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Dans le même numéro

Ma Suisse bouddhiste. Spirituel, sexe, libéralisme… et littérature

juillet 2012

#Divers

Spirituel, sexe, libéralisme… et littérature

La sexualité est omniprésente dans la confédération helvétique, qui promet l’épanouissement à chacun. À mesure que se développe un dynamique marché du bien-être, teinté de spiritualités orientales, l’utilitarisme des relations sexuelles, tarifées ou non, s’impose au détriment de représentations plus complexes de la personne. Reste-t-il encore une pensée où le rapport au corps n’est pas instrumentalisé, si ce n’est dans la littérature ?

Aux amis des Grangettes : protestants, catholiques, orthodoxes, et bouddhistes.

« Le goût extraordinaire de Yogi Tea Menta Lime éclaircit l’esprit [et…] vous rappellera les nouvelles dimensions de la conscience […] ressenties au cours d’une méditation aux premières heures du jour1. »

Ces pages sont nées d’un choc : mon arrivée dans cette Suisse « bouddhiste », où les cafés s’appellent le Karma, le Dharma, le Bouddha joyeux, ou le Satori2. Une Suisse où, à côté d’une médecine académique de pointe, prospèrent les « thérapeutes », dont beaucoup proposent des sous-produits de la médecine chinoise, monnayent les acquis de leurs séjours en Inde ou de la fréquentation hâtive de divers « chamans ». Méditation, tantrisme, naturopathie, massages à l’huile ou bouddhisme tibétain : ils ont fait le tour des ashrams dans les années 1970, et puis sont revenus, « pleins d’usage et raison », vivre avec leurs clients, le reste de leur âge… sous forme de séances somatico-psycho-spirituelles, parfois rebaptisées Gestalt, Grinberg, yoga tantrique, programmation neurolinguistique (Pnl), rebirth ou danses soufi. Une Suisse où le numéro spécial de fin d’année de L’Hebdo annonce en bonne place dans ses titres pour 2012 : « Triomphe de la méditation » ; où l’un des plus grands succès récents au cinéma est le film suisse Broken Silence (deux ans à l’affiche à Lausanne !), l’histoire d’un chartreux obligé de partir en Inde, et qui doit rompre son voeu de silence ; une Suisse où c’est la vie de Siddharta qui inaugure le cours d’« histoire biblique », où dans la salle d’attente de l’orthodontiste mes enfants trouvent, au sommet de la pile de bandes dessinées, un album jaune safran intitulé le Bouddha d’azur ; une Suisse où le meilleur ami de mon fils, dont le père est juif de tradition et la mère protestante, passe une bonne partie de ses vacances dans un centre bouddhiste.

Toute cette effervescence spirituelle cohabite pourtant pacifiquement avec un libéralisme extrême, arrivé à la pointe de son développement. Comme partout, les McDo et Starbucks attirent agressivement les ados ; les techniques de marketing plus soft de Nespresso s’adressent aux ménagères en mal de luxe et de petits soins ; les vitrines des banques affichent leurs compétences en « gestion du patrimoine », sans doute pour allécher les travailleurs clandestins ; les « réfugiés fiscaux » et leur fortune affluent du monde entier, ainsi que les candidats à une mort choisie, conformément au dogme de l’individu tout-puissant : deux associations proposent des contrats qui les engagent à venir vous euthanasier – dans des cas précis et contraignants –, ce qui reste pour l’instant encore interdit en Europe ; la mort elle-même, dans cet univers, pourrait-elle devenir une marchandise ?

Spiritualité et capitalisme aujourd’hui : vers un nihilisme global

Dans cette Suisse où une thèse récente en théologie s’intitule l’Obsolescence de l’offre religieuse, où il peut arriver à un ami pasteur de célébrer le culte dominical dans la cathédrale de Lausanne pour… six personnes aux cheveux bleus, l’effondrement du protestantisme a fait place à un ésotérisme light. Comment refouler le soupçon que le mot « spirituel », employé ici à tort et à travers, ne cache des intérêts que l’on ne saurait voir ? Si thérapies et « travail sur soi » remplacent la religion collective, n’est-ce pas alors le plus imposant ego qui fait payer sa présence au plus faible ? Quelle pire forme d’opium que celle qui n’admet le contrôle d’aucune institution ? Et de la part des entreprises, pourquoi organiser des stages de méditation, marche consciente, semaine de jeûne, et prévention du burn out pour ses « collaborateurs », si ce n’est pour tirer d’eux le courage de continuer ? Au lieu de réclamer d’autres conditions de travail, ils apprennent à s’ébrouer en descendant l’escalier, à s’étirer le dos en cherchant un dossier sur l’armoire ; ils achètent les produits dérivés du stage, manuel, jeu de cartes, pour s’exercer à la détente entre collègues pendant la pause (sic). Ils sont alors plus efficaces que s’ils s’angoissent, se suicident, ou pire, s’interrogent. Nouveau fordisme, dont le credo n’est plus : « Un employé bien payé devient un excellent client », mais « Un employé méditant améliore beaucoup son rendement. » Cette néospiritualité fait donc bon ménage avec le culte de l’argent3. Ce marketing chamanique remplit les poches des rescapés du New Age ; il soutient et colmate le capitalisme, lui procure l’aspect mode et la bonne conscience dont il a grand besoin. Car à l’exemple de certains anciens protestants, les vieux beatniks cachent leurs profits sous des airs dévots : vêtements bio et écoles alternatives. On connaît la fortune du verbe « gérer » qui s’applique désormais aux réalités les plus intimes et les moins calculables : ici, le sens a un prix, et on le gère.

Cette Suisse étrange livrée à mon regard d’étrangère m’a montré ce que je ne pouvais pas voir en France, bien serrée que j’étais dans mon réseau et mon confort, et qui est le fait, sans doute, de tout l’Occident aujourd’hui4 : si la soupe spirituelle, dans ses formes monnayables, est le serviteur zélé de la phase terminale du capitalisme, elle en est aussi le symptôme. La recherche pathétique d’un sens à laquelle nous sommes réduits, retournant parfois aux pires formes de superstition, exprime le désespoir de ce monde exclusivement organisé par et pour les intérêts particuliers et matériels. Pourquoi fuit-on les maîtres authentiques, qui sont, en général, gratuits et se rattachent à des pensées ancestrales ? On pourrait, raisonnablement, revenir à sa propre tradition. Paresse ? Certes, aujourd’hui, le choix est vite fait entre les Confessions de saint Augustin et un article de Ron Hubbard, entre la Divine Comédie et un week-end de méditation dynamique. Ou alors, le désintéressement est-il anachronique ? Je me souviens du beau mot de « service d’Église », et d’avoir tant bénéficié moi-même de cette gratuité. Est-il encore compréhensible ? Oui, peut-être, par ce moine du centre tibétain voisin, agacé par la prolifération du bouddhisme décoratif, qui enseigne et reçoit ici gratuitement depuis vingt ans ; ou par cette communauté de sœurs protestantes dont la maison au bord du lac de Neuchâtel est ouverte à tous, et reçoit chaque mois, entre autres, un grand exégète juif… Mais souvent, le « spirituel », le mot comme la pratique, est confisqué et offusqué par le néolibéralisme. Raëliens et golden boys, Goldman Sachs, Bhagwan Osho International, Monsanto, scientologues et Philip Morris marchent main dans la main, continuant de saboter la Terre et les hommes dans la course au profit.

Sexe et capitalisme aujourd’hui : un produit d’appel

Il y a sans doute bien des raisons pour lesquelles les protestants sont passés massivement au New Age. La tradition chrétienne a développé à outrance la thèse de la négativité du corps, la diabolisation du sexe, au profit d’une haute exigence d’abstraction, et de désincarnation de la piété. Le calvinisme a poussé à son comble cette propension dualiste à juguler en nous le corps et le sexuel, et à l’opposer (contre tout bon sens pour une religion de l’Incarnation !) au spirituel. Or, il est devenu impossible, dans ce monde libéral qui vend tout, de continuer à ravaler sa frustration. Le retour violent de ce refoulé, en marche depuis le xviiie siècle dans les classes supérieures, théorisé de manière revendicative au xxe siècle par la plupart des mouvements intellectuels et artistiques, s’est démocratisé partout dans les années 1970. Sa particularité suisse est la délocalisation : cette société étouffante que j’ai connue enfant était encore imprégnée d’un sens civique extrême, d’une valorisation du travail, du sacrifice et de la privation, encourageant la surveillance mutuelle – on voyait dans les villages des panneaux « police-population » encourageant la délation. En France, l’énergie sexuelle de 68 s’est dépensée dans le théâtre des assemblées générales, les luttes de pouvoir entre groupuscules aujourd’hui disparus, le rock engagé, les histoires d’amour nouvelle vague, le bouillonnement intellectuel. Un de mes amis suisses raconte au contraire à quel point la Suisse d’il y a cinquante ans, frustrée, bien-pensante et délatrice, gardienne de l’ordre moral comme de celui de la voierie, était irrespirable : « C’était Vichy ! » Alors, la libération sexuelle a eu lieu ailleurs. À l’occasion de la grande migration des loisirs – pâle postérité de Nicolas Bouvier. À l’occasion, bien souvent, d’un voyage en Inde. Revenons à la salle d’attente de mon orthodontiste : que voit-on sur la couverture de sa bande dessinée jaune safran ? Le buste d’un jeune Occidental aux yeux bleus et aux cheveux en brosse (style GI), enlacé par les douze bras d’une jeune femme indienne, dont les fesses écartées sont posées sur le giron de l’homme. Il l’accueille – la pénètre ? – dans la position du lotus. Les cuisses de la femme relevées presque à la verticale enserrent le dos du jeune homme, et le visage renversé en extase vers celui du GI, elle pose ses lèvres contre les siennes.

Au retour de ces voyages inouïs, on s’en doute, désertion massive des temples protestants. On n’a pas su, comme le dit mon ami pasteur, « répondre à la demande », et pour cause.

Hélas, le sexe semble voué ici au même destin que le spirituel. Le sexe est un business : pour le mettre en rayon, on lui a ôté sa charge subversive. Imaginez Casanova dans cette Suisse gestionnaire… Des magazines, oui, des cinémas porno. Et des bordels autorisés, comme si l’incontinence masculine n’était qu’une donnée de plus à « gérer » : les prostituées payent l’impôt ; parmi les réductions de loyer auxquelles vous pouvez prétendre, tirées de la jurisprudence, comptez 35 % pour la présence d’un « salon de massage » dans votre immeuble. Réprobation morale et tolérance comptable. Des beautés russes blondes et soignées, ultra préparées, en quête de protecteurs. Des sectes5, aussi, qui ont pignon sur rue et dont la vocation aura été d’amener toute une génération à « se vouloir du bien », et à programmer la frigidité de certaines adeptes, hôtesses de charme dans l’obligation de s’éclater un peu trop tôt et à plusieurs… Houellebecq repère le soi-disant « tantrisme » des années 1970, « qui unissait frottage sexuel, spiritualité diffuse, et égoïsme profond6 », et qui a connu ici un succès particulièrement vif. On pratique aussi l’amour par stage, on s’y inscrit, on l’apprend. Au lieu d’un voyage pour Cythère, ce sont des treks en plein désert, entre hommes, entre femmes, ou en couple, sous la houlette d’un psychiatre : « Le but de cette expérience est l’exploration en commun de l’identité masculine, grâce à un processus de groupe qui s’inscrit dans la géographie saharienne » avec des « exercices inspirés de divers courants du développement personnel et de la thérapie de groupe ». C’est « une démarche intense qui s’adresse à quiconque recherche passionnément un nouvel élan pour réaliser son être d’homme »… Comment résister à cette exigence d’une vie sexuelle spectaculaire ? Autre exemple : la une du Matin7 du 16 juin 2011, qui titre : « Sexe en groupe : les Suisses aiment ça », avec photo pleine page et pleines bouches. Sur la double page intérieure, le buste d’une jeune femme en sous-vêtements de satin vert, que caressent quatre mains d’homme. Le texte, autour, nous enjoint : « Un Suisse sur quatre a déjà fait l’amour à plusieurs », « un sondage dans douze pays européens classe les Suisses au quatrième rang dans la catégorie Sexe à trois et plus ». Un « sexologue lausannois » raconte que « les jeunes vivent ça chez eux, de manière spontanée et naturelle, en se protégeant. Ils parlent facilement de cette pratique presque considérée comme normale » et nous explique qu’ils « sont soumis à une hyperstimulation sexuelle. Via la publicité et l’accès facile à la pornographie, notamment ». Via une certaine presse, aussi… Le sexologue continue : « Ils ont été élevés dans une société où la famille et la religion ont perdu pas mal de leur poids. En un sens, ces personnes renouent avec des comportements observés dans certaines tribus primitives d’Afrique ou d’Amérique du Sud, qui, elles non plus, ne se structuraient pas sur le modèle de la famille. » On se prend à envier ces prétendus « primitifs » qui devaient bien en avoir un, tout de même, de modèle, pour se structurer ? Une phrase du sexologue fait l’objet d’un encadré en rouge : « De nos jours le couple sexuellement fidèle est presque une espèce en voie de disparition. » Enfin, au journaliste qui lui demande s’il recommanderait le sexe de groupe à ses patients, il répond : « Oui, et cela m’arrive d’ailleurs. Soit pour relancer le désir dans un couple, soit pour d’autres raisons. » Un autre encadré reproduit des graphiques concernant l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, la France. Un autre rapporte le témoignage enthousiaste d’« Antoine, un Lausannois de 39 ans, qui, ayant goûté au triolisme pour la première fois il y a un mois », fait part au journaliste de cette expérience « géniale » : « Un lien très fort. Une complicité géniale. Plus forte que celle unissant un couple normal quand il fait l’amour. Ce plaisir, il faut le vivre une fois dans sa vie. » Le dernier, enfin, présente au néophyte ses rudiments de terminologie : « échangisme » ? « mélangisme » ? « côte-à-côtisme » ? « triolisme » ? « candaulisme » ? « gang bang » ? Le tout forme une page de manuel scolaire, attrayante et illustrée, normative. Qui ne voit ici la pression qui s’exerce sur le pauvre Vaudois, lecteur du Matin, se trouvant tout à coup terriblement ringard, se demandant quelles stratégies il pourrait mettre en place pour prendre le train ? On comprend que peu de couples demeurent dans la « monogamie pieuse » fustigée par Philippe Sollers. Mais… à qui profite la campagne de presse ? Ce sondage si bien relayé, si scientifiquement commenté, a été réalisé à la demande d’un site de « rencontres légères »… Et qui ne voit d’ici les bénéfices collatéraux, sur le marché de la séduction… de la mode à la coiffure en passant par la chirurgie et toutes ses cliniques privées… Cet infléchissement formidable des mentalités8 assure aussi la pitance de tous les sexologues, animateurs de Biodanza, Path of love et sharing sexuels… Les prétendus primitifs, invoqués plus haut, ne précipitaient pas leurs jeunes dans l’abîme d’une liberté et d’une angoisse sans fond. Plus de structure ici, pour se construire, la seule limite étant celle du marché. Le sexe est rentable. Rendu, comme la jeunesse, éminemment désirable, indispensable, par de puissants lobbies, condition du bonheur individuel, ou cause de mépris de soi et de tristesse, il est une source inépuisable de revenus : à la frénésie de la finance répond bien souvent la frigidité de la vie. Exhibé en public, renfrogné en privé, le sexe est une manne, une des plus importantes données du libéralisme. Le sexe n’est pas plus gratuit que le spirituel. On « gère » le sexe et le prix du sexe.

Or, la rencontre homme-femme – les interdits judéo-chrétiens n’en sont qu’un avatar – n’est pas étrangère à la recherche de sens. Au xxe siècle en Occident, on a redécouvert le lien entre sexe et vie spirituelle, autrefois réglé par ces interdits dont on s’est débrouillé pendant des siècles. Sexe et spirituel, strictement encadrés, sacrés, dans les sociétés traditionnelles, sont livrés ici à la sauvagerie du marché. Sexe et spiritualité sont mis en coupe réglée et soumis à l’assomption de l’argent, au réflexe, partout sensible ici, de « faire de l’argent ».

Une contradiction brûlante

Longtemps, je me suis demandé pourquoi j’en étais choquée. Pourquoi ces faux bouddhas, ces méditations à vendre, ces initiations frelatées, cette transformation du sexe en exercice, ces massages monnayés, ces bars à escort girls, cette injonction du désir, habillée ou non de prétentions cosmiques, m’irritaient davantage encore que l’amoncellement obscène de marchandises toutes issues du pétrole. Pourquoi, dans ce pays si propre, si lisse et si correct, ce trafic du sens et des sens me fait-il horreur ? Par ailleurs, pourquoi les mouvements et thérapeutes du sexe New Age eux-mêmes, par exemple, revendiquent-ils leur parenté avec les religions traditionnelles, ne manquant pas une occasion de s’en rapprocher, tentant de se refaire une virginité ou une clientèle dans les réseaux authentiquement bouddhistes ou chrétiens, et ainsi de se montrer sous leur jour le plus propre ? Ce reste de honte, ce besoin de blanchiment n’est-il pas de même nature que mon dégoût ?

Bien sûr, il y a le vertige devant l’amour « à la carte » : un thérapeute de couples a répondu à ma question concernant son anthropologie qu’« il n’y avait plus aucun modèle aujourd’hui, que tout était possible ». Ma vérité est-elle dans la monogamie, la polygamie, l’homosexualité, le couple légal, la polyfidélité, l’abstinence, la sexualité de groupe, les clubs échangistes, la pédophilie ? Que faire de mon livret de famille ? Même vertige devant la religion à la carte : dois-je m’engager dans le bouddhisme zen, la postérité de Sahi Baba, dans l’islam soufi, la communauté de l’Emmanuel, le culte de Ron Hubbard ou de Rajneesh-Bhagwan-Osho, le renouveau évangélique, la psychanalyse, l’autohypnose, la méditation transcendantale ? À quels rituels dois-je initier mes enfants ? Dois-je, comme certains mouvements m’y engagent, les initier moi-même à la sexualité ? Dois-je, au contraire, les mettre en garde contre certaines pratiques, au risque de les amener à passer à côté de leur époque ? Le vrai et le bon pour moi résident-ils dans l’accession à tous mes désirs, mes fantasmes ? Dois-je me soucier des partenaires ? Y a-t-il une limite pour moi ? Pour l’autre ? Ces questions, fait sans précédent, c’est à chacun d’entre nous individuellement et sous la pression insidieuse des médias-marketing, qui agitent avec mauvaise foi l’argument du « consentement », d’y répondre. Elles sont déjà abyssales.

Mais à cela s’ajoute le sentiment qu’il est obscène de vendre un savoir, dans ces deux domaines qui devraient être gratuits et intimes. Le sexe et le sens font l’objet d’un commerce, ils sont une marchandise. Ce que les hommes se sont transmis depuis toujours dans l’intimité de la famille, de la vie religieuse, de l’amitié ou de l’amour, construit en nous la conscience d’être soi et d’être unique. Ces expériences sacrées – vécues dans le temple de l’intimité corporelle, psychique ou spirituelle – sont désormais sur le marché. On m’objectera que la prostitution et la simonie ont toujours existé. Mais on l’appelait prostitution et on l’appelait simonie. Autrement dit, elles étaient marginales, exclues et honteuses, celle-ci allant jusqu’à provoquer la Réforme. Ce n’étaient pas des pratiques branchées et onéreuses qui semblent l’envers d’un puritanisme épuisant. Aujourd’hui le sexe est donc un loisir comme un autre ? Le spirituel est donc un loisir comme un autre, avec ses cours, ses clubs et son tourisme ? Seuls les plus fortunés auront accès au sexe, au sens ? Est-ce donc là une nouvelle forme de grâce, plus arbitraire encore que celle des calvinistes, des jansénistes ? Quel crédit accorder à un sens, à un amour acheté à prix d’or ? Le spirituel et le sexe étaient jusqu’ici une source de sens, de joie, de créativité abondante et gratuite. Ils étaient surtout un lieu de résistance secrète et intime aux pressions de la société. Le néolibéralisme est en train de s’en emparer. Or, le néolibéralisme a pour seule limite l’efficacité technique et financière. Il est extrême réduction du sens au seul paramètre matériel et monétaire. Il est déstructuration du sens. Paradoxe contemporain : sexe et spirituel sont devenus des instruments de la domestication de l’homme9. Nous vivons donc une contradiction invivable.

Chercher du sens dans la littérature

Or, il existe un laboratoire de sens, et de sexe, gratuit, démocratique, exotérique : c’est la littérature. Alors que les mots, on l’a vu, sont prostitués, certains écrivains trouvent une forme complexe et un sens irrécupérable. Ici, on s’interroge sur une éventuelle dimension « spirituelle » de l’existence, et sur ce qu’il en est de la rencontre d’un homme et d’une femme. La littérature est accessible à tous, et aussi à l’analyse rationnelle, sur elle chacun peut s’entendre, apprendre et partager, sans retourner à des pratiques mystérieuses, à un savoir réservé, payant, propice à tous les soupçons. Qu’en est-il du spirituel dans la littérature d’aujourd’hui ? Qu’en est-il du sexe, ce plaisir qu’on prend à la rencontre intime de l’autre10 ? La littérature s’engage là-dessus. Les écrivains expérimentent des voies existentielles, les analysent, les traduisent, les partagent.

L’exemple de Jacques Chessex

La Suisse étant l’occasion de cette réflexion, illustrons-la avec un écrivain suisse. Jacques Chessex11 était un des exemples de cette Suisse qui pense et qui dialogue avec la tradition. Prenons-en pour témoin son roman Avant le matin12.

Chessex y développe une vision ambivalente du sexe. En effet, qu’est-ce qui ouvre la porte à Satan ? Le désir. Après la mort de la femme qu’il a aimée et révérée, le narrateur décide de se retirer pour mener une vie de « reconnaissance et de souvenir », qu’il veut calquer sur celle des Solitaires de Port-Royal. Rattrapé par le désir, il devient la proie de deux femmes qui cherchent à le manipuler. Le désir obsédant mène au piège de la violence, à l’indistinction entre fantasme et réalité, au meurtre et à la folie. Chessex envisage donc l’asservissement par le désir, et la sexualité comme lieu de toutes les manipulations.

Mais le sexe a une autre face dans ce roman. S’il est si obsédant, c’est qu’il recèle un espoir de fusion, à l’écart de la brutalité du monde. Chessex écrit :

[C’est] un refuge contre l’arrogance du monde. Les choses de l’amour dispersent vite les futilités de l’apparence. Rien n’est moins menteur qu’une étreinte, rien moins jouable que le désir, et même les exercices de simulation ne résistent pas à une oreille assouplie et attentive. Ainsi je fuyais le siècle dans les bras de mes compagnes, ou plutôt leur chair humide était-elle une ombreuse demeure à moi ouverte, et close aux vanités du dehors.

Je souligne les mots qui sont ceux de Thérèse d’Avila. Mais Chessex va plus loin :

J’ajoute, à cette vertu de résistance, que l’amour des femmes avait sur moi un vrai pouvoir d’anéantissement. Comme si je me dissolvais, curieusement défaisais de moi-même une part que je souhaitais abandonner parce que trop liée encore au bruit, au bâclage, à l’insolence et à la fatuité de mes semblables. Dans l’amour des femmes, je me débarrassais donc d’une figure de moi-même que je ne tenais pas à entretenir ou à flatter. […] Le plaisir que nous prenions m’abritait des glorioles de la société, me laissant seul habitant de la meilleure partie de moi-même. Avec une sérénité qui me faisait meilleur maître de moi, – et moins distrait témoin de Dieu13.

Ici, ce n’est pas seulement à autrui, à la relation, que le sexe permet d’accéder, mais à une part de nous-mêmes, la part la plus profonde : le noûs, l’esprit. À l’abri des aléas du moi, la « meilleure partie de moi-même » désigne la « bonne part » que choisit Marie contre Marthe dans l’Évangile de Luc14. Et la recherche renouvelée de ce refuge, de cette douceur, ne provoque aucun remords, ni honte, ni culpabilité. Le sexe est donc lié à la vie spirituelle, porte d’accès au plus profond refuge, au cœur à cœur avec Dieu. Le sexe est porte d’accès à l’intériorité. Chessex envisage un amour gratuit, spontané, qu’on n’a besoin ni d’apprendre ni d’acheter, et n’accrédite pas les marchands du Temple.

Il s’y oppose bien plus encore avec la figure centrale du texte : Canisia, la sainte prostituée. En effet, sa course aux amantes laisse le narrateur insatisfait, puisqu’au milieu de sa vie il reste encore en lui « colère et abandon ». Le sexe peut-il donc devenir joie pérenne et apaisement ? Oui, quand une femme se donne gratuitement à tous : « Canisia rétablit l’accord15. » L’imitation de Jésus-Christ, Canisia (dont le nom évoque la blancheur et la maturité) l’entend sous une acception contemporaine ; elle soulage une misère que la tradition ignorait : la misère sexuelle. Pour élever les hommes vers Dieu, elle quitte son couvent et se donne, en des amours secrètes dans les bas quartiers de la ville, à tous ces rebuts de l’humanité, aux parias qui n’ont ordinairement pas droit à l’amour : clochards, estropiés, malades, alcooliques… Il s’agit de la « sexualité philanthropique » qu’évoque Éric-Emmanuel Schmitt16. Cette liberté sexuelle n’est donc pas antichrétienne. Il s’agit au contraire d’établir dans le domaine du sexe un véritable ordre évangélique : « Aime ton prochain comme toi-même », « Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez ». Chessex utilise d’ailleurs pour désigner Canisia le vocabulaire de la tradition : « Une vie sainte », « femme de dieu », « édifier qq âmes », « l’élue », « la messe de la sainte », « la sainte avec qui je vis », « Hagiographe sans cause canoniquement établie par le Vatican », « pour dire la pure transparence en ce monde ».

Elle refuse de donner le baptême parce qu’elle n’est pas ordonnée. Elle n’a pas le droit de conférer le sacrement même au mourant qui crie son nom. Elle appelle les prêtres de la paroisse. Elle n’a pas le droit de bénir mais sa présence est une bénédiction17

Quel critère fait donc basculer le sexe du côté du bien ? Précisément celui que nous avons souligné plus haut : la gratuité. L’utilisation du sexe pour manipuler et obtenir quelque chose des hommes rend fou et violent. Le don gratuit de soi relie à Dieu. On retrouve la distinction kantienne : l’autre utilisé, comme moyen, ou pris comme fin également, personne à part entière.

Chessex aborde donc la question du statut du corps dans le christianisme : non seulement, comme on l’a vu, le sexe est pour lui une porte d’accès au noûs, mais de plus, le corps peut et doit se partager. Il n’y a pas de contradiction entre foi et sexualité, entre Dieu et les femmes, entre piété et désir, entre vie sexuelle et vie spirituelle :

« Dans une seule journée, Seigneur, si je n’ai obtenu qu’un seul salut, répète souvent Canisia, j’ai gagné la cause de Dieu. » Or, tous les jours, elle fait des dizaines de conversions18.

C’est pour Chessex d’un même mouvement qu’on aime, selon agapê, et selon Éros. Éros est ici une figure d’agapê.

La critique porte donc sur l’étroitesse de l’institution, et son refus de voir la parenté entre le feu religieux et le feu sexuel.

Il est curieux de noter, chez beaucoup de saintes ou de hantées de Dieu, que la foi, l’extase ou le témoignage passent par le violent désir, l’exaspération sexuelle, sans aucune limite d’opportunité ou de décence, […] et, dans sa claustration volontaire, la féroce Dame d’Avila : « Le feu de Dieu est en moi19. »

Mais non, l’institution ne veut rien entendre :

Il semble qu’à l’enthousiasme populaire, qui allait croissant, correspondît un refroidissement de l’autorité ecclésiastique séculière et régulière […] et que sa bruyante popularité commençât à gêner les oreilles de la hiérarchie locale et ptê aussi romaine20.

Chessex suggère-t-il que par rapport aux prescriptions étroites du milieu pharisien d’où est issu Jésus, certains épisodes de sa vie sont subversifs ? Nous invite-t-il à nous interroger sur l’expérience du Christ avec les femmes ? Il s’inscrirait ainsi dans un courant de relecture sexuée, voire hypersexuée, de l’Évangile, pour lequel ni le corps, ni Éros, ne sont exclus de la Bonne Nouvelle. Ce courant met régulièrement en cause la pruderie de l’Église, et en émoi les milieux pieux. On se souvient par exemple du fameux chapitre de l’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar – parue en mai 1968 – qui présente la secte des anabaptistes de Münster comme des idéalistes pratiquant l’amour libre, faisant place au désir et au plaisir féminins. C’est une veine explorée aussi par la Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese, ou par le best-seller Da Vinci Code.

On voit donc que Chessex s’engage, et apporte des réponses personnelles et décisives, aux questions que nous avons posées plus haut. Des réponses qu’on peut trouver radicales. Son point de vue soulève en effet plusieurs questions. Par exemple, il ne dit rien du désir chez Canisia ; s’offrir aux moins désirables… À quel prix peut-on subsumer le désir sous la charité ? Quel est le statut du corps dans un tel don de soi ? Ne peut-on voir là une perspective sacrificielle ? « Ceci est mon corps, livré pour vous et pour la multitude… » : au fond, quel est pour Chessex le sens de la croix ? On pourrait lui objecter qu’ayant eu beaucoup de peine à mettre un certain dolorisme à la porte, on n’est pas enclin à le voir revenir par la fenêtre… Seconde difficulté, l’option sexuelle libertaire, si prisée dans les années 1970, est-elle généralisable ? Sommes-nous tous appelés à cette sainteté, ou au contraire est-elle réservée ? Comment s’organiser dans une telle société, qui récuse l’exclusivité en amour ? Peut-on parler d’un fouriérisme chrétien ?

Le partage d’une exploration existentielle, poétique, mystique, a donc force de témoignage pour le lecteur. Mais l’engagement littéraire de Chessex amène aussi à notre conscience la question théologique du sacrifice, et la question politique de l’organisation sexuelle d’une société.

Des choix réfléchis ?

La conception du sexe dans un texte littéraire implique un système de choix conscients, éthiques, politiques, ontologiques. Puisque « nous sommes embarqués », comme le dit Pascal, et que nous devons choisir, sauf à laisser le sexe et le spirituel en pâture aux marchands du Temple. Ainsi ces thèmes autrefois discrets, secrets, ou marginaux – parce que socialement réglés – sont-ils aujourd’hui centraux, et dévoilent-ils leur lien organique avec la cité et la vision du monde. Ces questions, les écrivains sont les seuls à en faire l’expérience, et à les réfléchir, à les composer, dans une œuvre. Ni du sexe, ni du sens, ils ne font une marchandise. Car libertinage n’est pas barbouillage. Créditant leur expérience, leur sensibilité, leur réflexion, les écrivains proposent leur modèle en toute conscience et transparence, et sont comme le rempart de l’intelligence et de la responsabilité, de l’esprit critique, de la gratuité et du débat – bref, de l’humanisme – face aux monstruosités financières, sectaires, scientifiques et technologiques qui se préparent. Contre un aujourd’hui bête et dangereux, des auteurs comme Jacques Chessex, Philippe Sollers, Michel Houellebecq, Catherine Millet ou Philip Roth nous rendent des perspectives. Ils remettent en marche la réflexion – qu’on appelle ici aujourd’hui, avec beaucoup d’ambivalence, « le mental » (le mental, c’est l’ennemi ?). La littérature nous laisse espérer un véritable bouillonnement de la pensée sous les jouissances pourries, faussement variées, de la paix capitaliste. Dans quel roman figurons-nous ? Lequel regrettons-nous de n’avoir pas vécu ? Lequel donnons-nous à lire à nos enfants ? Lequel laisse entrevoir un avenir, dessine une société vivable ? Une telle littérature est réaliste : elle construit la réalité, elle nous dé-fascine des images, nous arrache aux marchands de chakras, nous invite à un dialogue entre les œuvres et notre expérience. Elle nous rend à nous-mêmes. Au lieu de nous fourrer la tête dans la frénésie marchande, ou dans l’antalgique de prétendues « méditations », la littérature incite à des expériences réfléchies. Elle institue en nous un forum intérieur.

Alors que le monde se défait, dans cette bascule de civilisation où nous sommes emportés, livrés à une horrible liberté, au Spectacle et aux brigands qui nous le vendent, les écrivains tentent de vivre et de penser. Le bruit dans leurs ouvrages est d’une banquise qui craque – la culture –, débâcle dont des blocs entiers sont emportés. Faut-il renoncer à l’entendre, cet esprit vraiment critique, qui témoigne, examine, délibère et tente de poser les termes des problèmes ? Sous des modalités nouvelles – sexe et spiritualité en premier lieu – et pour des enjeux nouveaux, scientifiques, économiques, éthiques, la littérature reste un chemin de connaissance, un lieu de résistance intime et politique.

  • *.

    Agrégée de lettres, conseil en rédaction, auteur de nouvelles.

  • 1.

    Argument de vente figurant sur des boîtes de thé vendues par les magasins Migros.

  • 2.

    Un jour, à Morges, j’en avise un au bord du lac à l’enseigne de Balzac… et je me retrouve dans une forêt de Ganesh, Bouddhas et Shivas hiératiques, me fixant à travers une atmosphère chargée d’encens pendant que je choisis entre divers thés épicés pour 20 francs suisses.

  • 3.

    L’idée d’une « Suisse bouddhiste » correspond à ces alliances de mots contraires (« développement durable », « agriculture raisonnée », « marché civilisationnel » ou « tir chirurgical »…) qui font fusionner deux réalités contradictoires « en suggérant perfidement la possibilité de leur conciliation », comme l’écrit Bertrand Méheust dans la Politique de l’oxymore (Paris, La Découverte, 2009). Ici par exemple, la Suisse, puissance financière néolibérale exemplaire, est associée à une spiritualité du non-attachement. En réalité, il s’agit de trucs orientaux, détachés de leur contexte philosophique et de leurs implications morales traditionnelles, utilisés comme des étais pour l’individu livré à la brutalité du marché. Ces trucs favorisent l’indifférence à autrui (autrement nommée « développement personnel »)… et la capitulation de la pensée.

  • 4.

    Je ne prétends évidemment pas, avec ma petite satire, épuiser la réalité de la Suisse d’aujourd’hui. Disons donc cette frange, ou cette marge, de la Suisse.

  • 5.

    « La Suisse, paradis des sectes », titre encore une enquête de L’Hebdo. « La Suisse, sanctuaire des sectes », annonce l’Association suisse de défense de la famille et de l’individu.

  • 6.

    Michel Houellebecq, les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 135.

  • 7.

    Journal populaire, distribué dans tous les kiosques, salons de thé et stations-service.

  • 8.

    Voir Jean-Claude Guillebaud, la Tyrannie du plaisir, Paris, Le Seuil, 1998.

  • 9.

    Bertrand Méheust, la Nostalgie de l’Occupation, Paris, La Découverte, 2012. Le développement personnel prodigue même des stages de colère (sic) !

  • 10.

    Nous n’opposons pas ici le spirituel au corporel (dualisme cartésien) mais nous nous référons à la tripartition si éclairante des Pères de l’Église, qui voient en chacun de nous un corps (soma), une âme (psyché), et un esprit (noûs). Le noûs, l’esprit, est cette faculté supra-rationnelle qui rend l’humain capable d’accéder au divin présent en lui-même. C’est une part mystérieuse qui nous donne une identité profonde au-delà des chaos du corps et de la psyché.

  • 11.

    Né en 1934 à Payerne, mort à Lausanne en 2009. Poète, romancier et essayiste suisse, prosateur romand le plus connu de notre siècle, après Ramuz. Son œuvre est hantée par les thèmes de l’étroitesse du conformisme, du puritanisme moral, de la présence obsédante du mal, de la mort, du salut, et d’une sensualité débordante.

  • 12.

    Jacques Chessex, Avant le matin, Paris, Le Livre de poche/Grasset, 2006.

  • 13.

    J. Chessex, Avant le matin, op. cit., p. 144.

  • 14.

    Luc, 10, 38-42.

  • 15.

    J. Chessex, Avant le matin, op. cit., p. 246.

  • 16.

    Éric-Emmanuel Schmitt, la Part de l’autre, journal de l’écriture du roman, Paris, Le Livre de poche, 2003.

  • 17.

    J. Chessex, Avant le matin, op. cit., p. 90-91.

  • 18.

    Ibid.

  • 19.

    Ibid., p. 54-55.

  • 20.

    Ibid., p. 78-79.