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Peut-on encore vivre en ville ? L'exemple de Toulouse

L’exemple de Toulouse

Le mode de vie périurbain fait l’objet de nombreuses critiques, alors même que les politiques visant à le « combattre » ont échoué. Il vaudrait donc mieux organiser l’espace périurbain, sans le dévaloriser, pour repenser la ville avec ses habitants, et non contre eux. À Toulouse, par exemple, c’est le dynamisme de la métropole qui crée l’étalement urbain, qui n’est donc pas forcément négatif, mais qu’il faut aménager, en lien avec la ville centre.

Quand on se place à l’échelle du monde, on observe un double mouvement paradoxal quant au statut des villes : sur une partie de la planète, en particulier dans les pays du Sud, on fuit les campagnes pour aller se réfugier en ville, souvent au terme de migrations contraintes provoquées par la pauvreté, la famine et l’insécurité ou la guerre. Les villes continuent à attirer, agréger et concentrer de nouvelles populations qui, pour les plus récentes, s’entassent à leurs portes dans des bidonvilles ou des quartiers d’habitat « spontané », d’abord bricolés, puis qui se solidifient et s’équipent peu à peu. Elles apparaissent encore comme des lieux sinon désirables, du moins comme des espaces ressources : il est possible d’y tenter sa chance pour améliorer sa condition. Plus prosaïquement, on peut y grappiller de quoi assurer sa survie quotidienne, fût-ce dans les interstices de l’économie et de la société urbaines. Sur une autre partie de la planète, celle des pays développés, on tend plutôt à quitter les villes, parce qu’elles seraient devenues invivables, pour aller s’installer à la campagne et y retrouver la tranquillité supposée villageoise. Sans adhérer à la vision catastrophiste de la ville forteresse décrite par Mike Davis1, où les habitants mobilisent leur énergie pour se protéger de menaces explicites ou plus sourdes, la ville ne semble plus comporter la part d’enchantement ou de désir dont elle a pu être parée dans l’imaginaire collectif et individuel. Si les villes continuent à concentrer activités et emplois, devenant la destination obligée de ceux qui ont à assurer leur formation ou leur subsistance, elles redistribuent leurs habitants sur un territoire de plus en plus vaste. Elles se diluent et « s’étalent ».

La critique du périurbain

C’est le cas en France où, depuis le milieu des années 1970, nombre de citadins sont sortis des villes pour accéder, en périphérie, à de meilleures conditions d’habitat et à un cadre de vie plus en rapport avec leurs attentes, donnant lieu au développement d’une périurbanisation pavillonnaire qui a largement contribué à la reconfiguration de l’espace. Celle-ci a participé à la création d’un nouveau paysage, tout en contribuant au repeuplement des campagnes. Après la désertification engendrée par le développement de l’industrialisation, qui a généré de forts déséquilibres dénoncés par la pensée aménagiste des années 19602, plusieurs chercheurs, à l’instar de Bernard Kayser3, ont souligné dans les années 1980 ce que la « renaissance » des campagnes dont ils faisaient le constat devait au développement de la périurbanisation. C’est là un mérite non négligeable à mettre à l’actif d’un processus, par ailleurs continûment disqualifié, que d’avoir « repeuplé » le territoire. Mais la périurbanisation est rarement évaluée à l’aune de cette contribution.

Si l’on parcourt en effet rapidement les propos qu’elle a suscités tout au long de ce dernier demi-siècle, on constate que le ton est le plus souvent à la dénonciation de ses méfaits. Les arguments ne manquent pas, et leurs registres se sont additionnés au fil du temps : à peine est-elle alimentée par une politique du logement qui fait le choix, en 1977, de favoriser l’accession à la propriété et de soutenir le développement de la maison individuelle, qu’elle est déjà accusée de « miter » l’espace (rapport Mayoux, 19794), de n’être pas assez économe des ressources naturelles, de contribuer au recul de l’agriculture. À ces premières critiques sont venues s’en ajouter bien d’autres : la périurbanisation produirait un espace hybride sans qualité, pèserait sur les finances publiques par les infrastructures et équipements qu’elle nécessite, mettrait en difficulté les ménages modestes, hier par les risques de surendettement, aujourd’hui en induisant des coûts de déplacement qui grèvent leur budget de manière excessive. Le propos peut même se faire accusateur ou culpabilisateur quand il s’adresse aux périurbains eux-mêmes pour dénoncer les « travers » de leur comportement : ils seraient de « mauvais » citoyens, peu soucieux de l’intérêt général, menaçant la couche d’ozone, participant par leur déplacement quotidien pendulaire à l’engorgement des entrées de ville et à la saturation de l’air en CO2 et autres particules nocives et pour finir, pour une partie d’entre eux, ils voteraient « mal ». Mentionnons aussi l’existence d’une idéologie antipavillonnaire confortée par les stratégies développées à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle par certaines fractions du patronat manufacturier ou minier qui avaient construit des pavillons et des cités pour fidéliser et « tenir » une partie de leur main-d’œuvre en lui fournissant un habitat décent5. Il en est resté le soupçon que le développement de l’habitat pavillonnaire participait des dispositifs spatiaux de contrôle et de disciplinarisation de la classe ouvrière.

Il y a quelques années, l’absence de qualité urbanistique et architecturale de cette urbanisation constituait l’armature de la critique antipériurbaine. Aujourd’hui l’argumentaire s’est déplacé vers des considérations écologiques. C’est pour répondre aux nouvelles exigences du développement durable, d’une gestion plus économe des ressources naturelles et d’une limitation des déplacements, que le discours politique promeut aujourd’hui, en matière de développement urbain, le retour vers une « ville dense » et des courtes distances. Mais, pas plus que les précédentes, cette injonction ne semble suffire à inverser le processus d’« étalement urbain6 ». Et pourtant, la volonté de le limiter n’a pas manqué. La planification et ses outils ont été requis à intervalles réguliers pour contenir et réduire la périurbanisation. Le registre législatif a même été convoqué, avec la promulgation de la loi Solidarité et renouvellement urbain (Sru – loi du 5 décembre 2000), pour promouvoir d’autres principes organisateurs de l’urbanisation – proximité, mixité, renouvellement de la ville – qui devaient favoriser une urbanisation alternative à la périurbanisation…

Mais, à l’évidence, celle-ci résiste à ses contempteurs. S’est-on vraiment interrogé sur les raisons de l’échec de la lutte contre l’étalement urbain ? On a souvent mis en cause le laxisme des élus locaux et leur idéologie « expansionniste » ; ils auraient le sentiment de n’avoir pas réussi leur mandat s’ils n’avaient pas contribué à la croissance de leur commune. On a souvent invoqué aussi leur difficulté à résister à la demande de leurs concitoyens propriétaires fonciers d’accéder, par la vente de quelques parcelles, aux subsides de la rente foncière urbaine. Si cela peut encore valoir dans les communes rurales qui entrent dans le processus de la périurbanisation et où le conseil municipal est souvent l’assemblée des propriétaires fonciers, cela ne vaut plus quand le développement de la périurbanisation s’est traduit par l’installation dans la commune de nouvelles populations d’origine urbaine. Ce mouvement démographique s’accompagne d’un basculement sociologique du peuplement et, par ricochet, du conseil municipal. Et ces nouveaux maires périurbains ne sont pas seulement soucieux de croissance démographique, ils cherchent à maîtriser le développement de leur commune, à l’équiper, à y faire venir des services. Parfois même, ils limitent l’urbanisation de manière drastique, au moins temporairement.

À rechercher ainsi un coupable du côté des acteurs locaux, on en oublie un peu vite le rôle de l’État et ses propres contradictions : s’il a appelé hier à lutter contre le mitage de l’espace, aujourd’hui, avec une plus grande vigueur, à lutter contre l’étalement urbain, il n’a cessé dans le même temps de promulguer des mesures en faveur de l’accession sociale à la propriété : s’efforçant, pour une bonne cause (libérer des logements locatifs sociaux pour y faciliter l’entrée des plus démunis), de favoriser la mobilité résidentielle vers l’accession à la propriété et de satisfaire ainsi l’aspiration des ménages modestes à devenir propriétaires de leur logement et à acquérir une maison, il a relancé les prêts aidés à l’accession à la propriété (Pap) dans les années 1980 avant de les remplacer en 1995 par les prêts à taux zéro (Ptz) et, à leur tour, de les relancer, puis de proposer l’acquisition de maisons « à 100 000 euros » (Borloo, 2005) et trois ans plus tard (2008, Boutin) de maisons à « 15 euros par jour7 », autant de dispositions dont on sait qu’elles ont favorisé l’étalement urbain et l’éloignement des plus modestes des périurbains.

Alors, devant l’inefficacité de la lutte contre l’étalement urbain, devant le caractère un peu vain de la recherche du coupable ou du « bouc émissaire », il est temps de changer de regard : cesser de se désoler du développement de la périurbanisation, pour enfin la prendre au sérieux ; la considérer comme un fait constitutif de la ville contemporaine qu’il faut penser non pas pour lutter contre, mais pour l’accompagner au mieux, l’organiser. Prendre au sérieux la périurbanisation, c’est déjà s’intéresser vraiment, sans jugement de valeur a priori, à ce qui pousse ainsi nos concitoyens à « déserter » la ville.

Le rejet de la ville

Et si habiter en ville et y vivre n’était tout simplement plus désirable, sauf pour certaines tranches d’âge (les jeunes, en particulier quand ils sont étudiants) et pour les strates sociales consommatrices de culture qui valorisent le fait d’être installées en ville pour mieux y développer leurs pratiques citadines ? Pour une grande part de nos concitoyens, s’ils sont contraints, pour des raisons professionnelles et résidentielles (trouver à se loger rapidement) de s’y localiser, les conditions de vie qu’elle offre sont loin d’être considérées comme satisfaisantes : la ville est jugée bruyante, malcommode, peu facile à vivre. Sa diversité sociale, voire son cosmopolitisme sont vécus moins comme une richesse que comme une menace. Qu’il s’agisse là de représentations plus que d’une réalité avérée ne minore cependant pas leur poids dans la détermination des conduites sociales. Ce rejet de la ville est amplifié par les ménages qui ont des enfants en bas âge ou d’âge scolaire et le souci de les élever dans un environnement sûr et de qualité. Bien sûr, s’il était donné à chacun de disposer en ville d’un grand logement, confortable, bien situé, dans un environnement paisible, avec la possibilité de profiter d’un coin de nature, tout en étant proche du lieu de travail, de l’ensemble des équipements, services et commerces nécessaires à sa vie quotidienne et à celle des siens, sans doute bien peu chercheraient à s’expatrier hors de la ville. Mais chacun sait que si cette condition urbaine existe, elle est l’apanage de privilégiés, qui soit ont les moyens d’acquérir une telle place soit en ont hérité. Pour les autres, vivre en ville est une aventure plus incertaine et oblige à des arbitrages souvent insatisfaisants. Si, jeune adulte, seul ou en couple, au début de sa vie professionnelle, ou en phase de transition entre le statut d’étudiant et l’établissement dans la vie active, être locataire est dans l’ordre des choses, le régime de contraintes s’accroît quand on a des enfants et que l’on cherche un logement plus grand. Être un ménage de quatre personnes (deux adultes et deux enfants, ce qui est le profil commun de la « famille française ») et devoir trouver un logement familial en ville, c’est consacrer une part conséquente de son budget au loyer, avec le sentiment partagé par nombre de ménages de « jeter l’argent par la fenêtre ».

Le raisonnement vient alors vite qu’avec un taux d’effort équivalent ou un peu supérieur il est possible, en achetant son logement, de se constituer, par une épargne forcée, un patrimoine ou un capital. Mais ce raisonnement économique ne suffit pas à lui seul à expliquer l’attrait pour l’accession à la propriété. Devenir propriétaire, c’est être assuré d’être chez soi, de ne pas risquer d’être remercié par son bailleur ou de connaître une augmentation inconsidérée de son loyer. C’est aussi pouvoir s’approprier son logement, l’aménager à son goût, le faire « sien ». C’est enfin accéder à un statut social reconnu et valorisant. Car les politiques publiques conduites en France depuis près d’un demi-siècle ont participé à construire des trajectoires résidentielles aboutissant à la propriété du logement, érigeant ainsi un mode d’habitat et d’habiter en quasi-norme sociale. On se considère (on est considéré) comme gens de « bien peu » si l’on ne finit pas par posséder son logement. Cette accession à la propriété signe une forme de normalité sociale qui fait que « l’on est quelqu’un ». Toute plongée dans l’univers de l’habitat social permet de mesurer la force de cette aspiration. Les locataires Hlm comme les autres aspirent à devenir propriétaires de « leur » logement.

Or, lorsque les ménages, parvenus au moment de leur cycle de vie où ils songent à acquérir leur résidence familiale, se confrontent au marché urbain de l’accession, le niveau de l’investissement requis pour obtenir le logement adapté les dissuade ou les contraint à des arbitrages difficiles : soit accepter de se serrer dans un logement plus petit pour continuer à profiter de l’environnement citadin, soit accepter un logement déprécié en raison d’un confort médiocre, de travaux conséquents de remise en état, de nuisances spécifiques (proximité bruyante d’une grande artère par exemple) ou d’un environnement social « disqualifiant ». On comprend dès lors que, placés devant ce type d’alternative, nombre de ménages fassent le choix de quitter la ville pour ce que l’on nomme le périurbain, afin d’accéder à la propriété familiale avec, de plus, l’avantage de pouvoir acquérir un type de logement, la maison individuelle, qui offre quelques attraits supplémentaires par rapport à l’appartement pour un couple avec enfants. Désormais, la ville est inaccessible, non seulement aux ménages modestes d’ouvriers ou d’employés, mais également à de larges strates des couches moyennes.

Pour autant que la possibilité de devenir propriétaire d’un vrai logement familial en ville dans un environnement de qualité n’est une réalité que pour un nombre limité de ménages, les plus riches (cadres supérieurs et professions libérales) ou les classes moyennes qui disposent d’un apport personnel conséquent par héritage, à la suite de la revente d’un premier bien immobilier ou grâce à l’aide de la génération précédente, le départ en maison individuelle périurbaine ne se réduit pas à un exil hors de la ville en raison de la cherté du marché immobilier. Si tel était le cas, on n’observerait pas chez des ménages qui ont effectivement eu la possibilité d’améliorer leurs conditions de logement en restant en ville des stratégies résidentielles qui les conduisent à opter pour la maison individuelle périurbaine. S’ils le font, c’est pour d’autres raisons, parce que la solution périurbaine présente d’autres attraits. Que vont-ils donc chercher (et trouver) en périphérie ? La tranquillité sociale ? La commodité ? Un environnement plus naturel ?

L’espace périurbain, un refuge ?

L’accession pavillonnaire périurbaine n’est pas seulement un choix « par défaut » ou sous contrainte. Elle répond à des aspirations sociales profondes que l’on mesure bien quand on prête une oreille attentive aux habitants du périurbain. Tout d’abord, la maison individuelle présente des qualités qu’un appartement en ville offre plus rarement : son volume, son organisation sont plastiques ; elle peut s’adapter à l’accroissement de la taille du ménage, à son évolution, à celle des membres qui le constituent (quand les enfants deviennent des adolescents, ou quand les adultes, avançant en âge, perdent une partie de leur autonomie), là où la structure de l’appartement est plus rigide, moins modulable. Elle peut s’agrandir, on peut y adjoindre des annexes, des appentis, la reconfigurer au fur et à mesure de l’évolution de son mode de vie. Elle s’insère dans un paysage qui n’est pas que minéral, permet de renouer le contact avec la « nature », fût-elle anthropisée et artificialisée. Un jardin lui est associé qui, même petit, permet de « vivre dehors », autant d’éléments qui ne sont pas nécessairement absents de la ville, mais dont la jouissance y reste l’apanage des privilégiés. Si dans les années 1970-1980, on a pu penser que le goût du jardin tenait à l’origine rurale des générations de citadins auxquels s’adressait la péri -urbanisation, depuis, les générations qui « se périurbanisent » sont pour l’essentiel d’origine urbaine ou périurbaine, et le « goût » pour ce mode d’habiter ne s’en est pas trouvé amoindri.

C’est aussi un dispositif spatial qui permet de garder le contrôle de sa distance aux autres, tout particulièrement dans le rapport à ses voisins. Leur présence ne s’impose pas indûment : pas de manifestations trop intrusives de leur existence, comme c’est souvent le cas en collectif, où les voisins sont à la fois au-dessus, au-dessous, à côté, sur le même palier, dans l’ascenseur ou l’escalier. Pas de ces petites obligations de civilité quotidienne qu’exige toute vie en collectif. Les habitants du pavillonnaire sont loin de refuser les contacts ou relations du quotidien. Mais dans une société qui survalorise l’autonomie et la liberté de chacun, ils veulent pouvoir garder la maîtrise de ces rapports. Dans l’habitat pavillonnaire, le voisinage paraît faire peser moins de risques ou de contraintes, a fortiori quand il est périurbain.

En effet, au-delà des « vertus » du système pavillonnaire, l’espace périurbain présente quelques mérites plutôt recherchés en ces temps d’incertitude et de profonds bouleversements sociétaux : il paraît assurer presque à coup sûr la « tranquillité sociale » à laquelle aspirent des ménages confrontés à des sociétés urbaines de plus en plus ouvertes, mobiles et cosmopolites, mais également incertaines. Cette confrontation au mouvement, à la vitesse des transformations, à l’instabilité des situations insécurise et, corrélativement, engendre une forte aspiration à retrouver un peu de « tranquillité ». Les conduites résidentielles obéissent largement à une logique d’appariement électif. Si cela a toujours été le cas dans les milieux de l’aristocratie et de la bourgeoisie, qui ont les moyens d’assurer un strict contrôle de l’occupation des espaces urbains où elles se sont installées, il n’en va pas de même pour les couches moyennes obligées, en ville, de composer avec les effets des aléas du marché urbain sur le peuplement des quartiers. De ce point de vue, la vertu des espaces périurbains est grande puisque leur configuration, qu’il s’agisse, à l’échelle d’une aire urbaine, de l’émiettement communal, ou, à une échelle plus fine, de l’émiettement des lotissements, offre à chacun la possibilité d’y trouver sa place et d’habiter dans une sorte de « club8 » adapté à ce qu’il est : ses voisins ont de grandes chances d’avoir le même âge, un statut social à peu près équivalent et un niveau de revenu très proche.

À l’échelle communale, les stratégies développées en matière d’urbanisation (taille des lots par exemple ou surface minimale exigée pour construire) permettent d’organiser socialement le « peuplement » du territoire communal et donc, dans une certaine mesure, par le seul jeu des conditions de constructibilité requises, d’en maîtriser socialement l’accès. Ainsi, cette véritable marqueterie sociale périurbaine permet-elle à chacun d’être socialement tranquillisé par un environnement de proximité dont est exclue toute différence trop marquée de condition sociale. Si la conscience d’être ou non à sa « juste place » est vive chez les habitants du périurbain, il ne faudrait pas pour autant en conclure à une forte dimension communautaire de leur socialité : celle-ci n’est pas enclose dans le lotissement ou la commune. Elle s’organise à d’autres échelles spatiales et s’inscrit dans des logiques de réseaux, indépendamment de toute proximité géographique. Mais le fait d’habiter dans une sorte « d’entre-soi » leur permet manifestement de mieux supporter les risques et incertitudes que fait peser sur eux une société en plein bouleversement. Cela participe de leur réassurance sociale.

Toulouse, une métropole périurbaine

Toulouse est particulièrement emblématique de la vigueur du processus de la périurbanisation9. Réduite au milieu des années 1960 à une agglomération de moins d’une dizaine de communes, l’aire métropolitaine toulousaine déborde désormais sur tous les départements voisins de la Haute-Garonne et englobe près de cinq cents communes. Si la ville de Toulouse a longtemps représenté l’essentiel du poids démographique de son agglomération, justifiant un rapport de domination sur une périphérie encore très dépendante de son centre, aujourd’hui le poids démographique entre la ville et ses périphéries est bien plus équilibré et les espaces périurbains se sont diversifiés, équipés, organisés politiquement, nouant entre communes périphériques des alliances et des coopérations pour développer des stratégies et projets territoriaux. Ils sont devenus des espaces de plein droit, constitutifs de la métropole toulousaine. Les communes périurbaines sont « entrées » en intercommunalité et ces intercommunalités périurbaines ont pris pied sur la scène métropolitaine pour soit y négocier âprement à terme une intégration à la communauté urbaine, soit y développer des modes de coopération avec le pôle urbain central mais sur la base de la reconnaissance d’une identité propre, soit encore pour y défendre une autonomie construite de longue date, fût-ce pour protéger une forme d’entre-soi social10.

Le développement de la périurbanisation toulousaine doit s’apprécier au regard de la pression démographique qui s’exerce sur cette agglomération, qui a eu à accueillir chaque année 17 000 à 20 000 nouveaux « Toulousains » depuis le début des années 2000. La capacité du seul marché de la ville centre n’y suffirait pas. Il est ensuite à apprécier au regard des transformations qui ont affecté la ville centre. Si le niveau des prix immobiliers n’a pas atteint à Toulouse celui du marché parisien, néanmoins son entrée dans le cercle des métropoles européennes dynamiques, dont la croissance et l’attractivité ne se démentent pas, s’est traduite par une requalification de nombreux quartiers de la ville centre et par un renchérissement des prix de l’immobilier. La gentrification a gagné de nombreux quartiers d’anciens lotissements des années 1930 (quartier de la Côte-Pavée) ou d’anciens faubourgs populaires (Saint-Cyprien, les Minimes) à la faveur pour ces derniers du basculement démographique que connaissent ces tissus de « petites toulousaines » : le décès de la génération d’occupants en place y favorise l’arrivée puis l’installation de nouvelles couches sociales nettement plus favorisées qui recyclent et réaménagent ces anciennes maisons habitées par des ouvriers ou des employés et très prisées par les nouvelles élites. Elle gagne également des quartiers toulousains plus récents constitués de maisons des années 1960. Les efforts de la collectivité pour améliorer la desserte en transports en commun participent au renchérissement des prix immobiliers le long des lignes de métro et tramway, rendant la ville plus accessible physiquement mais moins accessible socialement.

Ce processus de requalification par le haut de quartiers péricentraux s’ajoute à la valorisation des « beaux quartiers », où sont traditionnellement installées les strates de la bourgeoisie locale, pour rendre le marché urbain de l’accession à la propriété familiale de moins en moins possible pour les familles des classes moyennes. Certes, il existe sur le marché de l’accession de grands logements familiaux datant des années 1960 ou 1970, mais dont le contexte environnant (les copropriétés) ou la localisation (les quartiers du Grand Mirail) n’incitent pas les classes moyennes à y investir pour elles-mêmes. Si la municipalité toulousaine, consciente de cette « hémorragie » des familles accédantes vers la périphérie, a tenté de l’atténuer en doublant l’aide accordée par le Ptz pour leur permettre de se maintenir en ville, les finances locales sont mobilisées par bien d’autres défis, en particulier par la nécessité de développer une offre abondante de logements sociaux accessibles à hauteur de l’attractivité d’une métropole qui n’accueille pas que des chercheurs, des étudiants et des cadres supérieurs : si 40% de ceux qui arrivent sont diplômés de l’enseignement supérieur au moins à bac + 2, autant ont un niveau inférieur au baccalauréat. Quant à la promotion privée, elle tend à privilégier les petits logements, à la fois pour répondre aux besoins de jeunes couples de biactifs qui ont les moyens de réaliser un premier achat, et à la demande des investisseurs privés qui sont assurés de rentabiliser leur placement locatif dans une ville où l’offre de logements peine à satisfaire la demande.

Dans ce contexte, les espaces périurbains n’accueillent pas seulement des familles d’ex-citadins toulousains. Ils accueillent aussi des familles qui arrivent dans la métropole. Ils sont partie prenante du marché métropolitain et ne relèvent pas seulement d’une logique de desserrement de la ville. Aux motivations décrites précédemment, qui justifient l’attrait de la périurbanisation, s’ajoute ici une pleine disponibilité foncière ou paysagère à la périphérie de la ville, qui n’est contrainte par aucun relief ou obstacle naturel (ni montagne ni côte). Cette disponibilité et la grande proximité de la campagne accroissent l’appétence des citadins toulousains pour se périurbaniser puisqu’on peut le faire tout autour de Toulouse dans une grande variété de milieux et d’environnements paysagers et dans un rayon de plus en plus large au fur et à mesure de l’amélioration de la desserte autoroutière ou ferroviaire. La marqueterie sociale y est subtile, déclinant une très grande diversité de conditions périurbaines, depuis des communes de première couronne anciennement périurbanisées, qui sont aujourd’hui quasiment incorporées au pôle urbain central où elles assument des fonctions de centralité et connaissent aussi un processus de gentrification quand les maisons sont remises sur le marché, jusqu’à des communes situées à quarante voire cinquante kilomètres de Toulouse qui entrent dans le processus de périurbanisation, accueillant à la fois des ménages modestes qui se sont éloignés pour trouver du foncier bon marché et des ménages aisés qui ont fait le choix de s’installer au cœur d’un paysage rural préservé. Encore peu équipées, marquées parfois par des tensions entre allochtones et autochtones, ces communes, dans le contexte démographique toulousain, risquent, à terme, d’être soumises à la pression de la demande. Entre les deux, on trouve une myriade de communes de seconde ou troisième couronne, qui poursuivent leur développement en relation avec les pôles d’emploi qui les innervent et qui tentent d’organiser à une échelle pluricommunale de véritables bassins de vie. La périurbanisation s’y diversifie peu à peu, de la nappe pavillonnaire originelle à des tissus plus composites intégrant de petits collectifs, du logement social, des activités.

Si l’on pouvait embrasser d’un seul regard l’ensemble de cette aire urbaine, on verrait à la fois la grande hétérogénéité sociale des espaces périurbains dessinée par la juxtaposition de petits espaces alternant lotissements, maisons isolées ou en bandes organisant une société périurbaine imbriquant plusieurs échelles : celle de la maison et de son voisinage, celle de la commune et de son inscription dans un bassin de vie polarisé par une ou des centralités, celle du quadrant de la métropole qualifié par le pôle d’emploi qui le structure (le système aéronautique à l’ouest, le complexe scientifique et de recherche au sud-est…), celle enfin de la grande aire urbaine, échelle à laquelle les périurbains circulent, sans pour autant abandonner toute pratique citadine. Constitutive de la dynamique métropolitaine toulousaine, la périurbanisation est la conséquence à la fois de l’incapacité de la seule ville de Toulouse à contenir les effets de son dynamisme démographique et d’un processus de gentrification progressive des tissus urbains qui évince les ménages les plus modestes et une grande part des classes moyennes.

L’accentuation des polarisations sociales qui en résulte, avec une ville centre qui peu à peu se « spécialise » aux deux extrêmes du spectre social (les plus riches dans le centre et les quartiers péricentraux, les plus pauvres dans le parc social bon marché qu’elle concentre pour l’essentiel au sud-ouest de son territoire et dans quelques îlots interstitiels du centre) et une large périphérie où se redistribuent les classes moyennes et la fraction des ouvriers et des employés qui peuvent accéder à la propriété correspond bien à la figure de la ville à trois vitesses formalisée par Jacques Donzelot11.

Ainsi, à Toulouse, mais comme dans la plupart des métropoles qui se développent, la périurbanisation y est le fruit des contraintes induites sur le fonctionnement des marchés immobiliers par le dynamisme même de la croissance économique, du processus continu de qualification sociale (« gentrification ») de la ville centre qui résulte de son attractivité, et d’un certain nombre d’aspirations sociales qui trouvent à s’y exprimer. Elle inscrit ses habitants, comme d’ailleurs l’ensemble des urbains, qu’ils soient périurbains ou citadins, dans des modes de vie qui reposent sur une capacité à se déplacer et à organiser, à partir de cette compétence à la mobilité, des modes de vie « à la carte » qui puisent dans les ressources territoriales à leur disposition aux différentes échelles de centralité qui leur sont accessibles. Sont-ils heureux ? Ils ont en tout cas trouvé un cadre de vie et un mode d’habiter satisfaisants, si l’on en croit nombre de sondages et d’enquêtes, et qui leur permettent, s’ils le souhaitent, de s’investir dans la vie locale et ses associations.

Le périurbain a-t-il encore un avenir ?

On peut se demander si, avec la montée du chômage et de la précarisation, on ne touche pas aux limites du modèle périurbain parce qu’il deviendrait de moins en moins accessible à des ménages qui, en raison de leur niveau de revenu ou des risques qui pèsent sur eux, sont toujours un peu moins en mesure de réaliser un projet d’accession à la propriété et qui voient s’éloigner la promesse d’amélioration de leurs conditions de vie qui y est liée. L’essoufflement de ce modèle résidentiel ne contribue-t-il pas à fragiliser le contrat social tacite, si les trajectoires de vie se figent dans une condition de locataire peu valorisée socialement ? Comment développer une alternative qui redonne de la valeur au statut de locataire et qui réponde mieux aux exigences d’une plus grande mobilité résidentielle engendrée par la nécessité de s’adapter aux aléas de la vie professionnelle et familiale (séparation, recomposition familiales) ? Il faut au moins un discours politique qui rompe avec la seule promotion du modèle de l’accession pavillonnaire.

Si la périurbanisation n’est pas encore, dans les ressorts qui la constituent, asséchée, les aspirations sociales qui la nourrissent semblent peu compatibles avec la mixité que cherchent à promouvoir les politiques publiques. Mais ces aspirations existent. Il ne s’agit pas de les sacraliser si l’on pense qu’elles aboutissent à des comportements résidentiels qui fragilisent les plus modestes, rejetés en troisième couronne dans des espaces sans qualité, et qui mettent en danger la capacité de la société à faire tenir ensemble les fragments qui la composent. Mais on ne fabriquera pas la ville de demain « contre » ses habitants. La ville n’est pas que le produit d’une volonté politique qui l’aménage, fût-elle portée par des principes auxquels on peut, dans l’absolu, souscrire. Elle est aussi le produit de l’agrégation des conduites et stratégies individuelles que développent ceux qui y habitent ou y passent.

L’agrégation de ces comportements finit par peser sur l’organisation et la structuration même de la ville. Certes, la fonction du politique n’est pas seulement de suivre l’opinion et, pour ce qui nous concerne ici, de renoncer à l’utopie d’une autre ville. Si l’on veut favoriser d’autres modes d’urbanisation, et en particulier le retour à une ville plus dense qui serait plus compatible avec les exigences du développement durable et l’idée que l’on se fait d’une ville plus intégrative socialement, sans doute convient-il de prêter vraiment attention à ce qui motive ces comportements, au moins pour leur accorder de la considération, tant ils sont symptomatiques et instruisent de l’évolution des mondes sociaux, évolution avec laquelle il faudra bien composer pour produire « de la société » dans ces ensembles complexes et fragmentés que sont devenues les villes.

Il n’est pas dans mon propos de faire l’apologie du périurbain, mais la disqualification dont il fait l’objet repose sur des postulats idéologiques qui survalorisent les bienfaits de la vie en ville et minorent les avantages du périurbain pour les ménages qui y résident, le fait qu’ils y trouvent un cadre de vie répondant à un certain nombre de leurs aspirations, qu’ils n’ont pas les moyens de réaliser en ville. Il faut d’autant plus le réévaluer que la condition péri -urbaine, dans la manière d’organiser concrètement sa vie quotidienne et ses pratiques, ne diffère pas fondamentalement, sinon par le cadre de vie, de la manière dont vivent les autres urbains, tout aussi mobiles, tout aussi soucieux de leur tranquillité, de leur autonomie et des conditions de leur reproduction sociale. Certes, elle n’est pas une condition homogène, pas plus que ne l’est la condition citadine. Il y a en effet plusieurs manières d’être urbain, que l’on soit périurbain ou citadin, selon le lieu où l’on habite, sa distance aux pôles de services et d’équipements, selon le degré de contrainte qui a pesé sur son installation – choix de sa localisation ou localisation contrainte par la nécessité d’accéder à du foncier bon marché –, selon les modalités de son insertion dans le tissu social environnant…

La figure du périurbain « en souffrance » que vilipendent ses détracteurs n’est qu’une des expressions de la périurbanisation, celle du reflux des plus modestes d’entre les périurbains vers les périphéries les plus lointaines et les moins pourvues d’aménités. Encore que des enquêtes ont montré, d’une part, que ces espaces sans qualité finissaient aussi par en acquérir parce que, peu à peu, ils s’équipent, s’organisent et, d’autre part, que le système pavillonnaire, par temps de crise, peut aussi se révéler « résilient », permettant à des ménages modestes, que la précarité menace, de réagencer pour partie leur mode de vie, mieux sans doute qu’ils n’auraient pu le faire dans le logement Hlm de la cité d’où ils venaient. Certes, rien de révolutionnaire dans ces « arrangements » individuels, peut-être même une forme d’aliénation supplémentaire.

Mais on peut avoir de ces modes de vie qui se bricolent et qui concernent des ménages placés aux marges plutôt qu’au cœur de l’économie qui « gagne » une lecture moins idéologique, quand bien même ils persisteraient dans un vote Front national. La réponse à la question que pose ce vote ne se trouve probablement pas dans la forme de l’urbain, en l’occurrence le périurbain, pas plus que celle des grands ensembles ne peut être tenue pour responsable de l’exclusion de leurs habitants.

  • *.

    Directrice de recherche au Cnrs, spécialiste des questions urbaines.

  • 1.

    Mike Davis, City of Quartz, Paris, La Découverte, 2003.

  • 2.

    Et même avant, si l’on songe à l’ouvrage de Jean-François Gravier, Paris et le désert français, publié en 1947.

  • 3.

    Bernard Kayser, la Renaissance rurale. Sociologie des campagnes occidentales, Paris, Armand Colin, 1990.

  • 4.

    Rapport Mayoux, Demain l’espace. L’habitat individuel périurbain, Paris, La Documentation française, 1979.

  • 5.

    Se reporter à l’ouvrage de Patrick Zylberman et Lion Murard, le Petit Travailleur infatigable. Villes-usines, habitat et intimités au xixe siècle, Paris, Éditions Recherches, 1976.

  • 6.

    Voir les articles de Jean-Michel Roux et de Michel Lussault dans ce numéro, p. 109 et 131.

  • 7.

    La portée de ces deux derniers dispositifs est restée très limitée.

  • 8.

    Éric Charmes, la Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris, Puf, 2011.

  • 9.

    Numéro spécial de la revue Sud-Ouest Européen coordonné par Fabrice Escaffre et Sandrine Bacconnier, « Recompositions récentes dans le périurbain toulousain », 2011, no 31.

  • 10.

    Séverine Bonnin, « Quel avenir pour le périurbain ? Vers une différenciation des espaces périurbains et des modes de gouvernance », thèse de géographie/aménagement soutenue à l’université de Toulouse-Le Mirail en mars 2012.

  • 11.

    Jacques Donzelot, la Ville à trois vitesses, Paris, Éditions de la Villette, 2009. Voir aussi le numéro d’Esprit de mars-avril 2004, « La ville à trois vitesses ».

JAILLET Marie-Christine

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