
Comment refonder la morale sexuelle catholique ?
La Chair délivrée selon Maurice Bellet
On a pu dire que sans Maurice Bellet, prêtre et psychanalyste décédé en 2018, le christianisme français ne serait pas le même. Pour plusieurs générations de catholiques, il a su établir des ponts entre la psychanalyse et l’Évangile, loin de tout mélange insipide et toute bien-pensance. En marge de la crise provoquée par la révélation des abus sexuels et autres dans l’Église, Guy Coq revient ici sur ses propositions pour une refondation de la morale sexuelle catholique.
Bien souvent, dans nos rencontres amicales, évoquant le livre en cours d’écriture, Maurice Bellet annonçait un texte explosif qui lui faisait peur à lui-même… La formule s’applique réellement pour cet essai paru en 2015[1]. Sous ce titre énigmatique, le propos de l’auteur est tout simplement de proposer une refondation de la morale chrétienne. Relevant le défi perdu de la parole éthique catholique, Maurice Bellet pose la question refoulée : comment une parole catholique sur la morale pourrait-elle s’adresser à tous ? Car il est clair qu’aujourd’hui la parole catholique est particulièrement inaudible en matière de morale. Avant d’entrer dans le cœur de sa proposition, Maurice Bellet s’emploie justement à analyser cette situation.
Le malaise
Un mot résume tout : le malaise. D’un côté, dans la société, un très grand relâchement moral. Domine une posture centrée sur l’individu solitaire, avide de jouissance, revendiquant une liberté « qu’aucun système, aucune croyance ne paraît pouvoir limiter ». D’un autre côté, où sont les croyants ? Abandonnant la rigueur ancienne, certains se rallient à l’éthique de l’épanouissement individuel. Ce sont des croyants sincères, solides, mais délaissant la tradition morale catholique avec son ascèse et son renoncement à soi-même, ils rejoignent à leur façon le droit de vivre selon son désir. Abandonnant « le souci paralysant de respecter la tradition », ils se bornent à « l’aujourd’hui de Dieu ». Certes, derrière le pape François, l’institution a changé d’attitude vis-à-vis du pécheur, mais le péché demeure toujours inadmissible.
La force de Maurice Bellet est de montrer que les croyants sont pris dans une contradiction qui n’a fait que se durcir, un conflit « entre les exigences de la modernité et la volonté de maintenir à tout prix la saine doctrine ». Des deux côtés pourtant, on retient « des exigences réelles ». Ceux qui veulent maintenir la tradition ont raison de demander : « Où est le noyau dur ! », c’est-à-dire ce qu’il ne faut pas perdre… ? Ils ont raison de penser que l’Évangile apporte toujours une rupture radicale, mais « où agit, où passe cette rupture » ? D’autre part, ceux qui veulent et pratiquent le maximum d’ouverture à la sensibilité individualiste dominante ont raison dans leur souci d’un christianisme fidèle à l’incarnation…, mais ils perdent de vue la question : quel est exactement le fond du message à préserver ?
Pour Maurice Bellet, il s’agit de sortir de la contradiction qui, c’est un fait, traverse le monde catholique. Ce dépassement, l’auteur le voit dans un retour à l’Évangile.
Le principe de signification
Pour opérer ce retour, il importe de remettre en cause le système qui fait reposer la morale sur l’opposition du permis et du défendu. Malgré des ouvertures récentes, cette priorité demeure au niveau de l’expérience. Elle réduit le sexe à une chose « visée exclusivement à travers des listes d’actions », ce qui est une approche matérialiste. « Mais l’humain proprement humain n’est pas un objet… L’être humain est relation, il est parole, il est intention, désir, appel, joie et tristesse, grands choix et grands déserts. » Pour la sexualité surtout, il faut cesser de considérer « la chose et non la relation » : « Le principe de signification met l’expérience au principe. Ce qui est premier, c’est ce que vivent les gens, c’est ce qu’ils éprouvent, c’est le ressenti. Car la sexualité, ce n’est pas un concept. »
Dans ces conditions, y a-t-il une morale possible ? « Elle est dans l’interprétation de l’expérience, elle agit dedans, elle est l’expérience même dans sa signification réelle et, du même coup, dans la modification possible de ce qui est réellement vécu. »
Pour éclairer la portée du changement que le principe de signification apporte en morale, Maurice Bellet revient brièvement sur une crise qui toucha l’Église à la fin du XIXe siècle et qu’elle sut intelligemment surmonter : celle de l’exégèse. Il voit d’intéressantes analogies entre cette crise de l’exégèse, de l’interprétation de la Bible, et celle qui touche aujourd’hui l’Église quant à la morale traditionnelle. Pour l’exégèse, ce fut un énorme bouleversement que la considération des formes littéraires dans la Bible et la prise en compte des connaissances nouvelles de la critique savante, par exemple de sortir de l’idée que l’univers n’avait pas été créé en six jours, etc. Mais la réussite de cette révolution, malgré son ampleur, ne devrait-elle pas nous donner le courage d’en faire autant concernant les blocages fondamentalistes de l’Église sur la morale, le sexe, la chair ?
Ce formidable enjeu touchait déjà les relations de l’Église avec la culture, les sciences, les évolutions de notre monde commun. Sur l’exégèse, on avait déjà l’exemple d’une « difficulté qui semblait sans issue et qui s’est défaite parce que, au lieu de se bloquer sur "la chose dite", on a cherché ce que la parole signifiait dans son acte de parole, c’est-à-dire ce qu’elle visait dans sa relation vive à ceux qui étaient en position pour l’entendre. Alors, la Bible peut prendre une signification actuelle dans cette région qu’elle désigne comme la sienne : la vie humaine en ce qui en fait l’essentiel ».
Dans cette révolution de l’exégèse, Maurice Bellet voit à l’œuvre le principe de signification, celui-là même qu’il oppose à la « chosification », à l’ignorance de l’expérience, à l’objectivation des règles, à l’absolutisation du couple permis/défendu. Certes, les différences entre morale et exégèse sont évidentes, mais dans les deux registres, la prise en compte de la relation, le refus de se bloquer sur la « chose dite » sont décisives pour accéder à l’expérience et à son interprétation : « J’ai en effet le sentiment que la morale catholique, dans le domaine sexuel, fonctionne comme un fondamentalisme, la chose plutôt que la relation. Propos discutable, je le reconnais tout à fait. » Soulignons la prudence de l’auteur, qui n’est pas fausse modestie, mais conscience de soulever un immense problème, d’ouvrir un chantier qu’il est urgent de travailler.
Il faudrait bien sûr éclairer la portée du principe de signification. La critique du couple permis/défendu ne signifie pas que tout devient permis, mais un déplacement : ce principe du permis/défendu ne doit pas faire taire l’expérience. Un autre interdit est alors posé : celui de pactiser avec la mort, le meurtre, avec tout ce qui travaille à briser l’humain. Il signifie aussi la fin de la croyance qu’une règle peut remplacer l’examen de l’expérience et de la relation effective : « La signification de ce qu’on vit n’est plus donnée à l’avance dans le code, elle n’apparaît que dans les relations actuelles. » Elle est à discerner dans l’expérience de la relation. Mais l’interprétation n’est pas arbitraire : « Elle est en référence à ce qui éclaire la conscience et le jugement, c’est-à-dire (dans la foi chrétienne) cet amour en lequel se concentre toute l’éthique. » Du coup, « la morale n’est plus juridique, elle devient l’art de conduire sa vie le mieux possible, selon ce qu’on est et non selon le règlement ».
Le désirable
Après le bilan de l’état actuel de la morale, notamment catholique, trois thèmes rythment le livre, celui du désirable, du possible et du nécessaire. Ils sont suivis, en finale, par une réflexion sur la lettre et l’esprit.
Le désirable porte sur un principe éthique « généralement admis ». Hors de ce « minimum », on passe dans l’inadmissible, et ce sont les tribunaux qui s’en occupent. Il s’agit en l’occurrence du principe d’une relation « entre adultes consentants ».
On s’attendrait à une critique de ce principe commun, or l’auteur y voit un trait qui l’intéresse : « C’est une morale de la relation et de la signification dans la relation. » Mais cette référence au principe des adultes consentants est-elle suffisante ? La société a certes renoncé à régler la vie sexuelle des gens. C’est le « Tu ne tueras point » qui porte l’accent principal de la loi (tandis que le « Tu ne commettras pas l’adultère », par exemple, a perdu sa gravité…). Faut-il un complément, un universel qui constituerait la morale objective ? Mais la morale de la loi naturelle, marquée par la théologie, est en échec et, de plus, on risque de se perdre dans un idéal, alors que « la morale réelle s’applique à l’homme réel ».
De la « loi naturelle » survit « l’exigence à laquelle elle veut correspondre, d’une morale qui s’adresse aux humains tels qu’ils sont et qui leur donne un ordre de vie possible et nécessaire. » Du moins est-ce là le « désirable ». Mais il a une autre face : « le principe évangélique ». Toute la question est en effet dans la signification : « La signification paraît dans l’interprétation. » Mais à partir d’où ? Pourquoi ? Selon quels principes ? Selon une référence explicite, par exemple l’Évangile ? Ou bien selon une signification qui « se donne pour elle-même » ?
La réponse de Maurice Bellet est qu’ « ici ce qui se donne à entendre, c’est l’amour. Car l’amour sera le principe d’interprétation qui va discerner et juger ce qu’il en est de ce que vivent les humains ». Suivent une dizaine de pages d’une grande force et d’une grande lumière sur cet amour, que l’auteur désigne comme « le principe évangélique ». Le désirable ici n’est pas de l’ordre de l’idéal. Il implique la chair, c’est-à-dire la totalité de l’humain. Ce lien de chair à chair a des formes diverses, mais quelque chose lui est toujours nécessaire : la « présence », qui est proximité. « Quand les humains se font proches et unis dans cette région première de l’exister, où ils peuvent se donner l’un à l’autre de pouvoir être là, tels qu’ils sont, vivants, vus, entendus, touchés, enfin donnés à eux-mêmes. » L’auteur souligne que du point de vue humain, le « chair à chair » fait sa place au sexe, mais entendu en termes de relation, et non de « chose ».
Ici encore, le principe de signification est central : c’est à la lumière de l’amour que la signification du principe évangélique s’éclaire. « Aucun regard extérieur n’a droit d’entrer dans l’intimité de ceux qui s’aiment. Ce qui compte ici, plus que jamais, c’est la signification. Dans l’amour, tout est parole. » Pour autant, il ne s’agit pas de revenir au modèle de la famille occidentale, mais une structure de base de la sexualité demeure. Selon Bellet, « de l’union de l’homme et de la femme vient l’enfant. Garçon ou fille, homme ou femme. S’ils sont plusieurs, frères et sœurs. Voilà la structure de base de la sexualité. Quelles que soient les modalités qu’on lui donnera, elle est indépassable, sauf à ce qu’apparaissent par nos biotechnologies des humains sans père ni mère. » La diversité des possibles quant à la famille ne supprime pas pour autant la « structure de base ».
Ces quelques notes échouent probablement à éclairer la densité et la grandeur des pages où finalement l’auteur retrouve son titre : La chair délivrée. L’exploration du désirable n’est pas esquisse d’un nouvel idéalisme : le passage du désirable au possible implique le rejet d’un schéma qui opposerait l’idéal et le réel.
Du possible au nécessaire
Le champ du possible vise l’être humain concret. « Il s’agit de ce qu’il est en fait, de ce qu’il éprouve, de ses besoins, ses peurs, ses joies, ses réactions. La vie. » C’est dans cette réalité humaine que l’éthique intervient. La pensée morale a trop tendance à oublier la sexualité et le constat que « la situation première, c’est … le sexe. C’est-à-dire que l’être humain est homme ou femme ». « La conséquence est que la morale ne parle pas de la réalité, c’est-à-dire de la relation. »
Avec l’oubli du sexe vient aussi l’impasse sur l’inconscient mise en évidence par Freud : « L’inconscient est une relation »… Il y a en l’être humain « toute une part de lui-même qu’il ignore et qui, pourtant, est … lui-même ». De là résulte un « élargissement de l’espace humain ». Ce déplacement dans l’espace de la morale modifie profondément le questionnement éthique, et indique que le vœu profond de l’amour puisse être défait. De ce fait, « le désirable pourrait être un rêve… ». Il y a comme une épreuve de l’amour. Il « appelle toutes les puissances de l’être humain à la vie contre les puissances de mort, y compris quand elles ont le masque de justice et de raison ».
Opérant le passage du possible au nécessaire, Maurice Bellet reprend dans une dernière étape ce qu’il nomme la question initiale : celle du permis et du défendu, mais c’est pour expliquer que, chemin faisant, la question première a changé : elle est devenue, à travers l’exploration de l’éthique à construire : « Comment assumer notre vie mortelle, comment y trouver de quoi vivre à travers tout ce qui œuvre pour la mort ? » On voit ainsi l’éthique prendre un sens fort, vital, à la manière que lui donne Spinoza dans son Ethique. Et d’ailleurs, vu l’importance du désir, de la chair et du corps chez Bellet…, le rapprochement n’est pas anodin ! La question de l’interdit revient autrement : en définitive, le seul grand interdit est devenu le meurtre : « Mais où sera la séparation du bien et du mal, puisqu’il faut bien en venir à parler ainsi ? Pour le principe de signification, dans le meurtre et la relation meurtrière… »
Pour le principe de signification, « la qualité de la relation est la chose première : alors le contenu visible, matériel de l’acte est second ». La distinction du bon et du mauvais demeure, mais « elle ne coïncide pas sans problème avec la liste des choses à faire ou à ne pas faire ». L’interdit du meurtre remplace et radicalise l’opposition permis/défendu. Le fondement de l’interdit du meurtre est « l’amour qui tue le meurtre ». La tâche première de cet amour est de « faire apparaître et advenir la voie[2] ». Pour dire la logique de cet amour-là, « peut-être le meilleur langage est celui du corps, quand le corps par le visage, la main, le regard, l’écoute et tout ce qui émane de lui en vient à rejoindre en celle ou celui qui est proche ce point extrêmement intime de la naissance ».
Le « nécessaire » est donc l’amour. Ici, on dépasse la règle du « entre adultes consentants ». Le consentement est transformé, « il devient le mouvement même de la présence réciproque, une source qui ne s’épuise pas, un chemin qui ne s’arrêtera pas, un travail qui ne se terminera pas ». De plus, « la relation introduite par le discours moral doit être aimante, sinon elle se fait complice de ce qu’elle dénonce ». C’est un exemple de ce que l’auteur appelle « déplacement de la question morale ». Cette complicité, ce malheur, cette contradiction entre le discours et la relation peut toucher n’importe quel discours, même le plus permissif. Dans le discours moral, que demande le principe de signification ? « C’est que les règles puissent parler dans l’expérience de chacun, pour l’éclairer, le libérer, non pas d’abord par obligation, mais d’abord par donation, comme de la parole de l’ami qui n’a de vérité que d’aimer. »
Dans sa conclusion, Maurice Bellet revient sur l’articulation de la lettre et de l’esprit et pose la question : comment s’adresser à tous, après l’écroulement de la loi naturelle comme universel ?
Il suggère de dire ce que la foi inspire, mais dans une parole ni religieuse ni chrétienne, et cependant « dans l’espace de la signification ». Cela exige que, dans le croyant lui-même, opère le principe de signification : « Entendre la Parole n’est pas d’abord se soumettre à une loi, mais recevoir l’inspiration, … le souffle, la puissance qui permet de vivre au-delà des puissances de meurtre et de mort. En termes chrétiens, c’est la grâce qui précède tout. » On est dans un processus de vérité : la suspension de la référence chrétienne n’est pas définitive, mais une question se pose : « Est-ce que le principe de signification ne va pas inviter à une réinterprétation de ces textes vénérables ? »
[1] Maurice Bellet, La Chair délivrée, Bayard, 2015.
[2] Ici, comme parfois, Bellet articule la recherche présente à une grande recherche antérieure ; ici, voir La Voie, Seuil, 1982.