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Bruno Latour, Gothenburg University · Photo : Jerzy Kociatkiewicz, 2005 via Wikimédia
Bruno Latour, Gothenburg University · Photo : Jerzy Kociatkiewicz, 2005 via Wikimédia
Dans le même numéro

Une sociologie très catholique ? À propos de Bruno Latour

Sociologue de la science et des techniques, Bruno Latour expose dans son dernier livre un double programme : « changer la société, refaire la sociologie ». Est-ce à dire que les deux exigences avancent ensemble ? Que peut-on attendre de la sociologie ? Comment peut-elle élargir son programme d’enquête sur la société sans dissoudre son identité ?

Entendons-nous : « catholique » n’est pas à prendre ici au sens littéral, car Bruno Latour ne s’est jamais réclamé du catholicisme dans sa pratique de la sociologie, laquelle n’en utilise d’ailleurs jamais le vocabulaire ni les concepts. Le terme n’est pas non plus à prendre au sens institutionnel : l’Église chrétienne n’a jamais fait – et, probablement, ne fera jamais – de cette pensée sa sociologie, qui ne représente en aucun cas une traduction de son corpus dogmatique en langage sociologique. Le terme « catholique » est à prendre ici au sens interprétatif : nous allons voir que, à travers les positions proprement sociologiques explicitées par Latour, s’exprime un rapport à la vérité scientifique, à la métaphysique, et à la représentation, qui possède de profondes affinités avec la sensibilité catholique – et pas seulement, insistons-y, religieuse ou même chrétienne.

Une dernière précaution, avant d’entrer dans le sujet : contrairement aux habitudes de lecture spontanément mises en jeu dans le débat d’idées, l’usage du terme « catholique » n’est pas à entendre en un sens normatif, qu’il soit laudatif ou critique. La seule critique que je m’autoriserai – et elle laisse ouvert le débat entre sociologues – concerne la relation entretenue par cette sociologie avec une visée métaphysique. Cela étant posé, à chacun de faire de mon interprétation ce qu’il voudra : une confirmation de la puissance des thèses latouriennes, une invitation à en réduire la portée, ou encore une porte ouverte à la discussion sur la spécificité de la discipline sociologique.

Trois sociologies

Il existe peu de sociologues contemporains dont on puisse dire qu’ils aient non pas seulement un – voire plusieurs – objets, mais aussi, véritablement, une œuvre, qui impose un style de pensée en même temps qu’un style d’écriture. Bruno Latour est incontestablement de ceux-là, quel que soit l’intérêt qu’on porte à ses objets – la science et les techniques –, et le point jusqu’où l’on accepte de le suivre. Mais avant de prendre la mesure de ce à quoi l’on s’engage en le suivant, mieux vaut être prévenu : il n’y a pas dans son œuvre une seule sociologie, mais au moins deux – si ce n’est trois.

La première est celle d’un formidable ethnologue de terrain, spécialisé dans les objets scientifiques et techniques : la Vie de laboratoire (1979 en anglais), les Microbes, guerre et paix (1984), la Science en action (1987 en anglais), Aramis ou l’amour des techniques (1992), Paris ville invisible (1998), la Fabrique du Droit (2002), ainsi que les articles réunis dans la Clef de Berlin (1993), sont des modèles d’enquête pour tout chercheur en sciences sociales qui s’intéresse à l’expérience. Parcours scrupuleux de toute la chaîne qui mène de l’objet à la théorie, intelligence des moments pertinents, attention portée à toutes les étapes, à toutes les catégories d’êtres (humains et non humains), à toutes les opérations ou – dans les termes familiers au Centre de sociologie de l’innovation de l’École des mines, qu’il a longtemps dirigé – à toutes les « médiations », les « traductions », les « associations » : lire une enquête de Latour, ou l’écouter exposer, est une expérience formidablement excitante pour l’esprit, qui donne envie de repartir illico sur le terrain, ou de se replonger dans sa documentation.

Sa deuxième sociologie est assez différente, quoique étroitement imbriquée avec la première : il s’agit non plus d’une sociologie de l’expérience vécue par les acteurs, mais d’une sociologie du « social », tendue vers l’élucidation de ce qui est d’emblée posé comme un mystère, une énigme à résoudre – nous y reviendrons, car c’est de cela qu’il est question dans son dernier livre. Dans cette perspective, aussi ancienne que la discipline sociologique elle-même, c’est une profonde refonte de la sociologie et de l’anthropologie qui se trouve ainsi proposée, à contre-courant des approches classiques de la science qui sont celles aussi bien de l’épistémologie, dans la tradition bachelardienne, que de la sociologie critique, dans la tradition bourdieusienne. La postface des Microbes, intitulée Irréductions, annonçait cette sociologie-là, qui sera développée dans Nous n’avons jamais été modernes (1991), Petite réflexion sur le culte moderne des dieux Faitiches (1996), l’Espoir de Pandore (1999 en anglais) et, surtout, le tout récent Changer de société, refaire de la sociologie (2006).

Sociologie de l’expérience, sociologie du social (même s’il récuse, nous allons le voir, cette dernière locution) : je serais tentée d’ajouter encore une troisième sociologie, orientée non plus vers les sciences – sciences de la nature pour l’objet, sciences de l’homme pour la méthode – mais vers le politique. On retrouve là l’une des racines de la tradition sociologique, héritée des humanités, qui se donne comme but ultime d’intervenir dans les affaires de la cité. En étroite cohésion avec sa conception de la sociologie, mais apparue plus tardivement (c’est d’ailleurs le cas chez la plupart des sociologues qui se sont tournés vers le politique), on trouve cette sociologie-là, plus ou moins explicitement, dans Politiques de la nature (1999), et dans les catalogues des expositions Iconoclash (2002) et Making Things Public (2005), qui abordaient la question de la médiation à travers, respectivement, le statut de l’image et le statut de la représentation politique.

Changer de société, refaire de la sociologie semble appartenir, par son titre, aux deux derniers courants. En réalité, il ne fait que tendre vers le troisième, puisqu’il invite surtout (heureusement… ?) à changer de conception de la société beaucoup plus qu’à transformer l’organisation sociale. Son propos est donc bien plutôt de clarifier sa « deuxième » sociologie ; et si le mérite d’un travail parvenu à la maturité – ce qui est incontestablement le cas – est d’offrir une lisibilité maximale de ce qui, auparavant, n’apparaissait qu’à l’état latent, entre les lignes, alors on peut affirmer que ce livre remplit parfaitement son contrat : même ceux qui, comme moi, s’intéressent beaucoup plus à la première de ces trois sociologies retireront de cette lecture une meilleure compréhension de cette approche du « social » telle que l’explicite Latour – et même de ses soubassements implicites, comme nous le verrons en conclusion.

Le programme

« Comment recommencer à suivre les associations ? », demande l’auteur dans le titre de son introduction. En distinguant, explique-t-il, deux façons de définir la « société » ou d’envisager le « social » : la « sociologie n° 1 », qu’il nomme « sociologie du social », et la « sociologie n° 2 », qu’il baptise « sociologie des associations », ou « sociologie de l’acteur-réseau », ou encore Ant (Actor Network Theory) – et c’est évidemment cette dernière qu’il entend promouvoir.

La première est substantielle, tandis que la seconde est relationnelle. Celle-ci, anti-durkheimienne avec Tarde, pragmatique avec Dewey, ethnométhodologique avec Garfinkel, se définit avant tout contre la précédente, illustrée aujourd’hui, typiquement, par la « sociologie critique » dont Bourdieu est le premier représentant :

Dans cette nouvelle façon de voir, on affirme que l’ordre social n’a rien de spécifique ; qu’il n’existe aucune espèce de « dimension sociale », aucun « contexte social », aucun domaine distinct de la réalité auquel on pourrait coller l’étiquette « social » ou « société » ; qu’aucune « force sociale » ne s’offre à nous pour « expliquer » les phénomènes résiduels dont d’autres domaines ne peuvent rendre compte.

(p. 12)

La première partie du livre – « Comment déployer les controverses sur le monde social » – substitue donc aux certitudes de la vieille « sociologie du social » une série d’incertitudes, où les réalités substantielles font place aux mouvements, aux opérations, aux transformations. La première incertitude – « pas de groupes, mais des regroupements » – incite ainsi à passer des simples « intermédiaires », neutres, aux « médiateurs », agissants, ainsi que de l’ordre aux changements comme règle de la vie sociale :

Pour les sociologues du social, l’ordre constitue la règle, tandis que le déclin, le changement ou la création sont l’exception. Pour les sociologues des associations, l’innovation est la règle, et ce qu’il s’agit d’expliquer – les exceptions qui donnent à penser –, ce sont les diverses formes de stabilité à long terme et à grande échelle.

(p. 53)

La deuxième incertitude – « débordés par l’action » – revient aux sources du pragmatisme, essentiel à cette sociologie n° 2, attentive à la concrétude des opérations ; la troisième incertitude – « quelle action pour quels objets ? » – insiste sur le rôle des objets, négligés par la sociologie n° 1 alors qu’il faut « élargir la gamme des acteurs » ; la quatrième incertitude – « des faits indiscutables aux faits disputés » – aborde la délicate question du constructivisme, où Latour règle ses comptes avec les interprétations déconstructionnistes de son propos encouragées par le postmodernisme anglo-américain, dans le sillon frayé par Derrida (« À notre corps défendant, le constructivisme était devenu synonyme de son opposé : la déconstruction. Le respect des médiations avait tourné au plus banal iconoclasme », p. 133) ; la cinquième incertitude enfin – « rédiger des comptes rendus risqués » – revisite les leçons de l’ethnométhodologie, en mettant au premier plan l’action propre du texte rédigé par le chercheur.

La deuxième partie décrit une série de « mouvements », aptes à faire de ces incertitudes l’instrument d’une nouvelle pratique de la sociologie en même temps que d’une nouvelle vision de la société : « localiser le global » et « redistribuer le local », « connecter les sites » et, finalement, « réassembler le social », en passant « de la société au collectif » : voilà qui pourrait déboucher, en conclusion, sur une nouvelle « épistémologie politique » et une « autre définition de la composition politique », esquissée dans les quelques pages finales. Celles-ci ouvrent au troisième type de sociologie évoqué en introduction de mon compte rendu : une sociologie sinon engagée, du moins tournée vers le politique.

Sortir du social par le social ?

Quoique brillante et cohérente, cette leçon de « désubstantialisation » de l’objet de la sociologie, ainsi déconstruit puis reconstruit autrement, laisse toutefois sceptique pour peu qu’on refuse d’adhérer à ses prémisses : l’idée que l’objet de la sociologie serait le « social » – quel que soit le terme par lequel on désigne celui-ci.

Je ne m’attarderai pas ici sur la dimension exclusivement explicative de ce rapport à l’objet, car elle pourrait faire l’objet d’un article à lui tout seul : contentons-nous de remarquer que l’« explication » est présentée par l’auteur comme une visée évidente du travail sociologique, alors même que le mot de « compréhension » n’apparaît jamais. Ainsi, la différence entre la « sociologie n° 1 » et la « sociologie n° 2 » tourne notamment autour des termes de l’explication (« Aux yeux de la seconde approche, les représentants de la première ont tout simplement confondu ce qu’ils devaient expliquer avec l’explication elle-même », p. 17), mais il semble aller de soi que le travail sociologique consiste à mettre en évidence les causes extérieures à un phénomène : comme s’il ne pouvait être aussi question d’expliciter les logiques sous-jacentes à ce phénomène et leur signification pour les acteurs. On ne sort décidément pas du paradigme explicatif : dans la droite ligne d’une épistémologie héritée des sciences de la nature, mais guère spécifique des sciences de l’homme (lesquelles, rappelons-le, ont affaire à un objet qui n’est pas seulement déterminé par des causes, mais aussi producteur d’interprétations sur ces déterminations), c’est tout un pan de la tradition sociologique qui se trouve ainsi écarté – et non des moindres, puisqu’il a trouvé ses lettres de noblesse chez des auteurs aussi importants que Max Weber et Erving Goffman.

Mais l’essentiel est ailleurs : dans le programme « expliquer le social », la prémisse problématique se situe principalement dans l’élément « social ». Car Latour a beau le déconstruire, le décomposer, le désubstantialiser, le fluidifier, l’associer, le médiatiser, le démonter par tous les moyens, il n’en reste pas moins prisonnier de l’idée, profondément métaphysique, selon laquelle la sociologie aurait pour objet de définir ce qu’est « la société », de quoi est fait « le social » (« Qu’est-ce qu’une société ? Que signifie le terme “social” ? », p. 9) : idée assez bizarre pour bon nombre de sociologues, qui s’attachent à décrire, à comprendre ou à expliquer le fonctionnement de l’expérience et les problèmes concrets du vivre ensemble. Un linguiste aujourd’hui chercherait-il à « expliquer le langage », alors qu’il y a tant à faire à décrire et analyser les différents systèmes phonologiques, syntaxiques, sémantiques ?

Latour a beau marquer la « différence » de sa sociologie, où « ni l’existence de la société ni celle du social ne sont données de prime abord. Il faut au contraire les discerner à travers de subtils changements dans la façon de connecter des ressources qui sont encore à ce stade non sociales » (p. 54) : c’est quand même bien « la société », « le social », qui forment, de son propre aveu, l’objet ultime de sa recherche. Quelles que soient les différences de conception et de méthode, ce qui saute avant tout aux yeux, c’est une même quête de transcendance dans l’une et l’autre sociologies : celle qu’il récuse comme celle qu’il propose. Il a beau dire et beau faire, il a beau multiplier les « subtilités », on est bien à chaque fois dans la perspective métaphysique constitutive de toute « sociologie du social » : celui-ci n’est-il pas forcément présupposé dès lors qu’on le cherche ?

Devant ces efforts désespérés, ces subtiles contorsions intellectuelles pour sortir des apories de la métaphysique par les ressources de la métaphysique même, on ne peut pas ne pas penser au baron de Münchhausen, qui cherchait à s’extirper tout seul du trou dans lequel il était tombé en se tirant lui-même par les cheveux. Ou bien encore, on songe aux interminables tentatives de l’esthétique sociologique pour, là encore, « réassembler », recoudre ensemble « l’art » et « la société » : entreprise évidemment impossible dès lors qu’on a commencé par les définir indépendamment l’un de l’autre, comme s’il existait une substance « art » d’un côté, et une substance « société » de l’autre.

Existe-t-il quelque part une substance « social » ? Non, affirme Latour en visant la « substance » ; mais oui, si on l’en croit lorsqu’il vise le « social », par exemple en nous invitant à « suivre le social » plutôt qu’à « suivre les sociologues » (p. 44). Attention, proteste-t-il toutefois, ce n’est pas une substance, c’est-à-dire « une sorte de matériau », mais « un fluide » (p. 125), un « tuyau » (« un connecteur parmi tant d’autres, circulant à l’intérieur d’étroits conduits », p. 12), quelque chose que les babouins ont eux aussi la lourde tâche de « faire tenir » (« les babouins font tenir le social grâce à des interactions sociales plus complexes », p. 290), un « fauve » que le sociologue se devrait de « dompter » (p. 33), ou encore de « détecter » (p. 357 : essayer peut-être avec un détecteur de métaux ?). Cet abus des métaphores trahit le malaise cognitif dans lequel se débat l’auteur, victime de sa tentative auto-contradictoire pour inscrire le projet sociologique dans une visée transcendantale tout en se débarrassant d’une métaphysique substantialiste.

De ce point de vue, Latour demeure, quoi qu’il en dise, dans la droite ligne du transcendantalisme du social hérité de Durkheim, même s’il cherche à rompre avec son substantialisme. Car de la « substance » au « fluide » ou au « tuyau », gagne-t-on vraiment au change ? Il en semble persuadé. Ou bien ne cherche-t-il tant à nous le faire croire que parce que le doute l’assaille ?

Religion : le retour de Jean Barois

Ces derniers mots n’ont pas été choisis au hasard : si « croyance » et « doute », « métaphysique » et « transcendance » évoquent un programme chargé de religiosité, c’est que celle-ci affleure à maintes reprises dans le texte. Ainsi, dans cette phrase ouvrant l’introduction de la première partie (p. 33), il suffit pour s’en convaincre de souligner quelques termes :

Comme toutes les sciences, la sociologie commence par l’étonnement. Bien des choses peuvent provoquer la surprise, mais c’est toujours la présence paradoxale de quelque chose à la fois invisible et tangible, tenu pour acquis et pourtant surprenant, banal mais d’une subtilité stupéfiante, qui donne le coup d’envoi de cette tentative étrange pour dompter le fauve du social.

Nous vivons en groupes qui paraissent solidement établis : comment se fait-il qu’ils se transforment si rapidement ?

Nos actions sont déterminées par des entités sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle et qui semblent pourtant aller de soi.

Il y a quelque chose d’invisible qui nous surplombe, plus solide que l’acier et, pourtant, d’une désarmante fragilité.

Il existe des forces étrangement semblables à celles qu’étudient les sciences de la nature, et pourtant qui obéissent à de tout autres lois. Ce mélange étonnant de résistance entêtée et de complexité perverse semble s’offrir à l’analyse, et pourtant il défie toute analyse.

On aurait du mal à trouver un sociologue qui ne soit pas ébranlé par l’une ou l’autre de ces perplexités. Ces énigmes ne sont-elles pas la source de notre libido sciendi, ce qui nous pousse à consacrer tant d’énergie à les résoudre ?

Une présence à la fois invisible et tangible, des entités sur lesquelles l’homme n’a aucun contrôle, quelque chose d’invisible qui nous surplombe, des forces obéissant à de tout autres lois que les lois naturelles, des énigmes qui défient l’analyse : sorties de leur contexte, ces expressions renvoient sans équivoque à l’univers religieux. On n’est plus seulement dans la métaphysique propre à la tradition philosophique, dans laquelle Latour a été formé : ce transcendantalisme du social confine sinon à la mystique, du moins à la foi. Car chercher à définir l’essence du « social », est-ce un objectif si différent que de vouloir prouver l’existence de « Dieu » pour les philosophes médiévaux ? Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de poser une transcendance, de lui imputer une existence réelle, et de lui chercher une définition extérieure au sujet qui la vise.

Dans cette perspective, sa charge contre les « sociologues critiques » (Bourdieu et ses nombreux héritiers) prend une autre coloration : elle s’inscrit dans cette longue tradition religieuse qu’est le refus de toute position humaine qui prétendrait occuper celle de Dieu, le rejet de toute prétention sacrilège à un pouvoir supra-humain, à l’occupation indue de la sphère sacrée par le monde profane. Écoutons-le stigmatiser les « réflexes conditionnés des sociologues critiques » (c’est moi qui souligne) :

Pour eux, le cadre d’ensemble échappe aux acteurs, qui se réduisent à de simples « informateurs ». C’est pour cette raison qu’il faut leur apprendre ce qu’est le contexte « dans lequel » ils opèrent et dont ils n’aperçoivent qu’une petite partie, tandis que l’analyste, perché en altitude, embrasserait tout « l’ensemble » de son regard. Le prétexte qui permet aux chercheurs d’occuper le point de vue de nulle part, celui de Dieu, vient généralement de ce qu’ils prétendent faire de façon « réflexive » ce que les acteurs feraient « sans y prêter attention ».

(p. 49)

Tous égaux sous le regard de Dieu (« Ce principe d’égalité fondamentale entre acteurs et observateurs », p. 51) : telle semble être la devise à la fois épistémologique et politique de la sociologie latourienne. N’est-ce pas là, au fond, le principe de son anti-scientisme, si prégnant – quoi qu’il en dise – dans sa « nouvelle anthropologie des sciences » ? L’égalité face aux mystères de la foi contre la monopolisation de la vérité par les savants : près d’un siècle après le roman de Roger Martin du Gard, c’est le retour de Jean Barois… Cet anti-scientisme était d’ailleurs clairement exprimé, et même proclamé, dès la conclusion de son premier ouvrage : « Nous trouvons inacceptable, intolérable, immoral même, le mythe de la raison et de la science » (les Microbes, p. 166).

Rien d’étonnant dans ces conditions que sa démonstration de la « construction sociale des faits scientifiques » se soit, de son propre aveu, « heurtée à la fureur des acteurs concernés » (p. 133). Lui-même regrette, nous l’avons vu, qu’une telle démonstration ait été dévoyée de son sens, réduite aux caricatures postmodernes qui fleurissent dans les calamiteuses cultural studies, persuadées que tout ce qui n’est pas naturel est sans nécessité et que, dès lors que les productions de l’humanité sont « socialement construites », rien ne distingue la vérité de la fiction, le réel des représentations, la science de l’opinion. Mais son anti-scientisme n’a-t-il pas un peu prêté le flanc à ces niaiseries ? À force de vouloir éviter le Charybde de la position traditionnelle (discontinuité absolue entre « nature » et « construction sociale », « vérité » et « fiction », « science » et « opinion »), il s’est précipité dans le Scylla de la position postmoderne (pas de distinction entre l’une et l’autre). Or il n’y a pas à choisir entre l’une et l’autre positions, parce que les acteurs eux-mêmes ne cessent de se déplacer entre elles, de sorte qu’il suffit de les suivre dans ces déplacements continuels, soumis à toutes sortes d’épreuves passionnantes à observer, créatrices de discontinuités bien réelles parce que socialement construites. Le Latour ethnologue de l’expérience en est un magnifique descripteur, tandis que le Latour théoricien du « social » s’enferre dans un radicalisme intenable.

Mais qu’est-ce qui, chez lui, fait « tenir » cet anti-scientisme radical, sinon une très ancienne nostalgie des mystères de la foi opposés à l’empire de la raison ? C’est à cette nostalgie qu’il a tenté de trouver une expression ou, tout simplement, un lieu, dans un bel et étonnant essai : Jubiler, ou les tourments de la parole religieuse (2002). On y voit sourdre comme allant de soi l’idée que science et religion seraient sur le même plan, donc en concurrence :

Pour avoir quelque chance de parler justement de la religion, il faut d’abord aimer les sciences de toute sa force, de tout son cœur, de toute son âme, et respecter les mondes qu’elles laissent dans leurs sillages.

Plus nettement encore,

il prétend être l’un des seuls à pouvoir reparler de religion parce qu’il reste agnostique en matière de Science aussi bien qu’en matière de croyance. La plupart des autres (quand ils ne se moquent pas du sujet comme de l’an quarante) souhaitent, par apologétique offensive, étendre la Science sur le territoire de la religion, ou, par apologétique défensive, protéger de la Science le territoire de la religion ;

mais significativement, il n’envisage pas qu’on puisse aussi vouloir protéger la science de la religion – ce qui serait pourtant, dans son cas, bel et bien la question !

Judéo-christianisme : la mise en énigme

À travers tant la quête de transcendance que la persistance de l’anti-scientisme, c’est donc bien une forme de religiosité qui imprègne cette « sociologie du social », même rebaptisée « sociologie des associations ». Or on y sent aussi, plus précisément, une sensibilité judéo-chrétienne, dans l’invocation de ces « énigmes » qui « défient l’analyse ». En mettant en avant le mystère, la glose, la recherche inlassable d’un au-delà du connaissable, cette quête du « social » dans son essence même – cette essence fût-elle au plus loin de toute « substance » – s’apparente à ce que j’avais nommé, à propos de Van Gogh, la « mise en énigme », propre au projet herméneutique et, avec lui, à une forme particulière de valorisation ouvrant à l’admiration collective.

Révélateur à cet égard est le chapitre qui clôt la première partie de son dernier livre : un dialogue imaginaire entre l’auteur et l’un de ses étudiants de la London School of Economics, où le premier ne cesse de casser les attentes du second, de déjouer ses repères, de filer là où l’autre ne l’attend pas. La sociologie de l’acteur-réseau n’est jamais, finalement, à l’endroit où l’on croit la trouver : la vérité sociologique ne peut se dire qu’indirectement, sans pouvoir faire l’objet d’une connaissance positive – comme dans la théologie négative.

Il faudrait, écrit Latour à la toute fin (p. 340), « que l’objet des sciences sociales soit enfin visible » : gageons que des dizaines d’autres ouvrages n’y parviendraient pas davantage, tant c’est la quête de l’impossible objet, beaucoup plus que l’objet lui-même (ce social qui « se trouve à la fois partout et nulle part », p. 9), qui semble animer ici le chercheur. « Étonnement », « perplexité », « énigmes » : en bonne logique judéo-chrétienne, il n’y a pas de religion sans mystères.

Catholicisme : l’amour des médiations

Et plus précisément encore que dans la tradition judéo-chrétienne, la sociologie latourienne s’ancre dans la sensibilité catholique, par sa défense constante et consistante des médiations. Qu’on les nomme « traductions » ou encore « associations », elles sont bien, dès le début, au cœur des travaux de cette école, et en assoient l’originalité : suivre, retracer, déployer toute la série des opérations par lesquelles un objet ou un être se déplace et agit, par lesquelles un coquillage s’unit au marin-pêcheur, une musique à l’auditeur, un vaccin au microbe…

Contre la valorisation protestante de l’immédiateté, de la transparence, de la grâce qui se donne ou se reprend sans incarnation, la sociologie des médiations oblige à porter le regard sur les rituels, les dispositifs, les gestes, les objets par lesquels se transporte ce qui fait lien entre l’acteur et… Et quoi, justement ? « Le social », répondrait sans doute Latour, mais en corrigeant aussitôt : attention, le social n’est rien d’autre que le résultat de ces opérations ! On pourrait aussi répondre : « l’officiant » – mais ne serait-ce pas à ses yeux une réponse sacrilège, qui réduirait la transcendance des « êtres qui font agir les gens » à la simple immanence des humains ? « Pouvons-nous anticiper une science sociale qui prenne au sérieux les êtres qui font agir les gens ? », se demande-t-il (p. 341) à propos de la sociologie de l’art, pensant sans doute à l’art ou à la beauté incarnés dans les œuvres ; mais il refuse d’envisager que ces êtres puissent être non pas des entités abstraites, ni des objets artefactuels, mais des personnes, elles-mêmes médiatrices de représentations, de valeurs, et même de « croyances » – pour employer un terme exclu de son vocabulaire pour cause de « dissymétrie » scientiste.

Rien d’étonnant à ce qu’il ait déployé une si belle énergie à interroger l’iconoclasme, à travers l’exposition Iconoclash organisée à Karlsruhe en 2002 (puis à se pencher sur les nouvelles formes de représentation politique, à travers l’exposition Making Things Public en 2005). Car l’iconoclaste est celui qui hait ces médiations par excellence que sont les images du divin, ou qui, littéralement, ne veut pas les voir. Bruno Latour, lui, les aime, les observe, les suit de près, au grand profit de la discipline sociologique, qui s’en est trouvée profondément enrichie. Le problème est qu’il a du mal à détacher ce projet scientifique, essentiellement descriptif, de son arrière-plan normatif : théologique, judéo-chrétien, catholique.

Religion et métaphysique

Ne jouons pas la naïveté : dans le contexte de notre monde intellectuel, mettre en évidence les soubassements religieux d’une pensée se voulant tant soit peu « scientifique » (même s’il s’agit ici de redéfinir de fond en comble la notion de scientificité) relève d’une opération fortement critique, analogue à une forme d’outing imposé : tant il est vrai que la religion joue aujourd’hui un rôle analogue à celui de l’homosexualité il y a une génération, au titre de pratiques ou de dispositions stigmatisées, plus ou moins vouées à la clandestinité, et génératrices de solidarités souterraines.

Mon propos toutefois n’est pas de critiquer cette sociologie parce qu’elle serait religieuse, mais parce que ce qui subsiste en elle du mode de pensée religieux nous place aux antipodes de la discipline sociologique dans ce qu’elle a de plus spécifique. S’il peut exister en effet un progrès dans les sciences, y compris dans les sciences sociales, c’est au sens d’une évolution vers leur plus grande spécificité. Et la spécificité de la sociologie consiste, à mes yeux, à n’être pas un prolongement de la philosophie par d’autres moyens, ni une métaphysique appliquée à la vie en société, mais une observation (instrumentée, théorisée, généralisée) des modalités du vivre ensemble. Dans cette perspective, il n’y a plus d’« énigme » du « social », mais des méthodes de description, des terrains d’enquête, des problématiques, des outils conceptuels, des hypothèses explicatives, des techniques de comparaison. Bref, du travail scientifique – ou qui, du moins, cherche à l’être.

Et qu’on ne me dise pas qu’il a eu besoin de cette « théorie du social » pour réaliser ses magnifiques travaux empiriques sur les physiciens, les biologistes, les pédologues ou les juristes du Conseil d’État : il n’a eu besoin pour cela que d’une théorie de la référence, élaborée à l’occasion de ces recherches – une théorie originale et suggestive, qu’il continue d’ailleurs à suivre, sur le plan proprement religieux, dans Jubiler. Face à ces avancées, ses récentes élucubrations sur le « social », ou sur « la société » au sens abstrait du terme, apparaissent comme guère plus qu’une cerise sur le gâteau ; une cerise bien kitsch, et à peu près immangeable, tout juste bonne à faire signe au lecteur intimidé : « Attention penseur ! »

Ne nous trompons donc pas de cible : ce n’est pas le religieux qui fait problème dans cette dimension-là de sa sociologie (je n’ai pas la religion de l’athéisme, et je suis persuadée que les religions recèlent des nécessités incontournables, même si elles n’ont le monopole ni de la spiritualité, ni de la morale, ni du sens de la communauté). Ce qui fait problème, c’est son projet métaphysique, lui-même succédané d’un projet théologique désormais impossible, en place du projet « positif » qui devrait être celui de la sociologie « moderne » (même si elle ne l’a peut-être jamais été…) – pour reprendre au grand épistémologue que fut Auguste Comte sa trilogie des âges de l’humanité.

Seulement, « positif » est à entendre ici au sens de ce qui s’oppose à « métaphysique », et non au sens de ce qui mimerait ou singerait les sciences de la nature. C’est sans doute le grand défi, aujourd’hui, de la sociologie, et des sciences sociales en général : trouver, creuser, habiter l’espace qui leur est propre, définir et illustrer leur spécificité, en évitant ces deux pièges opposés tendus par la tradition que sont, d’une part, une scientificité définie exclusivement selon le modèle des sciences de la nature et, d’autre part, une ambition généraliste calquée sur les frayages métaphysiques hérités de la philosophie. Le comble de l’ambition sociologique, vers quoi il faut tendre, n’est pas d’être toujours plus mathématisée, pas davantage que d’être toujours plus philosophique, toujours plus tournée vers les abstractions du transcendantalisme et les entités métaphysiques : le comble de l’ambition pour la sociologie, c’est d’être toujours plus concrète, toujours plus empirique, toujours plus outillée de méthodes, de problématiques, d’enquêtes, et de modélisations transposables à différents objets.

Le grand écart

Dans cette perspective, le jugement sur la sociologie de Bruno Latour ne peut être qu’ambivalent, et la critique mâtinée d’admiration, car ne visant qu’une dimension de cette œuvre par ailleurs remarquablement novatrice. En outre, la critique de cette dimension métaphysique ne lui est pas personnelle, dans la mesure où elle s’inscrit dans une certaine conception des sciences de l’homme que nous sommes tous en droit de discuter, sans qu’il s’agisse d’attaques ad hominem. À ce titre, c’est un débat qui pourrait s’ouvrir avec ce livre, et grâce à lui. Il a en effet le grand mérite de rendre visibles les soubassements d’une certaine sociologie (son « paradigme », dirait-on si l’on ne risquait pas de s’attirer, là aussi, les foudres anti-kuhniennes de l’auteur), mais aussi, plus généralement, de l’ensemble de cette jeune discipline, dans son écartèlement entre ses origines philosophiques, imprégnées de transcendantalisme, et ses pratiques les plus innovantes, qui s’engagent sans complexes dans l’immanence de l’enquête sans plus regarder derrière elles, du côté des mystères du « social ».

Latour, lui, regarde à la fois devant lui, en ouvrant des voies formidablement heuristiques à la science sociale du xxie siècle, et derrière lui, vers la philosophie du xixe siècle, en se raccrochant désespérément aux branches du transcendantalisme. Un pied sur chacune des deux rives, entre le passé et l’avenir, la métaphysique et l’enquête, la théologie et la science, la philosophie et l’empirie, la sociologie du mystérieux « social » et la sociologie de l’expérience qui se produit sous nos yeux : tel apparaît aujourd’hui ce singulier sociologue, à la pensée si tonique pour les autres et, parfois, si contorsionnante pour lui-même. Car que nous propose son dernier livre, finalement, si ce n’est de moderniser une conception très datée des sciences sociales, ancrée dans une métaphysique d’un autre âge ? Bruno Latour, le plus « moderne » des sociologues à l’ancienne ?

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    À propos de Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006, 400 p.

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    Sociologue, a publié récemment l’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.