Un retour de la morale à l’école ?
Depuis quelques années, la question de la place de l’éthique à l’école revient périodiquement en débat1. Elle est même devenue suffisamment sensible pour que, dès 2008, les programmes de l’école élémentaire présentent l’« instruction civique et morale » comme un « enseignement à part entière ». Il aura fallu attendre septembre 2011 pour qu’une circulaire du ministère de l’Éducation nationale définisse des objectifs et des orientations pour cette « instruction morale à l’école ». Le texte aurait mérité mieux que l’exécution sommaire qui fut assez souvent son lot. Son contenu soulève en effet de vraies questions. Sur la méthode et ses bases culturelles, ce document révèle une certaine faiblesse, manifeste dans le développement sur « La maxime morale, support privilégié de la démarche pédagogique ». Ces vues simplistes sur la pédagogie de l’éthique sont probablement significatives de la posture d’un gouvernement qui traitait par le mépris la formation des enseignants. En principe, des éléments d’appui supplémentaires auraient dû être publiés dans l’année. Il n’en fut rien. Cependant, très récemment, le Centre national de documentation pédagogique (Cndp) annonçait la publication prochaine d’un gros ouvrage destiné aux enseignants contenant des analyses, des fiches pédagogiques, des textes2. Il faut souhaiter que cette initiative soit suivie par d’autres, notamment par des dossiers sur les expériences menées ici ou là3 et notamment à l’étranger. En France même, la note publiée par l’inspection académique de Strasbourg constitue une contribution intéressante puisque dans le dispositif particulier à l’Alsace Lorraine, l’enseignement de la morale concerne les enfants dont les familles refusent un enseignement religieux.
Une longue histoire depuis Jules Ferry
Comment définir l’enjeu actuel par rapport à la longue histoire de la morale à l’école ? La mémoire fantasmée de ce que fut l’école laïque de Jules Ferry intervient dès qu’on évoque cette proposition d’une culture éthique de l’école publique4. Circulent aussi des images parcellaires. Ainsi la fameuse formule de Jules Ferry sur la « bonne vieille morale de nos pères » fait craindre qu’une culture éthique à l’école ne soit en fait l’inculcation d’une morale particulière. L’étude de centaines de cahiers d’écoliers menée par Jean Baubérot donne une image moins négative ou ringarde de la morale laïque5.
Une mémoire lucide devrait aussi nous porter à questionner la genèse et le sens de la morale laïque. C’est un point sur lequel l’analyse de Marcel Gauchet donne à réfléchir. Cette morale laïque, dit-il en substance, correspond à ce moment dans l’histoire de la culture occidentale où contre la loi du groupe, extérieur à l’individu, portée par la morale religieuse et imposée, s’affirme le principe d’une règle morale fondée sur la liberté individuelle. Cette morale prône donc l’autonomie comme émancipation de la morale imposée. Mais la vague actuelle d’individualisation a eu comme effet que la démarche de construction d’une intériorité morale et rationnelle a perdu son sens (c’est-à-dire fonder la liberté). Les individus sont libres, aujourd’hui, sans avoir besoin de cette morale laïque.
Cette analyse radicalise les objections à la morale laïque. Pourtant, ne peut-on pas avancer que les conditions historiques d’émergence de la morale laïque ne permettent pas d’affirmer que leur disparition anéantirait la légitimité, voire la nécessité d’une morale laïque ? L’enseignement d’une morale laïque est un pilier essentiel de la laïcité au même titre que la loi de 1905. L’œuvre de séparation de l’école et de l’Église, nécessaire à la République, et même si ce mot séparation ne fut pas prononcé, était en fait la mise en place dans la République du premier grand pilier de la laïcité. Cela explique la position de Ferdinand Buisson (dans son Dictionnaire de pédagogie6), selon lequel « c’en serait fait de notre enseignement national » si l’on s’interdisait toute référence aux idées philosophiques, morales ou religieuses7. La fondation de la République sur la laïcité implique la reprise en charge de la morale commune de la société, tâche assumée traditionnellement par l’Église, mais nécessaire dans une société laïque et pour la formation des futurs citoyens. Une culture éthique à l’école publique appartient au noyau dur du principe de laïcité.
Du coup, on peut considérer que le constat de carence auquel nous sommes arrivés quant à l’effacement de l’éthique à l’école publique est le signe d’une laïcité affaiblie, voire détournée de son vrai sens8. Affirmer l’urgence d’un renouvellement de la culture éthique à l’école n’implique aucunement un retour strict à la morale laïque telle que définie par les fondateurs, d’autant que celle-ci gardait une connotation religieuse.
L’école normative et le libre exercice du jugement
Pour certains, dès qu’on parle d’introduire une culture éthique à l’école, le risque serait de « moraliser les enfants », puisque cet « enseignement » ou « instruction » morale consisterait à inculquer une morale, soit explicitement, soit insidieusement. Or, la culture éthique présente deux aspects qu’il convient de bien distinguer9.
Le premier est au fond un chapitre de la formation à la libre réflexion. Car il s’agit de donner aux enfants les moyens d’exercer leur intelligence dans la sphère des enjeux éthiques qui concernent tout être libre. Cela passe par une capacité à acquérir au moins un maniement des mots, des notions, qu’une longue tradition réflexive sur la morale nous livre en héritage. La pauvreté que l’on observe dans cette société, dans la capacité de dire les options éthiques, de nommer les valeurs, est catastrophique. Cet aspect de la culture éthique passe par une fréquentation des héritages de la littérature, de la philosophie, des moralistes, en même temps que par l’apprentissage de l’analyse des situations du point de vue de leurs enjeux éthiques.
Il ne s’agit pas d’engager le jeune vers une morale, mais de lui donner les moyens de se former au jugement de valeur personnel. La pluralité des sources auxquelles on a recours ouvre à la pluralité des orientations éthiques personnelles. L’enseignement philosophique sait réaliser cet équilibre. Le problème n’est pas différent ici.
Mais il y a un autre aspect de la culture éthique : le futur citoyen doit entrer dans un monde qui le précède, avec ses systèmes de valeurs, certaines présentées comme essentielles, voire universelles, voire communes. Il est vrai qu’ici, la culture éthique est exposée au risque du conformisme, voire de la contrainte. Mais il est possible d’y échapper, c’est une question de méthode.
Par rapport aux deux aspects de la culture éthique, Marcel Gauchet évoque une remise en cause radicale du style des traditions de la pensée éthique occidentale. Il récuse cette remise en cause. Cette longue tradition qui vient des Grecs, de la pensée antique relayée par le christianisme puis laïcisée aux xviie-xviiie siècles, est-elle simplement un héritage ayant la fragilité d’une culture particulière, avec laquelle il serait facile de rompre au nom d’une nouveauté culturelle ? C’est une question fondamentale. Mais qui ne concerne pas seulement la tradition éthique. L’Europe est héritière d’une culture qui se développe sur de nombreux siècles. A-t-elle le pouvoir de rompre avec cette histoire sans se nier comme civilisation ? Quand on parle de ruptures culturelles, jusqu’où peut-on aller sans se nier comme civilisation ? Dans tous les aspects de notre culture vivante, ne sommes-nous pas devant l’urgence de s’inscrire dans une relation avec le passé, relation neuve, qui n’est pas une identification au passé, mais puissance de reprise et de reformulation ?
La proposition d’une culture éthique dans l’école publique soulève parfois un ensemble d’objections qui s’articulent autour de l’idée qu’il y aurait déjà trop de morale à l’école, qu’il ne conviendrait pas d’en rajouter. Il est vrai que les valeurs sont présentes dans les institutions, aussi bien de manière positive que négative. Des procédures peuvent être justes ou bien manifester une injustice, car la pratique institutionnelle s’écarte de la valeur. Quand l’école blesse la dignité d’un jeune, il faut constater un fonctionnement dénué de moralité. Il en va de même dans la pratique éducative : elle n’a jamais la neutralité d’une technique, elle est toujours en débat entre des valeurs ou des contre-valeurs.
Notons brièvement qu’il s’agit là toujours d’une éthique en action qui ne se nomme pas la plupart du temps, qui se contente même de se justifier comme norme, parce qu’elle est la norme.
Précisément, le trop de morale est excessif parce que l’école ne donne pas la culture éthique qui permettrait de se poser en sujet réfléchissant devant toutes les situations scolaires. La présence inévitable de cette éthique inscrite dans les pratiques appelle une culture éthique qui donnerait les moyens d’une pensée sur les pratiques. Il y a un discours justificatif sommaire qui circule dans l’institution, qui s’applique en fait sur des normes éthiques non nommées. La culture éthique ouvre vers une adhésion consciente à des pratiques, ou bien vers un refus. Loin d’être une école de conformisme, elle est formatrice de conscience lucide et libre. Quel que soit le dessein caché des politiques quand ils souhaitent un enseignement de morale, si celui-ci correspond à cette culture éthique à laquelle nous nous référons, il y a fort à parier que cette conscience éthique libre sera moins portée à la résignation « vertueuse » devant l’injustice.
- 1.
Depuis 2010, la Ligue de l’enseignement, en coopération avec l’association Confrontation, a fait de cette question un sujet d’étude. Cette réflexion a abouti à un colloque dans le cadre du Salon de l’éducation (25-26 novembre 2011), dont les actes seront publiés bientôt chez Privat.
- 2.
Article d’Anne-Laure Abraham, avec des témoignages d’enseignants et des propos recueillis sur le thème : « Quelles valeurs morales aimeriez-vous qu’on enseigne à votre enfant ou petit-enfant à l’école ? », Le Parisien, le 4 mai 2012.
- 3.
Pour des expériences françaises, voir notamment Marie-Noëlle Mercier, 100 idées pour former la conscience morale, Paris, Tom Pousse, 2010.
- 4.
Voir Jean Baubérot, la Morale laïque contre l’ordre moral, Paris, Le Seuil, 1997 et également la synthèse historique de Pierre Ognier au colloque de novembre 2011.
- 5.
J. Baubérot, la Morale laïque contre l’ordre moral sous la Troisième République, Paris, L’Harmattan, 2009 ; voir aussi l’entretien avec Anne-Marie Chartier, « Lire et écrire, c’est toute une histoire », Esprit, janvier 2010.
- 6.
Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, Paris, Hachette, 1887.
- 7.
Anne-Marie Drouin, Éthique et éducation, Crdp Bourgogne, 1996.
- 8.
Sur cette question plus large de la laïcité scolaire, je renvoie à ma contribution intitulée « La laïcité et l’école de la République » dans le dossier dirigé par G. Zoïa, « Laïcité, éducation, diversité » publié par la revue Tréma (n° 37, Iufm de Montpellier, avril 2012) qui comporte aussi une analyse des manuels scolaires de morale au xxe siècle (Jacques Gleyse).
- 9.
Sur ce point, je renvoie à mon travail : La démocratie rend-elle l’éducation impossible ?, Paris, Parole et Silence, 1999, notamment le chapitre 9.