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L’idée de nation d’un point de vue cosmopolitique

Pour sortir de l’opposition entre cosmopolitisme et nationalisme, il faut envisager l’appartenance au monde comme une modification du regard. De Montaigne à Kant, le cosmopolitisme désigne un « point de vue » que nous prenons sur nous-mêmes et qui relativise nos allégeances nationales. Le passage du « je » au « nous » est donc d’abord une expérience de pensée où la conscience de soi devient reconnaissance d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi.

La Nature ne crée pas des nations mais des individus, lesquels ne se distinguent en nations que par la diversité de la langue, des lois et des mœurs reçues1.

Cette phrase de Spinoza a-t-elle à nos yeux d’hommes du xxie siècle l’évidence, voire la banalité, qu’elle paraît avoir dans l’esprit de ce philosophe, et de tous ceux qui furent ses contemporains ?

On peut distinguer trois façons de mettre en relation le concept de nation avec l’idée de monde, ou l’idée d’universalité.

La première élargit au maximum la conception de la nation et l’identifie à l’humanité tout entière, comme dans le cosmopolitisme stoïcien où le monde est considéré comme la seule patrie du sage, devenu de la sorte un étranger à sa cité afin d’être le concitoyen de tous les étrangers. Cette conception extensionnelle de la nation ou de la patrie élevée à la dimension de l’univers est facilement critiquable parce qu’elle paraît donner pour seul contenu à la nation-univers la négation des nations particulières ou l’effacement des frontières.

À l’opposé du cosmopolitisme stoïcien se tient la conception substantielle qui fait de la nation la seule réalité, l’universel n’étant qu’une abstraction et une pure fiction. La nation est un être inextricablement naturel et historique. C’est un organisme façonné et entretenu par la langue, la culture, l’histoire qui sont non seulement propres à une nation, mais qui créent les individus dont l’identité est d’abord collective ou commune avant d’être celle de personnes singulières – autre abstraction ou fiction symétrique de celle de l’universalité. Contre le cosmopolitisme antique s’érige l’historicisme moderne, avec son corollaire, l’affirmation et même la revendication du relativisme des cultures et de l’affrontement ou du choc inévitables entre des visions incompatibles du monde, thèse bien différente et même contraire de celle de la relativité des mœurs et des coutumes, de leur diversité et de leur égalité, fondement de l’idée de monde comme ensemble ouvert de toutes les différences possibles.

C’est cette troisième conception de la relation entre la nation et l’universel, plus compréhensive et intentionnelle qu’extensionnelle ou substantielle, que nous aimerions ici esquisser, sous le signe kantien d’un point de vue cosmopolitique qui implique, outre un concept non réaliste de monde, l’existence, dans chacune des nations qui sont des parties de ce monde, de lieux ou de foyers d’universalité permettant aux hommes d’avoir un regard sur le monde au lieu d’être repliés sur eux-mêmes. Ces foyers où l’on enseigne, notamment, la culture, la science, la philosophie, en tant que disciplines qui ne sont pas circonscrites aux savoirs qui les spécifient, représentent le point de vue de l’homme en tant qu’homme dans des nations qui sont toujours des nations particulières, avec des types bien définis, mais qui sont aussi par là même des nations cosmopolites à la différence des nations tribales. Dans celles-ci, l’individu est considéré seulement comme un membre d’une communauté, ou le mode de la substance éthique d’un peuple ou d’une nation, privant du même coup l’individu de la possibilité de s’opposer à ce qui le façonne comme singulier collectif, l’empêchant de prendre sur sa nation un point de vue distancié voire critique, comme le permet et même y oblige au contraire la pratique de l’universalité dans une nation. C’est ce point de vue qu’exprime de façon exemplaire Montesquieu dans un fragment bien connu de ses Pensées2 :

Si je savais une chose utile à ma nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerai pas à mon prince, parce que je suis homme avant d’être Français, (ou bien) parce que je suis nécessairement homme, et que je ne suis Français que par hasard.

Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au Genre humain, je la regarderai comme un crime.

L’idée de monde (ou celle de Genre humain dans la citation précédente) ne renvoie pas dans cette perspective au modèle ou à l’idéal d’une fédération de nations (la nation des nations), elle est plutôt le signe de l’ouverture et de l’attention portée aux questions universelles à l’intérieur de chaque nation. Le dialogue entre les nations se fait par cette présence partout de ce qui touche l’homme en tant qu’homme, et non comme singulier collectif. Nous ne parlerons pas de cette relation du point de vue de l’histoire (participation des nations à la même histoire, mondialisation, etc.), mais du point de vue de la représentation de soi comme individu singulier (moi-même, et non un autre), de soi comme citoyen ou habitant d’une nation (nous, Français), de soi comme homme (et non comme moi ou comme français). Ce sont là des façons d’appréhender une seule réalité, de faire varier le point de vue sur soi, et non des cercles concentriques de l’identité. Notre question, ramenée à sa plus simple expression, est donc : comment, par quel mode de représentation, un homme peut-il se représenter la nation qu’il considère comme la sienne d’un point de vue cosmopolitique, i.e. non pas dans une sorte de mélange avec toutes les autres (mélange appelé monde), mais avec une dimension d’universalité, avec une ouverture sur le monde, i.e. les autres (et non les siens). Par quelle modification du regard porté sur soi et sur nous parvient-on à la conscience d’un monde commun, à se représenter soi et les autres comme des exemplaires d’une seule humanité, l’altérité comme variation de l’identité, i.e. les autres (nations, peuples, civilisations) non pas comme des « tout autres », mais comme d’autres formes, variantes ou exemplaires d’une seule et même humanité, idée qui n’est pas celle d’une espèce naturelle, animale, mais celle de l’ensemble des êtres capables de se rapporter de manière intentionnelle les uns aux autres.

Identité

Il y a deux façons fondamentalement opposées de concevoir l’idée de nation du point de vue de son identité, de déterminer le statut du nous. Est-ce un ensemble de sujets individuels, de je, ou une autre entité que cet ensemble abstrait – unité d’ordre supérieur, spirituelle, mystique, qui transcende les individus et s’en nourrit, comme on l’a vu si souvent (guerres modernes) ? Le nous est alors une personnalité autre que celle des différents je, on n’y accède pas par une modification du je, mais par une conversion à autre chose, tout autre chose que le je.

Du coup, ce nous se distingue des autres nous, des autres nations, et se trouve dans une situation de rivalité avec elles, pour la domination du monde. Le nous est non seulement séparateur, mais exclusif, on ne peut pas former plusieurs nous, en ce sens le nous possède une identité plus fixe, plus impérieuse que le je qui est plus mobile, davantage capable d’entrer dans des unités différentes. Par exemple, mon appartenance à la France est plus constituante que le fait d’être moi, et non pas un autre. Je suis un membre du nous avant d’être un individu distinct de ceux avec qui je forme ce nous. Ce nous est une pluralité de fusion, dans laquelle il n’y a pas de distinction individuelle ; du coup c’est une identité forte, bien plus forte et constante que l’identité de chacun, contingente et éphémère. Il est alors normal qu’il n’y ait rien au-dessus de ce nous, qui forme un monde par lui-même, parce qu’il est l’unité ultime. Les autres nous forment d’autres mondes, il n’y a pas de monde commun aux nous, puisque chacun d’eux est un monde, le monde de ceux qui en font partie. Il n’y a pas d’entre-expression ici, car la relation n’est pas d’un point de vue à un autre point de vue, mais de nous aux autres (étrangers). Le concept de personnalité, synonyme d’unicité, s’applique alors davantage aux nations qui forment ainsi des mondes propres qu’aux individus humains dont le caractère est comme dérivé de celui de la nation à laquelle ils appartiennent : l’être national constitue le caractère substantiel de chacun, et le moi véritable de chacun est celui de la nation tout entière, être métahistorique insufflant vie et conscience aux individus empiriques qui en renouvellent le corps. La nation, dans cette conception qui ne manque pas d’exemples, devient une nature encore plus originaire que la nature biologique commune aux hommes parce qu’elle imprime en chacun le caractère qui le définit comme membre d’une communauté : race, peuple, nation.

Schématiquement dit : au lieu que peuples et nations soient considérés comme des types de l’essence humaine, ils constituent des archétypes d’où dérivent des individus dont l’identité est d’abord et essentiellement nationale, empêchant ainsi et a priori toute communication, tout échange véritables entre les hommes à qui il faut un monde pour pouvoir se rapporter intentionnellement les uns aux autres.

À cette identité fermée du nous s’oppose une identité d’une autre nature, produite par une modification intentionnelle du je qui se considère comme partie d’un ensemble dans lequel il peut dire nous, et non plus seulement je. Au lieu que le nous soit un effacement de l’individualité de chacun, le nous repose sur la conscience que chacun a de former un tout avec les autres. Cette possibilité repose sur la capacité de chacun à penser « dans le silence des passions », à se dégager de l’esprit chauvin et partisan qui empêche les hommes de se représenter les autres comme d’autres exemplaires possibles d’humanité. Du coup, on empêche la fermeture du nous sur lui-même, on l’envisage dans la pluralité de ses occurrences présentes, passées et à venir qui forment un même monde. Il n’est alors pas nécessaire que le monde soit l’unité supérieure à toutes les autres unités et que l’homme soit le citoyen du monde et non celui de sa patrie seulement locale. Ce n’est pas comme nation plus accomplie que les autres que le monde doit être figuré ou imaginé, mais plutôt comme l’idée-limite de la nation ou de la patrie : ce qui empêche la nation d’être un tout fermé sur soi, ce qui fait signe vers autre chose. Une telle idée a une fonction régulatrice ou d’orientation, car elle n’est pas tant l’idée d’une chose qui en serait le contenu ou l’objet, que l’idée qui permet de comprendre pratiquement la limite entre le soi ou le nous, et les autres que soi d’une façon qui n’est pas purement factuelle, qui permet, en d’autres termes, d’opérer une conversion idéale entre soi et l’autre qui entrent alors, en tant qu’ils sont justement différents l’un de l’autre, dans une relation d’équivalence. Idée-limite et même idée négative en ce sens où son objet (le monde) n’est pas représenté comme une chose, de façon analogique avec une nation, mais comme une règle ou un instrument qui permet la substitution de l’un à l’autre (je ou nous), et qui, par là même, permet à chacun d’avoir aussi un point de vue extérieur à l’ensemble dont il fait partie.

Être français, par exemple, i.e. être nous et pas seulement je, ou être je comme représentant du nous, cela empêche-t-il de reconnaître l’altérité positive des autres formes du nous, des autres identités collectives ? Et, inversement, reconnaître cette altérité positive de l’étranger (un autre nous, mais pas sous la forme d’une communauté affective, d’une grande famille), cela empêche-t-il d’être français, de se sentir partie d’un tout, de ce tout plus que d’un autre ? Au contraire. Ce sont les mêmes qui ont contribué à la constitution de l’identité de la France (à l’esprit français, si l’on préfère cette expression désuète mais qui signifie la même chose qu’identité) et qui ont œuvré à la reconnaissance des autres nations comme modes d’existence en commun possibles, comme variantes normales de l’humanité (Montaigne, Descartes, Montesquieu et bien d’autres). Les artisans de l’identité nationale (ceux à qui l’on pense lorsqu’on pense à la France) sont aussi ceux qui ont toujours eu en vue le monde, à la fois dans sa diversité et dans son unité.

De la nation au monde

Le monde comme étendue géographique (la terre) n’est pas le seul concept de monde, ni le plus intéressant. Le monde désigne ce qui n’est pas réductible à une nation, la dimension de l’individu par laquelle il échappe à son être national, ou, dans les termes de Montesquieu, ce qui fait de lui un homme et non un Français en tant que tel. L’appartenance nationale est l’une des dimensions de l’être humain, elle n’est pas le tout de notre être, ni même son essence ; celle-ci ne peut être qu’universelle, ou alors il faut dire qu’il n’y a pas d’hommes mais des Français, des Espagnols, etc. Mais alors comment expliquer le fait qu’ils puissent communiquer entre eux, que leurs langues soient traductibles et que la compréhension puisse passer ainsi de l’un à l’autre, comme entre concitoyens ? Que les distances entre les cultures (distances spatiales et temporelles) ne soient pas complètement infranchissables (à la différence du monde animal qui demeure fermé sur lui-même, et ne peut être observé que du dehors et de façon seulement conjecturale). On peut bien dire que les cultures (surtout celles qui sont éloignées dans le temps et l’espace) sont des mondes, mais ce sont des mondes qui se correspondent, qui peuvent être tenus pour des analogues les uns des autres, dont les institutions peuvent être comparées, des mondes qui sont reliés les uns aux autres par le plus fort de tous les liens, celui de la compréhension. L’extrême diversité des cultures humaines que nous ont enseignée l’anthropologie et l’ethnologie au xxe siècle a également mis en évidence la capacité de l’esprit à intégrer cette diversité et à reculer les limites de la compréhension. Mais au contact de cette diversité l’esprit humain ne s’est pas pulvérisé en autant d’esprits qu’il y a de cultures, il est resté lui-même, i.e. le même esprit ou l’humaine sagesse, comme l’a dit Descartes.

La compréhension n’est pas une identification avec l’objet de la compréhension, mais un élargissement ou une modification des cadres de la compréhension ; comprendre l’autre ce n’est pas devenir autre que soi, mais se modifier de sorte à se mettre à la bonne distance (ni trop près, ni trop loin, dirait Pascal). C’est en ce sens que la raison est, selon une autre expression cartésienne, un instrument universel : non pas strictement adapté à un type d’objets en particulier, ni à un type d’opération à l’exclusion d’autres (avec un marteau je ne peux pas visser, mais seulement enfoncer un clou), mais a priori capable de s’appliquer à n’importe quel objet. C’est la raison qui (avec l’imagination, son auxiliaire naturel) est capable de nous faire franchir d’un bond les distances les plus grandes, de comprendre un texte écrit dans une langue que plus personne ne parle, de décortiquer les éléments dont se compose un mythe, d’entrer dans l’univers d’un peuple inconnu, de découvrir des traditions, des religions dont nous n’avions pas l’idée et qui pourtant finissent par offrir un sens à l’esprit, au lieu d’apparaître comme pure absurdité. En fait, l’esprit n’est jamais quelque part, il voyage sans cesse, il passe d’un lieu à un autre, il n’a pas de résidence fixe. Quand je pense à quelque chose, je ne suis pas là où je pense mais là où est situé ce à quoi je pense. C’est parce qu’il n’est pas quelque part, en un lieu fixe, que l’esprit est partout chez lui, là où il pense, et c’est pourquoi les philosophes stoïciens disaient que le monde est la patrie du philosophe (mais il faut le dire de l’esprit en tant qu’il cherche à se représenter l’objet auquel il s’applique). L’expression célèbre de « citoyen du monde » signifie la situation d’extracitoyenneté de l’esprit humain, ou de la raison. Cette expression veut dire que l’homme qui pense a besoin du monde pour penser, il ne peut pas penser localement pour ainsi dire, il ne peut pas être l’appendice de traditions nationales, car la pensée a besoin de champ, de recul, de distance, et elle se nourrit de comparaisons, de confrontations, d’expériences nouvelles ; elle recherche l’humain sous toutes ses formes, qui sont autant de variations normales de l’idée d’homme.

La raison (pensée et langage tout à la fois) est ce qui fait l’universalité de l’homme. L’homme comme être individuel est le sujet de ses actes, mais l’homme comme être générique est le sujet de ce que l’individu accomplit comme être rationnel. C’est comme homme que je comprends des vérités qui ne sont pas celles de faits empiriques, et comme c’est cette capacité de comprendre qui fait de moi un homme, il est clair que le fait d’être français est second par rapport au fait d’être homme, ou, dans un vocabulaire obsolète, que je suis homme essentiellement, et français accidentellement. Mon appartenance nationale, mon identité, comme on aime à dire aujourd’hui, ne constituent pas le tout de mon être, mais une relation à une entité collective, à un nous qui n’efface pas le Je qui est non seulement principe d’individuation mais aussi ce qui fait de moi un homme comme un autre. Le Je est à la fois moi, moi seul, et tout autre que moi, n’importe qui ; d’où la substituabilité d’un Je à un autre, condition de toute compréhension, grâce à quoi l’être national de chacun peut être comparé à celui d’un autre. Le point de vue de l’international n’est pas celui d’une super-nation, mais celui de la relation entre ces lieux différents que sont les nations.

Une chose est de dire que la raison est née en Grèce par exemple, autre chose de faire de cette origine la limite ou la condition de validité des méthodes et des disciplines qui en sont issues. Car c’est le propre des productions de la rationalité, de quelque ordre qu’elle soit, de naître quelque part à un moment donné, et de se dégager de cette origine pour devenir la propriété ou la chose de tous. Dans le domaine du savoir, de ce qui vaut vraiment vaut pour tous, chacun peut s’en dire l’héritier. L’épithète qui qualifie une science (les mathématiques grecques, par exemple) n’est pas comme un prédicat analytiquement contenu dans le sujet. Elle en est séparable, elle a une fonction de coordonnée spatio-temporelle, tout au plus peut-elle indiquer un style, mais non des limites de validité. Tout ce qui compte dans l’ordre des productions intellectuelles s’arrache à son milieu de naissance, non seulement, cela va de soi, les sciences démonstratives, mais les idées relatives à l’essence de l’homme. Il peut y avoir discussion sur la forme fédérative ou républicaine de l’État, et surtout sur le plan des techniques de gouvernement et des relations des citoyens à l’État, mais on ne peut pas tenir pour relative à une culture l’affirmation de l’égalité des hommes et de leur égale dignité, le respect de la liberté de chacun et de la libre disposition de soi. Pour qu’une idée de l’homme soit cohérente, il faut qu’elle puisse être affirmée de tout homme. Une « culture » qui prétendrait être seulement particulière à ses membres montrerait par là même que ses membres n’y sont pas considérés d’abord comme des hommes, mais comme une espèce à part. La nation qui se met à l’écart de l’humanité est davantage une tribu qu’une nation. Elle ressemble alors à une région qui se recroqueville sur elle-même pour pouvoir se penser comme une nation à elle toute seule, qui se refuse en quelque sorte au monde commun.

On dira qu’une nation est libre de se refermer sur elle-même et de cultiver sa particularité. Soit, mais cela revient à accepter que, dans un même monde, les hommes ne soient pas reconnus comme des êtres universels. Comment ne pas considérer ce droit à la culture de la particularité comme une forme d’obscurantisme, et comment ne pas s’y opposer par tous les moyens, au nom de ce qui est commun à tous les hommes et dont chaque homme peut être tenu pour responsable ? Comme une nation cosmopolite est ouverte sur le monde, comme elle vit de l’échange incessant avec les autres nations, elle doit défendre et répandre cet esprit cosmopolite partout dans le monde, et justement là où il est ignoré ou détourné.

Quels sont ces moyens ? Ce sont justement ceux qui permettent aux hommes de se connaître comme humains, comme êtres universels, à savoir la culture, l’art, la science, qui ne sont, par définition, jamais limités à une nation particulière, bien que toujours produits dans le cadre de nations particulières. Car c’est dans chaque coin du monde que se trouve l’universel, et non à l’étage supérieur à celui où logent les nations. L’esprit cosmopolitique n’est pas un esprit qui s’oppose à l’esprit national. L’opposition entre ces deux esprits n’a généralement rien donné de bon, ni du point de vue des nations ni du point de vue du cosmopolitisme.

C’est une opposition aussi fausse que celle qu’on a voulu dresser entre le moi et les autres, l’égoïsme et l’altruisme sous toutes ses formes. Pour dépasser son égoïsme naturel, le moi devrait disparaître en tant que moi, c’est-à-dire en tant que personne séparée des autres, et se transformer en membre d’un tout. Par exemple, dans le Contrat social Rousseau pose le problème de la formation d’une société en ces termes : comment une personne qui est un tout pour elle-même (à l’état de nature) peut-elle devenir un membre du souverain, qui est un moi commun ? Il faut que l’être total de chacun devienne une fraction d’un être collectif. Si une nation est un moi commun (l’esprit d’un peuple, etc.), sa relation avec les autres nations sera analogue à celle du moi avec les autres moi : conflit, concurrence, au mieux alliance d’intérêts. Si l’on veut dépasser le point de vue étroit de la nation, il faut imaginer une nation de toutes les nations, la transformation d’un être total en fraction d’un être collectif. D’où la lutte inexpiable entre le national et l’international, analogue de la guerre du moi et des autres.

Du monde à la nation

Mais il faut d’abord contester la fausse évidence de la notion d’être collectif. Il n’y a que des êtres singuliers, hommes ou individus. Une nation n’est pas un être mais une idée, qui peut bien être partagée par tout un ensemble d’hommes, commune à eux tous, mais en tant qu’idée elle ne peut être ailleurs que dans l’esprit de ceux qui s’y réfèrent comme à un bien commun. Si quelqu’un n’a pas cette idée, ou si cette idée n’est pas la sienne, s’il ne la fait pas sienne, on ne peut pas dire que la nation existe quand même pour lui, qu’il le veuille ou non. Car si elle n’est pas un être mais une valeur, elle ne peut pas s’imposer comme s’impose la réalité extérieure des êtres (hommes, objets, etc.), elle ne peut que valoir ou ne pas valoir (i.e. être acceptée ou rejetée) aux yeux de ceux qui la désirent ou la refusent. On peut tout à fait obéir aux lois du pays où l’on réside, accepter l’État qui, à travers l’administration, la police, l’armée, les institutions publiques, est bien une chose qui existe, une chose réelle, et ne pas éprouver pour autant un sentiment national. C’est d’ailleurs le cas de bien des gens aujourd’hui pour qui la France est un État mais non une nation, un ensemble de lois, de droits, mais non une chose d’un autre ordre que la réalité matérielle et qui nous est commune (ou qui est pensée comme commune).

Renan montre bien qu’il y a des États qui ne sont pas des nations, qu’une tribu, ou qu’un ensemble de cités, ne font pas une nation. Par rapport aux institutions nécessaires pour vivre ensemble, la nation apparaît comme un supplément, dépendant de la conscience des hommes qui s’y réfèrent comme à un héritage, un lien idéal entre générations passées, présentes et futures. Une nation n’existe que si l’on pense qu’il y en a une et que nous en faisons partie. Mais le nous n’est pas la transfiguration du je, qui serait alors inclus dans un ensemble où son statut ne serait plus celui d’un je, mais d’un élément ou d’une partie (ou seulement de façon additive).

Il y a bien modification du je lorsqu’il se pense comme partie d’une nation, la sienne et celle de tous ceux qui se pensent aussi comme des parties de cette nation, mais il n’y a pas de changement réel de l’être du je en fraction de l’être total de la nation. Nous suivons Hobbes et non Rousseau : le passage de l’état de nature à l’état civil ne produit pas une altération de mon être qui de total deviendrait partiel, je reste fondamentalement le même mais au lieu de n’avoir que le seul souci de ma conservation j’ai aussi le devoir d’obéir au souverain. C’est un élargissement du champ des préoccupations personnelles, et non la conversion de mon être d’individu solitaire en un être de citoyen. Autrement dit, le citoyen ne cesse pas d’être un individu. Le changement n’est pas un changement réel, substantiel, mais un changement dans la manière de se représenter son être. De même, le sacrifice, le dévouement, l’altruisme n’ont nullement pour condition la démise du moi, de son esprit propre, le renoncement à l’amour de soi, mais une représentation de soi comme obligé par les autres plus que par lui-même, une conscience nette de la supériorité du don de soi sur la recherche de privilèges mesquins : si pour être altruiste il fallait ne plus être un moi, en quoi consisterait alors la valeur de l’altruisme ?

Reconnaître une nation comme sienne c’est se représenter soi-même comme nous, et non pas changer son être de je en un être de nous. La conscience de soi est le seul fondement sur lequel peut s’opérer la reconnaissance de l’appartenance à quelque chose de plus grand que soi. Il est essentiel que chacun dise nous en parlant de la nation, car ce n’est pas s’abriter dans l’anonymat (comme en clamant qu’« on a gagné » alors qu’on n’y est personnellement pour rien…), ou disparaître comme sujet pensant dans le « groupe en fusion », mais au contraire souligner mon engagement personnel dans la volonté commune d’être reconnu comme un des innombrables artisans de la nation. Une nation est une œuvre3, faite et à poursuivre, et non un lieu ou un terroir, de même que le nous que le je se représente comme engagement commun désigne ceux qui, par leurs travaux et leurs vies, produisent pour ainsi dire la nation, la représentent, notamment aux yeux des étrangers sous le regard desquels une nation vit toujours, pour peu qu’elle ait le sens de l’universel, l’esprit cosmopolite. Si la nation (ou bien : le nous qui en est le sujet) n’est pas définie par l’activité, le travail, les œuvres de ceux qui la font quotidiennement, alors elle n’est que le lieu où les hommes se sont seulement donné le mal de naître. En ce cas, l’appartenance à la nation est de l’ordre du fait, comme la couleur de la peau, des yeux ou des cheveux.

Dans les idéologies nationalistes, la nation est toujours présentée comme un fait, d’autant plus fondamental qu’il est injustifié : de la nation à la race la conséquence est bonne, en ce cas. À cette idée organique et naturaliste (qui peut aussi être historiciste) qui permet sans effort et sans preuve de se croire supérieur au reste du monde, il faut opposer non pas le monde comme la nation de tous les hommes, mais une idée de la nation comme représentation de soi, i.e. de nous, ce qui est œuvre de pensée et de réflexion. Sans pouvoir approfondir la question, disons seulement que la différence entre être purement et simplement ce qu’on est et se représenter son être est une différence entre des formes et des degrés de conscience. Dans le premier cas, le moi est un ensemble de qualités quasi objectives alors que dans le second, même si ces qualités sont reconnues comme siennes, s’ajoute à cette conscience directe une conscience réfléchie, une mise à distance de soi qui permet au moi de se donner une représentation de soi au lieu de seulement être ce qu’il est. En ce cas, ce qui importe c’est, plus que le fait d’être soi ou soi-même, d’être égal à la représentation que l’on se fait de soi4.

Appliquons cette distinction, mais avec prudence, de façon seulement méthodologique ou heuristique, à la nation. P. Valéry disait : « On est français comme on respire », faisant ainsi du caractère immédiat et non réfléchi de cette identité le caractère distinctif de ce type d’identité (je dirais plutôt : de conscience). Mais la suite de sa réflexion sur cette question montre que le sujet qui s’interroge sur ce que c’est qu’être français ne perd pas mais fortifie sa « foi naturelle » en son identité en se mettant à distance d’elle, en se représentant la nationalité comme une idée vers laquelle il tend, et non comme un fait brut, réfractaire à la pensée. En s’interrogeant sur ce que c’est qu’être français, on installe entre soi et la nation une médiation qui est l’horizon du monde. Ma nation, celle pour laquelle je dis nous, m’apparaît comme une des nations du monde, ou comme une des nations qui forment le monde commun des hommes. Ni la conscience de la particularité seule, ni la conscience de l’universalité seule ne permettent de se représenter une nation à la fois comme la sienne et comme l’une de celles qui constituent un même monde.

Le point de vue cosmopolitique sur la nation est celui par lequel nous nous représentons la diversité des nations (des cultures, des coutumes, des œuvres) comme autant de points de vue possibles sur un même monde. Il faut prendre garde à ne pas séparer la diversité des points de vue et l’identité de l’objet de ces vues différentes. L’essence idéale n’est pas séparable du processus de variation, c’est même celui-ci qui met celle-là en évidence. Il doit donc y avoir dans le concept de chaque nation quelque chose par quoi une nation doit se rapporter à toutes les autres ; si ce n’est pas le cas (comme le prétendent les thèses relativistes), le terme de monde n’a qu’une signification spatiale, ou alors une signification privative, celle d’un monde privé, clos, celui que chaque nation constituerait pour elle-même. Animée sans doute du souci louable de préserver les différences, une telle attitude a pour effet catastrophique non seulement de rendre ces mondes propres étrangers les uns aux autres, mais de traiter les différentes communautés humaines comme autant d’espèces différentes, ce qui revient, comme l’a dit Sartre, à étudier les hommes comme des fourmis… Or la conscience de la diversité et de la relativité des mœurs et des coutumes, loin de mener à la dissolution de l’universel dans une mosaïque de différences, est au contraire ce qui met en évidence le caractère cosmopolite et non pas national de l’homme, ou plutôt la priorité du caractère humain sur le caractère national.

Un cosmopolitisme de la raison

On le voit bien dans les réflexions de Montaigne sur les cannibales, puis sur le thème socratique de l’homme citoyen du monde :

Or je trouve […] qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation […] sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage5.

Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais ouy bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglés aux nôtres6.

Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie7.

Montaigne peut pluraliser l’emploi du terme de barbare sans en dissoudre la signification parce que la raison n’est pas plus chez les uns que chez les autres ; elle est d’essence universelle.

Le cosmopolitisme de Montaigne est aussi une invitation au voyage, qui n’est pas seulement un divertissement mais une expérience de la variation : depuis l’étranger on porte sur soi un autre regard, ou plutôt un regard, ce qui n’est pas le cas quand nous vivons écrasés sur nous. En voyageant on fait varier le soi, l’intime, on s’éloigne de ce qui est proche, on voit les siens comme d’autres peuvent aussi les voir. Montesquieu mettra en scène cette philosophie de la variation du soi par le regard de l’autre, en parfaite continuité avec le polycentrisme ethnologique de Montaigne.

Outre ces raisons, le voyager me semble un exercice profitable. L’âme y a une continuelle exercitation à remarquer les choses inconnues et nouvelles ; et je ne sache point meilleure école, comme j’ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature8.

La diversité des façons d’une nation à l’autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. […] J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur, de s’effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères9.

Enfin, cette célèbre déclaration où se rejoignent le cosmopolitisme ancien et l’humanisme moderne :

Non parce que Socrate l’a dit, mais parce qu’en vérité c’est mon humeur, et à l’aventure non sans quelque excès, j’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l’universelle et commune10.

Autre exemple de la conjonction essentielle entre le décentrement anthropologique et l’idée cosmopolitique, Descartes :

Il est vrai que, pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n’y trouvais guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquais quasi autant de diversité que j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j’en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne rien croire trop fermement11 […]

Et depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux autres, ne sont pas pour cela, barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent, autant ou plus que nous, de raison12 […]

[…] j’étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles [les opinions] des mieux sensés. Et encore qu’il y en ait peut-être d’aussi bien sensés parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous13 […]

On aurait tort de voir dans ces assertions dont on pourrait prolonger indéfiniment la liste de simples formules de politesse en direction d’un autre abstrait. Elles se déduisent naturellement de l’affirmation, soutenue par la découverte récente de la science rationnelle de la nature, de l’identité de l’esprit humain, de l’universalité de la connaissance démonstrative, de la différence entre savoir et croire. C’est aussi Descartes qui subordonne la foi qui nous fait chrétiens (ou turcs) à la raison qui nous fait hommes. Cela ne conduit pas à un rejet de la foi, mais, au contraire, à une juste répartition ou délimitation des territoires respectifs de la foi qui nous distingue les uns des autres (comme peuples ou comme nations) et de la raison qui nous caractérise et nous unit comme hommes, individuellement considérés. Le problème que rencontrent les philosophes évoqués est celui de la diversité des religions, plus que celui des nations. Mais, même si l’on distingue, comme nous le faisons maintenant, la question de la nation de celle de la religion, nous rencontrons un problème analogue, car le sentiment national peut être tenu pour une espèce de foi, avec également des manifestations extérieures (cérémonies, cultes, commémorations). Si l’universel est autre chose que la nuit où toutes les vaches sont noires, il faut le situer autrement par rapport aux différences, non pas sur le même plan qu’elles, non pas au-dessus d’elles, mais dans la relation qui permet la variation de ces formes de vie et de croyance en commun. Il faut donc que ni l’unité de la raison n’affecte la différence entre les croyances, ni la différence des croyances n’affecte l’unité ou l’identité ou l’universalité de la raison.

*

On peut juger cet équilibre impossible en raison de l’engagement de chacun dans une culture (ou une nation) qui impose à l’esprit une langue, des catégories cognitives et sociales, bref une « vision du monde ». Mais faut-il s’arracher à sa culture pour avoir conscience de l’universalité, ou du monde comme condition transcendantale de la diversité des cultures ou des nations ? L’impossibilité ou la naïveté d’une telle demande s’impose d’elle-même si on incline à se représenter l’appartenance de chacun à sa culture comme la solidarité du voyageur et du train dans lequel il se trouve, selon l’image célèbre de Lévi-Strauss :

Or, tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaire que ce voyageur idéal l’est de son train. Dès la naissance et […] probablement même avant, les êtres et les choses qui nous entourent montent en chacun de nous un appareil de références complexes formant système : conduites, motivations, jugements implicites que, par la suite, l’éducation vient confirmer par la vue réflexive qu’elle nous propose du devenir historique de notre civilisation. Nous nous déplaçons littéralement avec ce système de référence, et les ensembles culturels qui se sont constitués en dehors de lui ne nous sont perceptibles qu’à travers les déformations qu’il leur imprime. Il peut même nous rendre incapables de les voir14.

On aimerait poser à Lévi-Strauss la question suivante : si nous sommes aussi étroitement solidaires de notre culture qu’il est dit ici, comment pouvons-nous en sortir même idéalement pour se représenter cette situation ? La connaissance de cette détermination n’en est-elle pas aussi la limitation ? Qu’est-ce que le point de vue cosmopolitique si ce n’est la conscience de la relativité des repères par lesquels chacun est situé dans son milieu, comme le montrent les réflexions de Montaigne citées plus haut ? En quoi sinon se distinguent une tribu dont les limites sont celles du monde15 et une nation dont les membres savent qu’elle est l’une de celles qui composent le monde, différente des autres mais commensurables avec toutes du fait même de ne former qu’un seul monde ? La diversité des référentiels n’empêche pas d’établir des mesures communes, de même que la diversité des langues, parlées ou « mortes », n’empêche pas la traduction de l’une dans l’autre, car l’homme est un être parlant avant d’être quelqu’un qui parle dans une langue déterminée16.

À la limite, la conscience de l’universalité n’est rien d’autre que la conscience des différences entre les nations, conscience qui n’est pas simple constatation, mais effort sincère pour se représenter ces différences comme les variations d’un même thème. On ne verra pas comme l’autre voit (sinon ce ne serait pas un autre), car le référentiel de l’autre est de l’ordre d’un principe qu’on pose et non d’une évidence, mais, cette réflexion faite, on ne pourra plus tenir notre appartenance à une nation, la nôtre, pour une évidence qui doit être partagée. On aura acquis, en termes plus simples, la conviction que nous ne sommes pas tout, ce qui est bien plus difficile qu’on ne croit à acquérir, aussi bien pour un individu que pour une nation. Or cette acquisition n’est pas celle qu’apporte la culture, au sens où semble l’employer Lévi-Strauss, comme ce qui nous confectionne ; elle ne peut résulter que d’un travail de problématisation effectué sur soi, aussi bien du soi qui dit je que du soi qui dit nous.

Pour qu’un tel travail puisse se faire, il faut qu’il y ait dans une nation des lieux qui soient comme des foyers d’universalité, des lieux d’extraterritorialité, comme le sont les ambassades de pays étrangers ou les églises, mais comme le sont aussi et surtout les écoles, non par un statut juridique qui leur serait propre, mais par le statut transcendantal d’une institution où l’individu est reconnu comme homme et non comme français ou chinois. Par sa finalité même, l’école conduit les esprits à voir au-delà de leur temps comme au-delà de leur lieu. L’école n’éduque pas des citoyens mais des esprits capables de regarder autour d’eux et de se déprendre des évidences liées au caractère le plus souvent inconscient de l’héritage de traditions. Dès lors que survient cette mise en perspective de soi avec soi, de soi avec les autres que soi, il devient possible de dire nous en parlant d’une nation, sans pour autant devoir assumer le poids du passé, sans se croire tenu de justifier ce que l’on condamne ou critique d’un point de vue intellectuel et moral. Mais encore faut-il être exercé à prendre ce point de vue sur soi ou sur nous, avoir appris à penser « en se mettant à la place de tout autre » (2e maxime du sens commun pour Kant17). Pour cela la bonne volonté est insuffisante, des institutions sont nécessaires, comme celle de l’école.

On pourrait alors dire que c’est en dénaturalisant le rapport du je au nous qu’on introduit un point de vue cosmopolite aussi bien avec ses concitoyens qu’avec les étrangers. Mais pour cela il ne faut pas que l’école soit seulement l’endroit où l’on acquiert un savoir spécialisé qui recrée l’entre-soi sous la forme d’une communauté de spécialistes, nécessairement coupée du reste des hommes. Ce risque n’est pas toujours évité, même dans les universités dont le concept implique que soit reconnue et enseignée l’universalité du savoir, non pas sous la forme impossible à réaliser de la totalité des connaissances, mais par la présence de disciplines dont l’objet propre n’est pas un objet circonscrit, délimité, « pointu » comme on dit aujourd’hui, mais dont l’objet est l’homme comme réalité propre, au sens où Pascal invoquait la nécessité d’une science de l’homme, qu’il distingue de la science des choses extérieures. Si l’on met à part les traités, accords, conventions par lesquels les nations se rapprochent les unes des autres, on pourrait peut-être mesurer l’esprit cosmopolite d’une nation à l’importance qu’elle accorde à ces disciplines dont l’homme est l’objet, dans son universalité et dans toute l’étendue de ses productions.

  • *.

    Professeur de philosophie à l’université de Bourgogne.

  • 1.

    Spinoza, Traité théologico-politique, chap. XVII, Paris, Garnier-Flammarion, p. 295.

  • 2.

    Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1949, p. 980-981.

  • 3.

    Voir Paul Valéry : « Après tout ce que j’ai dit, on ne sera point étonné que je considère la France elle-même comme une forme, et qu’elle m’apparaisse comme une œuvre. C’est une nation dont on peut dire qu’elle est faite de main d’homme… », Regards sur le monde actuel. Œuvres, II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1005.

  • 4.

    Ces questions sont développées dans un livre à paraître prochainement sur la Représentation.

  • 5.

    Montaigne, Essais, L. I, chap. XXXI, Des cannibales, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 203.

  • 6.

    Ibid., p. 207.

  • 7.

    Ibid., p. 208.

  • 8.

    Montesquieu, Œuvres complètes, op. cit., L. III, chap. IX, De la vanité, p. 951.

  • 9.

    Ibid., p. 964.

  • 10.

    Ibid., p. 950.

  • 11.

    Descartes, Discours de la méthode, fin de la 1re partie, dans Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p. 131-132.

  • 12.

    Id., Discours de la méthode, 2e partie, dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 136.

  • 13.

    Id., Discours de la méthode, 3e partie, dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 141.

  • 14.

    Claude Lévi-Strauss, « Race et culture », 1971, dans le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 30.

  • 15.

    Voir C. Lévi-Strauss : « Les peuples qu’étudient les ethnologues n’accordent la dignité d’une condition véritablement humaine qu’à leurs seuls membres, et ils confondent les autres avec l’animalité », dans « L’ethnologue devant la condition humaine », le Regard éloigné, chap. II, p. 48).

  • 16.

    Voir Raymond Aron : « L’homme est l’être qui parle mais il y a des milliers de langues différentes. Quiconque oublie un des deux termes retombe dans la barbarie », dans Histoire et politique, Paris, Commentaires/Julliard, février 1985, p. 478.

  • 17.

    Kant, Critique de la faculté de juger, § 40, dans Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 1073.