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Photo de By heart, crédit : Théâtre de la bastille
Photo de By heart, crédit : Théâtre de la bastille
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Tiago Rodrigues : la démocratie au cœur

septembre 2020

Directeur artistique du théâtre national de Lisbonne, Tiago Rodrigues est dramaturge, acteur et metteur en scène. Son théâtre poétique et subversif a fait de lui l’un des plus éminents artistes portugais. Celui dont les parents ont participé à la révolution des Œillets en 1974 poursuit une recherche fondée sur les processus de création collaboratifs. Frédérique Zahnd l’a rencontré à l’occasion de sa résidence au théâtre de Vidy-Lausanne, où il a présenté ses pièces Antoine et Cléopâtre, By Heart et Please please please, tout en donnant des cours à La Manufacture, Haute École des arts de la scène de Lausanne. Il est actuellement en tournée dans de grandes villes d’Europe1.

 

Les Grecs identifiaient leur culture au théâtre, au point que les esclaves à peine débarqués dans l’île de Délos étaient emmenés, avant toute autre formalité… à une représentation. Le choc du spectacle constituait à lui seul une acculturation nécessaire et suffisante. Assister au débat sur la scène et débattre soi-même à l’issue de la tragédie : tel était le rudiment pour saisir quelque chose de la démocratie. Tiago Rodrigues revient aux sources, et pourtant ses spectacles n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des Grecs : pas de texte arrêté, pas de cérémonie, pas de sacralité.

Au départ, l’amitié et l’admiration

Vivacité, générosité, partage : tel paraît Tiago Rodrigues, avec son sourire rayonnant et son français poétique, à peine marqué d’une pointe grasseillante d’accent lisboète. Une étonnante simplicité pour ce maître du théâtre contemporain, immédiatement présent aux personnes présentes. D’ailleurs, pour Rodrigues, à l’origine d’un spectacle, il n’y a pas son moi d’artiste, mais une relation vivante. Par exemple, son admiration pour le travail et pour l’amour d’un couple de chorégraphes, Sofia Dias et Vitor Roriz. « Au départ, dit-il, il faut passer du temps ensemble. » L’idée leur vient alors de monter (à trois !) la pièce la plus folle de Shakespeare, la plus monumentale, qui dure trois heures et qui compte quarante personnages : Antoine et Cléopâtre.

Parmi les différentes pratiques de ce qu’on a appelé « l’écriture de plateau2  », le « processus Rodrigues » consiste, pour l’ensemble du collectif de travail, à se nourrir longtemps, de mille manières différentes, d’un texte ou d’un sujet. Le matin, Rodrigues écrit ; l’après-midi, on répète, toujours sous forme de filage, puis on discute. Et le lendemain, on recommence. D’ailleurs, dit-il, « pour moi, répéter, ce n’est pas répéter, se raidir, se domestiquer ; c’est juste être comme des enfants qui jouent, jusqu’à ce que les parents nous appellent pour dîner… » S’il fallait breveter quelque chose, ce ne serait pas le texte, mais le processus. À l’instar de Platon, pour qui l’écrit était mort, Rodrigues ne s’intéresse pas plus à ses pièces publiées qu’à ses rognures d’ongles3.

Avec Rodrigues, plus d’écriture « à la papa », mais trois pôles qui coécrivent : les histoires, les comédiens, l’auteur, comme les trois brins d’une tresse. Et des couches de pensée et de dramaturgie peuvent s’ouvrir très tard et complexifier le spectacle. L’œuvre se fabrique encore quand les représentations commencent, avec leurs surprises. Il y a une ouverture au kairos, au moment opportun, dans une démarche qui invite à lâcher l’ego et le contrôle pour s’ouvrir à ce qui est donné, par les autres, les circonstances, les dieux. « Il y a un écrivain qui écrit ensemble. »

S’approprier les mythes aujourd’hui

C’est ainsi qu’on s’approprie les grandes histoires. « Arundhati Roy dit qu’on revient sur les mythes, non pas pour savoir comment ça finit, mais pour tenter de comprendre comment ça a lieu aujourd’hui. Antigone, tout le monde sait qu’elle va mourir ; mais comment meurt-elle aujourd’hui ? Pour quoi meurt-elle en 2020 ?  » Encore une fois, la culture n’est rien d’autre qu’une relation : rencontre entre l’œuvre et la personne vivante. La culture est faite pour la vie, non la vie pour la culture. Paradoxe de la transmission : c’est le plus infidèle qui est le plus fidèle, puisqu’il laisse place à la vie.

Car Rodrigues est aussi un passeur. Voulez-vous vivre un moment d’émotion pure, de gratitude ? Écoutez le spectacle By Heart (« par cœur »), enregistré en 2015 pour France Culture4. Il est écrit sous l’égide de George Steiner, qui disait : « Nous sommes ce dont nous nous souvenons. » By Heart consiste à faire monter sur scène dix spectateurs au hasard, qui apprennent par cœur un sonnet en direct, entraînant avec eux toute la salle. Rodrigues est parti d’une anecdote historique : Pasternak, en 1937, vient de traduire les sonnets de Shakespeare. Il est « invité » par Staline au congrès des écrivains soviétiques. Il sait que s’il parle, il est arrêté ; mais s’il se tait, il est arrêté aussi. Alors il monte sur scène et ne dit qu’un seul mot : « Trente. » Alors, tous les écrivains se lèvent et se mettent à réciter d’une seule voix le sonnet 30 de Shakespeare, qui parle de nos douleurs rachetées par l’amitié. « Quand dix personnes connaissent un poème par cœur, conclut Rodrigues, ni le KGB, ni la CIA, ni la Gestapo n’y peuvent rien changer. Le poème survivra. »

Inventer ensemble les règles du spectacle

Sur la scène de Tiago Rodrigues, il y a non seulement la vie, mais la cité. Rodrigues ne fait pas de leçons de politique, il ne monte ni Brecht, ni Sartre, ni Frédéric Lordon ; il écoute le politique se déployer dans les textes classiques et met en lumière leur efficacité pour radiographier le monde contemporain. Ainsi, dans Antoine et Cléopâtre, l’amour est présenté comme la capacité de voir le monde par les yeux de l’autre (Antoine devient femme, Cléopâtre, homme cruel ; elle devient romaine, il devient égyptien). Remplacer l’autre, s’annuler pour l’autre : voilà un amour qui bat apparemment en brèche le narcissisme contemporain. En réalité, ce que notre narcissisme escamote sans cesse, ce n’est pas le « tu », indispensable à la dévoration mimétique, c’est le « lui ». La troisième personne est en effet devenue invisible : celle qui façonne mes vêtements, celle qui assemble mon iPhone, toutes celles que je tue de loin, sans vouloir le savoir… Antoine et Cléopâtre parle de notre enfermement en nous-mêmes et de notre indifférence au reste du monde. Les mettre sur scène, comme le fait Rodrigues, c’est montrer la tentation contemporaine de vivre pour soi. Chez Shakespeare, le pouvoir entame l’intime. Aujourd’hui, c’est l’intime qui entame le politique.

Autre exemple : Antigone semble défendre l’intime, ce qui échappe aux lois et normes sociales défendues par Créon. La démocratie d’aujourd’hui est au service des minorités et des désirs individuels, elle prend en compte et protège l’intime. Dès lors, comment comprendre qu’Antigone saborde son amour avec Hémon ? Quel peut être, pour nous aujourd’hui, cet étrange intime, plus intime que l’intime, qui vaudrait qu’on lui sacrifie ce que nous appelons intime ?

En plus de la réécriture et de la réflexion collective sur le texte, chaque spectacle invente les règles du jeu qui aura lieu sur scène. Ces règles énoncent et articulent les grands enjeux de la pièce. C’est dans les règles que déjà résident les grandes questions proposées au public. Dans Sopro (« Souffle »), par exemple, Rodrigues a demandé à Marcella Guez, la souffleuse du théâtre national de Lisbonne, de prendre part au spectacle. Elle en est même la protagoniste. C’est sa vie qui est racontée, par le biais des textes du répertoire qui ont émaillé sa carrière, Berénice, Les Trois Sœurs… Mais pour la première fois, ce sont les comédiens qui sont à son service. La règle, c’est ce déplacement : la femme de l’ombre se retrouve sur le devant de la scène. Être visible ou invisible : c’est la question des Gilets jaunes. Quoi de plus politique ? « La forme n’est pas seulement formelle. La forme est un outil très puissant, parfois plus que le contenu. »

Le public signe donc un contrat invisible : on n’explicite pas les conventions au préalable, et c’est en jouant qu’elles apparaissent. Le spectateur entre dans une forêt vierge, un territoire inexploré où il doit prendre ses repères et apprendre à lire la carte : initiation à la démocratie. Car le déchiffrement de ces règles nous transforme. Le spectacle opère en nous une conversion. Peter Brook disait que l’homme qui sort du théâtre doit être meilleur que celui qui y est entré.

Une démocratie expérimentale

Certains metteurs en scène sont des patrons : le comédien est leur marionnette. Rodrigues au contraire part du comédien et de ses rêves secrets : qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Jouer ? Chanter ? Danser ? Le droit pour chacun de s’accomplir, c’est aussi un idéal politique.

Ensuite, chacun prend parti pendant les lectures, les filages et les discussions : « Qu’est-ce que tu ferais, toi, à la place de Créon ? Tu es pour qui ? Tu es pour quoi ? Qu’est-ce que tu dirais à sa place ? Si tu étais Antigone, tu parlerais comment ? » Les personnages s’affrontent et les comédiens se confrontent, ce qui donne lieu parfois à des épiphanies, des révélations intérieures… « L’effet produit sur scène, dit Rodrigues, n’est pas : “Je suis Antigone”, mais “Je suis Cloé, et voilà mon rapport à Antigone. C’est moi l’origine, la source.” » C’est une façon très personnelle de faire de la dramaturgie, mais Rodrigues l’assume avec confiance : « Il ne peut pas y avoir d’erreur. Le texte qui en découle sera juste car la source, c’est la personne même qui le joue. » Il n’y a plus de lecture attestée par l’Académie, mais Sophocle qui pose une question à l’assemblée : que feraient maintenant les gens comme vous et moi, les gens d’Athènes, de Lisbonne, de Lausanne ? Deux mille cinq cents ans après, on plonge dans ces débats, le rapport est immédiat.

La référence aux journées révolutionnaires d’avril 1974 au Portugal revient de manière obsédante dans le propos de Rodrigues. Ainsi, pour monter le spectacle de fin d’études avec seize élèves de l’école de La Manufacture en 2018, Rodrigues abandonne-t-il le projet initial de monter La Cerisaie, où Tchékov parle de la vente du domaine familial. Il emmène les élèves dans sa ville natale, à Lisbonne. Et au fil des visites, ils découvrent comment l’esprit d’une ville est sacrifié à Airbnb, comment les appartements où les révolutionnaires de 1974 ont été torturés sont loués par des touristes. Ils découvrent une culture liquidée, une ville livrée à l’argent : voilà La Cerisaie qui ressurgit dans la politique d’aujourd’hui. Le désastre intimiste de La Cerisaie rejoint le gâchis mondialisé et la destinée de chacun. Titre final de leur spectacle : Ça ne se passe jamais comme prévu.

Un théâtre fondé sur l’amitié et le travail collectif, qui écoute dans les classiques les enjeux contemporains, qui invente ses propres règles pour transformer l’acteur et le spectateur : avec Rodrigues, le lieu de la culture, c’est le cœur. Apprendre par cœur, partager de tout son cœur, c’est assurer l’indestructible transmission des valeurs humanistes, serait-ce sous Poutine, Erdoğan, Trump ou Bolsonaro. Ainsi ce théâtre est-il fidèle à son origine grecque, mais aussi à la nouvelle Constitution portugaise de 1974, qui comprend une notion intraduisible en français : le fruçao, qui signifie à la fois « jouissance » et « fécondité ». La Constitution portugaise prétend assurer au peuple tout entier le fruçao de la culture et du savoir.

  • 1.Voir www.theatre-contemporain.net.
  • 2.Voir Bruno Tackels, Les Écritures de plateau, Paris, Les Solitaires intempestifs, 2015.
  • 3.Toutes ses pièces sont éditées aux Solitaires intempestifs.
  • 4.L’enregistrement de 2015 est en ligne dans les archives de l’émission L’Atelier fiction de France Culture.

Frédérique Zahnd

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