Une Église minoritaire dans une société déchristianisée
Entre épreuves et renouveaux : la passion de l’Évangile, document présenté à l’assemblée de Lourdes par Mgr Claude Dagens mérite mieux qu’une lecture rapide1. Il propose en effet rien moins qu’une nouvelle problématique pour l’examen des rapports entre l’Église et la société, entre le christianisme et la civilisation contemporaine. Il rompt très nettement avec une posture nostalgique par rapport aux siècles passés où l’Église avait une position hégémonique. On ne peut pas non plus se borner à répéter les données objectives décrivant un affaiblissement de l’Église. Car la situation présente devrait au contraire provoquer les catholiques à faire face au « paradoxe chrétien ».
Longtemps le monde catholique a pu penser que c’était à partir de la puissance de l’Église sur le plan social et politique que pourrait rayonner l’Évangile. En ce début du xxie siècle, une inscription nouvelle s’impose : la situation veut que le rayonnement soit attendu de l’épreuve, de la pauvreté, et d’une Église fragile. C’est là que l’on doit faire retour au paradoxe chrétien d’une force de rayonnement de la foi surgissant de la faiblesse même de l’Église.
Pour cela, les catholiques sont invités, au lieu de dénoncer des obstacles dans cette société, à dépasser les images extérieures du christianisme, à se retourner vers les ressources de la foi pour oser manifester la nouveauté chrétienne.
Au demeurant, le texte récuse la position qui déclarerait une incompatibilité fondamentale entre la société moderne et une inscription du christianisme : « Il n’y a aucune incompatibilité de principe entre la société laïque et démocratique et l’inscription de l’Église dans cette société, mais il y a urgence à discerner quels déplacements doivent s’opérer dans la culture catholique pour pratiquer effectivement ce travail d’inscription. »
Le document des évêques engage déjà ce déplacement quand examinant les diverses « images réductrices de l’Église » qui s’imposent dans cette société, il invite les croyants à la lucidité : « Nous devons apprendre à voir comment cette mémoire sombre travaille la perception que nos contemporains ont de l’Église aujourd’hui, voire du message de l’évangile. » Il s’agit donc de prendre conscience du poids des images négatives qui hypothèquent le message des chrétiens. Mais en même temps, ceux-ci ne doivent pas ignorer leurs responsabilités dans les images négatives de l’Église.
Un autre déplacement doit être souligné. Les catholiques, l’Église, sont invités à un important effort à propos de « l’identité catholique et de ses exigences dans la société actuelle ». L’insistance est mise sur la construction de relations nouvelles entre l’Église et la société « qui n’est plus catholique », « mais cette constatation de bon sens ne nous dispense absolument pas de rechercher et de pratiquer une relation nouvelle, certains diront inédite, entre cette société qui est la nôtre à la fois sécularisée et incertaine, et la tradition catholique qui continue à imprégner notre mémoire commune et notre inconscient collectif ».
Pour préparer cette nouvelle inscription, une condition s’impose : faire un véritable examen de conscience collectif en vue de faire face à la situation nouvelle. Quant à celle-ci on ne doit pas négliger le changement du paysage religieux marqué par l’émergence d’une identité musulmane forte. Du côté catholique, une nouvelle conscience d’identité est à bâtir, qui évite la position de ceux qui sont portés « à minimiser leur propre identité catholique » et en même celle de ceux qui « ont tendance à la survaloriser » dans des attitudes de repli. La catholicité « ne se confond pas avec des déterminations politiques sociales ou culturelles. Elle ne les exclut pas mais elle ne s’y réduit jamais et elle les dépasse toujours infiniment ». Cette identité se caractérise par une fraternité vécue « qui inclut aussi bien des moments d’adoration que des initiatives de solidarité ».
Contre les tentations, notamment celle de la résignation à l’affaiblissement du christianisme, celle d’un retour au passé liée au rêve d’une contre-société catholique, le document met en avant trois propositions : assumer pleinement la tradition catholique, revaloriser l’appartenance à l’Église, « apprendre à parler aux autres de notre foi ». Il est impossible de développer ici des pages décisives du texte mis au point par Mgr Dagens. Notons quelques accents essentiels. Contre la rupture de toutes les traditions qui ébranle la société, le texte plaide pour la tradition inscrite dans une histoire ; celle d’un « développement organique qui se fonde sur la parole évangélique et se déploie dans le corps de l’Église ». Une deuxième exigence consiste à affronter la question de l’identité catholique reçue passivement, vécue à distance de l’Église : « Pour de nombreuses personnes, l’attachement à la tradition catholique ne s’accompagne pas d’une participation effective à la vie d’une communauté quelle qu’elle soit. » Une simple question peut résumer cet enjeu : une identité catholique peut-elle subsister longtemps sans cultiver une forme d’appartenance à l’Église institutionnelle ?
La troisième exigence découle d’un constat mal assumé par les croyants : nous n’avons pas encore compris qu’« un rapport de force conçu comme insurmontable entre la tradition catholique et la tradition laïque ne fait plus partie de notre paysage culturel et religieux ». Une prise de conscience est à réaliser pour comprendre que « nos sociétés sécularisées et plus ou moins indifférentes n’excluent pas les traditions religieuses mais leur demande de rendre compte de leur contenu et de leurs pratiques en participant sans crainte aux débats publics ».
Dans ces conditions, on voit bien que la visibilité de l’Église dont il est question dans ce texte est bien autre chose que paraître dans les médias, elle est, dit fortement le texte, une « visibilité sacramentielle », c’est-à-dire comme signe, c’est-à-dire comme exigence de relier : « Ce qui concerne le mystère de l’Église, le mystère du Christ et le mystère de l’homme. »
De ces considérations découle un impératif : « Apprendre à parler aux autres de notre foi. » Car aujourd’hui un défi de s’expliquer est jeté aux croyants. Or le monde catholique est loin d’y faire face : « Alors même que l’on attendrait de nous des explications au sujet de notre identité catholique nous nous taisons, soit parce que nous avons peur de ne pas être compris, soit parce que nous nous croyons incapables de trouver la manière juste de nous exprimer. »
Nous nous bornons donc à ces quelques coups de projecteur sur un document d’une rare richesse. Souhaitons qu’il soit largement accueilli comme une incitation à penser l’Église dans la société contemporaine.
Au demeurant, telle est bien la visée du document. Même s’il n’a pas donné lieu à un vote lors de la dernière assemblée plénière de l’épiscopat français à Lourdes, il a été reçu comme base pour la réflexion collective. Telle était également l’intention du conseil permanent qui avait décidé de l’adopter comme document pour l’assemblée. Et la coédition montre de la part du secrétariat de l’épiscopat l’intention d’une vaste diffusion dans la mouvance catholique. Plus de dix ans après, il s’agit d’une véritable suite à la Lettre aux catholiques de France (1996). Il faut souhaiter que le maximum de groupes, d’associations, de communautés s’emparent de ce texte important, qu’il l’examinent, le questionnent, en approfondissent les intuitions, en développent les analyses et que s’établisse ainsi un vaste dialogue entre la communauté des évêques et l’ensemble des croyants. L’heure n’est pas à opposer les uns aux autres mais à apprendre à discerner ensemble les « signes des temps », selon l’heureuse formule de Jean XXIII.
- 1.
Claude Dagens, Entre épreuves et renouveaux : la passion de l’Évangile, Paris, Conférence des évêques/Cerf, février 2010.