
Les Voies du peuple. Éléments d'une histoire conceptuelle, de Gérard Bras
Préface d'Étienne Balibar
La question du populisme préoccupe aujourd’hui tous ceux qui se soucient de la politique. On ne peut la clarifier sans se pencher sur le sens de la notion de peuple. Mais pour Gérard Bras, cela ne veut pas dire chercher à connaître l’essence du peuple ou à en faire un objet de sociologie. On ne peut comprendre cette notion qu’à travers les usages politiques qui en sont faits et les oppositions qui la mettent en scène. Elle doit donc être étudiée dans une histoire du concept de peuple, au sens où les situations historiques en créent des usages à chaque fois différents.
Gérard Bras sélectionne à cet effet les situations qui lui semblent les plus significatives pour éclairer le jeu du concept : l’œuvre de Rousseau, l’événement de la Révolution française, la philosophie de Hegel, les travaux de Michelet, les textes de De Gaulle, le contexte contemporain. À travers des études originales et fouillées, il construit et met en évidence une topique des usages de la notion, qui fait état de ses différents sens (dêmos, plebs, populus, peuple, populace, etc.), des genres de peuple (ethnique, national, politique, populaire, etc.) et surtout des oppositions qui déterminent ses sens divers.
C’est un travail de pensée politique. On hésite à parler de philosophie politique car on tend souvent à penser que celle-ci doit définir les concepts. Gérard Bras entend plutôt les étudier à travers leurs usages dans la pratique politique. Le concept de peuple ne peut se comprendre que d’un point de vue pragmatique, dans le dispositif rhétorique qui lui donne sens en configurant une multitude en peuple. Le mot prend sens dans l’action de ceux qui en appellent à lui (qui appellent le peuple), qui le déclarent en signifiant son antagonisme avec un ennemi nommé et l’hégémonie d’une des forces qui entrent dans sa composition. Une telle définition implique qu’il n’est pas constitué, fondé, déterminé d’une manière quelconque en sujet ni en fin de l’action, comme il le serait aux yeux d’une philosophie de l’histoire. Il n’est pas non plus l’objet d’une construction. Il n’est que dans et par l’action politique qui le configure, et qui ne se ramène pas à une stratégie. Ceci suppose une rupture nette avec une certaine façon de comprendre le marxisme et le communisme : la pratique n’est pas conduite par une science, fût-elle économique, et ce n’est pas le travail qui est émancipateur.
Mais le peuple et son concept sont constamment ambigus. L’analyse du discours « populiste » gaulliste montre bien que le même appel conduit à la mobilisation du peuple dans la Résistance et à la non-reconnaissance des peuples colonisés. Mais Gérard Bras ne se contente pas de faire le constat de l’ambiguïté. Il s’agit de distinguer le « populisme émancipateur » de celui qui ne l’est pas et entend se replier sur une « identité » du peuple. L’auteur estime que, tel qu’il est pensé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, le populisme n’est pas clairement discerné comme émancipateur et risque de retomber dans le mythe du peuple « cause de soi ». Est sur la voie de l’émancipation le peuple qui, dans sa pratique collective, se réclame d’un principe d’égalité, en faisant apparaître le tort qui lui est fait – non pas simplement le dommage d’ordre économique ou social, mais un tort quant à son droit d’avoir part à la communauté politique (ce propos s’appuie sur la pensée de Jacques Rancière).
Le contenu dense et riche de ce livre mérite discussion. Formulons du moins deux questions. En songeant aux thèses de Hannah Arendt, discrètement présente dans ce livre, peut-on dire qu’il y a tout de même une situation où le peuple n’est pas simplement dans l’acte de sa fondation, mais dans la situation d’être fidèle à une convocation à laquelle il a répondu à un moment du passé ? D’autre part, quand on s’efforce de discerner un populisme vraiment émancipateur, n’a-t-on pas recours, par rapport à l’action politique, à une sorte d’éthique ? Le principe d’égalité, non pas simplement égalité sous la loi mais égalité dans l’action, n’est pas un principe du droit, mais un principe éthique de l’action politique. Mais de quel genre d’éthique s’agit-il là ? Ce n’est pas une éthique perfectionniste ni une morale de la loi. Comment la caractériser ?