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Dans le même numéro

Adieu au catholicisme en France et en Europe ? Introduction

février 2010

La chute du catholicisme européen est à la fois spectaculaire dans les chiffres et discrète comme phénomène social ressenti, vécu. Elle est paradoxale aussi : malgré la puissance de la sécularisation d’indifférence, nous ne sommes pas dans une époque non religieuse. De manière extrêmement ambiguë certes, la question religieuse et les religions passionnent encore les foules, suscitent des quêtes spirituelles, provoquent des adhésions. Ceux qu’on appelle les « fondamentalismes » ont le vent en poupe, en particulier avec ce « grand réveil » que représentent les Églises évangéliques dans le monde protestant, un mouvement plus puissant que l’islamisme. Les effervescences pentecôtistes ne s’épanouissent pas seulement au Brésil, en Afrique ou en Asie, mais aussi en Europe et en France, en particulier dans les banlieues des grandes villes. La fortune de l’« évangile de la prospérité » en Afrique ou en Amérique latine, et aussi ailleurs dans le monde, ne saurait être sous-estimée1.

Dans les pays du Sud, l’Église catholique est concurrencée par ces expansions, mais souvent, comme en Afrique ou en Asie, elle parvient à résister et même à s’affirmer. En Europe de l’Ouest2, au contraire, et en France en particulier, elle se trouve dans une situation préoccupante d’anémie et de recul, quantitatif et qualitatif. On assiste à une sorte d’adieu au catholicisme, un adieu qui se fait sans larmes ni drame ni nostalgie. C’est tout juste si des croix encore suspendues dans les salles de classe ou les tribunaux, en Italie, en Espagne, en Allemagne… suscitent quelques levées de bouclier quand une Cour européenne demande qu’on les détache. Le catholicisme n’est certes pas encore mort, il n’est même pas en phase terminale, son « cadavre bouge encore » pour reprendre le titre d’un livre célèbre, et pourtant, en Europe, il semble parfois proche de la retraite. Des esprits qui ne sont ni chagrin ni anticatholiques a priori se demandent même si Rome, malgré un pape allemand, compte encore sur son ancienne « chrétienté », si elle ne désespère pas de sa « racine » et si implicitement ou très consciemment, elle n’a pas placé ses espoirs ailleurs, dans le monde du Sud.

Les statistiques, chacun en est bien d’accord, ne sont pas tout, encore moins en matière religieuse. Néanmoins, quelques chiffres sont parlants : ils éclairent une faiblesse devenue problématique, aggravée d’année en année. En particulier, la pratique cultuelle dominicale (la participation ou l’assistance à la messe du dimanche) est un indice significatif – plus encore en régime catholique, où il s’agit en principe d’une obligation sous peine de péché (ne plus ressentir l’abstention comme une faute est d’ailleurs aussi un indice en soi). Même si en Irlande, en Espagne, au Portugal et en Italie, en Pologne aussi, la pratique dominicale (comprise au sens large dans les enquêtes : il s’agit de ceux qui vont à la messe une ou deux fois par mois) se maintient à des taux plus élevés, elle a beaucoup fléchi durant les trente dernières années dans tout le catholicisme d’Europe de l’Ouest. En France, un des pays où la religion catholique est la tradition très majoritaire, elle ne dépasse plus 5% de la population3 et se rapproche de taux des pays luthériens sécularisés d’Europe du Nord. Des commentaires divers nuanceraient le constat, mais on ne peut le rayer d’un trait de plume. On peut d’ailleurs comprendre que le pape s’en inquiète, et qu’il accorde une importance énorme à la liturgie. Fallait-il pour autant autoriser de nouveau le rite latin (la « messe en latin ») comme rite « ordinaire », à égalité pour ainsi dire avec la liturgie en français ? L’effet le plus apparent a été, pour l’instant, de faire renaître des dissensions chez les catholiques pratiquants et d’accentuer l’image traditionaliste de Benoît XVI4.

On peut objecter, et avec raison, que le fléchissement est partiellement compensé par des pratiques nouvelles (ou d’anciennes dévotions remises à l’honneur), ou par des moments de pratique intense mais ponctuelle, par exemple lors de grands rassemblements de jeunes autour du pape. On peut prétendre encore, non sans légitimité, que la pratique cultuelle ne prouve rien ou pas grand-chose à propos des croyances ni, a fortiori, de la « foi ». On pourrait même avancer les sympathies manifestées par des intellectuels, des romanciers, des artistes envers l’Église ou la tradition catholique, dans une période culturelle et un contexte de l’information et de la communication qui ne lui sont guère favorables. La question est de savoir s’il agit de plus que d’un non-conformisme. Mais le diagnostic pourrait aussi être aggravé par le constat d’autres tendances inquiétantes et même assez catastrophiques : décrochages quantitatifs par rapport aux sacrements (baptêmes, confirmations, mariages), à des pratiques importantes comme la profession de foi, aux inscriptions au catéchisme ; marasme sans précédent dans le recrutement de prêtres, de religieux, de religieuses, si importants par ailleurs dans le dispositif catholique. Les régions de pratique plus forte et de « vocations » (Bretagne, Alsace-Moselle, Pays basque, Savoie…) se sont alignées en une trentaine d’années sur le reste de la France sécularisée. Mais la perte est aussi qualitative, si l’on admet, avec Danièle Hervieu-Léger, le constat d’une « exculturation » de plus en plus sensible du catholicisme, en l’occurrence d’une mise hors jeu ou d’une inexistence manifestes à propos de décisions publiques importantes5.

Quand on parle à ce sujet de la montée des « croyants sans appartenance », on résume une situation religieuse complexe. Mais en France, la non-appartenance signifie d’abord qu’on n’appartient plus au catholicisme. Plus précisément, il se pourrait que l’expression vise chez nous d’abord la disparition progressive d’un « peuple catholique » qui englobait ceux que les enquêtes sociologiques plaçaient sous la rubrique des « croyants non pratiquants », ou pratiquants « saisonniers » (aux grands moments de la vie et à quelques moments importants de l’année). Ils transcendaient les classes sociales, les professions, le niveau culturel, les localisations géographiques, l’habitat citadin ou urbain, et même, plus d’une fois, les clivages politiques ; ils ne se confondaient pas, même s’ils se recoupaient en partie, avec le catholicisme dit « populaire ». Ces catholiques ne pratiquaient pas régulièrement, ou même très peu, mais ils « appartenaient » finalement, et aussi transmettaient en faisant baptiser, en envoyant au catéchisme, en faisant faire la « première communion » puis la communion dite « solennelle » (devenue la « profession de foi »), avec la « confirmation » entre les deux ; sauf problème particulier, le mariage à l’église allait de soi, de même que des funérailles religieuses. Bien qu’on puisse émettre à son sujet beaucoup de réserves, ce catholicisme de tradition sans être traditionnel s’est maintenu jusque dans les années 1960, avant de s’effriter très vite à partir de 1975 environ.

Catholicisme de militants, catholicisme de paroisse

Il ne constituait certes pas la vitalité ni la « vitrine » catholiques. Car le catholicisme vivant et actif, vieille composante de la culture européenne et française, s’est reproduit au xxe siècle, jusque dans les années 1960-1970, sous deux formes principalement : les militants et les paroissiens – les premiers pouvant coïncider avec les seconds, et réciproquement, les tensions entre les deux n’ayant pas manqué. Pour des raisons communes à d’autres militances et aussi pour des motifs spécifiques, les premiers, en expansion dans la première moitié du xxe siècle, se sont érodés puis écroulés vers sa fin, incapables qu’ils ont été de transmettre le sens de leurs combats et de leurs engagements à leurs enfants ; ils ont été partiellement remplacés par ceux qu’on a dénommés, dans les années 1970-1980, les « nouveaux mouvements religieux » ou « communautés nouvelles ». Alors que les militants de la première moitié du xxe du siècle avaient découvert et assumé l’action politique et syndicale, et fini par obtenir, non sans mal, la reconnaissance de l’Église pour quasiment privilégier l’engagement sur l’observation coutumière, passive6, les seconds se sont davantage retrouvés dans la « spiritualité », la prière, les activités non politiques d’aide sociale… que les précédents, au nom du combat pour la « justice », traitaient parfois un peu dédaigneusement de « charité ». Ces catholiques de la prière ne se confondent pas, rappelons-le, avec les protestants « évangéliques », pentecôtistes et autres, même si leur naissance a bien été inspirée à la fin des années 1960 par le pentecôtisme évangélique d’Amérique du Nord.

Les paroisses, quant à elles, perdurent. Certaines, surtout dans les villes, sont même très vivantes et recueillent aujourd’hui l’essentiel du catholicisme actif et créateur. Mais beaucoup ont perdu, elles aussi, de leur lustre, sauf dans des situations locales particulières, pour la même raison centrale : le manque de prêtres, donc de « desservants » pour assurer non seulement la vitalité mais le simple fonctionnement d’une communauté catholique (la messe du dimanche, les sacrements). De nombreux diocèses ont ainsi entrepris des réformes de la structure paroissiale, qui s’expriment concrètement par des redécoupages administratifs du territoire diocésain, aboutissant à des réductions drastiques du nombre de paroisses et à la concentration des prêtres, denrée rare, dans des sites choisis. Une telle opération ne se fait pas, on s’en doute, sans peine ni douleur. La diminution des prêtres a été pour une part compensée et le fonctionnement quotidien assuré depuis des années par des équipes de laïcs (en particulier des femmes) – pour une part seulement, car dans l’Église catholique les prêtres sont titulaires, depuis le jour de leur ordination, de « pouvoirs spécifiques » (célébrer l’Eucharistie, confesser, prêcher, présider les communautés) que les laïcs, en bonne théologie, ne doivent même pas envier ni espérer posséder un jour. On ne parle pas ici de prêtres mariés ni de femmes prêtres – qui seraient par définition des prêtres et auraient les mêmes pouvoirs que les prêtres « hommes » et célibataires actuels –, mais de laïcs auxquels seraient rendus possibles et délégués certains actes cultuels, le principal étant celui de présider des eucharisties (des messes) sans prêtres (des Adap : assemblées dominicales en l’absence de prêtres) : Rome a interdit ce genre d’assemblée, de crainte d’entériner l’idée qu’on peut célébrer des messes sans prêtre. De nature totalement différente, l’absolution collective et même les « cérémonies pénitentielles » préparées avec toute la communauté, avec ou sans aveu des fautes, et plutôt bien suivies, ont été elles aussi interdites par Rome, du temps de Jean-Paul II, pour maintenir l’idée du caractère obligatoire de la démarche de confession personnelle à un prêtre qui possède seul le pouvoir d’absoudre les fautes (dans le « secret du confessionnal », pour reprendre le cliché consacré).

Réforme exclue

On n’entrera pas ici dans le détail des motifs romains, théologiques et autres, pour maintenir avec intransigeance cette discipline traditionnelle des sacrements et le rôle unique, irremplaçable, du prêtre « séparé » des simples fidèles, mais un observateur même favorable ne peut s’empêcher de voir dans ce désir de maintenir à tout prix un statut sacerdotal né comme tel au Moyen Âge et confirmé seulement dans les siècles récents (à partir du concile de Trente – 1545-1563), par ailleurs objet de vifs débats théologiques et culturellement très contesté depuis Vatican II, une volonté d’autoconservation presque suicidaire. L’Église catholique se trouve en effet en très grande difficulté sur le terrain par manque d’« animateurs » (pour employer la vulgate du langage actuel), non seulement dans les paroisses mais aussi dans les diverses aumôneries (lycées7, hôpitaux, prisons…), alors que les équipes de laïcs actifs semblent donner elles aussi des signes de fatigue8. Les évêques peuvent légitimement alors s’arracher les cheveux et déployer des trésors d’intelligence vertueuse pour essayer de trouver des solutions, souvent provisoires et précaires, ou des subterfuges, afin de suppléer le manque de prêtres. Rien n’y fait : toute possibilité de réforme – horrible mot ! – semble exclue sur ces questions par le magistère romain (le pape et la curie avec laquelle il travaille). La seule réforme explicite de Benoît XVI jusqu’à présent est, je l’ai dit, le rétablissement comme rite ordinaire de la messe en latin !

Personne ne peut penser sérieusement qu’un changement de statut du sacerdoce catholique (prêtres mariés, femmes prêtres, thème de discussions inépuisables des fins de repas…) permettrait au catholicisme de retrouver du jour au lendemain son lustre et son rayonnement en France et en Europe, mais du moins les simples catholiques ne seraient-ils pas privés des biens religieux auxquels ils ont droit. Les conséquences désastreuses de l’immobilisme, de l’absence de toute réforme, sont alors confiées à la grâce de Dieu et à l’action du Saint-Esprit en attendant des jours meilleurs ; ceux qui réclament des réformes sont accusés de manquer de foi9. L’Europe, à laquelle, à Rome, on rappelle souvent ses racines chrétiennes en en appelant aux responsables politiques mais sans donner aucunement aux catholiques les moyens de les sauvegarder ou même de s’en souvenir, devient une terre de mission où les évêques appellent à la rescousse des prêtres noirs ou polonais10, souvent aussi exculturés que les missionnaires européens de jadis qui se rendaient en Afrique ou en Asie – sauf que les conditions de la rencontre étaient alors tout autres.

Sans opposer les épiscopats nationaux à la curie romaine, force est de constater, dans un certain nombre de cas, le désarroi des premiers face à une centralisation et un autoritarisme sans précédent de la seconde. Jean-Paul II, le grand missus dominicus11, l’« athlète de Dieu », s’est souvent présenté lui-même comme l’homme providentiel visitant les continents et les nations pour redonner courage et moral à des Églises locales désemparées ou impuissantes, et à l’occasion aussi pour les redresser. Il y eut des moments spectaculaires dans ces visites, mais, qu’il l’ait voulu ou non, un effet de cette « politique12  » a été un renforcement immense de l’aura papale et, indirectement, une centralisation extrême de l’administration romaine – alors que le concile Vatican II avait tenté de rééquilibrer un peu le pouvoir spirituel et administratif en faveur des évêques et des conférences épiscopales nationales. Sans entrer dans les arcanes de ce sujet, on peut simplement remarquer que les omnipapes et les hyperpapes, comme les omniprésidents et les hyperprésidents, prennent alors de plein fouet pour eux-mêmes, pour leur personne et leur fonction, la violence des réactions contre des décisions contestées, des bourdes et des ratés, comme on l’a vu lors des trois événements successifs, très distincts pourtant en eux-mêmes, qui ont soulevé une émotion intense et des tollés sans nuances contre Benoît XVI au début de l’année 200913.

Plus grave peut-être : alors que le message de l’Église est de moins en moins entendu ni audible (que ce soit en matière économique et sociale ou à propos des comportements éthiques), les « succès » d’écriture des papes vont à leur foi et à leurs convictions personnelles – ainsi du livre de Benoît XVI sur Jésus, un best-seller international. La doctrine éthique surtout (celle qui concerne les liens sexuels, la filiation et la bioéthique) souffre au contraire d’un filtre médiatique totalement défavorable, qui dénonce exclusivement les interdits, et non les aspects positifs et valorisants de ces discours. Est-ce la rigueur de cette parole qui suscite la résistance ? Sans doute, dans des sociétés de la permission individuelle généralisée. Néanmoins, les fondamentalistes aussi sont exigeants sur les vertus de leurs adeptes, et leurs succès pourtant incontestables. Ils ne possèdent certes pas la vitrine catholique, mais comment comprendre la déconfiture de l’Église catholique sur ce sujet (voir le dossier qui suit) ? Plus qu’un contenu, sont en cause un mode – secret – d’élaboration des grands textes, leur universalité abstraite, éloignée de toute vie concrète ainsi que l’arrogance qui les accompagne parfois14. Comment ce mode de communication vertical, sans contestation possible, uniquement destiné au commentaire approbateur et à la diffusion maximale pourrait-il s’imposer parmi les systèmes réticulaires et fluides qui font loi aujourd’hui ? Surtout en une période où les médiations – prêtres, mouvements… – ne sont plus là pour relayer le message, on comprend que le « discours catholique » ne passe plus la rampe ou la marée des communications et des messages innombrables.

Benoît XVI, encyclique l’Amour dans la vérité, 2009

Après avoir été plusieurs fois annoncée comme imminente dès 2007 et plusieurs fois remise (en raison de la crise financière, d’une traduction en latin pas encore au point…), Caritas in veritate est enfin sortie début juillet 2009, peu avant le sommet de l’Aquila en Italie. Le titre vient du retournement d’une formule paulinienne (veritas in caritate, Éphésiens 4, 15, où il s’agit de « faire la vérité dans la charité ». Comprendre et pratiquer la charité à la lumière de la vérité n’est certainement moins important que l’inverse…). Le retard serait dû aussi à une première version, ou plusieurs moutures, insatisfaisantes aux yeux du pape, qui aurait tenté ou de la réécrire ou de la compléter. La conséquence en est que sur la forme, des spécialistes y ont vu un texte de bric et de broc, où l’on reconnaît assez aisément des paragraphes dus à Benoît XVI, qui donne de la hauteur et du fond à l’ensemble, très inspiré, lui, de l’encyclique de Paul VI Populorum progressio (1967), encyclique célèbre sur le « développement des peuples ». Peu importe. Il s’agit d’un de ces beaux textes sociaux comme l’Église catholique sait en ficeler, et de tonalité « social-démocrate » (Jacques Julliard) : est indiquée en effet une troisième voie où le marché est défendu avec conviction et le social rappelé avec vigueur, c’est-à-dire qu’on y plaide en faveur d’une « économie sociale de marché » dont tous les termes seraient défendus avec une égale force. Primauté est donnée à l’homme, au développement des personnes grâce à des institutions justes, un développement incarné dans des projets de société concrets et n’en restant pas aux vœux pieux. La globalisation des questions, l’unité de la famille humaine sont soulignées, également la rationalité de l’économie est postulée, contre tout fatalisme qui donnerait une prime à l’existant, et des valeurs sont exigibles à l’encontre de purs mécanismes anonymes sans responsables ni responsabilités, ni coupables finalement. En réalité, même si l’on peut ironiser sur cet idéalisme des principes ou sur les insuffisances de l’Église elle-même à leur donner forme concrète ou à les incarner un tant soit peu, personne ne doute de leur générosité sincère et de leur volonté d’améliorer les choses, sinon de les transformer. Ce qui intéresse, ce sont les inflexions, ce qui est neuf et ce qui manque par rapport aux encycliques précédentes. La nouveauté remarquée (§ 36-38) est la suggestion d’une place importante laissée à une économie du don, de la gratuité, de la communion, de la fraternité – une idée qu’aurait inspirée en partie Jacques Derrida… Sous le feu de la critique, au contraire, tout frein volontariste à la croissance démographique ; et donc on retrouve la condamnation des politiques antinatalistes, assortie d’une défense de la « grande famille » – signe de la confiance en l’avenir – et de réserves sur « la sexualité comme une simple source de plaisir » (§ 44). On remarque que quelques paragraphes importants traitent d’écologie en insistant sur l’idée de « nature », sans distinction claire entre la nature extérieure et la « nature humaine » au sens métaphysique (§ 48). On a noté aussi que Benoît XVI ne faisait plus allusion aux « structures de péché », qui ont eu leur heure de gloire dans les années 1960-1970 (et que Jean-Paul II soutenait encore), ce qui fortifie l’impression laissée par les passages, où il est manifestement intervenu personnellement, qui concernent des rapports entre « charité et vérité » largement basés sur la conversion personnelle. L’impression prévaut que dans le rapport charité-vérité, la seconde prédomine souvent. Quelle est cette vérité ? C’est celle d’une « orientation personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire ». Emmanuel Mounier, si chrétien et si laïque en même temps, aurait-il signé cette phrase ? Pas nécessairement. On lit aussi : « La fermeture idéologique à l’égard de Dieu et l’athéisme de l’indifférence, qui oublient le Créateur et risquent d’oublier aussi les valeurs humaines, se présentent aujourd’hui parmi les plus grands obstacles au développement. L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain » (souligné dans le texte, § 78). D’autres passages, assez nombreux, vont dans le même sens. Avec beaucoup de médiations, tout cela pourrait s’entendre, au moins par un catholique. Mais force est de constater le changement de front par rapport aux années 1960-1970 : de l’alliance entre tous les « hommes de bonne volonté » contre le front indéterminé des consommateurs sans scrupule, des étatistes et des libéraux à tous crins également indifférents à toute humanité, on en revient à la vieille opposition d’avant guerre entre des humanismes croyants et des humanismes athées ou indifférents. Quel progrès !

J.-L. S.

Il est vrai que l’Église catholique n’est pas la seule institution dans ce cas. Mais toutes les institutions n’ont pas pour ambition de se frotter avec la culture d’un monde, ou de délivrer un sens à ses habitants. Une Église qui se prétendait, dans le grand tournant conciliaire des années 1960, participante du « monde de ce temps » pourrait au moins tenter de tenir mieux son rôle. Au lieu de quoi, on assiste à un raidissement : elle tient son discours, profère sa parole, arrête sa discipline, prend ses décisions cultuelles en s’arc-boutant avant tout sur sa propre tradition (totalement expurgée des aléas de son histoire15). Elle définit sa doctrine et défend ses positions en s’épargnant la peine de la discussion avec la critique ; elle se placerait de nouveau parmi un front mondial des croyants opposés à la non-croyance16. Le pape, qui a séduit au début en rappelant avec force le rôle de la raison dans la foi, propose, on s’en est aperçu depuis, une raison des plus traditionnelles, une philosophie et une théologie qui font retour à la métaphysique thomiste à peine aménagée17, avec des pièces et des morceaux de la pensée que l’Église a pu malgré tout s’approprier encore après le xviie siècle. Pourquoi pas ? Le grand thomisme n’avait rien à envier aux philosophies récentes. Mais peut-on faire comme si celles-ci n’avaient pas été ? Pauvre Habermas, avec sa société « post-métaphysique » sur laquelle, pouvait-il croire, le futur pape l’avait un peu entendu18 ! Mais reconnaissons-le : cette juxtaposition des positions dans le débat public correspond aussi aux temps actuels, où l’on ne discute plus mais où chacun apporte sa « contribution » : parole contre parole, témoignage contre témoignage, arguments contre arguments. Ce n’est pas l’argument de raison qui fait loi, mais la force de la conviction.

La portée pratique de ces évolutions est le penchant actuel des communautés de pratiquants catholiques à un relatif « traditionisme19  ». Malgré bien des différences, celui-ci se traduit avant tout par une fidélité intransigeante à ce que dit et demande le « Saint-Père » (titre préféré aujourd’hui par ceux qui veulent marquer leur obéissance au pape, « vicaire du Christ » choisi et assisté sans médiation par l’Esprit saint). Même si, pour la plupart, l’autorisation de retour ordinaire au rite latin a été une très bonne nouvelle, il ne s’agit pas vraiment d’un traditionalisme, mais plutôt du retour à une identité avec des signes proprement catholiques, à des dévotions qu’on croyait perdues ou en perte de vitesse, à une visibilité vestimentaire marquée (pour les prêtres, les religieux et les religieuses), à une tendance à l’ostentation publique (rassemblements, manifestations dans la rue, prosélytisme quelque peu ostentatoire où, du reste, on ne se prive pas de faire remarquer, pour se justifier, le « courage » des fondamentalistes protestants ou musulmans…), à une théologie peu critique, pour ne pas dire exclusivement voire platement apologétique (en excluant autant que faire se peut l’exégèse biblique historique et critique). Le catéchisme de l’Église catholique, publié il y a une quinzaine d’années, immense succès de librairie, tend à devenir la référence de ce qu’il faut penser, dire et faire – même dans l’enseignement théologique aux futurs prêtres, qui d’ailleurs viennent pour partie des milieux « tradi20  ». Les nominations d’évêques semblent aussi à l’avenant de ces tendances. Le resserrement en quantité en Europe se traduit ainsi par un catholicisme plus identifié ou estampillé tel, qui retrouve presque naturellement les réflexes de la vieille intransigeance (devant la société moderne au sens large) et du vieil intégralisme (antilibéral, celui qui réclame une identité catholique en tout domaine, privé et public). On doit peut-être considérer alors que le mot « autonomie » (des réalités terrestres) au concile Vatican II a été une bévue, ou une erreur monumentale…

Peut-être ces identités claires et affichées sont-elles nécessaires pour un temps. Peut-être l’Église ouverte et fraternelle au monde de Vatican II était-elle une utopie, un rêve dissolvant. Peut-être une réforme de la tête et des articulations est-elle impossible dans l’Église catholique en dehors de la volonté ferme – et folle (voir ce qu’on a dit de Jean XXIII) – d’un pape. Des ajustements dans l’Église, peut-être ; des réformes, non. Elle ne pouvait être à la hauteur de son concile de rupture. Cependant, à ceux qui déplorent avec raison l’oubli du concile Vatican II et la fin de sa tentative pour réaliser l’aggiornamento (la mise à jour) de l’Église catholique, pour mettre le holà à des enseignements et des attitudes inadmissibles, pour la réinsérer dans la culture des hommes de ce temps, il faut rappeler aussi les ambiguïtés fortes qui ont pesé d’emblée sur l’interprétation de ce concile, sur les polémiques qui l’ont suivi immédiatement, sur les conditions totalement changées de la culture en 2010, sur la situation quasi inversée où se trouve désormais l’Église catholique dans les sociétés sécularisées européennes : le catholicisme n’y était pas seulement vivant, il était triomphaliste. Il avait un ennemi : l’athéisme et l’indifférence modernes. Il savait d’où il venait, qui il était, où il allait. Du triomphalisme à l’effondrement : rien ni personne ne se remet facilement d’une telle « transition », de surcroît très rapide. Aujourd’hui, il a de multiples ennemis ou rivaux dans une société insaisissable, plurielle. Le catholicisme est lui-même devenu, sociologiquement parlant, tout autre. Citons seulement deux faits parmi beaucoup, qui ne justifient rien mais méritent réflexion : dans une enquête récente auprès de collégiens et lycéens français, l’idée qu’ils se font d’une religion est… l’islam. Et d’autre part, comment, à Rome au moins, ne pas prendre en compte le fait que désormais presque trois quarts des catholiques habitent l’hémisphère Sud ? Je ne sais quelle est la force des considérations géostratégiques au Vatican, mais s’il compte les divisions, et si ce critère est décisif, l’Europe sécularisée n’apparaît pas comme une armée sur laquelle il puisse tabler. Revient toujours la question : l’Europe, berceau du christianisme, est-elle le passé ou le futur des religions ?

Déconstructions, détachements, retours

Les textes que nous publions ci-après reviennent, plus ou moins directement et à des degrés divers, sur quelques aspects évoqués plus haut. Il y a une difficulté propre à l’histoire récente et actuelle de l’Église catholique, à savoir ce qui est exigé des catholiques en matière de morale sexuelle, et très précisément en matière de contraception. Ce sujet a donné lieu à une immense controverse après l’encyclique de Paul VI Humanae vitae. Le moment de sa parution (25 juillet 1968) n’y fut certes pas indifférent21. Même si la « déconstruction » de l’Église était déjà fortement amorcée22, Michel Fourcade revient sur le séisme que provoque ce texte chez des intellectuels catholiques de haute volée, comme Jean-Luc Nancy et Gérard Granel ; le second surtout s’y oppose philosophiquement de façon radicale, avant de se détacher définitivement. Au-delà de cet épisode dramatique, M. Fourcade montre combien ce qu’on appelle la « déconstruction » a des aspects proprement anti-romains, ou anticatholiques, au point que Derrida l’identifie à une « tradition luthériano-heideggerienne de la Destructio » !

À la recherche d’une éthique universelle*

Au secours, la loi naturelle revient dans l’Église catholique ! Avait-elle jamais disparu ? Sous la plume de la Commission théologique internationale, une des plus importantes (elle est placée sous la houlette de la Congrégation pour la doctrine de la foi), nous apprenons que cette loi naturelle était juste tombée quelque peu en sommeil depuis la levée de boucliers mémorable de 1968 contre l’encyclique Humanae vitae sur la contraception (voir dans ce numéro les articles de Claude Langlois, Catherine Grémion et Michel Fourcade) : la « nature » de la sexualité humaine – surtout féminine – avait alors été le ressort essentiel de l’argumentation pour refuser toute contraception « non naturelle ». D’avoir dormi lui aurait profité : la loi naturelle reviendrait plus forte, plus assurée d’elle-même, et dans une actualité où elle serait attendue. Une argumentation serrée et d’une grande clarté logique apporte ici aux catholiques, de l’animateur pastoral au théologien, les clés pour affronter avec sûreté, certitude et intelligence les débats éthiques contemporains, où guette, avec la puissance d’un acide chlorhydrique, le « relativisme », un ennemi dont la « dictature » omniprésente risque de dissoudre toute vie sociale digne de ce nom. Le texte de la commission est explicitement d’inspiration aristotélico-thomiste. Sa lecture n’en est pas rendue désagréable, car il est préoccupé d’historicité et de liens avec notre temps, donc de ne pas se présenter sous les purs auspices de l’abstraction scolastique.

N’en restent pas moins des prémisses massives et des conséquences lourdes de sens. On peut certes appliquer pratiquement la loi naturelle sans en discerner les fondements. Mais seule va jusqu’au bout la prise en compte intellectuelle de la « dimension métaphysique du réel » (la raison d’être de la « physique » est au-delà de la physique, et de ce dehors – Dieu, l’Être subsistant – toute réalité tire la vie, le mouvement et l’être). Ce qui frappe le lecteur, c’est la « bulle ontologique » dans laquelle il se meut, ou doit se mouvoir, pour avancer dans l’intelligibilité d’une telle entreprise. Une sorte d’immédiateté ou de réalisme ou d’outrance métaphysique est à l’œuvre, qui fait que tout est attiré dans l’orbite métaphysique ou que rien de sérieux ne peut se trouver placé en dehors du Réel ultime et dernier qu’elle présuppose. L’ontothéologie, qu’on croyait plus fragilisée en notre monde, est ici affirmée dans sa forme triomphale, sans complexe, et tout en découle merveilleusement : la conscience morale, le beau et le bien et la capacité de les discerner ou de les discriminer sans trop de difficultés par rapport au mal, puis de les réaliser aussi dans la liberté et la dignité humaine, bref un monde de positivité, un universel du Bien est là, seulement troublé (on doit presque le supposer) par le péché et le mal… La question suivante est néanmoins : que deviennent huit cents ans de philosophie depuis Thomas ? Réponse : pas grand-chose. Le texte de la Commission n’évoque que l’éclatement, dès la fin du Moyen Âge, de la grande sagesse métaphysique thomiste, qui donnait son éclat à la loi naturelle en embrassant simultanément « Dieu, le cosmos et la personne humaine ». On s’en tient à quelques rappels de ce qui brise cette synthèse. Entre autres, dès le xviie siècle, Hobbes et d’autres ont cassé la grande unité métaphysique en déclarant que la loi n’a rien à voir avec la vérité, mais qu’elle naît et vit de l’autorité. La Commission se contente de constater l’écart de plus en plus large entre la philosophie de l’Église et celle du monde, mais ne le discute pas – un signe peut-être que le temps de l’apologétique est terminé, et qu’on en prend acte. Du reste, cette attitude est bien actuelle, postmoderne : chacun campe sur ses positions, sans plus se parler. Dans une telle conjoncture, on comprend d’ailleurs qu’il vaut en effet mieux invoquer une « sagesse » thomiste au-delà des arguments philosophico-théologiques qui prétendraient démontrer le caractère rationnel et universel de la loi naturelle – même si on donne du grain à moudre à ceux qui veulent entrer dans cette fondation métaphysique « réaliste » et aussi dans les arguments empiriques de l’existence de la loi naturelle : ne sont-ils pas présents dans tous les grands systèmes de sagesse du monde, comme le montre dès le départ un tour du monde assez cavalier ? En tout cas, sur la philosophie contemporaine, de l’idéalisme allemand à Heidegger et à la « déconstruction de la métaphysique », rien. Se mesurer avec cela paraît sans doute désormais vain, ou du temps perdu, pour « raison et foi » telles qu’on entend dans l’Église catholique leur sens respectif et leurs rapports mutuels.

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Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle.Nouveau regard sur la loi naturelle, préface de Mgr Roland Minnerath, Paris, Cerf, 2008, 181 p., 14 €.

J.-L. S.

Cependant, l’encyclique Humanae vitae a été l’un des premiers signes de la désaffection non plus seulement d’individus, mais d’une ou plusieurs générations de catholiques de toutes classes et de toutes cultures sociales, singulièrement des plus intellectuels, des plus militants et des plus jeunes. Comment comprendre une rupture si considérable – qui fait époque dans l’histoire de l’Église – pour un interdit qui ne nous semble plus mériter tant de réactions émotionnelles ni de violence verbale ? Aujourd’hui, la contraception est largement passée sous silence, presque par pertes et profits, par les catholiques pratiquants eux-mêmes (plus de 85% d’entre eux utilisent la contraception pour limiter les naissances, et seule une petite minorité emploie des moyens dits « naturels »), contrairement à l’avortement qui, en général et à rebours d’une opinion publique qui l’a banalisé, reste perçu par les catholiques comme un acte non banal, en soi grave (mais cela ne signifie pas qu’ils le condamnent). Quoi qu’il en soit, la sexualité et la procréation sont devenues des motifs de résistance voire de dissidence et d’objection de conscience pour le magistère catholique ; au contraire, les prises de position de ce magistère sont devenues depuis Humanae vitae (et sans doute avant) des motifs de refus et de départ de l’institution – elles semblent en tout cas jouer un rôle plus important que des positions politiques ou sociales de l’Église.

On peut rappeler avec Roger Chartier que dès avant la Révolution française, « paradoxalement, l’enseignement de l’Église (en matière de contraception) peut être tenu comme à l’origine d’un tel détachement » ; « en mettant l’accent sur l’impureté fondamentale du rapport sexuel », « en associant la chair et le péché », un rigorisme d’origine janséniste a développé une « ascétique du refoulement », qui suscite des refus ouverts ou secrets. Selon une autre ligne d’interprétation, en insistant aussi sur la protection de la mère et de l’enfant, le rigorisme aurait favorisé les familles plus restreintes et donc la technique « fruste » du coïtus interruptus. L’étude de Claude Langlois porte pour ainsi dire sur la suite : comment, dans la première moitié du xixe siècle et grâce à un évêque motivé, l’Église catholique a accepté des perspectives plus pastorales, plus soucieuses d’entendre les difficultés du couple et en particulier des femmes, premières victimes de la rigueur ecclésiastique ; comment, par conséquent, il a fait preuve de compréhension des situations. Les choses changent encore (en faveur des « hommes mâles », si l’on peut dire) avant d’en arriver à une nouvelle rigueur au xxe siècle avec Pie XI (encyclique Casti connubii, 1930), et à son aboutissement avec Humanae vitae, dont nous ne sommes pas sortis. C. Langlois montre que le récit officiel d’une position théologico-morale de l’Église qui n’aurait jamais bougé d’un pouce ne tient pas historiquement.

Qu’ont signifié, que signifient finalement pour les catholiques non seulement la crise de l’été 1968, mais aussi l’interdiction de la Fivete (fécondation in vitro et transfert d’embryon, méthode d’assistance médicale à la procréation) en 1987 par Jean-Paul II dans Donum vitae, et enfin le scandale de l’excommunication en 2009 d’une petite brésilienne de 9 ans, contrainte d’avorter23 ? Catherine Grémion montre que ces crises ont été à l’origine d’exodes importants, souvent définitifs, en particulier parce que les décisions prises sont allées à l’encontre de l’opinion majoritaire des théologiens et des évêques, et aussi de l’opinion des fidèles catholiques. Les départs en nombre exceptionnels n’empêchent d’ailleurs nullement les abandons et les ruptures silencieuses par temps calmes, ceux que François Roustang avait évoqués dès 1967 en parlant du « Troisième homme », celui qui ne rompt pas avec l’Église, qui ne déconstruit rien et pourtant cesse toute participation. Mais à propos des départs suscités en temps de crise, on dirait volontiers selon une formule cavalière et weberienne : des décisions prises par des papes au nom de la vérité théologique l’ont été sans esprit de responsabilité pastorale, et ont fait fuir les fidèles. Comme on imagine difficilement des papes irresponsables, il faut plutôt comprendre qu’un mode de décision autoritaire par un seul est devenu inacceptable dans un contexte culturellement démocratique ; ces décisions elles-mêmes paraissent absurdes dans une culture scientifique, et en fin de compte inhumaines et intenables pour les simples catholiques. L’invitation, en cas de faute, à recourir au sacrement de la réconciliation (la confession) a, elle, quelque chose de désaccordé avec l’autonomie des modernes, qui consiste à prendre des décisions responsables, fussent-elles illusoirement responsables (sans compter que la confession elle-même est en crise et a, pour des raisons profondes, et peut-être regrettables, perdu de sa plausibilité chez beaucoup de catholiques). Le paradoxe – apparent – est celui-là : des papes parfois adulés, mais peu écoutés. À Rome, on se contente des succès immédiats auprès de l’opinion publique et des médias (quitte à essuyer quelques tempêtes), alors qu’il importerait de réfléchir aux médiations de la parole qu’on prétend ou qu’on voudrait universelle, délivrée urbi et orbi. Alors qu’il faudrait plus que jamais des intermédiaires multiples d’émission et de réception des messages dans une aussi immense institution, le sommet s’est auto-affirmé de manière humiliante pour les structures et les étages inférieurs, avec des responsables nationaux et régionaux réduits au nom de l’obéissance au rôle de chambres d’enregistrement et de valets, quand ce n’est pas de courtisans.

Avec les pèlerins de Compostelle québécois, Jacques Caroux et Pierre Rajotte donnent l’exemple d’une « recomposition » postchrétienne du catholicisme. D. Hervieux-Léger avait déjà insisté il y a quelques années sur la figure spécifique du « pèlerin » dans le catholicisme actuel24. Au Québec, la « Grande noirceur » d’un catholicisme intégraliste, particulièrement intégral en l’occurrence mais éliminé en deux ou trois décennies par la « Révolution tranquille », n’est pas en train de revenir : pire que tout, l’intégriste ! Mais chez les pèlerins sur les routes de Compostelle, qui en rejoignent des milliers d’autres depuis les années 1980, des besoins de racines et d’identité se font sentir, sans qu’ils se réidentifient pour autant avec l’Église catholique et ses institutions. Ils se réinscrivent plutôt dans une lignée croyante, un catholicisme presque imaginaire, confondu avec un « sacré », un réenchantement, une forme de transcendance de la mémoire lointaine contre l’histoire la plus récente et l’actualité décevante. Caroux et Rajotte ne manquent pas de noter une tentation très ethnocentrique chez ces pèlerins « postmodernes », et même, au-delà des mots sur l’Autre, une subtile tentation : en se dépaysant sur les routes de Compostelle, dans des formes de sensations presque océaniques, ils se cherchent surtout eux-mêmes. L’Église catholique peut donc se demander sérieusement si les phénomènes de religion ou de religiosité si souvent constatés aujourd’hui, qui vont de pair avec une profonde inculture historique et théologique, lui apportent de la substance revigorante ou si, au contraire, ils ne manifestent pas plus encore son affaiblissement pour l’instant sans remède. Mais cela avive encore le constat de ses difficultés en Europe : l’« ennemi », s’il faut parler ainsi, est au moins autant la croyance que l’incroyance !

Les allergiques à toute religion, mais particulièrement au catholicisme25, se réjouiront de son recul – le recul, pour eux, d’un contrainte historique. Considérons plutôt que cet affaiblissement a partie liée avec l’affaissement du politique et à la faiblesse démocratique, ainsi qu’aux incertitudes de la laïcité. C’était plus facile, pour cette dernière, d’avoir un adversaire aussi visible et institué que l’Église catholique, avec ses pompes et ses œuvres, plutôt que le monde des croyances multiples sans contours ni frontières définis. Des commentateurs politiques viennent pourtant encore nous expliquer que les mauvais côtés de la vie politique française remontent à sa tradition catholique, toujours là, tapie dans l’ombre comme un génie malfaisant de la France. C’est un autre catholicisme imaginaire. Il est pourtant à craindre que la disparition annoncée du catholicisme réel soit plus négative pour le politique en France et en Europe que l’influence occulte et durable de ce catholicisme fantasmé.

Sur le même sujet dans Esprit

Dossiers

Mars-avril 2007, « Effervescences religieuses dans le monde ».

Juin 2005, « Les questions de 1905 ».

Janvier 2005, « Un anthropologue à La Mecque ».

Février 2003, « L’événement saint Paul : juif, grec, romain, chrétien ».

Février 1999, « À la croisée des religions ».

Janvier 1998, « L’islam d’Europe ».

Juin 1997, « Le temps des religions sans Dieu ».

Août-septembre 1993, « Face à la montée du radicalisme religieux ».

Septembre 1988, « La grande illusion du catholicisme ».

Décembre 1987, « Les déplacements du catholicisme ».

Janvier 1987, « Deux prédicateurs : Jean-Paul II et Billy Graham ».

Articles

Souâd Ayada, Daniel Lindenberg, Jean-Louis Schlegel, « Les religions avec, après ou contre les Lumières ? » (table ronde), août-septembre 2009.

Pierre Lassave, « Jésus après Arte. Retour sur une trilogie », juillet 2009.

Olivier Roy, « Sécularisation et mutation du religieux », octobre 2008.

Jean-Louis Schlegel, « Nicolas Sarkozy, la laïcité et les religions », février 2008.

Jean-Louis Schlegel, « La question religieuse : relier la politique et l’espérance ? », novembre 2007.

Stanislas Breton et Jean-Claude Eslin, « L’autorité religieuse : entre foi et Église », mars-avril 2005.

Olivier Roy, « La crise de l’État laïque et les nouvelles formes de religiosité », février 2005.

Jean-Claude Eslin, « Amour et sexualité : la matrice chrétienne », mars-avril 2001.

Michaël Foessel, « La nouveauté en histoire. Hans Blumenberg et la sécularisation », juillet 2000.

Jean-Claude Eslin, « La religion en Europe », mars-avril 1997.

  • 1.

    Esprit a consacré un numéro spécial à ces phénomènes, voir « Effervescences religieuses dans le monde », mars-avril 2007.

  • 2.

    La situation est plus contrastée en Europe de l’Est : l’Église catholique (aussi les Églises issues de la Réforme d’ailleurs) est affrontée à une sécularisation très forte, mais surtout aux héritages de l’histoire récente ou plus ancienne, qui « ne passe pas » et l’affectent intérieurement.

  • 3.

    4, 5% dans le sondage Ifop-La Croix, voir La Croix du 16 janvier 2010, avec le commentaire d’Isabelle de Gaulwyn, ainsi que l’enquête complète, avec le commentaire de l’Ifop, sur l’internet.

  • 4.

    De nombreux textes de Benoît XVI, encore cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, attestent de sa conviction et de ses inquiétudes quant aux ratés, pour ne pas dire au ratage, de la réforme liturgique de Vatican II (1962-1965).

  • 5.

    Voir infra, Guy Coq, « Une Église minoritaire dans une société déchristianisée », Esprit, février 2010, p. 164-166.

  • 6.

    Comme le dit très bien Émile Poulat, pour un militant « il ne s’agit pas seulement d’aller à la messe », mais de hâter le royaume du Christ par l’action dans le monde, voir La Pensée, 2007, no 353, p. 63. Avant la Seconde Guerre mondiale, les militants voulaient « refaire chrétiens nos frères ». En ce sens, ils restaient « intégralistes ».

  • 7.

    Les lycéens fréquentant les aumôneries (quand il en reste une) représentent moins de 1% du nombre d’élèves. Les étudiants dans les aumôneries pour l’université et les grandes écoles ne sont guère plus nombreux. Bien entendu, l’évolution universitaire surtout (stages dans les grandes écoles) et urbaine (dispersion des campus pour les universités, changements profonds de la vie étudiante) a aussi joué un grand rôle dans l’effondrement de structures longtemps importantes dans la transmission du catholicisme (vocations, laïcs intellectuels engagés).

  • 8.

    Des enquêtes récentes semblent montrer que les lycéens et collégiens restent demandeurs d’aumôneries, mais qu’il n’y a pas d’animateurs qui puissent ou veuillent se colleter les jeunes.

  • 9.

    Rien n’est plus typique, à ce sujet, que le discours sur le manque de vocations, où les catholiques sont régulièrement accusés de ne plus y croire, de ne plus prier le Seigneur pour qu’il y en ait et de décourager les jeunes qui ont entendu l’appel.

  • 10.

    Voir Jean-Claude Eslin, « Église catholique : l’illusion autoprotectrice », Esprit, novembre 2009, p. 237-240. Environ 15% des prêtres français en activité viennent d’Afrique noire et de Pologne.

  • 11.

    Les missi dominici (au singulier missus dominicus) étaient envoyés par Charlemagne pour surveiller son administration. Jean-Paul II est, lui, l’envoyé du Seigneur.

  • 12.

    J’emploie ce mot, car il s’agit bien d’une « politique » au sens large qu’a pris ce mot aujourd’hui, même si des catholiques sont réticents à son égard et préfèrent ne parler que de visées pastorales et spirituelles. Peu importe : l’écart du langage interne et externe est significatif. Ce n’est pas la différence de langage, mais le grand écart qui est anormal dans la tradition de l’Église. C’est que l’Église, qui se définit et se prétend une réalité spirituelle, n’est perçue à l’extérieur que dans ses aspects politiques, souvent même bassement politiques. La faute aux autres, comme d’habitude depuis le xixe siècle ?

  • 13.

    Levée de l’excommunication contre les évêques intégristes de la Fraternité Saint-Pie X et déclarations négationnistes de l’un d’eux (Mgr Williamson), déclarations à propos du préservatif lors de son voyage en Afrique, excommunication d’une fillette par un évêque brésilien après son avortement, où le pape n’était pas directement en cause. La colère contre Benoît XVI était inversement proportionnelle à sa popularité médiatique quelque temps avant, lors de sa visite en France. Cela prouve surtout qu’il est perçu comme un dirigeant de ce monde, dont la cote évolue en fonction des signes qu’il envoie et de leur perception publique. Les malheurs de Benoît avaient commencé à Ratisbonne, en septembre 2006, lorsqu’il avait imprudemment et surtout maladroitement stigmatisé la violence de l’islam par une citation d’un empereur byzantin chrétien (voir Esprit, novembre 2006).

  • 14.

    Qui explique, à mon sens, la violence des médias à propos de scandales comme la pédophilie des prêtres et le trop long silence des responsables de l’Église là-dessus.

  • 15.

    L’encyclique Caritas in veritate et le texte de la Commission théologique internationale sont presque exclusivement dans l’autoréférence à la tradition catholique.

  • 16.

    Voir l’encadré ci-contre. Du coup est réapparu sans surprise un « front des athées », surtout dans les pays anglo-saxons, et en France un front de laïcité radicale. Dans le rôle de pape des athées, Michel Onfray bien sûr, avec son Traité d’athéologie.

  • 17.

    Voir l’encadré p. 89-90.

  • 18.

    Voir le débat Jürgen Habermas-Joseph Ratzinger, « Les fondements prépolitiques de l’État démocratique », Esprit, juillet 2004.

  • 19.

    Je risque ce néologisme pour éviter l’image vieillotte attachée aux « traditionalistes » des générations antérieures, opposés aux chrétiens de gauche, aux progressistes, etc. Les « traditionistes » peuvent être, et sont souvent, des jeunes décomplexés, issus de la « génération Jean-Paul II », qui ignorent tout du concile Vatican II et, à plus forte raison, de l’Église qui l’a précédé et que le concile voulait « mettre à jour ». Leur « ligne » est l’obéissance intransigeante et intégrale au pape.

  • 20.

    Voir les suggestions de Mgr Bruguès rappelées par J.-C. Eslin, « Église catholique… », art. cité.

  • 21.

    Voir J.-L. Schlegel, « La révolution dans l’Église », Esprit, mai 2008.

  • 22.

    Dans Esprit notamment, avec un texte remarquable de Jean-Luc Nancy, « Catéchisme de persévérance », octobre 1967.

  • 23.

    Le pape n’avait pas de responsabilité directe dans cette affaire, mais c’est bien la rigueur catholique sur l’Ivg, accusée encore sous Jean-Paul avec la dénonciation d’une « civilisation de mort », qui a entraîné une interprétation radicale et absurde de l’interdiction d’avorter.

  • 24.

    D. Hervieu-Léger, le Pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 2000.

  • 25.

    Je fais allusion à des courants laïques français radicaux, pour lesquels l’Église catholique, quels que soient les constats sociologiques, reste l’ennemi puissant et dangereux à éradiquer ou à empêcher de nuire.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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