulement réglée par l’édiction d’interdits et de normes, mais par l’émission de droits à polluer, négociés librement sur un marché[5]. Sandel pourrait citer l’enjeu important de l’accès à Internet, que certains voudraient voir tomber dans le domaine des marchés avec la fin de la « neutralité du net » et l’allocation de la bande passante par des tarifs différenciés. Il y a bien une tonalité de discrimination derrière le mot très marketing de « différentiation tarifaire ». Dit fortement : aux riches la circulation libre de bouchons dans Londres, aux autres les transports en commun bondés ; aux riches et leurs enfants, l’accès rapide aux attractions de Disneyland, la queue pour les aux autres ; aux riches entreprises, la possibilité d’émettre des polluants, aux autres la restriction ; un Internet des riches et un Internet des pauvres.
Que répondent à cela la majorité des économistes ? Ils font appel à un principe de séparation entre la question de l’allocation des biens et celui de la disparité dans les revenus et les patrimoines, le seul qui importe à leurs yeux sur la question de l’égalité. C’est le marché qui selon eux gère le mieux l’allocation, tandis que c’est la redistribution des revenus, par le jeu de subventions, d’aides, de fiscalité progressive, etc., qui gère au mieux la disparité de ressources, cette redistribution étant dans l’orbite politique. Les instruments d’allocation de ressources qui agissent sur le marché (le rationnement et les files d’attente, les prix imposés, la gratuité ou le prix sous conditions de ressources, voire la loterie) sont selon eux inférieurs au marché libre comme moyens de gérer la rareté. En effet, le marché est un mécanisme sélectif qui assure de façon fluide que le bien ira chez celui qui le « demande » le plus, chacun exprimant directement ses préférences sur le marché. Le rationnement (d’un bien de base ou d’une attraction chez Disneyland) est un mécanisme fruste puisqu’il distribue les biens forfaitairement, sans savoir qui en veut beaucoup et qui en veut moins. Plutôt que de livrer gratuitement un bien à une personne démunie, il est préférable, suivant son propre intérêt, de lui donner l’équivalent en revenu, qu’elle sera libre d’utiliser à sa convenance.
On retrouve ici le postulat sacrosaint de souveraineté de l’individu dans ses choix de consommation. En le généralisant, l’allocation par le marché assure un équilibre optimum (dit de Pareto) où plus personne ne peut améliorer sa position par des échanges supplémentaires. Bien-sûr, les économistes ajoutent aussitôt que ce résultat ne tient qu’à distribution donnée des revenus. Une autre répartition des revenus entrainerait un autre équilibre tout autant « optimal ». Comparer du point de vue social un optimum à un autre est, avec les seuls instruments de l’économiste, une affaire autrement difficile. John Stuart Mill était de ceux qui affirmaient avec force, sur des arguments utilitaristes, qu’une répartition plus égalitaire conduirait à un meilleur optimum social, parce que le pauvre trouve davantage d’utilité personnelle à consommer que le riche déjà bien muni. Avec des arguments proches, Adam Smith avant lui se prononçait pour un impôt progressif sur le revenu. Mais la plupart des économistes répugnent à des comparaisons interpersonnelles d’utilité et cet individualisme méthodologique explique qu’ils s’aventurent peu dans l’analyse théorique des questions d’inégalité, beaucoup moins qu’à l’époque des grands maîtres du passé. Il a fallu la remontée spectaculaire des inégalités de revenu et de patrimoine – et pas forcément le constat d’une marchandisation croissante de nos sociétés – pour qu’à nouveau les économistes s’emparent du sujet. L’extraordinaire succès du livre de Piketty en témoigne.
Mais les économistes se trompent-ils ? Un simple regard montre qu’une part énorme de la production et de la répartition des biens dans l’économie ne répond pas à ce principe de séparation. Ainsi, il y a accès largement gratuit à l’éducation primaire et secondaire ; les prix de la santé, du logement et des transports publics sont en grande partie administrés ou régis par des mécanismes d’assurance obligatoire ; les cantines scolaires ou d’autres biens sont subventionnés et soumis à conditions de ressources ; le prix d’un marché très important, le marché du travail, est parfois contrôlé, avec la législation sur le salaire minimum ; la TVA est un impôt qui affecte les prix relatifs des biens, taxant moins les biens de nécessité que les autres, etc. Évidemment, si le prix n’aide plus librement à répartir la rareté, il apparait des files d’attente, des rationnements ou au contraire des surconsommations. C’est le cas dans l’accès aux soins ou au logement, ou dans l’accès à l’emploi.
Une phase critique s’est ouverte depuis un certain temps au sein de la réflexion économique, et le livre de Sandel est un utile rappel à l’ordre. D’abord, on prend conscience qu’une aide sous forme de revenu est loin d’obéir au principe de séparation puisqu’elle affecte en particulier le prix relatif du travail et du loisir, et peut modifier les comportements en conséquence. Les arguments abondent pour justifier par exemple le subventionnement de l’éducation ou de la santé, au nom de l’équité ou selon l’argument que la société profite de citoyens mieux formés et en meilleure santé. On fait le constat qu’une gestion par file d’attente est un mode opératoire préférable à un mécanisme de marché, notamment si on vise un public en particulier et qu’on veut être sûr qu’il ait accès au bien en question[6]. La souveraineté de l’individu est battue en brèche. Ce n’est pas le plus « efficace » mais, comme le dit formidablement Paul Samuelson : « une bonne cause vaut bien un peu d’inefficacité ». Par exemple, les autorités de santé s’accommodent délibérément de services d’urgence hospitalière travaillant en sous-capacité. Par le rationnement de ce service très couteux, il y a sélection des gens les moins favorisés, ceux qui a priori peuvent « payer » de leur temps dans la queue. La méthode est imparfaite si on juge, comme le montrent les travaux d’Esther Duflo, qu’un des signes de la pauvreté réside dans ces pertes de temps qui, faute de capacité pécuniaire à les éviter, ferment d’autres opportunités. Mais à tout le moins la cible en matière de santé est atteinte.
Des années avant Sandel, James Tobin avait écrit un article important sur cette question[7]. Il désignait par « « égalitarisme général » la redistribution par action sur le revenu et « égalitarisme spécifique » celui impliquant des restrictions, des rationnements et des contrôles de prix. Il mettait le doigt sur une question décisive, qu’il faut mettre au cœur de l’argument de Sandel et que pourtant ce dernier ne rend pas explicite, à savoir la capacité du marché à réagir à une variation de prix, son « élasticité » dans le jargon. Son exemple est celui du thé lors de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne. Sachant le danger des mers, le pays s’est vu privé du gros de ses importations de thé. Qu’aurait dit un principe de marché ? Laisser s’établir le prix au niveau éclusant offre et demande, ce qui aurait à coup sûr privé de leur thé quotidien les parents du soldat se battant sur le front. Pour autant, ce niveau de prix n’aurait pas été en mesure de susciter une offre accrue. Comme il est intolérable que les gens puissent être exclus au profit d’autres mieux pourvus, la règle de marché est inacceptable. Une des solutions est d’instaurer des bons de rationnement. Il importe même que le bon de rationnement ne soit pas librement cessible sur un marché, c'est-à-dire que la personne à faible revenu qui ne consomme pas de thé ne puisse pas en avoir l’équivalent monétaire en le cédant à une autre. On renonce donc à optimiser l’utilité individuelle, et donc collective au sens de Pareto. Notons en passant que la libre négociation du bon après distribution aboutirait à lui donner un prix sur le marché secondaire exactement égal au prix qu’aurait le bien sur un marché libre, la seule différence étant les revenus distribués aux gens qui vont sur le marché revendre leur bon. L’exemple met bien en lumière les deux conditions où la question de l’équité est présente : quand le marché n’envoie pas les bons signaux sur l’offre et quand il n’est pas acceptable pour le bon citoyen que le Lord puisse continuer à boire son thé quand il en est, lui, privé. Le sentiment de justice veut qu’un bien de base ne puisse échapper à celui qui en a besoin. Cela relève de la dignité. Et la bonne répartition, en tout cas la plus commode, est égalitaire, comme le gâteau qu’on veille à couper à parts égales en famille.
Un cas analogue, mais à rebours, est celui de la conscription militaire. On ne négocie plus la possibilité d’échapper à ce devoir, dès lors que le sang et la vie sont en jeu. Ce fut pourtant le cas lors de la guerre de Sécession ou de la guerre franco-prussienne de 1870. Le remplacement de la conscription obligatoire par l’armée de métier, avec rémunération des soldats, a néanmoins un peu le même effet : ce sont les jeunes des quartiers pauvres qui composaient l’armée que les États-Unis envoyaient en Irak ; les autres avaient un meilleur usage de leur temps. Le devoir de défense nationale n’est plus alors un acte citoyen, mais une opportunité d’emploi. Implicitement, cette règle permet de mesurer le prix de la vie selon l’origine sociale. Il semble qu’il faille voir ici, entre autres raisons, la tendance moderne des conflits engagés par les pays avancés à exiger le « zéro perte humaine ». Si les pertes devaient être trop élevées, il y a aurait forcément pression pour revenir à une règle de conscription plus juste socialement, par exemple de loterie non négociable, comme cela a été fait par le passé, ou à nouveau de conscription nationale.
Thomas Schelling, un des fondateurs de la théorie des jeux, prend un exemple plus extrême encore, mais qui permet de préciser le problème moral en jeu, s’exprimant au mieux quand le sort des gens est commun et l’offre inélastique : celui du Titanic au moment de couler. Même si les canoés de sauvetage n’étaient prévus que pour les voyageurs de première classe (qui dans leur billet avait implicitement payé pour l’assurance vie complémentaire que leur offrait le transporteur en cas d’accident), il était inacceptable qu’on donne priorité devant la mort aux premières classes, qui plus est sous les yeux des autres. Un marché parallèle des droits d’accès aux canoés ne va pas en accroitre le nombre et n’irait qu’ajouter l’absurde à l’ignoble. Le « sous les yeux des autres » importe : il serait mieux toléré moralement que pour traverser l’Atlantique, il y ait eu deux classes séparées de bateau, ceux très chers offrant toutes les garanties ; ceux à bon marché et moins sécurisés, mais donnant une bonne information sur les risques encourus. Penserait-on par incidente que ce dilemme moral a disparu aujourd’hui en raison des normes de sécurité imposées à tout transport collectif, que le sort des émigrés clandestins sur la Méditerranée rappellerait à la réalité.
La question d’équité rejoint donc celle de la dignité. On l’illustre par un autre cas, plus bénin, – qui soit dit en passant offre un exemple de reflux du domaine de marché. Le métro parisien avait autrefois une première classe et l’a supprimé. Pourquoi ? Comme la congestion ne peut être évitée, du moins sans construction de nouvelles lignes, l’argument moral prévaut : égalité dans le malheur, on met tout le monde à la même enseigne. Une discrimination par le prix, intéressante du point de vue de l’optimum de l’économiste, ne fonctionne pas dans cette situation. Notre sens moral est à nouveau convoqué. S’il reste des tickets de première classe pour la SNCF grandes lignes, ils sont éthiquement admis parce qu’il n’y a pas (toujours) rationnement forcé dans des trains bondés. Mais ils ont disparu des trains de banlieue. Cette double condition (sort commun, inertie de l’offre) est insuffisamment mise en évidence dans les exemples donnés par Sandel.
L’inégalité est un constat dynamique
Un ticket premium permet à Disneyland de ne pas abandonner à ses clients la prime de rareté (ils la payent en temps d’attente !) et peut-être, accroissant ainsi sa rentabilité, d’investir dans de nouvelles attractions. La vérité du marché, si elle déverrouille l’offre, corrige à terme l’iniquité de la distribution initiale. On aurait ici une variante dynamique du principe de Rawls qui ne légitime l’inégalité que dans la mesure où elle profite au plus faible.
Plus prosaïquement, l’économiste aurait tendance à considérer cet exemple comme un simple sujet de marketing. Une marchandisation brutale consisterait en effet pour Disneyland à mettre son prix d’entrée dans le parc de façon à égaliser l’offre et la demande, c'est-à-dire en période d’affluence à un niveau beaucoup plus élevé que le prix pratiqué. Il ne le fait pas. Il préfère aller contre le jeu libre du marché, non pour des raisons altruistes mais parce qu’il lui faudrait en retour assumer la complexité de baisser le prix dans les périodes de basse fréquentation – un parc d’attraction n’est pas comme la fourniture d’électricité par EDF dont le prix varie selon les heures –, et surtout parce qu’il ne veut pas perdre contact avec une clientèle populaire, plus jeune et moins argentée. Sandel voit dans cet exemple une invasion rampante des marchés ; il pourrait tout aussi bien considérer le cas comme le refus d’un plein mécanisme de marché et son altération par un mécanisme de rationnement et de gestion différenciée de files d’attente[8]. Le terme de « VIP » retenu pour les billets premium n’est d’ailleurs pas le meilleur, en raison de la tonalité condescendante qu’il véhicule. Un homme marketing avisé le fera disparaître.
On peut renchérir sur Sandel avec des exemples plus décisifs, posant le même type de dilemme et qui ont, eux, une vraie résonance politique. Si, comme c’est largement le cas dans les grandes agglomérations françaises, l’offre de logement est verrouillée et qu’on ne traite pas à la base la question de ce verrouillage, l’égalitarisme général, par distribution de revenu, ne règle rien. Imaginons un marché libre du logement, mais avec deux types d’offre : des logements de qualité et des taudis, dont l’offre respective est rigide et ne réagit pas au prix. Le gouvernement voudrait-il régler la question par une allocation logement sous condition de ressources à destination des mal-logés pour leur permettre d’accéder au marché des logements de qualité ? Celle-ci se retrouverait dans les prix des logements de qualité, et donc dans la poche de leurs propriétaires, sans pour autant diminuer le nombre des mal-logés. Il en va de même si la subvention est à destination des propriétaires dans l’espoir qu’ils investissent dans l’immobilier, une pratique qu’un gouvernement de droite aura tendance à privilégier[9]. Le logement est un bien de base et on est tous à se loger dans la ville comme à voyager sur un même bateau, de sorte qu’il y aurait dans cette situation extrême un cas moral fort à agir par fixation des loyers, saisie ou taxation des logements peu occupés, même si cet égalitarisme spécifique extrême génère d’autres types d’effets néfastes. Et on doit même observer que la question morale, celle de la dignité, serait exacerbée si l’urbanisme urbain n’arrangeait pas une séparation spatiale entre les quartiers des bien- et des mal-logés, mais au contraire la pleine mixité, où chacun peut regarder l’autre. Si, comme c’est le cas aujourd’hui en France, il existe des leviers pour débloquer l’offre, le poids moral repose sur le gouvernement qui reste dans l’incapacité politique de les manœuvrer[10].
Dans l’exemple de la neutralité du net, la discrimination tarifaire semble de bon sens pour qui fait confiance aux marchés pour répartir le bien rare qu’est la bande passante. La Poste a bien une tarification différente pour une lettre délivrée à J+1 plutôt qu’à J+2. Mais il faut pousser l’analyse : les demandeurs de cette liberté tarifaire sont les fournisseurs d’accès, type Orange, dont l’enjeu est de récupérer une partie de la rente de rareté, et non les grands fournisseurs de contenu tel Google, qui vont acquitter le droit de passage en VIP. S’il y a un problème d’équité, disent les tenants de la libéralisation, c’est au marché lui-même de le résoudre par le jeu de la concurrence : la meilleure rentabilité des fournisseurs va accroitre l’offre de tuyaux, inciter de nouveaux acteurs à rentrer et donc à terme peser sur les prix au bénéfice des utilisateurs. On peut malheureusement douter de la possibilité pratique d’organiser une vraie concurrence sur le marché des fournisseurs qui puisse stimuler l’offre. La liberté tarifaire revient alors à une exclusion du « faible » au profit du « fort ». On en revient exactement, dans un contexte moins chargé moralement, au dilemme du Titanic. On note en passant l’importance de la concurrence pour empêcher ce verrouillage du marché et une mauvaise transmission des signaux donnés par les prix. Mais il serait naïf de penser qu’à elle seule la concurrence suffise à éradiquer les phénomènes de discrimination, d’où qu’ils viennent, de l’argent, du sexe ou de la couleur de peau. Kauschik Basu tue l’argument de Milton Friedman selon lequel la discrimination anti-Noirs aux États-Unis ne peut pas résister à un marché durablement concurrentiel (si les Noirs sont moins payés par pure discrimination, les firmes qui les emploient seront plus rentables, et donc recruteront des Noirs, ce qui à terme relèvera leurs salaires)[11]. Mais s’il y a des castes en Inde et une discrimination sociale contre les Afro-américains aux États-Unis, et les effets égalisateurs ne jouent pas.
Revenant aux effets d’offre, on le voit a contrario à propos des biens supérieurs, quand leur offre réagit convenablement aux prix. Le téléphone portable était il y a 15 ans un bien somptuaire et inaccessible aux bas-revenus. En même temps si rentable – et si attractif en raison du statut social qu’il conférait – que les producteurs ont investi fortement pour en accroître l’offre et en baisser le cout. Ce faisant, ils l’ont banalisé et lui ont fait perdre son statut initial. Il y avait là sort commun mais pas inélasticité. C’est tout le talent des entreprises de luxe de freiner cette banalisation par une gestion malthusienne de l’offre. Les gouvernements les aident abusivement en cela, en accordant sous l’influence de leurs lobbys des droits de propriété immatérielle trop généreux, permettant la collusion entre le producteur qui veut protéger sa rentabilité et le consommateur son statut social. L’exemple montre que l’égalitarisme spécifique est un outil délicat à manier : par exemple, des taux de TVA différenciés entre biens « de luxe » et biens de base ne sont justifiés que si l’offre du bien de luxe est inélastique. Autrement, c’est cristalliser une situation acquise, et dans un monde où la perception individuelle du statut est potentiellement discriminante.
Au total, les exemples donnés par Sandel sous le chapitre de l’équité peuvent souvent recevoir une réponse instrumentale, sauf quand ils combinent fixité de l’offre et sort commun. La question de l’équité n’est pas une objection systématique à l’économie de marché et à ses représentations théoriques les plus courantes. Elle ne l’est que si elle appelle la question de la dignité ou si l’inégalité un temps formée ne peut que se perpétuer, en raison d’une incapacité du marché à jouer son rôle de signal sur l’offre du bien. Mais s’il y arrive, l’inégalité créée relève du pis-aller rawlsien mentionné plus haut.
Dignité : le marché comme mécanisme corrosif
On touche ici le cas où l’acte marchand transforme la nature même du bien qui est échangé ainsi que les intervenants à l’échange. On n’achète pas l’amitié ; on n’achète pas non plus un prix littéraire ou le prix Nobel d’économie, même chez les économistes qui pourtant veulent mettre du marché partout[12]. La valeur du bien s’évapore dès qu’il entre dans l’espace marchand. On pervertit l’effort de l’enfant s’il reçoit une récompense, a fortiori pécuniaire, quand il fait bien les fiches de lecture que son professeur lui demande. Cela rappelle le commerce des indulgences. On ne fait pas de cadeau en argent à un être cher : la relation interpersonnelle serait affectée, en dépit de l’argument utilitariste au sens étroit que le don en argent élargirait l’espace des choix. Le cadeau est tout autant choisi en vue de la personne qui reçoit que de celle qui offre[13]. Il engage et peut aller jusqu’à offenser celui sur qui pèse désormais l’obligation du contredon. « La charité est encore blessante pour celui qui l'accepte, et tout l'effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche “aumônier” », indique Marcel Mauss dont le nom marque l’étude de ces interférences[14]. Il y a atteinte à la dignité de la personne. Le jugement esthétique porté sur une œuvre d’art, nous rappelle Veblen, est faussée dès qu’on en connait le prix de marché.
Pour préciser cette notion, Sandel cite l’étude célèbre de Richard Titmuss, un classique désormais de la philosophie morale[15]. Titmuss constatait, en comparant les États-Unis (où la collecte du sang est pécuniaire) et le Royaume-Uni (où elle est caritative), que le don est plus efficace car ce dernier fait appel à des valeurs altruistes. Si on m’offre de l’argent pour donner mon sang, on me fait quitter le domaine du don, on s’adresse à mon lobe homo œconomicus et je me mets à calculer si le prix offert est satisfaisant. Un autre « cas » célèbre, lui aussi emblématique dans les débats de philosophie morale, est celui du jardin d’enfants en Israël. Face au comportement négligent des parents qui venaient avec retard chercher leur bambin, les puéricultrices ont instauré un système de pénalité pécuniaire, c'est-à-dire une amende. Résultat, loin de se réduire, les retards se sont accrus parce que les parents, ici encore basculés vers l’espace marchand, font désormais appel à des motivations différentes et calculent le cout pécuniaire de l’heure de retard. Le marché envoie alors les mauvaises « incitations », pour employer le langage des économistes.
C’est leur discipline qui est ici sur la sellette, parce que le gros de ses enseignements repose sur cet utilitarisme primaire qui fait de la satisfaction personnelle immédiate le compas du comportement humain. L’enseignement de l’économie pourrait même être mis en cause dans la fabrication de cet égoïsme propre au raisonnement de marché. Dans un article important, Luigi Zingales cite un ancien élève de Gary Becker, cet économiste du choix rationnel, qui a généralisé la logique coûts-avantages à l’ensemble des comportements humains, allant du mariage à la criminalité et aux dons d’organe[16]. L’élève rapportait que ce cours, en dépit des intentions de l’enseignant, lui avait appris qu’il était irrationnel de ne pas commettre un crime si l’avantage escompté dépassait le cout de la punition. La science économique fait fausse route à vouloir rester agnostique, à ignorer la charge affective forte de telles propositions et à s’abriter derrière la distinction, passablement poreuse, entre le descriptif et le normatif en sciences sociales. Or, trop d’économistes s’y prêtent. Commentant le cas présenté par Titmuss sur le don du sang, Kenneth Arrow, mieux avisé habituellement, faisait la remarque juste qu’une relation de marché permet de rendre anonyme la relation entre le donneur et le receveur, de la dépersonnaliser. Mais, ajoutait-il, de ne pas engager des « ressources » en altruisme, parce que celles-ci sont rares et qu’il vaut mieux s’en servir à bon escient[17]. Non, l’altruisme, si on pense à lui en tant que bien, n’est pas substituable à un bien marchand ; il lui est complémentaire, non antagonique. L’altruisme crée l’altruisme.
Bien-sûr, la réflexion des économistes évolue. Il est habituel à présent de ne plus se limiter au modèle utilitariste étroit d’un individu autocentré et sans regard sur l’extérieur. Le même Gary Becker a été l’un des premiers à tenter d’introduire formellement dans l’ « utilité » ressentie par une personne l’utilité qu’elle ressent chez les autres. Le champ de recherche est actif dans ce domaine, au prix d’une complexité qui revient à mettre en cause les résultats popularisés dans les manuels, au couvert idéologique discutable. Les travaux introduisent la distinction classique faite par les psychologues entre des motivations extrinsèques, telles que le seraient les considérations utilitaires sur base d’incitations venues de l’environnement, et des motivations intrinsèques, comme le sont les valeurs morales, la perception par les autres de son comportement, les normes sociales, etc. En quelque sorte ici, une « internalité » de la norme, du droit et de la morale, ce que Durkheim désignait par « les règles de conduites sanctionnées ». Si les économistes devaient s’embarquer plus avant dans ce programme de travail, il leur faudrait l’appui de bien d’autres disciplines des sciences humaines.
Il faut noter que cet effort intellectuel n’oblige pas à rejeter l’approche utilitariste, du moins dans sa variante conséquentialiste ne limitant pas son angle de tir à la simple utilité autocentrée de l’individu. Elle est déjà attestée par John Stuart Mill qui faisait du bonheur collectif un marqueur de la bonne vie individuelle. Il y a toujours un espace qui permet de « rattraper » le raisonnement utilitariste, comme le montre le célèbre dilemme moral : peut-on torturer le terroriste pour qu’il nous dise où trouver la bombe avant qu’elle explose et ainsi de sauver 100 personnes ? Dans l’espace des utilités, que vaut un seul individu face à 100 vies sauvées, une logique dont on s’est prévalu lors de la bataille d’Alger ou à Guantanamo ? Une vision déontologique condamne dans l’absolu de tels actes. Mais la critique utilitariste peut tout autant prendre en compte le dommage moral et la perte de réputation que subit le pays à recourir à de tels actes.
Amende ou prix de marché ?
Une dimension de l’espace marchand, bien perceptible à propos de l’analyse de la criminalité par Becker ou de l’exemple israélien, est que l’amende ou la pénalité peuvent apparaître comme un prix implicite, c'est-à-dire n’est là que pour dicter les choix de l’individu comme le ferait le prix d’un bien mis à la vente et dont on pèserait les avantages et les inconvénients ; ou encore une incitation externe plutôt qu’une marque de réprobation[18]. L’enjeu moral est ici incontournable : Sandel cite les amendes pour infraction à la loi sur l’enfant unique en Chine, de plus en plus considérées par les riches Chinois comme le prix d’un second enfant. Un exemple plus près de nous est celui de la législation en faveur de l’emploi des handicapés. Toute entreprise doit compter au moins 6% de ses effectifs relevant de situations de handicap. Elle peut se décharger de cette obligation en acquittant une contribution obligatoire, mesurée par l’écart au quota imposé. Ne met-on pas ainsi un prix – moralement contestable – pour « se débarrasser » de l’emploi des handicapés ? Si c’est de l’ordre du devoir moral de l’entreprise, il serait préférable d’agir par d’autres moyens, en mettant par exemple le critère de l’emploi handicapé dans les critères de développement durable ou éthique, et faciliter une pression par les pairs ou par les consommateurs, voire de pénaliser. L’amende est une solution trop facile. Ou encore, l’obligation de 25% de logements sociaux dans les villes rencontre parfois des contraintes très lourdes dues au passé urbain, à la cherté du foncier, etc. D’où une pénalité. Sauf à être mise à un niveau prohibitif, la pénalité est fréquemment « arbitrée », c'est-à-dire mise en balance avec le cout d’implantation de logements sociaux. L’amende devient un prix. On pourrait même aisément améliorer le mécanisme en instaurant un bonus / malus qui ferait qu’une ville dépassant son quota bénéficierait d’une subvention de la part des autres communes. Perdrait-on quelque chose dans ce qui est assez proche d’un permis d’émission de CO² ? Oui et non, on accroitrait l’équité interurbaine par rapport au mécanisme du prix fixe, mais on révèlerait le « cout » du pauvre dans la cité, c'est-à-dire son désagrément pour les riches habitants. L’obligation démocratique d’une mixité sociale passerait par le filtre du calcul économique. Sandel touche ici quelque chose d’important et le langage de l’économiste permet de l’expliciter. Cette discussion pénalité vs. prix renvoie au débat central de la philosophie pénale, celui de la peine comme dissuasion (comme le fait un prix qui dicte un comportement) ou de la peine comme punition.
Sandel développe toutefois ses cas moraux en faisant abstraction du cadre institutionnel et culturel de la société qui les produit. Reprenant l’exemple israélien, imaginons qu’au lieu d’être un jardin d’enfants organisé de façon coopérative par une association de parents, il s’agisse d’une garderie publique gérée par l’État. Ne retombe-t-on pas dans le domaine de la pénalité, comme celle qui sanctionne un dépassement d’horaire sur un parking ? Ce n’est que si la garderie n’est pas organisée sur le mode contractuel qu’on peut quitter la règle de droit et exiger des parents « qu’ils se comportent bien ». La pénalité est l’opprobre moral, si l'on arrive à le rendre effectif, ce qui est le cas pour de petites communautés sous le chapeau du « il y a des choses qui ne se font pas », comme de ne pas payer sa part dans un weekend entre amis.
La discussion sur les incitations
Les économistes aiment les incitations matérielles, véhiculées par le marché ou les contrats. De plus en plus, les contrats de travail incluent des clauses de rémunération à la performance, qui donnent un prix de marché, qu’on appelle le bonus, à l’effort et surtout aux résultats, même si ce prix de marché ne vaut qu’à l’intérieur de l’entreprise. Voici un domaine où les relations de marché se sont progressivement glissées. On retrouve l’ambivalence rencontrée précédemment : l’incitation pécuniaire rapproche d’un côté le travail salarié d’une notion de partenariat, comme si le salarié devenait un quasi-actionnaire, intéressé aux gains et aux risques de l’activité[19]. Mais elle peut en retour corrompre le sens de l’effort et le gout du travail bien fait, et se retourner contre l’entreprise qui l’utilise. J’ai mon bonus, peut dire le salarié, parce que je travaille bien. Est-ce à dire que si je n’en reçois pas, je dois mal travailler ? Où est la cause, où est l’effet ? L’individu perd son autonomie de décision et une forme de liberté à se voir considéré comme un « mécanisme » pilotable de l’extérieur par le jeu des incitations pécuniaires. Les cas où l’incitation est contreproductive sont trop nombreux pour que l’économiste puisse vivre encore avec ses habitudes de travail. Un prix mis à zéro pour une transaction (sur le travail, sur les biens) est pour lui une aberration, puisque la transaction a une « valeur ». Avec la même logique, il refuserait de comprendre qu’il puisse y avoir des condamnations carcérales pour les lourdes fautes, puisqu’une réparation pécuniaire, opérée par une transaction, accroîtrait l’utilité de chacun. C’est oublier que tant la condamnation que le rejet d’une relation marchande expriment des valeurs jugées socialement plus importantes. La gratuité est signifiante, comme l’est la punition. Sandel le rappelle justement. Un champ de recherche en économie – mais on peut dire autant en psychologie et en sociologie – s’essaie à intégrer dans ses « modèles » cette interaction des contrats, des normes et de la loi[20].
On peut reprendre sous forme de blague l’exemple cité par Sandel de l’enfant à qui on paie sa fiche de lecture. Papa dirait à Toto : « Toto, ta maitresse n’est pas du tout contente. Tu ne lis pas assez. Je te donne 5 euros pour chaque fiche de lecture que tu fais ! » Si Toto file dans sa chambre et commence fiévreusement à écrire ses fiches de lecture, il répond correctement aux incitations économiques. Si Toto dit : « Père, j’ai lu tous les livres de Michael Sandel. Tu mélanges honteusement la sphère marchande et le respect du libre choix, au détriment de tous les principes pédagogiques. Je ne ferai pas ta fiche ! », voici un rebelle au marché. Mais si Toto court à l’ordinateur et tape sur auboncoin.fr : « Achète fiches de lecture pour 3 euros », alors il fait mieux que répondre aux incitations, c’est un futur économiste !
Sur la neutralité des marchés
C’est un avantage souvent reconnu aux marchés que d’éviter de poser les questions morales, de rendre « neutres » les relations. C’est même une protection de l’individu de banaliser l’échange, de le rendre anonyme, d’éviter de transformer la relation entre deux personnes dans l’échange en un tête-à-tête singulier. Le propre d’un échange marchand est de rompre le lien don / contredon qui parfois emprisonne, comme le note Jean-Pierre Dupuy, qui préface l’ouvrage de Sandel. Il importe que la relation avec son médecin soit pécuniaire : cela ôte la charge émotionnelle d’une relation par nature très intime ; elle la dédouane et permet la rupture du lien. Elle rend quittes. Il est essentiel pour la souplesse du lien social qu’on puisse être « quittes » et sortir aisément des relations chargées en émotion. Le marché crée des relations horizontales, d’intensité faible, mais variées et multiples, là où les relations non marchandes sont fortes et concentrées. Le marché peut créer distance mais solitude entre les individus, alors que les liens sociaux non marchands peuvent être intenses et enrichissants tout comme oppressants. Le marché « marchandise », mais ouvre les options. Par exemple, la participation des femmes au marché du travail, renforcée au cours de la Première Guerre mondiale, étend le nombre des travailleurs sous le joug salarial en même temps qu’il représente une libération par rapport à l’économie domestique. Le salariat a été dans la grande transformation vers le capitalisme facteur de libération, puisqu’il permet de remplacer les liens spécifiques qu’il y avait avec un maître unique, par des liens multiples et désengagés avec beaucoup, une remarque que faisait déjà Adam Smith.
À nouveau ambivalence : d’un côté, le point de vue de Smith sur le détachement des liens que permet le marché (sans qu’il ait vu ce que cela allait donner dans la Manchester des années 1840 ou dans le Guangdong aujourd’hui). De l’autre, celui de Polanyi pour qui la même bascule vers l’économie de marché s’est faite par destruction de valeurs sociales, de réseaux et de biens communs constitués de longue date. Les réseaux étroits de solidarité et le capital social, qui aident à unir un groupe mais sont souvent le lieu de pouvoirs et de domination, se dissolvent devant l’anonymat et la généralité du marché. Le phénomène s’observe chaque jour : s’il existe au sein d’une entreprise ou d’un secteur industriel des subventions croisées entre activités, l’arrivée de nouveaux concurrents détruit ces possibilités de subventions et met en évidence des zones de non-rentabilité. Elles disparaissent ou sont renvoyées à la charge de l’État, en lieu et place du système de financement implicite qui prévalait dans l’ordre ancien. Un bon exemple est celui des mutuelles ou des partenariats, une forme juridique très courante dans certaines activités économiques : services, agriculture, assurance, banque…. L’esprit d’un partenariat ou d’une mutualité, c’est de permettre à tout moment que de nouveaux partenaires puissent entrer dans l’association de capitaux à un prix accessible. Un cabinet d’avocats, s’il est organisé sous forme de société anonyme, ne peut garantir cela, puisque le prix de la part, ou de l’action, va refléter le succès économique du moment. Dans un partenariat, le prix de la part ne varie pas, ou bien de façon forfaitaire et mesurée, et le partenaire qui s’en va touche son capital initial et peut céder ses parts à un autre partenaire à des conditions raisonnables. Il y a implicitement une solidarité intergénérationnelle : l’avocat peut s’enrichir des profits versés aux associés, mais pas de la revente de ses parts aux conditions de marché. Mais que se passe-t-il si la pression du marché devient très forte ? La tentation est forte pour la génération courante d’associés de rompre ce pacte implicite et d’accepter de céder le partenariat aux prix de marché. Elle empoche ainsi en une fois le fruit du travail accumulé des générations précédentes. C’est ainsi que la plupart des building societies, sociétés mutualistes de financement de l’immobilier au Royaume-Uni, se sont vendues dans les années 1990 à des banques ou ont organisé leur mise en Bourse ; ou bien que Goldman-Sachs, banque d'investissement américaine organisée autrefois sous forme de partenariat, s’est coté en Bourse, les partenaires du moment s’enrichissant follement en revendant leurs parts au prix beaucoup plus élevé du marché. Les forces du marché avaient rompu le pacte d’association. Le jeu s’interrompait pour les futurs employés de l’entreprise et les associés d’autrefois ont dû se sentir sots, fidèles qu’ils étaient à l’esprit du partenariat, d’avoir laissé empocher le pactole par d’autres. Le marché exerce donc une force de dissolution très corrosive qui freine l’exercice d’activités à but lucratif dans des cadres éthiques contraire à sa propre loi.
C’est cette ambivalence qu’expose Albert Hirschman dans un texte moins connu que son très célèbre livre sur les passions et les intérêts, qui en prolonge l’analyse sur la période postclassique des 19ème et 20ème siècles[21]. Il relève par exemple l’analyse faite par Durkheim d’un marché, résultat de la division du travail, qui enserre les individus dans une toile d’obligations et de droits croisés, brefs et ponctuels, mais une toile qui se renouvèle constamment et crée une « solidarité d’échangistes ». On a tort ainsi d’opposer la concurrence, qui serait l’apanage du marché, et la coopération, qui appartiendrait à la sphère publique ou politique. On peut citer Timothy Taylor qui reprend à son compte l’idée de Durkheim[22]. Il écrit : « Si la concurrence et la coopération sont compris comme des choix volontaires (et, après tout, une coopération involontaire est un oxymore), alors une économie pleinement planifiée serait l’opposé tant de la concurrence que de la coopération. Quand le gouvernement dicte les prix et les quantités, l’économie planifiée élimine la propension des participants au marché tant à se concurrencer qu’à coopérer. »
Le marché agit aussi comme un organe de régulation non politique, et cette fonction peut être acceptée socialement. Le bon exemple, très chargé politiquement en France, est l’organisation des systèmes publics de retraite par répartition. La modification des paramètres, rendue nécessaire suite aux continuels chocs externes, relève immédiatement de la décision politique, qui remet alors sur la sellette les prises d’intérêt traditionnels des acteurs en présence. Un financement des retraites qui repose sur l’épargne investie est dans une large mesure en autopilote : les ajustements procèdent des mouvements de marché et donc disparaissent la plupart du temps du champ et du débat politique. Est-ce une bonne chose ? Peut-on transposer ce que disait Arrow du sentiment d’altruisme et dire que le capital politique n’est pas une denrée illimitée et qu’il est bon de l’utiliser avec parcimonie ? Sandel s’élève à l’évidence contre une telle formulation, lui qui reproche précisément aux mécanismes de marché d’évincer les questions morales et politiques, alors qu’elles font la vigueur d’une société démocratique. Il n’est pourtant pas forcément inutile qu’une part de l’activité humaine soit enserrée dans des automatismes, que les incitations, y compris dans leur sens le plus pécuniaire, soient efficaces et que les individus soient parfois transformés en servomécanismes, réagissant de façon automatique aux stimuli externes. Il y a certes privation d’autonomie et de liberté – du moins dans la sphère au total limitée des choix économiques – mais en retour garantie de stabilité. Les gens réagissent-ils aux signaux prix ? Très bien, cela permet de les « utiliser » pour modifier les comportements dans un sens jugé socialement positif, ce qui donne des marges de manœuvre pour l’action publique, une vision repoussoir pour les tenants d’une vision déontologique de la morale. Mais si les publicitaires en profitent tous les jours, pourquoi l’État, pour des fins plus nobles, devrait-il s’en priver ? S’ouvre ainsi le champ de la fiscalité comportementale, où, pour des motifs par exemple écologiques, le gouvernement modifiera le prix relatif d’une ressource rare ou polluante, en lieu et place d’un marché défaillant, pour forcer ainsi à une restriction de la demande par les particuliers. Rien de mieux qu’un philosophe écossais pour formuler, toujours avec leur plaisir gourmand du paradoxe, l’attribut social intéressant de cette docilité : « En arrangeant le système du gouvernement (…), toute personne doit être prise pour un serviteur obéissant et n’avoir aucune autre fin, dans toutes ses actions, que son intérêt privé. Grâce à cet intérêt, on doit le gouverner, et en servant de lui, malgré son insatiable avarice et ambition, le faire coopérer au bien public[23]. » Les agents, pour ne pas parler ici de citoyens, deviennent ainsi prédictibles et téléguidables via l’action appropriée[24].
Un envahissement par le marché
Lionel Jospin, dans une phrase puissante reprise de Sandel, disait qu’il voulait bien d’une économie de marché, mais certainement pas de la « société de marché ». Balzac décrivait déjà la Bourse comme une foire immense non seulement des marchandises, mais des valeurs et des « âmes »[25]. Un regard long met toutefois en doute que la société ne fasse qu’étendre, encore et toujours, les domaines régis par des processus de marché. Plutôt que l’anecdote, il faut d’emblée saisir, ce que ne fait pas Sandel, les quelques domaines où la frontière du marché a fait historiquement un vrai bond vers l’avant, avec d’ailleurs une relative acceptation sociale après coup. Le premier cas est la levée progressive, à compter de la Réforme, de l’interdit sur l’intérêt qui avait été remis en force au Moyen-âge s’agissant de la chrétienté. Il en est résulté le commerce de l’argent, qui a été renforcé dans les économies modernes lorsqu’on est passé à un système de monnaie fiduciaire (où ce sont les banques privées qui créent la monnaie), entraînant la création d’un marché monétaire et financier. Le second historiquement est la grande transformation analysée par Polanyi, et Marx en premier, qui a généralisé le salariat et créé avec lui le « marché du travail ». Ensuite, un peu plus négligé par les historiens, la mise en place dès le début du 18ème siècle, de droits de propriété dits « intellectuels » sur la connaissance et le savoir, et donc la possibilité de leur négoce. Les contempteurs du marché l’oublient souvent dans leurs critiques, alors qu’on peut bâtir un cas solide sur leur nocivité[26]. Enfin, le marché de l’assurance-vie, un exemple commenté par Sandel, qui a subi un violent rejet social lors de son introduction à la fin du 19ème siècle : on ne gagne pas d’argent de la mort des autres ! C’est le succès de ce produit qui explique une bonne part du gonflement moderne des marchés financiers. Dans chacun de ces cas, la marche a été longue et a requis des développements institutionnels, juridiques et culturels importants.
Mais il y a des cas importants de retrait, même s’ils n’ont pas l’ampleur des avancées : on n’achète plus son exemption de la conscription militaire, le travail des enfants ne s’achète plus, la philanthropie s’étend (certes avec sa part d’hypocrisie et d’évasion fiscale), la première classe dans le métro a disparu, les dons d’organe et de sang plutôt que leur commerce, semblent s’imposer comme mode de collecte, la citoyenneté et le droit de vote ne sont plus soumis à une condition de patrimoine ou de revenu (le vote censitaire), le droit à émigrer ne fait pas encore, bien que Sandel donne un exemple du contraire, l’objet de transactions. L’esclavage a quasiment disparu. La dot est un phénomène en extinction dans les sociétés occidentales européennes et se modifie radicalement en Asie, sous l’effet du déficit de naissances des bébés fille : c’est désormais la famille du promis qui paie la dot et non plus la famille de la promise. Les contrats d’assurance ne sont pas cessibles ; la vente de charges publiques ou religieuses y a aussi presque complètement disparu. L’industrie du logiciel, gangrenée par les droits de propriété intellectuelle, voit croître vigoureusement le logiciel libre, où la diffusion gratuite est encouragée sous une forme compatible avec l’intervention d’acteurs privés évoluant dans la sphère marchande. Le régulateur américain s’est prononcé début 2015 en faveur de la qualification d’Internet comme « service public ». La conséquence en est le prix unique, un peu comme le service public du courrier ou de l’électricité qui facture au même prix selon que le service soit rendu au fond de la campagne ou en centre-ville. Le « fort » subventionne alors la consommation du « faible ».
Il faut retenir que les frontières du domaine des marchés sont mouvantes et qu’il manque peut-être une sociologie, un nouvel Albert Hirschman, capable d’expliquer pourquoi il en va ainsi. Il est donc discutable de voir le marché grignoter toujours plus les enclos de la vie sociale. Loin d’être une sorte d’hydre se développant spontanément, il faut au contraire un investissement attentif, y compris de la puissance publique et des États-nation, pour les développer et les préserver. On voit ces allers et venues dans le domaine plus prosaïque des valeurs culturelles. Marx faisait la remarque célèbre que le bourgeois transforme tout ce qui est sacré en profane. Mais voici que par transmutation malicieuse le bourgeois moderne, dans sa variante bohème, cherche tous les jours à changer le profane en sacré, à « retrouver » le goût des choses pas chères ou gratuites, la consommation qui fuit l’ordre marchand, le retour aux choses simples et naturelles, hallal ou cacher ou bio, selon le tampon de sacralité qu’on recherche. Le mouvement est bien-sûr repris, dans l’éternelle circularité des valeurs, par les spécialistes du marketing, mais ne peut pas être négligé ou traité avec un ressentiment populiste : il traduit la volonté des gens de circonscrire l’ordre marchand et précisément de refuser la corrosion de certaines valeurs qu’il apporte, épousant cette vérité que nous dit Sandel : « Les bonnes choses de la vie sont corrompues ou dégradées si traitées comme des marchandises » (p. 10) Son livre serait, dans un sens noble, une expression philosophique de ce besoin d’hygiène des valeurs.
Une solution aux marchés nocifs ou dégradants ?
On appelle par commodité « marché nocif » un marché que le législateur interdit, qui est donc refoulé dans le marché noir ou criminel. Cette définition est imparfaite, le nocif évoluant constamment, par exemple pour l’alcool ou la marijuana qui ont pu selon les époques et les pays passer d’un côté à l’autre de la frontière. Mais clairement l’argent ne rachète pas l’obligation de faire de la prison, en y substituant quelqu'un qui accepterait de faire le temps carcéral à la place de la personne condamnée – un contrat, dit de pigeon, que des gens pourraient trouver dans leur intérêt et qui se pratique encore clandestinement. On n’achète pas, du moins facialement, le droit de vote. Ce serait considérer la démocratie à l’égal d’une société de capitaux, où nous deviendrions en quelque sorte les actionnaires de notre collectivité, un terme que reprenait Sieyès quand il théorisait le bien-fondé du suffrage censitaire. Il en va de même des services sexuels, même si la variété selon les pays avec laquelle leur interdiction ou restriction reçoivent une formulation légale montre l’embarras du législateur devant ce sujet complexe.
Regardons par exemple la recommandation de certains d’organiser un marché des organes humains. On voit qu’il y a à la fois beaucoup de malades qui ne peuvent recevoir de rein, mais aussi beaucoup de gens prêts à en donner qui ne trouvent pas preneur, en raison des délais très courts et la compatibilité sanguine qu’il faut observer entre la collecte et l’implantation. Un mécanisme d’enchères ouvertes donnerait une solution mais cela provoque à juste titre révulsion et ces marchés demeurent clandestins : du point de vue de la dignité, ce seront les pauvres qui vendront leurs reins, les riches qui les achèteront. C’est ici qu’intervient Alvin Roth, un économiste américain qui a reçu le prix Nobel pour ses travaux sur l’« ingénierie de marché » (market design). Peut-on, tel est l’enjeu pour Roth, prévoir un « mécanisme » (design) qui a de bonnes vertus d’appariement sans heurter le tabou, c'est-à-dire en éliminant toute assimilation à un prix de marché ou à un mécanisme d’enchères ? Il en a conçu un, mis en vigueur récemment en Nouvelle Angleterre[27]. Sans rentrer dans les détails, c’est une version sophistiquée de l’échange simple que deux donneurs feraient entre eux s’il se trouvait que chacun d’eux n’a pas la compatibilité sanguine qui convient vis-à-vis de leur receveur respectif. En France, une bonne analogie est les programmes informatiques d’affectation des bacheliers en classes préparatoires via une chambre de compensation. La recherche est très active en ce domaine, auquel Internet et l’informatique sont en train de fournir un levier considérable, permettant d’introduire des complexités et contraintes transactionnelles de plus en plus grandes. L’une de ces contraintes est le respect des normes éthiques des participants. Le livre de Sandel n’aborde pas ce sujet, qui ouvre une autre facette du débat philosophique.
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Les tenants naïfs du marché voudraient le voir entrer inconsidérément dans des domaines où les institutions, le droit, la culture, la force de l’État, voire la technologie, ne le rendent pas approprié. Quand la discipline de marché ne peut prévaloir, alors il faut rester dans le domaine de la règle et du vivre en commun, c'est-à-dire la sphère « politique », c'est-à-dire encore d’arbitrages non violents entre des intérêts sociaux divergents. Michael Sandel rappelle avec force l’importance que garde l’ordre politique à cette fin, et plus encore, l’importance à ne pas réduire le politique à des questions neutres moralement. Écarter les questions morales permet de simplifier le débat démocratique, de lui rendre un aspect neutre, purement technique, en autopilotage. Mais en même temps atrophie ce débat. Il est juste de parler d’aide au logement ou d’aide sociale. C’est en faisant fuir ce débat que paradoxalement on rend le consensus plus difficile, parce que les gens sont confinés dans la sphère de leur intérêt individuel. On pense éviter le conflit à écarter du fait politique le débat sur les valeurs morales ; en fait, on rend le conflit moins passionnel, mais plus difficile à régler. La justice et l’ordre social purement vus d’un point de vue procédural, comme aimeraient nous y inviter Habermas ou Rawls, nous mettent sur un terrain trop étroit et étrangement sec. Est-ce que cela n’ouvre pas la porte, ayant renoncé à l’ordre des comportements moraux, à nous ramener une fois de plus à l’ordre pécuniaire ?
François Meunier
[1] Il passait encore récemment sur les écrans parisiens le merveilleux film Le Pigeon, tourné en 1958 par Mario Monicelli avec Claudia Cardinale, Vittorio Gassman, Marcello Mastroianni et surtout Toto, dont l’histoire démarre sur un tel cas.
[2] « Quand la régulation est en faveur du travailleur, écrit-il dans la Richesse des nations, elle est toujours juste et équitable ; mais il en va parfois autrement quand elle est en faveur des patrons. » Rousseau va plus loin : « Aucun citoyen ne devrait être assez riche pour acheter l’autre ; et aucun assez pauvre pour être forcé à se vendre. »
[4] Selon l’expression de Thomas Besley, qui fait une revue critique très complète de l’ouvrage. Voir Timothy Besley, "What's the Good of the Market? An Essay on Michael Sandel's What Money Can't Buy." Journal of Economic Literature, 2013, 51(2): 478-95.
[5] Le terme même de « droits à polluer » porte réprobation, s’il s’agit d’un droit à transgresser un interdit. On l’euphémise en parlant de « permis d’émission de produits polluants ».
[6] L’article fondateur est celui de Martin L. Weitzman, "Is the Price System or Rationing More Effective in Getting a Commodity to Those Who Need It Most?, " Bell Journal of Economics, The RAND Corporation, 1977, vol. 8(2), pages 517-524, Autumn. Très technique, mais l’introduction est lumineuse.
[7] James Tobin, “On Limiting the Domain of Inequality”, Journal of Law and Economics, 1970, Vol. 13, No. 2 (Oct.), pp. 263-277;
[8] Sandel est conscient de cet argument. Il l’utilise dans son exemple de Bruce Springsteen, qui réduit volontairement et à ses dépens le ticket d’entrée à ses concerts pour permettre à tous ses fans, plus ou moins argentés, d’y assister. Bruce accepte le marché noir des billets qui s’ensuit.
[9] Aider le propriétaire ou le locataire est identique dans ses effets sur la qualité du logement et sur les revenus des uns et des autres.
[10] François Meunier, « Revaloriser la politique urbaine », Esprit, janvier 2012.
[12] Le prix Nobel a une forte valeur marchande, en raison des copieuses rémunérations des conférences et apparitions publiques que permet la notoriété du prix. Et la médaille en elle-même, une fois dignement gagnée, a une valeur. James Watson, le découvreur de l’ADN avec Francis Crick, vient de mettre en vente la sienne au prix de 2, 5 M$. Les héritiers de son codécouvreur, maintenant décédé, ont déjà vendu la leur.
[13] Voir l’essai de Ralph Waldo Emerson, On Gifts and Presents : « Rings and other jewels are not gifts, but apologies for gifts. The only gift is a portion of thyself. Thou must bleed for me. Therefore the poet brings his poem; the shepherd, his lamb; the farmer, corn; the miner, a gem; the sailor, coral and shells; the painter, his picture; the girl, a handkerchief of her own sewing. »
[15] Richard M. Titmuss, The Gift Relationship: From Human Blood to Social Policy, Pantheon Books, 1971.
[16] Luigi Zingales, “Does Finance Benefit Society ?”, Harvard, NBER, CEPR, Janvier 2015, disponible sur Internet. Le même Becker fait partie des économistes qui ont collaboré au cours de Sandel.
[17] Kenneth J. Arrow, "Gifts and Exchanges." Philosophy and Public Affairs, été 1972, 7(4), pp. 343-62.
[18] Voir par exemple : Gneezy, Uri, and Aldo Rustichini, “A Fine Is a Price.” Journal of Legal Studies, 2000a, 29(1): 1–17
[19] Le jeu est biaisé si ce surcroît de risque assumé par le salarié ne correspond pas à une rémunération moyenne plus forte. Il y a des raisons de penser que c’est le cas. Voir F. Meunier, « Faut-il subventionner la participation au profit des salariés? », Telos, 2015.
[20] Voir par exemple, Roland Benabou, Jean Tirole, “Laws and Norms”, NBER Working Paper No. 17579, 2011.
[21] Albert O. Hirschman, “Rival Interpretations of Market Society: Civilizing, Destructive, or Feeble?”, Journal of Economic Literature, 1982, Vol. 20, No. 4, pp. 1463-84.
[22] Tim Taylor, "The Blurry Line Between Competition and Cooperation", 2015.
[23] David Hume. Sur l’indépendance du parlement. 1742.
[24] On a là toute la philosophie du « nudge » ou de la « poussette », c'est-à-dire des modes d’intervention publique sous forme de paternalisme éclairé et non-intrusif, un courant popularisé par l’ouvrage de Cass Sunstein et Richard Thaler, « Nudge », 2012.
[25] Cité par Jean-Joseph Goux dans « Enquête sur le nihilisme », Esprit, n° 403, mars-avril, p. 140.
[26] Boldrin, Michele and David K. Levine, 2008, “Against Intellectual Monopoly”, Cambridge University Press.
[27][27] Roth, Alvin E. 2007. "Repugnance as a Constraint on Markets." Journal of Economic Perspectives, 21(3): 37-58.