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La terre russe selon Nicolas Berdiaev ou les limites qu'impose l'espace illimité

octobre 2007

Historien de la continuité de la terre russe dans la révolution bolchévique, Nicolas Berdiaev affirmait que la géographie russe – un espace illimité – imposait à ses habitants un pouvoir de type despotique qui s’est incarné dans divers régimes (la principauté moscovite, l’empire pétrovien, l’Union soviétique). « Le peuple russe était victime de l’incommensurabilité de sa terre. » Mais d’autres historiens, moins déterministes, ont lu dans la même géographie un espace de liberté. Il n’y a pas seulement la grande plaine qui se déroule à l’infini, mais trois ensembles qui rythment cet espace : la forêt, la steppe et les fleuves.

On voit aujourd’hui de nombreux commentateurs s’inquiéter : en dépit des changements profonds intervenus ces dernières années, le gouvernement russe semble revenir aux méthodes du passé. Y aurait-il une fatalité russe qui condamnerait ce pays à un gouvernement autoritaire ? C’était la thèse centrale du livre de Nicolas Berdiaev, Sources et sens du communisme russe (19371) qui soutenait que, en dépit des révolutions, l’État russe était toujours resté semblable à lui-même : la principauté moscovite, l’empire pétrovien et l’union soviétique étaient identiques dans leur principe, également despotiques2. L’introduction de ce livre évoque la responsabilité de l’espace russe : « Le peuple russe était victime de l’incommensurabilité de sa terre », y écrit Berdiaev. Dans un ouvrage plus ancien, intitulé le Destin de la Russie (19183), le philosophe (qui décrypta les débuts du communisme soviétique dans Esprit dans les années 1930 et 1940) avait développé ce point, s’efforçant de démontrer que si l’espace russe exerçait sur celui qui l’habitait une influence complexe, il lui imposait cependant toujours une seule et même forme de gouvernement. Ce point de vue est cependant loin d’être partagé par tous les historiens russes. Klioutchevski, par exemple, considère le territoire russe dans son rapport à l’histoire comme un principe de dynamisme plutôt que de stagnation.

Le Destin de la Russie de Nicolas Berdiaev comprend un chapitre intitulé « Du pouvoir que les espaces exercent sur l’âme russe4 ». On y lit que

les facteurs géographiques de la Russie, sa situation continentale, ses espaces incommensurables ont eu une signification immense pour son destin5.

Cette phrase donne les deux caractéristiques principales de la terre russe selon Berdiaev : elle est immense ; elle est uniforme. Autrement dit, l’espace russe est dépourvu de limites comme de délimitations intérieures. On le voit, aux yeux de Berdiaev, la nature de cet espace exerce une influence décisive aussi bien sur le destin collectif de la Russie, c’est-à-dire sur l’histoire russe, que sur celui de l’individu russe, de son « âme », c’est-à-dire de sa sensibilité, et aussi sans doute de ses représentations.

Dans les premières pages du Destin de la Russie, Berdiaev écrit que l’une des principales caractéristiques nationales russes est la contradiction6. L’immensité russe doit donc être l’un des facteurs explicatifs majeurs de la dimension antinomique de la Russie.

L’histoire russe et l’espace russe

Un espace exposé et protecteur

L’absence d’obstacles naturels fait de l’espace russe une terre ouverte aux invasions :

Pendant longtemps, il fallait défendre la Russie des ennemis qui l’attaquaient de tous côtés. Des vagues venues de l’Est et de l’Ouest menaçaient de l’engloutir7.

En même temps, l’étendue de la Russie assure sa sauvegarde :

L’immense terre russe, large et profonde, tire toujours l’homme russe d’affaire, le sauve8.

À la différence de l’homme occidental qui est le gardien de sa terre, l’homme russe est protégé par elle :

L’Allemand sent qu’il ne sera pas sauvé par l’Allemagne, c’est lui qui doit la sauver. Le Russe, quant à lui, pense que ce n’est pas lui qui sauvera la Russie, mais qu’il sera sauvé par elle9.

Cette protection offerte par l’espace russe explique la force du « culte de la terre10 », de « la petite-mère Russie » : l’homme russe « confond et assimile presque sa mère-terre avec la mère de Dieu et compte sur son intercession11 ».

Selon Berdiaev, la confiance dans sa terre donne à l’homme russe une assurance parfois excessive. Si le Destin de la Russie est publié en 1918, les chapitres qu’il contient sont en réalité des articles qui ont été composés entre 1914 et 1917, c’est-à-dire avant que la guerre ne soit achevée. On y voit Berdiaev inquiet, car « même dans cette guerre terrible où l’État russe est menacé, il n’est pas facile de faire prendre conscience à l’homme russe de ce danger » : celui-ci « se réconforte en pensant qu’il a encore derrière lui des espaces immenses qui le sauveront, il n’est pas très effrayé, et il n’est pas trop tenté de faire des efforts excessifs12 ».

Un espace garant de liberté et générateur de despotisme

L’une des antinomies principales qui, pour Berdiaev, caractérise le peuple russe est celle qui oppose « despotisme, hypertrophie de l’État » d’une part, « anarchisme, penchant pour la liberté » de l’autre13. Cette contradiction s’explique par la nature de l’espace russe.

D’un côté, son immensité permet toujours de fuir, c’est-à-dire d’échapper à l’autorité, qu’elle soit civile ou religieuse :

Les Russes sont des gens qui courent tout le temps et des bandits de grand chemin. Ils sont aussi des pèlerins errants [????????] qui cherchent la vérité divine. Les pèlerins errants refusent de se soumettre aux autorités14.

En 1984, Dmitri Likhatchev, l’un des meilleurs connaisseurs de la culture médiévale russe, publie des Remarques sur ce qui est russe. On trouve dans ce livre un chapitre intitulé « Les larges espaces et l’espace ». À l’instar de Berdiaev, Likhatchev écrit que « le large espace a toujours possédé les cœurs russes ».

Il remarque que « l’enthousiasme pour les espaces » est présent dans la littérature russe depuis ses origines, en particulier « dans presque tous les ouvrages de la période la plus ancienne des xie-xiiie siècles ». Il évoque notamment Le dit d’Igor où les événements « embrassent des étendues énormes ».

Likhatchev rapporte un certain nombre de termes russes dont la traduction est délicate parce qu’ils comprennent une représentation spatiale. Le premier d’entre eux est ???? qui dit « la liberté unie au large espace, à un espace qui n’est limité par rien » :

????, ce sont des grands espaces sur lesquels on peut aller sans fin, errer, se laisser porter par le cours de grandes rivières sur de grandes distances, respirer un air libre, l’air des lieux ouverts, inspirer largement le vent dans sa poitrine, sentir au-dessus de soi le ciel, avoir la possibilité de se déplacer dans toutes les directions – selon ce qui vous passera par la tête.

Si Likhatchev ne voit dans l’espace russe qu’un facteur de liberté, il en va tout autrement de Berdiaev.

En effet, aux yeux de ce dernier, l’immensité de l’espace russe, pour être organisée, appelle un État aux dimensions analogues :

La situation géographique de la Russie était telle que le peuple russe fut contraint de former un État immense.

Or, seule une très forte centralisation et un pouvoir despotique peuvent maintenir ensemble un État couvrant des étendues si vastes :

L’établissement du pouvoir de l’État sur les immenses espaces russes s’accompagnait d’une terrible centralisation, de la soumission de l’ensemble de l’existence à l’intérêt de l’État, et de l’écrasement des individualités et des forces sociales libres15.

Pour illustrer la pensée de Berdiaev et le degré de centralisation auquel était parvenu l’Empire russe, on peut considérer Le révizor de Gogol. Aucun des personnages de la pièce ne doute que le tsar puisse directement diligenter un inspecteur dans l’une des villes les plus insignifiantes de l’État ; en retour, le petit propriétaire terrien Bobtchinski demande au révizor qu’il fasse connaître son existence à la capitale et jusqu’au tsar lui-même.

– Je vous le demande humblement, quand vous irez à Pétersbourg, dites là-bas à tous les gens importants, sénateurs et amiraux, que voilà, votre grandeur ou votre excellence, dans telle ville habite Piotr Ivanovitch Bobtchinski. Dites bien ceci : habite Piotr Ivanovitch Bobtchinski. […]

– Et s’il se trouve que vous voyez l’empereur, dites-lui aussi que, voilà, Votre Majesté impériale, dans telle ville vit Piotr Ivanovitch Bobtchinski16.

Ainsi, aux yeux de Berdiaev, la nature despotique de l’État russe découle d’une géographie plutôt que d’une histoire. Et la pérennité de cette « situation géographique » fait que sa nature n’a jamais pu être changée :

Le renoncement à la création historique […] était exigé par l’État russe, par ses gardiens et ses protecteurs17.

L’âme russe et l’espace russe

Un espace offert et épuisant

La grande plaine russe, dans son uniformité, n’oppose aucun résistance à celui qui veut l’occuper :

Les espaces immenses se donnaient facilement à l’homme russe18 […].

Pourtant, son immensité même constitue un obstacle majeur :

[…] mais il n’était pas facile d’organiser ces espaces dans le cadre du plus grand État du monde, d’y maintenir et d’y défendre un ordre19.

Selon Berdiaev, la mise en place et le maintient de son État mobilise toutes les forces du peuple russe :

Les dimensions de l’État russe imposaient au peuple russe une tâche presque au-dessus de ses forces […]. Et dans la tâche immense qui consiste à créer et à protéger son État, le peuple russe a épuisé ses forces. […] Toute l’activité extérieure de l’homme russe allait au service de l’État20.

Cette « tension extrême », permanente, toute tournée vers l’État, fait du peuple russe un peuple triste :

Les Russes ne savent presque pas se réjouir. Il n’y a pas chez eux de jeu créateur des forces21.

Selon Berdiaev, l’immensité de la terre russe fait qu’il est en vérité impossible de l’organiser jusqu’au bout :

L’homme russe […] se sent impuissant à maîtriser ces espaces et à les organiser22.

L’espace russe est plus fort que le peuple russe : « L’immensité de la terre russe [… écrasait] l’énergie russe. » Cette impuissance explique certains « défauts » traditionnels du peuple russe,

la paresse russe, l’insouciance, le manque d’initiative, le faible développement du sentiment de responsabilité23.

On le voit, la terre russe ne commande pas seulement l’« activité extérieure » de celui qui l’habite :

Ces immenses espaces russes se trouvent également à l’intérieur de l’âme russe et ont sur elle un pouvoir gigantesque24.

Extension et étroitesse de l’âme russe

Il y a une correspondance entre le caractère de la terre russe, incommensurable, dépourvue de bornes, illimitée, et l’âme russe, entre la géographie physique et la géographie de l’âme

écrit Berdiaev25. Cette correspondance entre l’espace et l’intériorité vaut également pour l’Occident. Ainsi, à la différence de nature des terres occidentales et russes correspond la différence de deux espèces d’âmes.

En Europe, l’espace est réduit :

L’Européen occidental se sent écrasé par la petite dimension de ses espaces de terre et aussi par la petite dimension de ses espaces d’âme.

De l’Allemand, Berdiaev dit qu’« il se sent pris de tous côtés, comme dans un piège à souris ». L’Occident est la terre des « frontières », des « limites ». Cette situation détermine la psychologie de l’homme occidental :

Il est habitué à compter sur son énergie et son activité. Son âme aussi est étroite et manque d’espace, tout doit être calculé et correctement réparti. L’organisation qui fixe chaque chose à sa place fait le caractère bourgeois de l’homme d’Europe occidentale26 […].

L’extension des terres russes donne à l’homme russe certaines « qualités » dont l’Occidental est dépourvu :

Chez l’homme russe, il n’y a pas les étroitesses de l’Européen qui concentre son énergie sur le petit espace de son âme, il n’y a pas ce côté calculateur, économe d’espace et de temps27 […].

En Russie, les frontières entre les personnes sont moins marquées :

[…] il n’y avait pas de frontières sociales strictes, il n’y avait pas de classes manifestes. La Russie ne fut jamais dans le sens occidental du terme un pays aristocratique, comme elle ne devint jamais bourgeoise28.

En revanche, absence de limitation signifie également absence de détermination :

Chez les peuples de l’Europe de l’Ouest, tout est beaucoup plus déterminé et mis en forme, tout est divisé en catégories et fini. Il n’en va pas ainsi chez le peuple russe, moins déterminé, plus tourné vers l’infini, et ne souhaitant pas connaître de divisions en catégories29.

En d’autres termes, parce qu’il ne délimite pas, le mode de pensée russe ne procède pas par concepts : le peuple russe, écrit Berdiaev, « était plutôt un peuple de la révélation et de l’inspiration, il ne connaissait pas la mesure30 […] ».

L’immensité russe ne détermine pas seulement les formes de la pensée russe : elle lui donne également un contenu particulier.

Un espace sans lieux : la Russie comme pays de l’utopie

L’homme russe, écrit Berdiaev, est un « homme de la terre31 ». Mais, à la différence des Occidentaux, cette terre ne l’invite pas à la sédentarité :

Les voies de la terre ont toujours été pour le peuple russe des occasions de course et d’errance32.

Il en va tout particulièrement ainsi du « pèlerin errant », ce « phénomène très caractéristique de la Russie » :

Il circule sur l’immense terre russe, il ne s’arrête jamais et ne se fixe jamais à rien. […] il cherche au loin. Il n’a pas sur la terre de cité durable, il vise la cité à venir33.

Le parcours dans l’espace est depuis toujours et jusqu’à aujourd’hui la trame d’un très grand nombre d’œuvres de la littérature russe. Citons par exemple le Voyage de Pétersbourg à Moscou de Radichtchev, les Âmes mortes de Gogol, les Notes d’un chasseur de Tourgueniev, Moscou-Pétouchki de Vénédict Eroféiev34. Le chasseur de Tourgueniev écrit :

L’un des principaux avantages de la chasse, aimable lecteur, c’est qu’elle vous oblige continuellement à vous déplacer d’un lieu à un autre35.

Pourquoi la terre russe n’invite-t-elle pas ses habitants à se fixer en un lieu déterminé ? C’est qu’un lieu déterminé implique une limite36. L’espace russe, dépourvu de délimitations, ne permet donc pas de distinguer différents lieux. C’est d’ailleurs ce dont témoignent les paroles que Bobtchinski adresse au révizor. Ce qu’il demande, ce n’est pas qu’on parle de lui en bien au tsar, c’est simplement qu’on lui dise qu’il existe et où il se trouve. Autrement dit, la principale crainte de Bobtchinski, ce n’est pas que les autorités lui reprochent d’avoir mal fait, c’est qu’au sein de l’immensité russe, elles ne puissent même pas le repérer. Cette crainte est cruellement confortée par Gogol, qui, comme souvent, ne donne pas de nom déterminé à la ville où se joue Le révizor : même dans la bouche de Bobtchinski elle reste « telle ville », une « ville de NN37 » semblable à toutes les villes de la province russe.

Enfin, pour Berdiaev, la terre russe n’est pas seulement la terre de l’errance physique. Dépourvue de lieux déterminés, elle invite aux pensées utopiques : « La Russie a toujours été pleine de sectes mystiques et prophétiques38. »

L’homme russe asservi par sa terre

Ainsi, selon Berdiaev, l’espace russe exerce sur l’homme et l’État russes une influence à la fois profonde et contradictoire : il leur donne certains « défauts » et certaines « qualités ».

Cependant, somme toute, c’est clairement le côté négatif qui l’emporte. Aux yeux de Berdiaev, l’espace russe est avant tout un facteur d’« asservissement des forces de l’homme russe et de tout le peuple russe39 ». L’État centralisé appelé par ces étendues immenses est immanquablement despotique. L’impuissance à s’en rendre maître jusqu’au bout fait que l’homme russe reste soumis à l’espace qu’il habite : « C’est la terre russe qui domine l’homme russe, et ce n’est pas lui qui la domine40. » Même lorsqu’elle le protège, sa terre fait de lui un être « passif41 ».

C’est pourquoi l’espace illimité qui s’offre à l’homme russe, paradoxalement, l’écrase : « L’âme russe est écrasée par les espaces, par les neiges immenses42 » ; elle est « laminée par l’immensité, elle ne voit pas de frontières et cette absence de limites ne la libère pas, mais l’asservit ». Les espaces immenses pèsent sur le peuple russe comme un « joug », ils « cernent et oppressent l’homme russe43 ». Berdiaev compare cette étendue pourtant continentale à une mer dans laquelle l’âme russe « se noie et se dissout44 ».

De cet asservissement on ne voit pas le terme. Car comment l’histoire pourrait-elle un jour triompher d’une telle géographie ? Ne faut-il pas un temps infini pour venir à bout d’un espace sans fin ?

À cet égard, il est frappant de constater qu’aux yeux de Berdiaev les bouleversements révolutionnaires n’ont en vérité pas changé la Russie : les acteurs de la société russe esquissés dans les réflexions sur l’espace du Destin de la Russie sont encore ceux des Sources et sens du communisme russe publiés en 1937, lorsque le nouveau régime s’est solidement établi : comme le commande la terre russe, la société russe comprend toujours un peuple soumis à un pouvoir despotique et une intelligentsia qui vit « exclusivement dans les idées45 ».

Dans l’introduction des Sources, Berdiaev affirme que « les historiens russes » partagent son point de vue, autrement dit qu’ils « expliquent le caractère despotique de l’État russe par cette nécessité de mettre en forme l’immense, l’incommensurable plaine russe ». Nous avons déjà vu qu’il n’en va pas ainsi de Dmitri Likhatchev pour lequel la terre russe est principalement espace de liberté. Cependant, Berdiaev veut s’appuyer sur celui qu’il considère comme le « plus remarquable d’entre [les historiens russes] », Vassili Klioutchevski, qui disait que « l’État s’enflait alors que le peuple s’étiolait ». Étrangement, cette phrase que rapporte Berdiaev, si elle évoque assurément le despotisme, ne mentionne pas l’espace. C’est peut-être qu’en vérité les conceptions de Klioutchevski, tout comme celles de Likhatchev, ne s’accordent pas avec les siennes.

Le Cours d’histoire russe de Vassili Klioutchevski : la terre russe comme espace dynamique

Le Cours d’histoire russe et le Destin de la Russie

Vassili Klioutchevski publie son œuvre majeure, le Cours d’histoire russe [???? ??????? ???????], à partir de 1904, c’est-à-dire que ce texte précède de quelques années seulement le Destin de la Russie.

Au premier abord, les conceptions des deux auteurs concernant l’espace russe et son influence sur l’histoire et la psychologie de ses habitants paraissent en effet similaires.

Comme Berdiaev, Klioutchevski attribue un rôle décisif à cette « force qui tient dans ses mains le berceau de chaque peuple, à savoir la nature de son pays ». Les leçons proprement historiques de son Cours ont pour « prémisses » « une esquisse géographique du pays » qui s’attache à « noter les conditions physiques qui ont exercé la plus forte action sur le cours de sa vie historique46 ».

En ce qui concerne l’âme russe, Klioutchevski prend assurément des précautions dont ne s’embarrasse pas Berdiaev : lorsqu’il se propose de « [comparer son] pays, au regard de l’action psychologique qu’il exerce sur son peuple, à l’Europe de l’Ouest », l’historien écrit que « cette matière est très intéressante, mais n’est pas exempte de sérieux risques scientifiques ». Klioutchevski accepte cependant de courir ces risques et lorsqu’on considère la comparaison qu’il trace, on peut se demander si elle n’a pas directement inspiré le Destin de la Russie :

Maintenant, le voyageur qui vient de la plaine d’Europe orientale et qui pour la première fois circule en Europe de l’Ouest s’étonne de la diversité des perspectives, de la netteté des délimitations, ce à quoi il n’est pas habitué chez lui. […] Tout ce qu’il voit autour de lui, à l’Ouest, lui impose de manière insistante l’impression de frontière, de limite, de détermination précise, de précision rigoureuse et d’une présence de l’homme à chaque minute, avec les signes suggestifs de son travail opiniâtre et prolongé. […] Il se souvient de l’uniformité que manifeste sa région natale de Toula ou d’Orlov au début du printemps : il voit des champs uniformément plats et déserts qui semblent se courber à l’horizon comme la mer […] et cette image l’accompagne du Nord au Sud, de province en province, comme si un seul et même lieu se déplaçait avec lui sur des centaines de verstes. Tout se distingue par des contours doux et insaisissables, des transitions insensibles, la modestie et même la timidité des tons et des couleurs, tout laisse une impression indéterminée, calme et imprécise. Sur de grands espaces, il n’y a pas trace d’habitation, on n’entend aucun son alentour – et l’observateur est saisi par le sentiment angoissant d’un calme imperturbable, d’un sommeil léthargique et d’une solitude désertique qui incite à des songeries sans objet et empreintes de nostalgie, sans pensée claire et distincte47.

La forêt, la steppe et le fleuve

Cependant, à la différence de Berdiaev, Klioutchevski ne considère pas la terre russe comme un espace uniforme. Il distingue forêt, steppe, et fleuve qui sont « les trois éléments principaux de la nature russe au regard de sa signification historique » : « Chacun d’entre eux et par soi-même de façon particulière a pris une part vivante et originale dans la constitution de la vie et des représentations de l’homme russe48. »

Si, pour Klioutchevski, la terre russe est assurément un espace de liberté en ce qu’elle permet la fuite, ce n’est pas seulement en raison de son étendue. Au sud, « l’homme “libre” [???????] », c’est le Cosaque qui est « le produit historique de la steppe » : le terme même signifie celui qui est « sans feu ni lieu, un homme “en déplacement constant”, qui ne s’inscrit dans aucune société49 ». Au nord, en revanche, l’homme libre, c’est l’ermite qui peut échapper à la société grâce à la forêt : celle-ci « a servi à l’ermite russe de désert de la Thébaïde50 ».

Aux yeux de Klioutchevski, c’est également la forêt qui fait de la terre russe un espace protecteur : elle « a servi de refuge le plus sûr contre les ennemis extérieurs, remplaçant, pour l’homme russe les montagnes et les forteresses ». C’est sa proximité avec la steppe qui a ruiné la Russie kiévienne, car cet espace ouvert n’a présenté aucun obstacle à l’envahisseur mongol ; l’État russe n’a pu se reconstituer que plus au nord, à l’abri de la couverture forestière51.

Pourtant, à l’instar de Berdiaev, Klioutchevski reconnaît que la maîtrise de l’espace russe dans son ensemble nécessite un effort immense. En effet, à ses yeux, cet effort n’est pas autre chose que le cours de l’histoire russe elle-même dont le « fait fondamental » est la « colonisation du pays52 » et dont les différentes périodes sont « les étapes que notre peuple a parcourues progressivement pour occuper et mettre en forme le pays qui lui était échu53 ».

Klioutchevski admet également que la terre russe ne dispose pas à la sédentarité. Considérons ce qu’il écrit des habitats paysans :

[…] de par leur caractère primitif, de par l’absence des plus élémentaires commodités de la vie, [ils] produisent aujourd’hui encore l’impression, en particulier sur le voyageur venu de l’Ouest, de haltes provisoires arbitraires de nomades prêts à abandonner du jour au lendemain les endroits où ils viennent à peine de s’installer pour partir vers de nouveaux lieux54.

Pourtant, aux yeux de Klioutchevski, ce défaut de sédentarité ne signifie pas errance : les mouvements de population sur la terre russe, et donc le cours d’ensemble de l’histoire russe, ont été orientés. Ils l’ont été par les fleuves qui, « lors des migrations, [indiquaient] le chemin55 » et qui, de cette manière, « ont en grande partie dessiné le programme [de l’histoire russe56] ».

Klioutchevski observe en effet que, en Russie, « la répartition géographique de la population suivait la direction des bassins hydrographiques et cette répartition déterminait le découpage politique du pays57 ». Le plateau de l’Alaoune « point nodal du réseau fluvial de notre pays », associé à la dépression centrale de Moscou, c’est-à-dire la région qui est entre l’Oka et la Haute-Volga, forme un « espace central », aussi bien « géographiquement » qu’« ethnographiquement », ainsi qu’un « nœud politique ». C’est là que s’est constitué l’État russe qui s’est ensuite étendu en suivant le cours des fleuves :

Ainsi le centre du territoire de l’État a été déterminé par l’amont des fleuves, la périphérie l’a été par leurs débouchés, la phase ultérieure de leur peuplement, par la direction des bassins fluviaux58.

C’est pourquoi l’espace russe, pas plus qu’il n’est constitué de manière uniforme, n’a été uniformément peuplé :

Dans la Russie ancienne, le peuplement suivait le cours des fleuves et les lieux habités étaient particulièrement denses sur les bords des fleuves alertes et navigables laissant entre les rivières des espaces vides de forêts ou de marécages59.

On peut même être tenté de lire l’importance de la dynamique de l’eau au sein de l’histoire russe dans l’ambiguïté du titre même de l’œuvre de Klioutchevski. Si ???? ??????? ??????? peut certes légitimement être traduit par Cours d’histoire russe – il s’agit d’un exercice académique composé d’une série de « leçons » –, on peut en effet également comprendre ce titre comme « le cours de l’histoire russe », expression qui évoque le mouvement même d’une histoire dont les fleuves ont dessiné le programme.

Si les cours d’eau ont donné à l’expansion russe certaines directions déterminées, ils n’ont cependant pas divisé l’espace russe au point de lui faire perdre son unité :

La proximité mutuelle des principaux bassins fluviaux de la plaine, à laquelle s’ajoute l’uniformité de la surface, ne permettait pas que les composantes de la population qui s’étaient établies dans ces régions se différencient les unes des autres, s’enferment dans des ensembles hydrographiques isolés, elle entretenait leurs relations réciproques, préparait l’unité du peuple et contribuait à l’unification du pays en tant qu’État60.

Les fleuves russes, en concentrant les populations et en permettant les échanges, ont appris la société à l’homme russe :

La rivière russe a enseigné à ses riverains la vie en commun et la sociabilité61.

Bien plus, aux yeux de Klioutchevski, le fleuve russe « est même un genre d’éducateur pour le sentiment de l’ordre […] dans le peuple ». C’est que « lui-même aime l’ordre et la régularité ». En effet, à la différence de la mer, le fleuve russe est sans surprise ni danger. « Il ne menaçait ni de tempêtes, ni de récifs » écrit Klioutchevski. Ses hautes eaux sont « justes et surviennent en temps fixé », quant à « ses rares crues », au regard de sa faible pente, elles « n’ont rien de comparable aux inondations soudaines et destructrices des rivières de montagne en Europe occidentale62 ».

C’est pourquoi, à la différence de ce qu’affirme Berdiaev, l’homme russe ne s’attachait pas à sa terre en général, mais à ses cours d’eau : il n’aimait pas sa forêt, synonyme de dur labeur ou de danger63; la steppe lui rappelait l’ancienne menace des peuples nomades64; en revanche, « au bord de la rivière, il prenait vie et vivait avec elle dans une étroite parenté d’âme. Il aimait sa rivière, à aucun autre élément de la nature de son pays il n’adressait dans ses chansons de termes si affectueux65 ».

*

Ainsi, donc, force est de constater que « le plus remarquable des historiens russes » ne partage pas le point de vue de Berdiaev concernant le sens historique de l’espace russe. Aux yeux de Vassili Klioutchevski, la terre russe n’est pas un espace uniforme et écrasant, mais un territoire complexe parcouru de cours d’eau qui ont donné à la société russe une dynamique d’expansion et d’échanges.

Affligé de voir « que le destin historique du peuple russe a été malheureux et douloureux66 », en particulier au xxe siècle, Nicolas Berdiaev a certainement voulu trouver une cause susceptible d’expliquer ce « destin de la Russie ». C’est sans doute ce qui l’a poussé à interpréter de façon partiale les considérations d’historiens comme Klioutchevski concernant la géographie du pays. D’un espace qui présentait des inconvénients et des avantages, qu’il a d’ailleurs lui-même relevés, Berdiaev a voulu faire à toute force le principal responsable des déboires de l’histoire russe. Cependant, si une telle interprétation est susceptible de rendre compte des malheurs de la Russie, elle lui laisse en même temps peu d’espoir d’y échapper un jour.

Pourtant, au terme du chapitre consacré à l’espace dans le Destin de la Russie, Berdiaev appelle à l’avènement pour son pays d’« une nouvelle période historique67 » rendue alors nécessaire et urgente par la menace qui pesait sur lui : celle-ci doit « amener à un changement radical de la conscience de l’homme russe et de la direction de sa volonté. Il doit, enfin, se libérer du pouvoir des espaces et s’en rendre maître68 ». Autrement dit, sous la pression des événements, le cours de l’histoire peut renverser les limites que lui impose l’espace russe.

Il est rassurant de constater que Berdiaev ne croyait pas lui-même au destin qu’il semblait avoir fixé pour son pays et qu’en Russie aussi, il est toujours permis d’espérer que « l’invention historique » fasse un jour mentir toutes les Cassandres.

  • 1.

    Paru en français chez Gallimard en 1938, ce texte a été publié pour la première fois en 1937 en allemand chez Vita Nova (Lucerne). Sa première édition en russe date de 1955 (Paris, Ymca-Press).

  • 2.

    Voir N. Berdiaev, Sources et sens…, op. cit., par exemple VI, 1 où il est dit que Lénine a « les traits des grands princes moscovites, de Pierre le Grand et des hommes politiques russes de type despotique ». Les citations sont traduites par nos soins.

  • 3.

    L’ouvrage a été publié à Moscou par G. A. Léman et S. I. Sakharov. Notre édition de référence est la suivante : N. A. Berdiaev, l’Idée russe. Le Destin de la Russie, Moscou, V. Chevtchouk, 2000. Ce volume comprend un autre ouvrage de Berdiaev, l’Idée russe, publié en 1946 (Paris, Ymca-Press) et auquel nous nous référons également.

  • 4.

    N. A. Berdiaev, le Destin de la Russie, op. cit., p. 279-284.

  • 5.

    Ibid., p. 279.

  • 6.

    « On peut approcher le secret que renferme l’âme russe en reconnaissant immédiatement le caractère antinomique de la Russie, son caractère terriblement contradictoire » (ibid., p. 228).

  • 7.

    Ibid., p. 280.

  • 8.

    Ibid., p. 281.

  • 9.

    Ibid., p. 282.

  • 10.

    N. A. Berdiaev, , l’Idée russe, op. cit., p. 8.

  • 11.

    Id., le Destin de la Russie, op. cit., p. 282.

  • 12.

    Ibid.

  • 13.

    Id., l’Idée russe, op. cit., p. 5.

  • 14.

    Ibid., p. 8.

  • 15.

    N. A. Berdiaev, le Destin de la Russie, op. cit., p. 279.

  • 16.

    Gogol, Le révizor, IV, 7.

  • 17.

    N. A. Berdiaev, le Destin de la Russie, op. cit., p. 280.

  • 18.

    N. A. Berdiaev, le Destin de la Russie, op. cit., p. 279.

  • 19.

    Ibid.

  • 20.

    Ibid.

  • 21.

    Ibid.

  • 22.

    Ibid., p. 280.

  • 23.

    Ibid., p. 281.

  • 24.

    Ibid., p. 280.

  • 25.

    N. A. Berdiaev, l’Idée russe, op. cit., p. 5.

  • 26.

    Id., le Destin de la Russie, op. cit., p. 282.

  • 27.

    Ibid.

  • 28.

    Id., l’Idée russe, op. cit., p. 5.

  • 29.

    Ibid.

  • 30.

    Ibid.

  • 31.

    N. A. Berdiaev, le Destin de la Russie, op. cit., p. 280.

  • 32.

    Id., l’Idée russe, op. cit., p. 8.

  • 33.

    Ibid., p. 171.

  • 34.

    Ce titre a malencontreusement été traduit par Moscou-sur-Vodka (Paris, Albin Michel, 1976) : on donne un lieu pour un parcours – celui qui conduit l’auteur de Moscou à Pétouchki – qui rythme le déroulement du roman et le situe clairement dans la tradition des ouvrages que nous avons cités.

  • 35.

    « Lébédian ».

  • 36.

    Aristote, Physique, IV, 4, 2.

  • 37.

    Gogol, les Âmes mortes, I, 1.

  • 38.

    N. A. Berdiaev, l’Idée russe, op. cit., p. 8.

  • 39.

    Id., le Destin de la Russie, op. cit., p. 282.

  • 40.

    Ibid., p. 281

  • 41.

    Ibid., p. 283.

  • 42.

    Ibid., p. 279.

  • 43.

    Ibid., p. 280.

  • 44.

    Ibid., p. 279.

  • 45.

    Id., Sources et sens du communisme russe, op. cit. I, 1.

  • 46.

    V. Klioutchevski, Cours d’histoire russe, III.

  • 47.

    V. Klioutchevski, Cours d’histoire russe, IV, 9.

  • 48.

    Ibid., IV, 5.

  • 49.

    Ibid., IV, 7.

  • 50.

    Ibid., IV, 6.

  • 51.

    V. Klioutchevski, Cours d’histoire russe, IV, 6.

  • 52.

    Ibid., II, 2.

  • 53.

    Ibid., II, 3.

  • 54.

    Ibid., IV, 9.

  • 55.

    Ibid., IV, 8.

  • 56.

    Ibid., IV, 4.

  • 57.

    Ibid., IV, 3.

  • 58.

    Ibid., IV, 4.

  • 59.

    V. Klioutchevski, Cours d’histoire russe, IV, 8.

  • 60.

    Ibid., IV, 3.

  • 61.

    Ibid., IV, 8.

  • 62.

    Ibid., IV, 8.

  • 63.

    Ibid., IV, 6.

  • 64.

    V. Klioutchevski, Cours d’histoire russe, IV, 7.

  • 65.

    Ibid., IV, 8.

  • 66.

    N. A. Berdiaev, Sources et sens du communisme russe, op. cit., introduction.

  • 67.

    Id., le Destin de la Russie, op. cit., p. 284.

  • 68.

    Ibid., p. 282.

Igor Sokologorsky

Professeur agrégé de philosophie, a été pendant quatre ans chargé de mission pour le livre et l’écrit à l’ambassade de France à Moscou. Il a publié plusieurs articles sur la philosophie russe et notamment Nicolas Berdiaev, dont « La révolution (russe) selon Nicolas Berdiaev », Cahiers de l’émigration russe, Paris, Institut d’études slaves, 2003, n° 7, p. 49-79.…

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