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La lutte contre la pandémie grippale : un levier contre l'exclusion

À l’échelle mondiale comme à l’échelle nationale, les défis posés par une possible pandémie de grippe aviaire ne sont pas seulement médicaux. Le risque est aussi de renforcer les exclusions, soit par la stigmatisation des malades, soit parce que les personnes les plus exposées seront celles qui sont les moins bien prises en charge, dès aujourd’hui, par notre système sanitaire.

Aucun être humain n’est une île, entier à lui seul ; chaque être humain est une partie du continent [ …] La mort de chaque être humain me diminue, parce que je suis impliqué dans l’Humanité. Et pour cette raison, n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi.

John Donne

Fondée sur le refus d’abandon et la volonté de soulager la souffrance humaine, la médecine est probablement l’un des modes d’affirmation implicite les plus anciens de la notion de droits de l’homme, longtemps avant qu’ils n’aient fait l’objet d’une formulation explicite : droit de chacun à la vie, au bien-être et à la solidarité. Si la démarche éthique est, selon les mots d’Emmanuel Levinas, « l’expression de la vocation médicale de l’homme », la médecine est par nature une démarche éthique : une mise en pratique de l’accompagnement et du respect de la personne souffrante.

Le devoir d’aider la personne souffrante et le devoir de protéger la collectivité

Pourtant, au cœur de la pratique médicale existe en permanence, à l’état latent, un conflit entre le devoir d’aider au mieux la personne souffrante et le devoir de protéger au mieux la collectivité. Ce conflit peut se manifester dans au moins deux circonstances distinctes. La première est la recherche biomédicale, de plus en plus étroitement associée à la pratique médicale et de plus en plus garante de son efficacité, comme en témoigne le développement croissant d’une médecine fondée sur les preuves. Au devoir de soigner au mieux la personne souffrante, la recherche surimpose en permanence le devoir, souvent complémentaire mais parfois antagoniste, d’en apprendre le plus possible sur la maladie afin de pouvoir en tirer les enseignements qui permettront demain peut-être de mieux prendre en charge d’autres malades, c’est-à-dire la collectivité. Une autre circonstance où ce type de conflit peut se manifester est la démarche de santé publique : à l’obligation de soigner au mieux la personne souffrante s’oppose parfois l’obligation de protéger la collectivité des dangers auxquels l’expose – ou pourrait l’exposer – la personne malade.

Il est souvent apparu comme évident et légitime d’accorder de manière systématique la priorité aux actes qui pourraient bénéficier à la collectivité, même lorsqu’ils étaient effectués aux dépens de la personne souffrante. Pour cette raison, la déclaration d’Helsinki de l’Association médicale mondiale, qui énonce les principes qui devraient guider la recherche biomédicale, souligne dans son article 5 :

Les intérêts de la science et de la société ne doivent jamais prévaloir sur le bien-être de la personne.

Et le Code de déontologie des médecins, qui énonce les principes qui devraient guider la pratique médicale, indique dans son article 2 :

Le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité.

Les conflits potentiels entre les intérêts de la science et le bien-être de la personne, qui concernent principalement les modalités de pratique de la recherche biomédicale, ont été en partie résolus par l’obligation du recours au consentement libre et informé, devenu en 1947 depuis le jugement de Nuremberg l’un des garants essentiels de la dimension éthique de la recherche biomédicale et, plus récemment, de la pratique médicale même.

Les conflits potentiels entre les intérêts de la société et le bien-être de la personne concernent principalement certaines démarches de santé publique. C’est notamment le cas de deux grandes catégories de maladies qui, pour des raisons différentes, peuvent conduire à suspendre l’obligation de consentement informé : les maladies psychiatriques – en particulier celles qui s’accompagnent de comportements agressifs, dangereux pour les autres – et les maladies transmissibles – en particulier les maladies infectieuses à contagion interhumaine.

Le regard de la collectivité sur la personne infectée : victime? danger? complice? coupable?

Les maladies infectieuses à contagion interhumaine ne menacent pas seulement la santé des personnes qui entourent et qui côtoient le malade, y compris le personnel soignant : ces maladies exposent aussi ceux qui côtoient le malade à devenir eux-mêmes source de danger pour les autres. Toute personne infectée, qu’elle ait ou non développé la maladie, et toute personne susceptible d’avoir été infectée, est à la fois victime du microbe et agent potentiel de sa transmission.

Pour cette raison, les maladies infectieuses ont toujours favorisé une vision profondément ambiguë des malades et des personnes exposées : dans le même temps victimes et menaces, complices – voire coupables – de la propagation de la maladie. Les épidémies ont très souvent été source de stigmatisation, de rejet, d’exclusion, de déshumanisation. Et ce d’autant plus que la stigmatisation et l’exclusion des malades et des personnes exposées constituent souvent, en ellesmêmes, une mesure particulièrement efficace de protection pour la collectivité.

Aujourd’hui, nous nous préparons à l’éventualité de l’émergence d’une nouvelle pandémie humaine – une épidémie à l’échelle mondiale – qui pourrait atteindre notre pays : une pandémie grippale humaine d’origine aviaire.

Un nouveau virus très virulent de grippe aviaire – H5N1 – se propage depuis une dizaine d’années chez les oiseaux à travers le monde1. Depuis 2003, plus de 300 personnes ont été contaminées par des oiseaux, et près des deux tiers de ces personnes sont mortes de cette infection. Pour l’instant, ce virus ne se propage pas – ou seulement à titre exceptionnel – par contagion interhumaine, mais la crainte est qu’il acquière cette capacité (par mutations ou par recombinaison avec un virus de grippe humaine saisonnière2).

Si une pandémie humaine survenait, comment éviter que notre volonté de survivre ne se traduise par une négation du respect de la vie et de la dignité des autres ? Comment se protéger sans abandonner, stigmatiser ni exclure, et sans exposer ceux qu’on isole au risque même dont on veut se protéger ? Comment, lorsque l’on tente de préserver les activités essentielles à la survie d’une collectivité, ne pas cliver la population entre les personnes utiles et les autres, et ne pas abandonner ceux qui sont d’autant plus vulnérables qu’on ne leur reconnaît aucune utilité ? Comment concilier, dans des situations d’exception, d’urgence et de panique, la protection de la santé publique avec les valeurs qui fondent notre société : liberté, égalité, fraternité ?

Soi-même comme victime ou comme danger : la frontière mouvante entre « nous » et « les autres »

La nécessaire réflexion sur la manière de nous comporter avec les autres doit prendre en compte le caractère ambigu de la frontière entre nous et les autres en cas d’épidémie. En effet, lorsque nous nous projetons dans un tel avenir, nous pouvons alternativement nous imaginer comme exposé au danger représenté par les autres déjà atteints, ou au contraire comme déjà atteint, attendant que les autres encore épargnés nous portent assistance. Comme dans un jeu d’illusion d’optique, la frontière entre nous et les autres oscille en permanence, nous incluant parmi les personnes encore épargnées, ou nous faisant soudain basculer parmi les personnes déjà infectées. Dans le premier cas, les autres sont ceux dont il faudrait que nous nous protégions à tout prix, au risque de les exclure et de les abandonner. Dans le deuxième cas, les autres sont ceux qui ne devraient à aucun prix nous exclure et nous abandonner, ni même employer le terme « les autres » en parlant de nous. Cette frontière, pour des raisons évidentes de probabilités, a une composante temporelle : chacun a tendance à se considérer d’emblée, au moment où débuterait l’épidémie, comme faisant partie des personnes non infectées. Ce n’est que secondairement, si l’épidémie progresse, que chacun sera de plus en plus conscient de la possibilité de basculer de l’autre côté.

Pouvoir envisager dans un même regard ces deux situations apparemment opposées (et pourtant complémentaires) est probablement l’un des enjeux essentiels de la réflexion éthique, qui consiste, selon les mots de Paul Ricœur, à se penser « soi-même comme un autre ».

Des maladies de la vulnérabilité, de l’abandon, de l’exclusion

En cas d’épidémie, une autre frontière plus stable, sous-jacente entre nous et les autres, est souvent négligée. Que ce soit à l’échelle mondiale ou à l’échelle d’un pays, les maladies infectieuses à contagion interhumaine sont le plus souvent des maladies des pauvres – des personnes socialement, économiquement et culturellement désinsérées. Comme beaucoup d’autres catastrophes naturelles, elles frappent en premier ceux qui sont déjà les plus vulnérables. Les autres dont il s’agit alors de se protéger, au risque de les exclure, sont souvent ceux qui sont déjà d’autant plus autres qu’ils sont déjà exclus, à des degrés divers, du lien social qui nous unit en tant que collectivité.

La tuberculose en est un exemple. La propagation de l’infection et le développement de la maladie sont étroitement liés aux conditions socio-économiques et culturelles, et aux modalités d’accès des personnes aux systèmes de prévention et de soins. L’incidence de la tuberculose est beaucoup plus importante dans les populations pauvres et précaires des pays pauvres de l’hémisphère Sud, et chez les personnes pauvres de notre pays3, comme l’illustre, en particulier, sa fréquence chez les personnes sans domicile et les personnes en prison. Elle est aussi beaucoup plus importante chez les migrants qui cumulent pauvreté, désinsertion sociale et exposition à l’infection dans les pays de forte endémie. La tuberculose, maladie chronique pourtant relativement peu contagieuse (si on la compare par exemple à la grippe), illustre la difficulté d’une politique efficace de prévention et de traitement d’une maladie infectieuse lorsqu’elle touche les personnes les plus défavorisées de la population. La tuberculose révèle aussi la difficulté de lutter, au seul niveau local – national ou européen – contre une maladie infectieuse lorsqu’elle a la dimension d’une pandémie.

Vulnérabilité et abandon

La tuberculose ne constitue pas la seule circonstance où ce sont les personnes les plus démunies, les plus fragiles, et les plus vulnérables sur le plan social qui sont à la fois les plus exposées et les plus susceptibles d’être abandonnées. Ces situations se produisent aussi au cours d’autres catastrophes naturelles qui ne sont pas dues à la propagation d’un microbe.

Un changement climatique brutal a ceci de commun avec une maladie infectieuse extrêmement contagieuse de confronter soudain à un risque nouveau une population dans son ensemble. Le drame de la canicule dans notre pays a révélé comment un changement climatique brutal a conduit la population à prendre en urgence des mesures de prévention appropriées à l’égard d’une partie de la population physiologiquement la plus vulnérable (les nouveau-nés et les nourrissons) tout en oubliant, voire en abandonnant les personnes qui cumulent une grande vulnérabilité physiologique et une grande vulnérabilité sociale, liée à l’isolement et à la désinsertion (les personnes âgées). Le drame de la canicule a aussi révélé, dans un contexte d’urgence, l’importance des solidarités familiale et locale dans la mise en œuvre de mesures de prévention simples et efficaces, et la facilité avec laquelle les phénomènes d’abandon peuvent opérer de manière quasiment inconsciente, et être confortés par la notion implicite que des institutions et l’État prendront le relais. Pour cette raison, tout plan de lutte contre une menace de catastrophe naturelle devrait accorder une grande importance à la mise en place et au développement de réseaux d’entraides de proximité.

L’ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle-Orléans est un autre exemple de la particulière vulnérabilité dans nos pays riches des personnes qui sont socialement les plus défavorisées et/ou dont les conditions de santé sont les plus précaires. Cette catastrophe a révélé les conséquences tragiques de l’abandon, par les autorités gouvernementales, des personnes à elles-mêmes. Les personnes les plus vulnérables – patients hospitalisés, personnes âgées, personnes handicapées, pauvres, personnes peu ou mal informées, ne disposant pas de moyens de transport, ou gagnées par une forme de fatalisme ou de désespérance sociale – ont constitué l’essentiel des victimes. Et l’absence de toute intervention significative de l’État a favorisé une désintégration du lien social se traduisant par des pillages et des agressions contre les personnes. Cette situation a été encore aggravée par le regroupement de nombreuses personnes démunies en un même endroit – le stade – favorisant l’émergence, dans ce lieu de survie artificiel, d’un espace de non-droit. En d’autres termes, si le drame de la canicule souligne l’importance d’un tissage de réseaux de solidarités locales, le drame de la Nouvelle-Orléans souligne l’importance d’un engagement de l’État dans le maintien du lien social et dans l’aide aux plus vulnérables.

Ces deux drames ont aussi souligné, par défaut, l’importance d’une reconnaissance rapide par les autorités de la gravité de la situation et l’utilité de la diffusion en temps réel des informations les plus exactes et les plus complètes possibles, et de recommandations utiles formulées de manière simple et compréhensible à l’ensemble de la population et aux professionnels qui pourraient intervenir de manière rapide et efficace.

L’infection par les virus du sida, qui a commencé, il y a un demisiècle, à se propager en Afrique avant d’être identifiée pour la première fois, un quart de siècle plus tard, aux États-Unis, est alors apparue, à tort, comme une maladie des pays riches. Elle se propage, actuellement, essentiellement dans les populations les plus pauvres de l’hémisphère Sud, où réside l’immense majorité des 40 millions de personnes infectées, et où est morte l’immense majorité des 20 millions de victimes du sida. Dans des pays riches comme les États-Unis, la plupart des personnes récemment infectées appartiennent à des minorités socialement défavorisées : les mesures de prévention et les traitements efficaces sont d’autant moins accessibles que les populations sont pauvres, vulnérables et socialement désinsérées. Ainsi, l’infection par les virus du sida illustre à la fois une remarquable capacité des pays riches et des populations les mieux intégrées d’un point de vue économique, social et culturel à répondre et à lutter efficacement contre une telle pandémie, et une incapacité de nos sociétés à empêcher sa propagation dans les pays et les populations dont les conditions de vie sont les plus précaires.

Mais dans le même temps, la pandémie sida a aussi été à l’origine d’une véritable révolution en matière de solidarité, qui s’est traduite par de profonds changements de comportements. Ainsi, le rôle primordial des associations de malades comme partenaires à part entière dans la mise en œuvre des politiques de prévention, de choix thérapeutiques et de recherche clinique a émergé avec les premières associations de patients atteints de sida. Le développement au niveau mondial d’une politique de prévention associant la lutte contre les discriminations, le respect de la confidentialité, le consentement libre et informé, et la responsabilité individuelle, s’est révélé indissociable d’un combat global pour la reconnaissance et la promotion des droits de l’homme et en particulier des droits de la femme. Et une nouvelle vision de la médecine, fondée sur le partage, a permis pour la première fois à des populations des pays pauvres de commencer à accéder, grâce aux médicaments génériques, à des traitements récents et coûteux jusque-là protégés par des brevets.

Bien qu’aucun de ces exemples ne concerne une maladie infectieuse aiguë extrêmement contagieuse, comme le serait une pandémie grippale, les drames mentionnés plus haut ont fait l’objet de nombreuses analyses et initiatives permettant d’appréhender les conséquences de vulnérabilités préexistantes, de discrimination et d’exclusion quand surviennent des catastrophes naturelles.

Le fait que les personnes mortes à ce jour de la grippe aviaire (qui n’atteint pas actuellement l’homme par contagion interhumaine, mais par contagion à partir de l’animal) sont principalement des paysans pauvres des pays pauvres, et leurs familles, contaminés par les animaux qui vivent auprès d’eux et qui constituent leur source principale d’alimentation, souligne le rôle des conditions de vie précaires dans l’émergence possible d’une pandémie humaine.

Pauvreté et mortalité : les enseignements de la grippe espagnole de 1918-1920

On estime aujourd’hui que la pandémie humaine de grippe d’origine aviaire de 1918-1920, dite grippe espagnole, a causé la mort d’au moins 20 millions de personnes (qui étaient principalement des adultes jeunes). Une analyse de la mortalité causée par cette pandémie a été très récemment réalisée4 à partir des données disponibles pour 27 pays répartis à travers le globe – de l’Argentine à l’Australie, de la Suède à Taïwan –, ainsi que pour 24 États des États-Unis et 9 provinces de l’Inde. Cette étude indique que la mortalité a varié d’un facteur 30 selon les pays ou les régions5. Il n’y a pas de corrélation significative entre le taux de mortalité et la situation géographique (la latitude) du pays. En revanche, les différences de revenu par habitant rendent compte d’une grande partie de cette variation, la mortalité étant inversement corrélée au revenu moyen, non seulement lorsque l’on compare différents pays, mais aussi différentes provinces à l’intérieur d’un même pays, comme l’Inde. Ainsi, à titre d’exemple, une augmentation de 10 % du revenu moyen est associée à une diminution de la mortalité de 10 %. Une projection à partir de ces données de ce que pourrait être la mortalité d’une pandémie de grippe similaire qui se propagerait aujourd’hui aboutit à une prévision d’environ 60 millions de morts, dont 96 % de morts dans les pays en développement6, c’est-à-dire dans des pays pauvres où les conditions de vie sont les plus précaires et où l’accès à la prévention et aux soins est déjà restreint ou inexistant7.

Est-ce que dans les pays riches aussi, les principales victimes de la pandémie grippale de 1918-1920 ont été les personnes les plus vulnérables, les plus pauvres, les plus défavorisées sur le plan économique, social et culturel ? Cette question n’a pas été explorée, et il est peu probable que les données de l’époque permettent une telle étude.

Toujours est-il que pour des pandémies de natures aussi différentes que la tuberculose, l’infection par le virus du sida, ou la grippe espagnole, ou pour des catastrophes d’origine climatique aussi différentes que la canicule ou l’ouragan Katrina, un même thème réapparaît de façon récurrente et lancinante : la précarité sanitaire, économique, sociale et culturelle est un facteur prépondérant de mortalité.

De la solidarité des pays riches à l’égard des pays pauvres

Depuis quelques années, plusieurs études ont été réalisées en utilisant des modèles mathématiques pour tenter d’établir des projections, au niveau mondial, des modalités possibles de propagation d’une nouvelle pandémie humaine de grippe d’origine aviaire, et de la mortalité qu’elle pourrait causer8. Ces projections, dont le but est d’essayer d’identifier les stratégies de prévention et de lutte les plus efficaces, intègrent différents paramètres variables, tels que les différents degrés possibles de contagiosité interhumaine du nouveau virus, les différents pays où pourrait émerger l’épidémie, les différentes modalités (prophylactiques ou curatrices) d’utilisation des médicaments antiviraux aujourd’hui disponibles, les différentes mesures préventives non médicamenteuses (utilisation de masques, interruption du trafic aérien, fermeture des écoles, isolement, quarantaine) …

Une étude très récente9 conclut à une inefficacité des mesures telles que l’interruption des transports aériens, à une efficacité importante de mesures fondées sur le traitement rapide des personnes infectées par des médicaments antiviraux10, et ce malgré le développement probablement inévitable d’une proportion de virus résistants à ces médicaments11 et à une réduction d’autant plus importante de la mortalité, et un retard d’autant plus important de la propagation de l’épidémie (laissant ainsi le temps de développer un vaccin) que ces médicaments seraient immédiatement disponibles et utilisés dans tous les pays où débuterait et se diffuserait l’épidémie12.

Si l’on considère la localisation géographique de plus de 300 personnes qui ont été infectées par le virus de la grippe aviaire durant les cinq dernières années, il est hautement probable que les pays où émergerait une pandémie grippale humaine d’origine aviaire seraient des pays pauvres. Or, actuellement, les rares pays qui ont constitué des stocks importants de médicaments antiviraux (permettant de traiter environ 10 % de leur population) sont des pays riches : des pays d’Europe de l’Ouest, dont le nôtre, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon13. Les ambassades de certains de ces pays disposent de stocks pour traiter leurs ressortissants s’ils étaient infectés ou exposés dans un pays étranger, mais ne prévoient pas d’en faire bénéficier les habitants de ces pays qui seraient infectés. La stratégie de protection des pays riches est donc actuellement exclusivement fondée sur une utilisation sélective des médicaments antiviraux restreinte aux habitants des pays riches (ou plutôt à certains d’entre eux).

Pourtant, si ces pays riches faisaient don d’une petite partie (5 % à 10 %) de leurs stocks de médicaments antiviraux à l’Organisation mondiale de la santé (Oms), et que l’Oms pouvait ainsi utiliser ces médicaments aux endroits et aux moments où ils seraient nécessaires à travers le monde, non seulement la mortalité serait très fortement réduite dans les pays pauvres, mais la mortalité serait aussi très fortement réduite dans les pays riches qui détiennent ces stocks, en raison d’une diminution au niveau mondial de la propagation de l’infection14. Protéger les autres lorsqu’ils sont menacés n’est pas seulement un impératif d’ordre éthique : cela peut aussi se révéler être une approche qui nous protège.

Chacun pour soi?

Les politiques de lutte contre les maladies émergentes se caractérisent aujourd’hui par un manque flagrant de solidarité de la part des pays riches à l’égard des pays pauvres, qui sont aussi les plus menacés. Mais, de manière paradoxale, ces politiques se caractérisent aussi par un effort de solidarité que réalisent les pays pauvres, à leurs propres dépens, envers les pays riches. Il en est ainsi des recherches visant actuellement à élaborer un vaccin contre la pandémie de grippe aviaire. Les pays pauvres les plus atteints envoient les prélèvements biologiques d’oiseaux et de personnes infectés à l’Oms et aux laboratoires de référence internationaux qui isolent et caractérisent les virus, et les confient ensuite à des sociétés privées pharmaceutiques qui élaborent des vaccins qu’elles brevètent et vendront – cher – aux pays riches. L’Indonésie, où 80 personnes sont mortes à ce jour d’infection par le virus H5N1 (la moitié des décès dus à l’infection dans le monde depuis 2 ans et demi), a provoqué en février 2007 une très grande surprise en révélant avoir établi un accord exclusif avec une société privée pharmaceutique internationale. L’Indonésie annonçait un arrêt de ses envois de prélèvements biologiques à l’Oms : ils seraient désormais envoyés à la société pharmaceutique qui, en échange, s’engageait à fournir en priorité, et à un tarif préférentiel, le vaccin à la population indonésienne. L’Oms et les pays riches condamnèrent immédiatement cette initiative. Ainsi, quand ce sont les autres, les plus pauvres, qui sont exclus des avancées de la médecine, cette inégalité – habituelle – ne suscite que l’indifférence. Mais quand c’est nous qui risquons d’être exclus, cette exclusion nous apparaît soudain comme une situation scandaleuse et inacceptable. Confier la protection de la santé aux seules lois du marché est source d’inégalités et d’exclusion – d’un chacun pour soi aux dépens des autres, autres dont nous pourrions aussi, paradoxalement, faire un jour partie. Seule, une régulation internationale fondée sur la solidarité peut permettre d’élaborer des solutions équitables pour tous.

Les disparités socio-économiques au sein des pays riches

Les catastrophes naturelles accentuent et révèlent souvent de manière dramatique des inégalités préexistantes qui se traduisent déjà, en l’absence de ces catastrophes, en termes de maladies et de mort. La précarité et la pauvreté sont, dès la petite enfance15, des facteurs essentiels de maladies, d’invalidité et de mortalité dans les pays pauvres. Mais c’est aussi le cas, en dehors de la survenue de toute catastrophe naturelle, dans nos pays riches16. L’espérance de vie des personnes sans domicile, vivant dans la rue, est dans notre pays de 30 à 40 ans inférieure à celle de la moyenne de la population générale17. Notre système de soins a une très grande difficulté à s’adapter aux problèmes de santé des personnes les plus vulnérables. La couverture maladie universelle (Cmu) a été instituée par la loi de juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions, dont l’article premier (abrogé depuis) énonçait :

La lutte contre les exclusions est un impératif national fondé sur le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains et une priorité de l’ensemble des politiques publiques de la nation.

Mais la loi est une chose, la faire vivre en est une autre. Des enquêtes de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde) et de Médecins du monde ont récemment révélé qu’il ne suffit pas de créer un système d’assurance-maladie pour permettre l’accès aux soins : selon ces enquêtes, environ 40 % des médecins spécialistes de ville et des dentistes, et environ 5 % des médecins généralistes refuseraient de recevoir des patients bénéficiant de la Cmu.

Comment prendre en charge la santé, demande Médecins du monde, « quand tout l’environnement du patient lui dénie la capacité d’aller mieux18 » ? Comment demeurer en bonne santé quand « l’insalubrité du logement, la promiscuité » sont sources de maladies, quand ce sont les conditions de vie d’un enfant qui causent le saturnisme ou l’asthme ? « Le travail médical est indissociable de la prise en charge sociale19. » « C’est en prenant soin de la dimension sociale que l’on éradique la tuberculose » dit Didier Sicard, président du Comité consultatif national d’éthique, « pas seulement avec des vaccins ou des traitements anti-tuberculeux20 ».

Ces effets des disparités socio-économiques sur la santé et l’espérance de vie n’existent pas qu’aux extrêmes. Il existe un gradient socio-économique d’espérance de vie moyenne, dans les pays pauvres comme dans les pays riches, bien que l’importance des différences, et les causes principales de maladies et de mort ne soient souvent pas les mêmes dans les pays pauvres et les pays riches.

Dans notre pays aussi, la santé est plus fortement corrélée aux « déterminants sociaux » qu’aux « variables d’offres de soin » notait en 2002 le Haut comité de la santé publique. Et en 2006, la Commission nationale consultative des droits de l’homme21 soulignait que l’espérance de vie et l’état de santé suivent, dans notre pays plus qu’ailleurs en Europe, un fort gradient lié à des disparités socio-économiques à la fois régionales et professionnelles. Par exemple, un cadre supérieur de 35 ans a une espérance de vie supérieure de plus de 7 ans, en moyenne, à celle d’un ouvrier qualifié du même âge. Et ces inégalités se manifestent dès la naissance22.

Indépendamment des facteurs socio-économiques et culturels, la vulnérabilité physique et mentale peut aussi être cause d’isolement et d’abandon … Pourquoi pensons-nous si souvent que le meilleur moyen d’accompagner les personnes les plus vulnérables est d’abord de les isoler derrière des murs, dans des institutions, à l’extérieur de notre société ? Pourquoi enfermons-nous des personnes souffrant de maladies psychiatriques graves en prison23 ? Pourquoi l’hôpital, à Paris, envoie-t-il les personnes âgées malades dans des hôpitaux gériatriques éloignés de la ville où leurs proches auront les plus grandes difficultés à les entourer, les accompagner ?

En d’autres termes, il ne s’agit pas uniquement d’assurer aux plus vulnérables les besoins essentiels et l’accès aux soins, mais aussi de favoriser l’insertion sociale, la solidarité, l’absence de discrimination et d’exclusion. De permettre à chacun un accès réel aux droits24 : à la possibilité de vivre, comme les autres, parmi les autres, avec les autres …

Les maladies n’ont pas seulement des causes biologiques et des conséquences sociales, elles ont aussi des causes sociales, économiques et culturelles : les modalités d’organisation de la vie sociale se traduisent aussi en termes de maladies et de mort. Comme le disait il y a un siècle et demi le grand biologiste Rudolph Virchow, les médecins, s’ils veulent véritablement remplir leur rôle doivent non seulement être des soignants, mais aussi « les avocats des pauvres25 » – les avocats des personnes les plus vulnérables, les plus isolées, les plus abandonnées. C’est ce qu’exprimait sous une autre forme il y a dix ans, peu avant sa disparition, Jonathan Mann, le pionnier des initiatives qui ont abouti, dans le domaine du sida, à associer au niveau international le développement de la recherche, de la prévention et des soins au respect des droits de l’homme :

Une exploration de la signification de la dignité humaine et des différentes formes de violation de cette dignité – et de leurs conséquences sur le bien-être physique, mental, et social – devrait permettre de découvrir un nouvel univers de souffrances humaines, vis-à-vis duquel le langage biomédical pourrait se révéler inapte à toute description, voire inepte26.

Protéger sélectivement les personnes « utiles » à la société?

De nombreux plans de préparation à la survenue d’une nouvelle pandémie grippale humaine (y compris dans notre pays) ont établi, ou sont en train d’établir des listes de personnes « utiles » qu’il faudrait protéger en priorité, notamment en leur donnant un accès privilégié à titre préventif ou curatif aux médicaments antiviraux, et à des moyens efficaces, non médicamenteux de protection, comme les gants et les masques de type Ffp2 … Ces listes sont fondées sur la profession : médecins, policiers, pompiers, transporteurs routiers, militaires, membres du gouvernement, hauts fonctionnaires, fournisseurs d’énergie (électricité), fabricants de produits ou d’équipements considérés comme essentiels (et leurs familles) … et/ou sur l’âge : adultes jeunes, jeunes enfants (selon le nombre d’années d’espérance de vie en bonne santé qu’on peut prévoir en l’absence d’infection mortelle par le virus de la grippe) … Ces listes varient en ce qui concerne les critères retenus (en particulier le type professions, et l’inclusion ou non de la famille proche des personnes considérées comme utiles), mais pas en ce qui concerne leur principe.

Récemment, lors de la réunion européenne des Comités d’éthique nationaux27, le Comité d’éthique finlandais a fait part d’une tout autre approche. Après avoir tenté d’établir de manière exhaustive ce type de listes de personnes et de professions à protéger de manière prioritaire, les membres de ce Comité ont été frappés par le caractère arbitraire des critères d’inclusion et d’exclusion, et ont décidé de revenir aux valeurs qui fondent la médecine : soigner ceux qui sont malades et protéger ceux qui sont les plus exposés, c’est-à-dire les personnes susceptibles d’avoir été infectées, et les soignants qui les prennent en charge. Non pas les soignants (médecins, infirmiers …) dans leur ensemble, en fonction de leur appartenance à une profession – y compris ceux qui travaillent dans des bureaux – mais ceux qui seraient en contact réel avec les personnes infectées et exposées.

Ainsi, certaines réflexions sur les modalités d’utilisation des médicaments antiviraux au niveau national et au niveau international se rejoignent : l’éthique médicale impose de soigner et de protéger avant tout ceux qui sont les plus vulnérables et les plus menacés, et non pas ceux dont on pense qu’ils sont les plus précieux, et que leur vie aurait plus de valeur parce qu’elle aurait plus d’utilité.

De la « distanciation sociale » au risque d’abandon et d’exclusion

La fermeture des lieux publics, des écoles, des hôpitaux, la réduction des contacts, les mesures d’isolement … font partie des nombreuses mesures préventives dites de distanciation sociale proposées par la plupart des plans de préparation à une pandémie grippale humaine établis dans le monde28.

Des mesures de distanciation sociale qui accentuent l’isolement de chacun risquent ainsi de précipiter les personnes les plus fragiles dans des situations dramatiques, et de causer leur mort indépendamment de toute infection par le virus de la grippe.

En particulier, l’interdiction de l’accès aux urgences de l’hôpital par les forces de l’ordre, prévue par la plupart de ces plans, y compris dans notre pays, pour ne pas submerger l’hôpital en cas d’épidémie, pose un problème important. En effet, aujourd’hui, les urgences de l’hôpital public sont le principal – et souvent le premier, voire le seul – lieu d’accueil des personnes malades les plus vulnérables : personnes âgées, personnes en situation de précarité, pauvres, migrants, personnes sans domicile, personnes sans papiers29 … « Le recours des personnes défavorisées aux soins hospitaliers […] est devenu une obligation de fait » a souligné en 2006 la Commission nationale consultative des droits de l’homme30.

Ainsi, il s’agit de retisser le lien social de telle manière que des mesures de distanciation sociale qui se révéleraient utiles pour freiner la propagation de l’épidémie, ne précipitent pas les personnes les plus fragiles dans la mort. Un des moyens privilégiés serait probablement de donner à un maximum de bénévoles l’éducation et les moyens (masques et gants, notamment) leur permettant de se protéger, pour leur permettre de maintenir le lien social avec les plus vulnérables, afin que la distanciation sociale ne se transforme pas en abandon et en exclusion.

Changer d’état d’esprit

La seule chose qui puisse être fatale à l’humanité, c’est de croire à la fatalité.

Martin Buber, Je et Tu

Si nous voulons intégrer de telles approches à un plan de lutte contre une pandémie grippale, il nous faut avant tout changer d’état d’esprit.

À la seule inquiétude de voir soudain apparaître, en cas d’épidémie, de nouvelles formes d’exclusion dont nous ferions l’objet, nous devrions substituer la volonté de regarder en face et de refuser les innombrables formes d’exclusion dont font l’objet tant d’autres dans notre pays et dans le monde.

À la seule attente passive d’être protégés d’une éventuelle catastrophe, nous devrions substituer une volonté d’inventer de nouvelles formes actives de solidarité, d’entraide et de réciprocité. À titre d’exemple, la mise à disposition de la population de moyens simples et efficaces de protection individuelle contre une menace d’infection – masques, gants, lunettes … – et de l’information et de l’éducation qui permettent de s’en servir au mieux pour porter assistance aux autres. L’identification, dans l’environnement, proche des personnes les plus vulnérables qui pourraient bénéficier d’une aide de la part des personnes ainsi protégées permettrait le développement de nouvelles formes de solidarité dans la société.

À la seule attente d’une prise en charge de la part de l’État, nous devrions substituer un développement de la responsabilité et des initiatives individuelles – en interaction avec des associations, Ong, médecins de quartier, mairies, hôpitaux, entreprises … – et retisser le lien social en partant du niveau local, pour tenter de répondre aux crises silencieuses ou négligées qui traversent et déchirent aujourd’hui nos sociétés.

À l’angoisse de nous retrouver soudain isolés et privés de liberté, en quarantaine, exposés au risque d’abandon, nous devrions substituer une attention aux conditions d’existence des personnes déjà isolées et privées d’autonomie ou de liberté – dans les prisons, les institutions pour handicapés, les services de gériatrie, les maisons de retraite, les hôpitaux psychiatriques …

À la seule attente, vécue comme un éternel présent, comme une drôle de guerre, devant la menace d’une catastrophe dont l’actualisation est imprévisible, source d’angoisse paralysante ou d’indifférence démobilisatrice, nous devrions substituer une libération des forces imaginantes individuelles et collectives, et faire appel à nos ressources d’inventivité pour bâtir une société plus robuste, moins indifférente, moins fragmentée.

À l’obsession d’être considérées, en cas d’épidémie, comme des personnes utiles et, pour cette raison, protégées de manière prioritaire, nous devrions substituer une réflexion sur ce que peut recouvrir cette notion d’utilité. Il y a un risque important qu’une focalisation sur la protection des personnes utiles – celles qui permettraient à une partie de la collectivité de survivre – ne finisse par faire émerger une nouvelle forme de société – une collectivité de personnes utiles aux autres personnes utiles – qui se détache progressivement du reste de la société pour s’y substituer. Sur un plan plus général, en dehors de tout contexte d’épidémie, nous devrions nous interroger sur ce qu’implique, pour une société, l’idée de fonder la protection des droits et de la vie d’une personne sur la notion de son utilité.

À la vision catastrophiste du seul coût économique d’une crise – comme les pertes financières de la filière de la volaille dues à la grippe aviaire –, nous devrions substituer une vision plus globale en termes d’équilibres économiques, en prenant par exemple en compte les bénéfices concomitants de l’industrie pharmaceutique résultant des ventes de médicaments antigrippaux, ou les bénéfices des entreprises qui fabriquent les masques de protection. Nous devrions imaginer, au niveau national et international, de nouvelles formes plus globales de solidarité financière et humaine. À titre d’exemple, l’aide financière débloquée en 2007 par l’ensemble des pays donateurs (130 pays) au niveau international pour lutter contre la grippe aviaire dans le monde (1 milliard de dollars), répartie pour moitié en mesures de protection humaine et pour moitié en mesures préventives au niveau animal31, représente actuellement dans son ensemble moins de 2 % du budget de la seule politique agricole commune (Pac) de l’Union européenne en 2007 (plus de 54 milliards d’euros).

À l’obsession de l’urgence, qui suspend le plus souvent toute possibilité de recours au consentement informé, nous devrions, devant les crises qui nous menacent, substituer un développement, en amont, du débat, de la réflexion, et des choix de société, et permettre ainsi le développement d’une véritable forme collective de consentement libre et informé, qui est la base même de toute démocratie.

À l’obsession d’un repli derrière nos frontières, comme derrière une ligne Maginot illusoire qui nous protégerait des maladies et de la misère des autres, nous devrions substituer un refus de la pauvreté et de l’exclusion et une véritable ouverture de nos activités médicales, sociales, économiques et de nos activités de recherche aux maladies qui ravagent le monde et aux vulnérabilités qui les favorisent ou les causent.

La lutte contre la pandémie grippale et la prise en charge de l’exclusion

La mise en place dans notre pays d’un plan gouvernemental de lutte contre une éventuelle pandémie grippale humaine, et l’adjonction plus récente à ce plan d’une composante de réflexion éthique, ont été des initiatives importantes. Mais une véritable réflexion éthique sur la menace de pandémie doit intégrer le risque d’abandon et d’exclusion des personnes les plus vulnérables.

L’un des enjeux éthiques majeurs d’un tel plan est à mon sens de dépasser son champ d’application initial et d’engager la société tout entière dans une véritable démarche de solidarité et de responsabilité. D’utiliser la préparation à la menace de pandémie grippale comme un révélateur – une grille de lecture – des situations actuelles d’abandon et d’exclusion, et de permettre l’élaboration de mesures effectives visant à y répondre en modifiant nos comportements actuels, indépendamment de la survenue ou non de cette pandémie. Et de développer des recherches multidisciplinaires, non seulement pour modéliser et anticiper les risques de catastrophes naturelles mais aussi pour prendre en compte, comprendre, et modifier les facteurs de vulnérabilité sociale, économique et culturelle qui se traduisent trop souvent aujourd’hui, en l’absence de toute catastrophe, en termes de maladie et de mort.

Une telle approche permettrait non seulement de mieux résister à d’éventuelles catastrophes, aujourd’hui imprévisibles, mais surtout de rendre visibles et de tenter de résoudre les innombrables situations dramatiques d’abandon et d’exclusion actuellement négligées ou considérées comme des fatalités. Elle permettrait ainsi à ce plan de lutte contre une pandémie grippale de produire des effets bénéfiques majeurs en matière de santé et d’insertion sociale même si – ce que chacun espère – la pandémie ne survient pas.

Une telle démarche permettrait de mobiliser pour la construction d’un monde plus juste les énergies humaines et les ressources intellectuelles, stratégiques, émotionnelles et financières considérables actuellement impliquées dans la mise en application du principe de précaution.

Une telle approche de la prévention, dont les objectifs dépasseraient de loin la catastrophe que l’on veut éviter, pourrait constituer un modèle pour donner au principe de précaution un sens nouveau.

Assimilé le plus souvent à un devoir de réponse focalisée, destiné à nous protéger d’un danger à venir, encore incertain, le principe de précaution pourrait acquérir une dimension dynamique, mobilisatrice et généreuse : ouverte sur le présent, sur les drames que vivent aujourd’hui les autres. Au seul espoir d’un avenir qui nous permette simplement de préserver en l’état notre présent, nous devrions substituer l’objectif de rendre ce présent vivable pour tous ceux qui le subissent douloureusement aujourd’hui, et de faire en sorte qu’il devienne vivable demain. À la seule préoccupation d’un développement durable, qui pérenniserait les situations tragiques, nous devrions surimposer le souci d’un développement équitable.

Ne s’agit-il pas toujours, sous des formes chaque fois différentes, de la question de la nature des frontières que nous traçons entre nous et les autres ? De quelle humanité parlons-nous quand nous parlons de l’avenir de l’humanité ? De quelle humanité parlons-nous quand nous parlons d’une menace pour l’humanité ? De qui parlons-nous quand nous parlons de nous ?

  • *.

    Jean Claude Ameisen est professeur d’immunologie à l’université Paris 7 et à la faculté de médecine Xavier Bichat, président du comité d’éthique de l’Inserm et membre du comité consultatif national d’éthique. Il est l’auteur de la Sculpture du vivant, Paris, Points Seuil, 2003. Il a présenté une partie des idées développées dans cet article lors du 1er Colloque national éthique et pandémie grippale, Direction générale de la santé, Ministère de la Santé et des Solidarités, 15 septembre 2006 ; il remercie Fabienne Ameisen, Chantal Deschamps et Sadek Beloucif pour leur participation à cette réflexion.

  • 1.

    World Health Organization (WHO), Avian Influenza, Genève, Who, 2006.

  • 2.

    Ibid.

  • 3.

    Avis no 92 du comité consultatif national d’éthique, Avis sur le dépistage de la tuberculose et la vaccination par le Bcg, 2006.

  • 4.

    C. J. Murray et al., “Estimation of potential global pandemic influenza mortality on the basis of vital data registry data from the 1918-20 pandemic: a quantitative analysis ”, The Lancet, 23-30 décembre 2006, 368, p. 2211-2218.

  • 5.

    C. J. Murray et al., “Estimation of potential global pandemic influenza … ”, art. cité.

  • 6.

    Ibid.

  • 7.

    N. Fergusson, “Poverty, death, and a future influenza epidemy ”, The Lancet, 23-30 décembre 2006, 368, p. 2187-2188.

  • 8.

    I. M. Longini et al., “Containing pandemic influenza at the source ”, Science, 2005, 309, p. 1083-1087 ; N. Ferguson et al., “Strategies for containing an emerging influenza pandemic in Southeast Asia ”, Nature, 2005, 437, p. 209-214 ; T.C. Germann et al., “Mitigation strategies for pandemic influenza in the United States ”, Proc Natl Acad Sci Usa, 2006, 103, p. 5935-5940 ; R. Regoes et al., “Emergence of drug-resistant influenza virus: population dynamical considerations ”, Science, 2006, 312, p. 389-391.

  • 9.

    V. Glizza et al., “Modeling the worldwide spread of pandemic influenza: baseline case and containment interventions ”, PLoS Medecine, 2007, 4, e13, p. 1-16.

  • 10.

    Ibid.

  • 11.

    M. Lipsitch et al., “Antiviral resistance and the control of pandemic influenza ”, PLoS Medecine, 2007, 4, e15, p. 1-16.

  • 12.

    V. Glizza et al., “Modeling the worldwide spread of pandemic influenza … ”, art. cité.

  • 13.

    Ibid.

  • 14.

    V. Glizza et al., “Modeling the worldwide spread of pandemic influenza … ”, art. cité.

  • 15.

    S. Grantham-Mc-Gregor et al., “Developmental potential in the first 5 years for children in developping countries ”, The Lancet, 6 janvier 2007, 369, p. 60-70.

  • 16.

    M. Marmot, “Health in an unequal world ”, The Lancet, 9 décembre 2006, 368, p. 2081-2094.

  • 17.

    M. Hirsch, « La réduction des inégalités de santé est au cœur de la cohésion sociale », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, no 02-03, 23 janvier 2007.

  • 18.

    P. Estecahandy, Enjeux éthiques des conséquences sanitaires de la précarité, Emmaüs, Médecins du monde, Centre d’éthique clinique, éd. Centre d’éthique clinique, 2005.

  • 19.

    Ibid.

  • 20.

    D. Sicard, l’Alibi éthique, Paris, Plon, 2006.

  • 21.

    Commission consultative nationale des droits de l’homme, Avis sur la préservation de la santé, l’accès aux soins et les droits de l’homme, 2006.

  • 22.

    Ibid.

  • 23.

    Avis no 94 du Comité consultatif national d’éthique, la Santé et la médecine en prison, 2006.

  • 24.

    A. Sen, Development as freedom, NY, Alfred A Knopf, 1999.

  • 25.

    M. Marmot, “Health in an unequal world ”, art. cité.

  • 26.

    Jonathan Mann, “Medecine and Public Health, Ethics and Human Rights ”, Hastings Center Report, mai-juin 1997, 27, no 3, p. 6-13.

  • 27.

    Cometh, Helsinki, Finlande, 21-22 septembre 2006.

  • 28.

    Voir I. M. Longini et al., “Containing pandemic influenza at the source ”, art. cité ; N. Ferguson et al., “Strategies for containing an emerging influenza pandemic in Southeast Asia ”, art. cité ; T.C. Germann et al., “Mitigation strategies for pandemic influenza in the United States ”, art. cité ; R. Regoes et al., “Emergence of drug-resistant influenza virus: population dynamical considerations ”, art. cité ; World Health Organization, Strengthening Pandemic-Influenza Preparedness and Responsiveness, Genève, Who, 2006.

  • 29.

    J. C. Ameisen, C. Deschamps, « L’hôpital face à l’exclusion », Hôpitaux magazine, no 1, janvier 2007, p. 15-20.

  • 30.

    Commission consultative nationale des droits de l’homme, Avis sur la préservation de la santé …, op. cit.

  • 31.

    Dossier « Sciences/éthique : grippe aviaire », La Croix, 30 janvier 2007.