Revaloriser la politique urbaine
Les aides au logement en France sont massives, mais souvent perçues comme peu efficaces. Cela est lié au droit immobilier, très instable, à l’offre de logement, très rigide, mais également à l’absence d’une politique urbaine.
Le logement est un problème social majeur en France. Désormais, la pénurie ne concerne plus seulement les revenus les plus bas ou les immigrés, mais aussi les jeunes qui entrent dans la vie active et les classes moyennes quand elles n’ont pas eu la chance de devenir propriétaires à temps. L’État intervient de façon massive dans ce domaine, par le jeu d’aides budgétaires directes au logement pour répondre aux dysfonctionnements du marché. Son aide atteint le montant de 37, 4milliards d’euros en 2009, soit 2% du Pib, et 2, 7% si on inclut les avantages donnés aux locataires des Hlm sous forme de loyers en dessous des prix de marché1.
Ce montant place la France en tête des pays comparables, sans pour autant arriver à infléchir la rareté immobilière. L’aide semble devenir inefficace, atteinte elle aussi de forts dysfonctionnements. C’est le sujet de cette note, qui milite, à la suite d’un certain nombre d’études et de rapports, pour un « déverrouillage » de l’offre foncière et immobilière. Pour cela, il faut utiliser la politique de l’urbanisme, qui doit être vue aussi comme un instrument efficace de redistribution. Ceci doit reposer sur une réorientation de l’action budgétaire vers cette cible.
Des aides massives mais peu efficaces
Dans la quasi-totalité des pays développés, l’État intervient directement pour aider sa population la plus modeste à se loger, soit en agissant sur la demande de logements (par des aides spécifiques à la location ou à l’accès à la propriété, ce qu’on appelle l’aide à la personne), soit sur l’offre de logements (par des aides à la production ou à la mise en location de logements – aide à la pierre). Rares sont pourtant les biens pour lesquels cette approche spécifique de l’aide sociale est utilisée: la santé, l’aide juridictionnelle, les fournitures scolaires et l’éducation des enfants en font partie, mais l’alimentation ou l’habillement ne sont pas aidés spécifiquement, alors qu’ils sont aussi indispensables que le logement.
S’agissant de l’aide aux personnes ou aux ménages dans le besoin, l’État préfère traditionnellement une intervention globale sur les revenus. Le revenu de solidarité active (Rsa) ou l’exonération d’impôts en sont des exemples. Plutôt qu’aider spécifiquement l’accès au logement, on redistribuerait du revenu aux personnes à bas revenus, leur laissant le soin de se débrouiller sur le marché libre pour se loger… ou pour dépenser la somme à un autre usage de leur choix. L’État userait ainsi d’un égalitarisme général plutôt que spécifique, pour reprendre la terminologie de James Tobin2. C’est ce que recommande la pensée économique dominante, qui juge préférable de séparer autant qu’il est possible les besoins de la redistribution et l’action sur les incitations et les comportements.
Pour la santé ou l’aide juridictionnelle, l’argument en faveur d’une aide budgétaire spécifique est bien documenté: il y aurait, à défaut, sous-consommation du bien par la personne ou ses enfants, avec des dommages sociaux en cascade. Selon le même argument, un logement de qualité revaloriserait les logements environnants, avec des effets positifs sur la sécurité, l’éducation des enfants, etc., autant d’effets mal perçus par chaque propriétaire.
Pourtant, l’argument laisse insatisfait. Il vise plutôt l’aspect extérieur du logement que son intérieur; le problème peut d’ailleurs être réglé par des moyens plus efficaces, comme des normes de construction et de restauration de logements. De plus, il semble qu’il n’y ait ni le souhait ni la possibilité pour la personne de négliger son besoin de logement, d’en « sous-consommer » le service: les enquêtes montrent que dès que les ménages en ont la possibilité matérielle, ils consacrent volontiers leurs augmentations de revenu à l’amélioration de l’habitat.
La réalité aujourd’hui en France, c’est que beaucoup de ménages sont tout simplement coupés de l’accès au logement. Ils ne trouvent rien à prix accessible, soit en location, soit plus encore en pleine propriété. Ne rien trouver est bien sûr une notion relative, qui ressort d’un calcul dont les paramètres sont le coût du logement, la distance du lieu de travail, la proximité de la famille ou des amis, l’éducation des enfants, la qualité de l’environnement, etc. Elle dépend de l’état de la législation, notamment en ce qui concerne les relations entre les propriétaires et les locataires, et des comportements de mise sur le marché des logements vacants. L’offre est donc une notion en partie évanescente, ce qui rend la mesure précise du manque de logements si difficile: on parle ici de 500000 logements, là de 1, 5 million. Mais le fait est là: la rareté est violemment ressentie dans les grandes agglomérations, et particulièrement en Île-de-France. La spirale ascendante des prix rejette de l’accès à la propriété et parfois de la location un nombre très important de ménages. Ce qu’on appelle le « marché du logement », qui est en réalité la juxtaposition de quantité de micromarchés, semble incapable de répondre de façon satisfaisante à cette demande.
Ce sont donc ces dysfonctionnements, plus que l’argument sociétal, qui expliquent l’action budgétaire très importante consacrée au logement. L’État intervient parce que le sujet est politiquement très sensible et que le jeu du marché n’est pas satisfaisant. Ce qui pose problème, c’est que la situation du logement ne s’améliore pas, alors que depuis une décennie l’État intervient de plus en plus: le montant des aides a crû de 40% pour l’aide à la demande (à la personne) et est deux fois et demie plus important pour l’aide à l’offre (à la pierre3). Malgré la difficulté des comparaisons internationales, la France fait partie des pays comparables où cette aide budgétaire au logement est la plus importante. C’est en tout cas l’un des pays où l’aide au logement est la plus dispersée: la moitié des ménages locataires et un dixième des ménages propriétaires touchent, à un titre ou à un autre, une aide au logement4. Cette dilution est à l’évidence un signe d’inefficacité. Il y a dysfonctionnement du marché, mais dysfonctionnement aussi des mesures censées y remédier.
D’autant plus que la protection des locataires contre le « risque logement » reste notoirement insuffisante, si on la compare à la situation d’un autre marché au fonctionnement complexe, celui du travail. Par l’assurance chômage, l’État intervient massivement pour couvrir les individus contre la perte de leur emploi. Mais rien de tel si un ménage se voit expulsé de son logement, expérience tout aussi traumatisante. Faute de ce type d’assurance collective, l’État mettra alors en place des législations limitant très rigoureusement les expulsions, ce qui revient à faire peser la charge de l’aide à la personne dans le besoin sur le propriétaire, c’est-à-dire souvent une personne physique, fortement atteinte si son locataire ne paie pas. Le contraste est saisissant avec les contrats de prêts financiers qui engagent les banques et les particuliers. On traite beaucoup mieux le débiteur immobilier que le débiteur financier, alors que le créancier du premier est moins solide financièrement et moins organisé que la banque créancière du second. L’État se décharge, et de façon très imparfaite, sur les agents privés d’une obligation qui lui appartient, cela malgré l’importance des sommes qu’il engage à cet effet et bien qu’il ait posé depuis 1993 un « droit au logement » qui l’engage légalement.
Les effets d’une offre « inélastique »
Nous analysons ici une caractéristique majeure du marché immobilier, celle d’une offre particulièrement « inélastique », c’est-à-dire, en termes plus simples, un marché où la hausse des prix du logement ne stimule que très difficilement une hausse de la production de logements neufs. Elle a des conséquences déterminantes sur le fonctionnement du marché et sur l’efficacité de la politique d’aide au logement.
En France, les producteurs répondent en effet mal aux évolutions des prix, y compris en comparaison avec d’autres grands pays5. Il y a ici l’inertie naturelle du stock et des délais de production. Il y a environ 30 millions de logements en France. Sur la base d’une durée moyenne de vie de 75 ans (hors entretien et remises en état), il faut renouveler 1, 33% du parc existant, soit 400000 logements nouveaux l’an pour maintenir le stock. La production est aujourd’hui inférieure à 300000. Il y a surtout une raréfaction croissante du foncier constructible, surtout à destination de l’habitat, sachant la concurrence de l’immobilier commercial.
Or, une offre inélastique rend vaines les politiques d’aide budgétaire au logement par des subventions ciblées. C’est le cas des aides pour le locataire comme pour le propriétaire. Aidez les étudiants à se loger par une allocation logement, et vous retrouvez le gros de l’aide dans les poches du propriétaire qui peut monter ses loyers. C’est un transfert direct du contribuable au propriétaire, neutre pour l’étudiant et nocif pour le demandeur de logement qui ne bénéficie pas de l’aide. Cela vaut malheureusement pour toute aide à la location: à offre non flexible, ce sont les propriétaires qui en profitent6.
Aidez à présent les ménages à acquérir leur résidence principale, mesure que préfèrent en général les gouvernements de droite, et là aussi vous obtenez les mêmes effets: l’aide par déduction des intérêts de l’emprunt du revenu imposable (comme l’avait fait la loi Tepa de 2007, heureusement abandonnée) part en hausse des prix, au bénéfice des propriétaires pour les logements anciens, des promoteurs pour les logements neufs. Les effets distributifs sont de plus assez pervers, puisque l’aide fiscale opère souvent une discrimination entre hauts et bas revenus, ces derniers profitant moins du rabais fiscal. Le prêt à taux zéro, à un degré moins visible, a les mêmes effets: l’effort fiscal très significatif (2, 6 milliards d’euros) se retrouve par le même mécanisme en grande partie dans la poche des promoteurs. Il est neutre pour ceux qui y souscrivent, pénalisant pour le reste des candidats à la propriété et, selon les derniers chiffres, présente les mêmes distorsions au regard de la redistribution des revenus7. Il en va de même des niches fiscales à répétition que sont les lois Scellier, Besson, Périssol, etc., au bénéfice ou non de la mise en location.
Les effets de contagion sont multiples. On a pu noter que l’aide au logement étudiant revalorise le prix des studios et deux-pièces à disposition des étudiants, et très rapidement de l’ensemble de ce segment immobilier. Du coup, le prix des logements de taille plus importante augmente, ce qui pousse les ménages à accroître leur demande de logements plus petits, et donc renchérit à nouveau les studios et deux-pièces.
L’exemple de l’immobilier pour les étudiants montre que le ciblage d’une catégorie de la population ne va pas sans effet pervers. S’il a peut-être pour conséquence d’améliorer les conditions de l’offre pour cette catégorie, il le fait au détriment des autres, ce qui entraîne de nouvelles aspirations à l’aide budgétaire. L’étonnant tourbillon de telles aides, à la pierre ou à la personne, au locataire ou au propriétaire, au logement ancien ou au logement neuf, est bien l’indice de cette impuissance croissante de l’action publique. Au total, l’aide budgétaire au logement nourrit donc la hausse des prix, a une efficacité décroissante sur la satisfaction des aspirants au logement et n’est pas équitable. Le logement fait partie de ces domaines, si difficiles pour l’économiste et plus encore pour le décideur politique, où l’efficacité économique et le souci d’égalité entrent en conflit.
Un droit immobilier lui aussi instable
L’autre volet, cette fois-ci non budgétaire, de l’action de l’État, concerne le droit du logement. Il est en France d’une complexité, d’un manque de visibilité et surtout d’une instabilité sans égal dans d’autres pays, à nouveau l’indice d’un désarroi de la puissance publique. Cela est dû en partie à la complexité de l’acte économique qu’est la location (ou l’acquisition8). Sachant les coûts de recherche et de mobilité, un futur locataire doit être raisonnablement sûr d’une relative permanence de son contrat. Un futur propriétaire doit être raisonnablement sûr de la qualité du logement qu’il va acquérir. Le vendeur et surtout le bailleur (parce que la relation contractuelle est plus longue) doivent être sûrs de la solvabilité de leur acheteur ou locataire. Il s’agit d’un équilibre délicat, où les droits respectifs des parties doivent être préservés, avec des habitudes de comportement difficiles à transformer du jour au lendemain. Dès que le contrat est complexe – qu’on pense au contrat de travail qui gouverne le marché de l’emploi, lui aussi hautement régulé –, la loi intervient et y pose des limites. Ceci se traduit en termes économiques: donner des assurances aux propriétaires permet une réduction des loyers; en donner aux locataires les renchérit. Le locataire paie le surcroît d’assurance qu’on lui donne. Or, depuis des années, la réponse politique française à la pénurie de logements a été de renforcer ces assurances données aux locataires, c’est-à-dire in fine d’augmenter encore les prix des loyers et donc de l’immobilier.
Au-delà de la hausse des prix, les propriétaires ont répondu d’une double façon, avec une logique économique prévisible: d’abord, en accroissant la sélectivité des locataires, demandant toujours plus d’information et de garanties. Les cautions et loyers d’avance (qui créent une insécurité majeure pour le locataire quand il quitte les lieux) atteignent désormais des niveaux records. Avec une injustice sociale criante: les jeunes, les ménages à bas revenus et les immigrés sont de fait rejetés du marché de la meilleure location. Ensuite, à un certain niveau d’insécurité, c’est l’offre immobilière elle-même qui se dérobe, le propriétaire préférant ne pas mettre en location son bien, accroissant la rareté de l’offre disponible et donc le niveau des prix. Il semble que la montée tendancielle des prix enregistrée depuis quinze ans en France renforce le phénomène: la plus-value immobilière acquise année après année rend relativement moins importante pour un certain nombre de propriétaires la contribution du loyer au rendement du placement immobilier. Les économistes caractérisent cette situation (où le revenu d’un actif financier devient négligeable par rapport à l’espérance de revalorisation du prix lui-même) par le terme de bulle, avec un effet de hausse ininterrompue. À ce titre, il est justifié de parler de bulle immobilière, qui n’est pas le produit du simple jeu de la spéculation comme c’est souvent trop rapidement dit, mais simplement d’une offre devenue chroniquement insuffisante.
Une telle situation fait peser le risque que resurgissent dans le discours politique des mesures qu’on jugeait condamnées parce qu’inefficaces, par exemple, une réquisition des logements vides ou un retour au blocage autoritaire des loyers, une mesure de mauvaise mémoire qu’on a connue entre les deux guerres et après. Ces mesures d’intervention directe sur le marché ont des effets néfastes à long terme, les incitations à entretenir le logement se réduisant. Pourtant, si la crise immobilière devait s’accentuer, il y aurait des forces populistes pour porter ces revendications et le raisonnement économique nous montre que, dans ce contexte de verrouillage, elles ne seraient pas à court terme si inefficaces que cela. Bien sûr, toutes les mesures de rationnement, de blocage des loyers et de files d’attente pour l’accès à un logement social subventionné donnent une prime aux locataires en place au détriment des locataires en recherche, avec des répercussions nocives sur la fluidité géographique du marché du travail. En matière de logement, sauf au prix de contrôles très intrusifs, le rationnement rate souvent sa cible: les ménages modestes bien placés en profitent, comme les locataires de certains Hlm; les ménages plus modestes encore mais moins bien placés, les immigrés récents par exemple, se retrouvent sur le marché libre, aux prix exorbitants. Anne Laferrère estime par exemple que plus du tiers du bénéfice procuré par la location d’un logement social va à la moitié la plus riche de la population9. La Cour des comptes, dans son rapport de 2007, relevait aussi le phénomène10, très choquant pour le grand public, qui le considère comme un dévoiement de l’aide collective aux mal-logés. Les effets pervers sont nombreux: on estime par exemple à 40% la décote d’un loyer de Hlm par rapport au prix du marché. Cet écart important crée un « effet de trappe », poussant les ménages à s’accrocher à leur logement social plutôt que de subir la perte de pouvoir d’achat d’un retour sur le marché libre, même s’ils en ont les moyens. Il a des effets négatifs sur le marché du travail, en accroissant son manque de flexibilité.
C’est au nom de ces arguments que le corps politique préfère, depuis deux décennies, les aides financières à la personne plutôt que les logements sociaux, avec, comme on l’a vu, une oscillation régulière entre ses différentes modalités, selon qu’on soit de droite ou de gauche. Elles sont à leur tour, comme on l’a vu aussi, une prime aux propriétaires en place sans effet notable sur l’offre.
Libérer l’offre immobilière
Que peut faire un gouvernement dans un contexte si difficile? C’est à la fois simple et compliqué sur le plan politique: il faut déverrouiller l’offre, c’est-à-dire libérer de la surface foncière autour des villes, ce qui peut se faire par différents moyens11.
Changer les lois et l’usage des procédures foncières
Les décisions d’urbanisme ou d’implantation d’habitat sont trop souvent déléguées au niveau local, ou du moins à un niveau qui ne rassemble pas tous les effets induits du projet immobilier. Cela doit conduire, dans certains cas, à une recentralisation de la décision d’urbanisme au niveau approprié. Un droit foncier laissant trop de latitude à l’échelon local conduit forcément à la rigidité des allocations foncières. On ne confie pas la décision de percer une route à quatre voies, ou d’implanter une usine d’incinération, ou de densifier un habitat, aux habitants riverains. Pour reprendre l’exemple du logement étudiant, une ville pourra s’y opposer, voyant le côté déstabilisant d’une forte population d’étudiants en centre-ville. Une région peut être le bon niveau de décision, sachant que le rayonnement d’une université dynamique a des impacts régionaux en matière d’emploi, de création d’entreprises et de vitalité culturelle qui dépassent souvent l’horizon de la ville qui l’héberge12.
Le législateur doit aussi chercher à limiter les recours juridiques possibles, parce qu’ils offrent des possibilités de prise en otage trop faciles. Le mouvement écologique, si utile pour pousser à un habitat de qualité et économe en énergie, joue à cet égard en France un rôle conservateur, qui bénéficie aux propriétaires en place, par la hausse du prix de leur bien et par le maintien d’un habitat non densifié au cœur des villes jouissant de commodités abondantes. L’équilibre insiders (gens en place)/outsiders (gens dans la file d’attente) se déplace au profit des premiers, et la ville se referme sur elle-même.
Une mesure importante pour lever cet obstacle consiste à accepter pleinement la rente dont bénéficient les propriétaires en place, même si on la juge abusive, et à la « racheter ». On le voit par exemple sur certains marchés immobiliers comme celui d’Athènes, un marché immobilier verrouillé s’il en est: on autorise le propriétaire, dans le cadre de plans fonciers bien établis, à construire un ou deux étages de plus, ou un lotissement de plus sur son terrain, financés par une cession à terme à un tiers ou une mise en location, ceci avec un crédit-relais pouvant éventuellement faire l’objet d’une aide d’État. En clair, on déverrouille les coefficients d’occupation des sols au profit financier des propriétaires en place, à la seule condition qu’ils rétrocèdent aux nouveaux venus l’extension foncière ainsi créée. On retrouve, dans une telle procédure de cession conditionnelle des droits à construire, les mécanismes de quota et d’échange (cap and trade en anglais) utilisés par exemple pour l’allocation des droits à rejeter des gaz à effet de serre.
Ces mesures sont probablement plus efficaces que l’obligation pour les communes de plus de 3500 habitants d’assurer un pourcentage de 20% de logements sociaux sur leur sol, en proportion du stock total de logements existants. La mixité sociale a une nature de bien public et les quotas peuvent jouer sur la production nouvelle. Mais, appliqués à un stock nécessairement rigide et non aux flux de construction, ils sont en pratique inatteignables, comme le prouve le montant ridicule des pénalités de non-application (un total de 32 millions d’euros en 2008). De plus, ils n’apportent aucun avantage aux communes qui dépassent ce pourcentage de 20% et donc aucune incitation à mieux faire. Une mesure de nature proche, mais plus efficace, serait de créer un système de bonus-malus sur le logement social, équivalent en pratique à un transfert des communes à faible taux de logement social vers les communes à fort taux.
Rehausser l’attractivité foncière de certains sites
Il faut restaurer une politique sociale de l’urbanisme. On ne peut qu’être frappé du paradoxe qui veut que l’État investisse dans des grands projets d’urbanisme précisément là où la richesse foncière est la plus forte. Il dote les centres-villes de moyens de transport efficaces, d’équipements culturels, touristiques et d’enseignement de qualité, et cette promotion a pour effet de renchérir encore le prix du foncier au centre et de rejeter à la périphérie les populations défavorisées, avec un effet de filtre qui touche de plus en plus les classes moyennes et les familles avec enfants. Paris intra-muros en est l’illustration. Deux exemples peuvent être cités. L’État a financé le musée du Quai Branly dans le 7e arrondissement. Le coût de l’investissement est d’environ 250 millions d’euros (hors coûts de fonctionnement). Le statut du quartier, déjà très favorisé, en est immédiatement rehaussé: lieu de prestige, jardin pour les promeneurs… Si on suppose que les cinq cents logements de l’immédiat voisinage sont revalorisés de 10%, la création de richesse pour les propriétaires, sur deniers publics, est d’environ 60 millions d’euros. Pareillement, on songe à couvrir la RN13 à Neuilly, pour un coût d’un milliard d’euros. Le même calcul donnerait une création de richesse privée comprise entre 250 et 400 millions d’euros13. La question est: ces sommes ne seraient-elles pas mieux dépensées ailleurs dans la région parisienne? La concentration sur Paris a des effets pervers: un centre-ville sanctuarisé, avec abondance de musées, de théâtres, de lycées prestigieux, qui transforme la ville en une sorte de « parc à thème » pour les hauts revenus qui y résident. À la différence de Disneyland, ce parc n’est pas à la périphérie, mais au cœur même du centre historique, renforçant son attractivité pour l’élite mondialisée qui y investit, souvent sans y résider de façon permanente, mais en tirant les prix vers le haut.
Ces deux exemples ne signifient pas qu’il ne faut pas investir dans les centres-villes. Ils veulent dire que la localisation de l’investissement public doit faire l’objet d’un débat politique au niveau approprié, la région notamment, pour créer de la valeur sociale. Ceci d’autant plus que le coût du foncier au centre-ville rend problématique la rentabilisation pour la collectivité et les finances publiques de l’investissement public (mais pas privé, on vient de le voir) qui y est réalisé, alors qu’elle est plus immédiatement rentable en périphérie, même si la création de richesse privée de l’équipement collectif est moindre dans un premier temps.
On retrouve ici l’idée du Grand Paris, mais qui va au-delà d’une simple politique du transport public, si utile soit-elle. Pour la résumer, il faut imaginer un Paris aux dimensions qu’exige le siècle. Si Neuilly est agréable (la ville est le produit d’une promotion urbaine ex nihilo au xixesiècle), on peut songer à créer ou structurer un, deux, dix Neuilly en région parisienne, de préférence dans les banlieues défavorisées, là où l’accès au foncier est plus aisé et moins coûteux. Ce qui veut dire allouer des budgets d’équipements publics (transports, équipements culturels, lycées ou hôpitaux de qualité) à ces zones aujourd’hui périphériques et qui demain seront des quartiers du Grand Paris, selon la trajectoire qu’ont connue les arrondissements de l’est parisien. Quand Haussmann, désormais autant loué à gauche qu’à droite, a fait sa rénovation de Paris, il a pris le même soin à l’équipement des rues et des immeubles de l’ouest de la capitale que du quartier de la Nation. La logique économique est de créer un effet de levier: l’investissement public relève l’attrait foncier du site et persuade donc les investisseurs privés d’y venir, ce qui crée de l’offre foncière. La rente ainsi créée est capturée par les promoteurs qui prennent le risque d’y investir, selon le mécanisme indiqué précédemment, mais elle se retrouve aussi en partie chez les propriétaires, souvent modestes, des zones en question ou chez les sociétés qui opèrent les Hlm. Il s’agit dans tous ces cas d’une captation légitime.
La structure du tissu urbain est souvent en cause. L’habitat composé de grands ensembles, sur le modèle suivi dans les années 1960, sans les commodités urbaines qu’on peut trouver dans une ville « normale », doit être remodelé. Un urbanisme plus modeste dans sa vision, retrouvant le rôle des rues, des croisements, des commerces le long des trottoirs, etc., est plus durable. C’est, sur la durée et dans la limite des moyens budgétaires, une direction que peut prendre une politique nationale du logement, en s’appuyant sur l’effet de levier que la dépense publique a sur l’attraction du lieu et la valeur de son foncier. Un signe emblématique, suggéré par Roland Castro, en serait le déplacement de l’Élysée à Saint-Denis, clin d’œil de notre bonne République à ce haut lieu de notre ancienne monarchie14.
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Cette analyse oblige à donner des priorités différentes à l’action budgétaire publique. L’action spécifique sur l’offre et la demande de logements est aujourd’hui paralysée par le verrouillage immobilier. Elle perd donc en efficacité et même en légitimité, puisque ses effets redistributifs sont désormais nocifs. Elle décourage la mixité sociale et mobilise des enveloppes budgétaires énormes, près de 3% du Pib, dont une grande partie peut être redéployée ailleurs.
De telles orientations ne peuvent être adoptées dans l’urgence. Il s’agit d’un changement de régime immobilier, où la liquidité du marché du logement et la renaissance de l’offre foncière ne viendront que progressivement. Dans l’intérim, les aides pécuniaires spécifiques pour le logement resteront nécessaires, en particulier pour les ménages les plus démunis, même si la puissance publique devra à tout moment peser l’efficacité respective de l’aide ciblée au logement et de l’aide pécuniaire non ciblée aux ménages dans le besoin.
Les champs d’action prioritaires sont donc la remise en cause des lois et procédures d’implantation immobilière, trop malthusiennes, et la nécessité de faire émerger de nouvelles surfaces à fort potentiel immobilier par une politique d’urbanisme et d’équipements collectifs dans les zones défavorisées.
Cette politique a un fort contenu redistributif. À un moment où les mécanismes traditionnels de redistribution par la fiscalité ou par l’aide directe sont de plus en plus difficiles à assumer politiquement, il est bon que l’État prenne conscience du potentiel égalitaire que comporte la politique urbaine. Elle a la capacité de redistribuer le patrimoine immobilier, qui est aujourd’hui le principal vecteur de différenciation entre catégories aisées et catégories modestes ou pauvres. À l’État d’en user.
- *.
Professeur associé à l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae). Rédacteur en chef du blog du directeur financier (Dfcg).
- 1.
Voir « Comptes du logement 2009 – Les aides publiques », Commissariat général au développement durable, mars 2011. Estimation de l’auteur pour le montant de l’aide aux loyers du logement social, partant de loyers en moyenne 40% inférieurs aux prix de marché de logements comparables.
- 2.
James Tobin, “On Limiting the Domain of Inequality”, Journal of Law and Economics, 1970, 13-2, p. 263-277.
- 3.
Évolution entre 1999 et 2009. Voir « Comptes du logement… », rapport cité.
- 4.
Ibid.
- 5.
Pour une comparaison internationale, voir les travaux de l’Ocde et notamment Christophe André, “A Bird’s Eye View of OECD Housing Markets”, 2010.
- 6.
Voir Anne Laferrère, « À qui profite vraiment la politique du logement? », Le Monde, 11 octobre 2005. Dans une étude qui fait référence, Gabrielle Fack estime qu’une aide de 100 euros donnée au locataire se retrouve entre 50 et 80 euros chez le propriétaire (montant dépendant de la localisation) sous forme de hausse du loyer, et donc in fine du prix de l’immobilier. « Pourquoi les ménages à bas revenus paient-ils des loyers de plus en plus élevés? L’incidence des aides au logement en France, 1973-2002 », Économie et statistique, octobre 2005.
- 7.
Le prêt à taux zéro, distribué à 230000 ménages par an en moyenne, et projeté à 350000 en 2011 avec sa nouvelle formule « plus », est souscrit à 35, 6% dans les tranches les plus élevées de revenus, contre 13% dans les tranches les plus basses, selon les statistiques du secrétariat d’État au Logement.
- 8.
Voir Étienne Wasmer, « Pour une réforme radicale de l’organisation du droit du logement. Quelques enseignements de l’analyse économique », En temps réel, décembre 2006.
- 9.
A. Laferrère, « À qui profite vraiment la politique du logement? », art. cité.
- 10.
Dans son rapport de 2007, la Cour des comptes relevait: « Au total, la hausse des loyers – partiellement favorisée par la généralisation des aides au logement – a porté atteinte à l’équité entre publics défavorisés selon qu’ils sont locataires du parc social ou du parc privé. » Dans son rapport de 2010, reprenant la même observation, elle indique que « la situation des locataires du parc privé n’a cessé de se dégrader ».
- 11.
É. Wasmer recommande par exemple un droit moins favorable de maintien dans les lieux en cas de non-paiement, en contrepartie de l’interdiction de tout mécanisme de cautionnement et loyers de garantie.
- 12.
Le rapport de la Cour des comptes sur le logement de 1994 indique: « Nous proposons que les régions soient responsables d’un “schéma régional de développement du logement étudiant”, qui les amènerait, quand cela n’est pas déjà fait, à diagnostiquer les besoins en nouveaux logements et en rénovation/modernisation des logements existants, et à coordonner pour ce faire les actions des rectorats (mise à disposition des terrains), de l’État (avantages fiscaux et exonérations pour la construction), des organismes Hlm (maîtrise d’ouvrage) et des Crous (gestion des parcs). Les régions pourraient également se voir attribuer une compétence spécifique, et donc une responsabilité, en matière d’accès des étudiants au logement, par exemple via des dispositifs de cautionnement locatif. »
- 13.
Voir François Meunier, « À propos d’un investissement urbain à Neuilly », Telos, 14 octobre 2009.
- 14.
Roland Castro, « Repenser la ville », 2007, http://www.castrodenissof.com/imgup/revue_presse_26.pdf