
Le peuple de l’Idée. Ce que Latour fait à la philosophie
Au cours de son œuvre, Bruno Latour a mené une enquête pharmacologique sur les idées, auxquelles les Modernes ont donné un pouvoir inouï, souvent dévastateur, en les opposant aux croyances des « autres ». Prenant l’histoire à rebours, il a tâché d’offrir un récit alternatif de la modernité, fondé non plus sur la transcendance du concept, mais sur notre enracinement terrestre.
Alfred North Whitehead, qui forme, avec William James, Gabriel Tarde, Étienne Souriau et Isabelle Stengers, la constellation des philosophes avec lesquels Latour n’a cessé de penser, écrivait dans son œuvre majeure, Procès et réalité : « La philosophie ne revient jamais à une position antérieure après les ébranlements que lui ont fait subir un grand philosophe1. » Rendre hommage à un penseur, c’est cerner le type d’ébranlement qu’il a produit, situer les zones d’irréversibilité dont il est l’origine, poursuivre, sur de nouvelles formes, les gestes, les modes de pensée qui rendent impossible de revenir en arrière ou, du moins, qui nous obligent sans cesse à nous expliquer. Latour a incontestablement produit de tels événements. Je voudrais tenter ici d’indiquer une ligne possible d’héritage, situer un ébranlement dans l’espace particulier de la philosophie et demander ce que Latour fait à la philosophie.
Une écologie des idées
Je propose de partir d’une phrase, d’une proposition émise dans les toutes premières pages de son magnum opus, l’Enquête sur les modes d’existence : « Les Modernes sont le peuple de l’Idée ; leur dialecte c’est la philosophie. C’est sur leur curieuse ontologie régionale qu’il faut d’abord se concentrer si l’on veut avoir la moindre chance d’affronter les “autres” – les anciens autres – et Gaïa – l’Autre vraiment autre2. » Que de termes, déjà signés Latour, réunis et condensés en deux phrases. Tout d’abord, ce terme, « les Modernes », qui fut l’objet de si nombreuses controverses et forme l’une des matrices de son œuvre. Ces Modernes dont Latour a montré qu’ils sont à la fois partout, dans les textes qu’ils produisent et qui marquent l’histoire de la modernité, dans les ontologies qu’ils ont construites, dans les représentations qu’ils se sont données, et en même temps toujours absents, lorsqu’on interroge, non plus la manière dont ils se représentent ce qu’ils font, mais leurs actes, leurs gestes, leurs manières de construire un savoir et de se rapporter à leur expérience. Que de fois la question fut-elle adressée à Latour : qui sont finalement ces Modernes ? Quel espace géopolitique et historique occupent-ils ? Si nous n’avons jamais été modernes, qu’avons-nous été ? Qu’avons-nous à devenir ?
Pourtant, dans cette ouverture de l’Enquête, et c’est le deuxième point que je voudrais souligner de ce passage, Latour en donne une nouvelle caractérisation : « Les Modernes sont le peuple de l’Idée. » Ils donnent un pouvoir inouï, souvent dévastateur, aux idées qu’ils inventent et dont ils prétendent être les simples dépositaires. Cette caractérisation pourrait porter évidemment à confusion et laisser entendre que Latour y voit un privilège, l’affirmation d’une supériorité. En quoi, en effet, les Modernes, principalement eux, se définiraient par un rapport singulier qu’ils entretiennent à l’idée ? Pourquoi ceux-là en particulier et pas d’autres ? Les Modernes seraient-ils détenteurs de ce dont les autres manqueraient ? Auraient-ils cultivé et intensifié une dimension, l’Idée, présente partout, mais qui trouverait chez les Modernes son point d’expression le plus radical et le plus authentique ? C’est sans doute la manière par laquelle les Modernes ont eu tendance à se présenter : les détenteurs d’un universel, incarné dans l’Idée dont ils seraient les garants, les plaçant dans la position héroïque de ceux qui se sont extraits et luttent encore contre les croyances, superstitions, savoirs infondés, préjugés, si présents chez les « autres ». Dans Le Culte moderne des dieux faitiches, Latour les définit d’ailleurs comme « ceux et celles qui croient en la croyance » : « Est moderne celui qui croit que les autres croient. L’agnostique, à l’inverse, ne se demande pas s’il faut croire ou non, mais pourquoi les Modernes ont tant besoin de la notion de croyance pour entrer en relation avec les autres3. » Latour n’a cessé d’interroger cette prétention, d’analyser ce goût immodéré des Modernes pour l’Idée au singulier et en majuscule : la Nature, la Matière, la Politique, la Croyance et, bien entendu, le Progrès, qui les rassemblent toutes sur une même lame de fond qu’on appelle la modernisation.
Rarement une telle enquête fut produite, de manière aussi minutieuse, sur les conditions dans lesquelles se sont inventées ces idées, sur les gestes, les opérations qu’elles recouvrent, sur les conditions de leur fabrication, sur les intérêts qui les portent, mais aussi sur les disqualifications qu’elles entraînent, bref, sur les effets politiques et spéculatifs des idées. C’est à des enquêtes d’un genre nouveau, des enquêtes pragmatiques qu’il en appelle : que font ces idées, si peu cognitives, si peu innocentes, sous couvert d’objectivité, de neutralité, de croyance, aux milieux dans lesquelles elles circulent ? Comment, dotées d’un pouvoir redoutable, sont-elles devenues des outils de domestication des savoirs et des pratiques à l’intérieur même de l’expérience des Modernes ? Pour chacune de ces idées, il nous faudrait demander ce qu’elle exclut exactement, ce qu’elle vide du monde, ce dont elle autorise le rejet, ce qu’elle rend silencieux, toute une écologie des idées, de leurs puissances et des dévastations dont elles rendent capable. Comment, par exemple, l’Idée de matière, au singulier, recouvre-t-elle des intérêts pluriels, des réussites expérimentales, des histoires locales, des récits en tout genre, qui finissent par disparaître, vidés de leur substance jusqu’à leur disqualification finale dans l’idée vague d’une matière supposée fonder le réel et dont les effets ne sont plus que de disqualifier, d’exclure et de rejeter des dimensions fondamentales de nos expériences. Comme l’écrit Latour dans l’Enquête, « on ne peut pas fonder la Raison, en rendant le monde insubstantiel, l’expérience vaine, la science même inassignable. Toute cette affaire de matière n’a pu rester qu’un simple jeu de l’esprit4 ».
L’Enquête a été une véritable exploration sur ce lexique des idées des Modernes, sur la manière dont les idées finissent par tourner à vide, réduisant à presque rien les milieux qui les rendaient possibles (les expériences, les attachements, les intérêts, les attentions diverses), devenant des entités tout-terrain qui ne cessent de s’étendre pour finir par prendre toute la place et amincir le monde des Modernes, n’en gardant plus qu’une fine pellicule avec laquelle ils peuvent enfin rompre (sortir de la nature, se dégager des préjugés et des croyances, etc.).
Ontologie régionale
C’est ainsi qu’il faut comprendre le dernier terme du passage de l’Enquête que j’ai pris comme point de départ et sur lequel je voudrais insister, celui d’« ontologie régionale ». C’est, de prime abord, un étrange oxymore. L’ontologie, n’est-ce pas justement ce qui ne peut être réduit à un territoire, à un lieu particulier, à un espace ? C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit : toute ontologie est indissociable d’une région, de ce que Deleuze et Guattari appelaient, pour marquer le caractère indissociable de la pensée et du territoire, une « géophilosophie » : « Le sujet et l’objet donnent une mauvaise approximation de la pensée. Penser n’est ni un fil tendu entre un sujet et un objet, ni une révolution de l’un autour de l’autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire et de la terre5. » En ignorant, ou en masquant, la singularité, l’idiosyncrasie, de l’aventure qui les animait, les Modernes ont donné à leurs abstractions, à leurs Idées, avec une majuscule et au singulier, un pouvoir qui les dépassait, et une étendue qui excédait incontestablement les limites des territoires et des milieux dans lesquels ils se constituaient. Leur « Nature », leur « Matière », leur « Pouvoir » ont fini par prendre toute la place, par se confondre, dans leur esprit, avec la terre elle-même, dont ils devenaient les porte-parole, renvoyant les autres à n’être que les formes archaïques de leur propre histoire, ceux encore attachés à tout ce avec quoi les Modernes avaient rompu.
Les Modernes ont donné à leurs Idées un pouvoir qui les dépassait.
Si la philosophie a une tâche, ce ne peut plus être celle d’une extension de cette « ontologie régionale », de sa généralisation et de son exportation : « Cette frénésie qui a frappé tous les observateurs depuis qu’on utilise cet adjectif “moderne”, vient moins d’un rêve d’utopie que de cette sorte d’errance qui s’explique par l’expulsion brutale, non pas du paradis terrestre, mais de toute Terre habitable. [Le Moderne] cherche depuis plusieurs siècles à s’installer, mais il s’est lui-même volontairement déplacé, exilé, dans une Terra incognita. Comme si les Blancs, partout où ils débarquaient, laissaient des blancs sur les cartes ! Parce qu’ils se croient vivre dans un monde à 3+1 dimensions justement. Est-ce qu’on les aurait chassés de chez eux ? Non, ils se sont auto-expulsés ! En pensée du moins car en pratique, au contraire, ils se sont installés partout… ils ont conquis le monde et trouvent qu’ils manquent de place ! Ces exilés de l’intérieur en sont toujours à lutter pour leur “espace vital”6. »
Par son histoire, par sa familiarité avec ce que sont les idées, mais aussi par son attention aux dangers qui les guettent, la philosophie pourrait devenir, si l’on suit l’Enquête, une nouvelle ressource pour penser l’étrangeté et la singularité de cette ontologie et d’en proposer une transformation : « On ne soignera pas les Modernes de leur attachement à leur thème chéri du front de modernisation si on ne leur propose pas un récit alternatif qui soit fait de la même étoffe que celle des Grands Récits dont on a prétendu, peut-être un peu vite, que l’époque avait passé. Il faut combattre le mal par le mal : à machine métaphysique, machine métaphysique et demie7. » Si nous n’avons jamais été modernes, la question qui se pose – question spéculative, anthropologique et politique – est de savoir ce que nous avons été et ce que nous pouvons encore devenir. Question intense, mais nécessaire, « si l’on veut, je cite à nouveau ces derniers mots, avoir la moindre chance d’affronter les “autres” – les anciens autres – et Gaïa – l’Autre vraiment autre ».
Pharmacologie
La fonction qui incombe à la philosophie est essentiellement pharmacologique8, art des poisons et des remèdes : « Cette enquête ne consiste donc pas seulement à dégager les modes, mais aussi à repérer pour chaque mode les inflexions tout au long de ce qu’il conviendrait d’appeler leur histoire ontologique […]. Ce sont ces moments qu’Ivan Illich appelait “inversions malignes”, en prenant pour exemple le seuil après lequel des dépenses de santé, jusque-là utiles, causent plus de maladies qu’elles n’en soignent ; le moment où, à force de multiplier les voitures, on finit, en vitesse moyenne, à aller plus lentement qu’à pied… Il en est de chaque contraste comme d’un pharmakon qui s’accumulerait lentement. Sur le long terme, et à hautes doses, le remède est devenu poison. On ne peut jamais éviter tous les poisons, mais on pourrait en balancer certains effets par des contrepoisons subtilement administrés. Il y aurait alors tout un dosage, toute une diététique, toute une pharmacopée des modes d’existence, avec lesquels il faudrait nous familiariser pour éviter de parler trop brutalement des erreurs de catégorie – en risquant de nous tromper sur les moments où ces erreurs deviennent vraiment toxiques9. » Chaque ouvrage avant l’Enquête s’articulait déjà autour d’un poison qui hante les Modernes (la « croyance » dans Le Culte moderne des dieux faitiches, la « nature » dans Face à Gaïa, la « neutralité » dans L’Espoir de Pandore, les « faits immédiats » dans Nous n’avons jamais été modernes10). Il fallait cet immense travail d’exploration, mode par mode, sur la singularité des Modernes, les inventions qui les définissent, les trajectoires qu’ils ont prises et la manière dont ces mêmes inventions devinrent de véritables furies, pour qu’il soit enfin possible d’établir la particularité de leur anthropologie, d’en marquer les limites, d’en fixer la territorialité.
Hériter de Latour, c’est donc s’inscrire dans le prolongement d’une enquête pharmacologique sur nos idées, sur nos abstractions, sur l’évidence de nos modes de pensée qui, sous une apparence innocente, forment, lorsqu’elles sont mobilisées sur un front de modernisation, de véritables machines de disqualification, de domestication des savoirs et de colonisation des autres manières d’habiter la Terre. Ces diagnostics, que nous devons toujours reprendre, tant les termes et les modalités ne cessent de varier, n’ont de sens que s’ils sont engagés dans d’autres modes de pensée qui s’inscrivent dans l’espace mouvant, fragile et peuplé de ce que Latour a appelé « terrestre ». Ainsi, ce que Latour fait à la philosophie, c’est, tout en l’obligeant à se présenter sous la forme d’une « ontologie » toujours régionale, toujours située, de lui ouvrir un champ inédit d’exploration, à la fois spéculatif et politique, celui de la puissance pharmacologique de nos idées, puissance des possibles et des dévastations.
- 1. Alfred North Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie [1929], trad. par Daniel Charles, Maurice Élie, Michel Fuchs, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Robert Sasso et Arnaud Villani, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1995, p. 57.
- 2. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012, p. 33.
- 3. B. Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches suivi de Iconoclash, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2009, p. 20.
- 4. B. Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 125.
- 5. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1991, p. 82.
- 6. B. Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 112-113.
- 7. Ibid., p. 34.
- 8. Sur cette fonction pharmacologique de la philosophie, voir Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2020.
- 9. B. Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 263.
- 10. Voir B. Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2015 ; L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique [1999], trad. de l’anglais par Didier Gille, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 2001 (rééd. 2007) ; Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 1991 (rééd. 2006).