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André Mandouze (1916-2006)

octobre 2006

À gauche toute, bon Dieu ! : le titre du tome 2 de l’autobiographie d’André Mandouze1 peut faire sourire, il résume pourtant le combat intransigeant, sans compromis, définitif depuis la Résistance, du « catho de gauche » par excellence que fut André Mandouze, mort le 5 juin 2006. Il explique aussi les liens et les divergences avec Esprit, qui ont jalonné le long parcours de ce lutteur qui fut beaucoup plus qu’un « compagnon de route » : un « membre de la famille », comme on dit, présent à l’histoire de la revue en quelques moments décisifs, et lecteur sans concession jusqu’à la fin.

Je rappelle ici seulement pour mémoire que ce Bordelais né en 1916, universitaire spécialiste et passionné – ô combien ! – de saint Augustin, s’engage dans la « résistance spirituelle » à Lyon, dès 1941 avec les Cahiers de notre jeunesse (diffusés par de jeunes militants lycéens et étudiants, Renée et François Bédarida, Jean-Marie Domenach entre autres), puis, en 1943, avec les Cahiers du Témoignage chrétien fondés par le P. Chaillet. Mandouze sera l’adjoint de ce dernier (il est le rédacteur en chef des Cahiers). La rencontre avec Mounier a également lieu en 1943. Mandouze participe en effet aux colloques clandestins de Dieulefit (automne 1943 et début 19442), où Mounier, Beuve-Méry, Lacroix, Marrou, Flamand (patron du Seuil)… préparent la reparution – ou plutôt la « refondation » – d’Esprit. Il était donc naturel qu’il fasse partie de la première équipe de rédaction de la revue à partir de décembre 1944.

Après son départ de Témoignage chrétien dès décembre 1945, les aléas de la vie universitaire lui réservent en 1946 un poste à Alger. Ce nouvel événement – la vie dans l’Algérie où la colonisation craque de toutes parts – sera aussi, c’est le cas de le dire, un « maître intérieur » pour lui. Dès 1947, l’intellectuel, le témoin, le militant font corps dans des articles décisifs pour l’orientation d’Esprit sur la décolonisation et la guerre d’Algérie (« Impossibilités algériennes ou le mythe des trois départements », Esprit, juillet 1947 ; « Le dilemme algérien : suicide ou salut public », Esprit, octobre 1948). Même si plus tard, après 1955, son radicalisme anti-colonial et son antigaullisme le démarquent des options de Domenach3, la revue abrite son comité de défense quand il est arrêté début 1956 à cause de ses écrits virulents contre la politique algérienne de la France.

Au vrai, on peut dire que sur la décolonisation, des différences de perception et de radicalité dans l’engagement le séparèrent de la tendance finalement dominante à Esprit pendant la guerre d’Algérie (mais le rapprochèrent aussi de membres de la revue qui étaient sur sa ligne). Un autre désaccord plus grave avait eu lieu avant, dans les années d’après-guerre. Mandouze était parti de Témoignage chrétien en décembre 1945 à cause d’un différend avec le P. Chaillet sur l’évaluation du communisme et de l’action avec les communistes. Il partagea ensuite sans réticences, dans les années qui suivirent, les engagements du progressisme chrétien. Même si Esprit aussi s’engagea dans le dialogue et l’action – difficiles ! - avec les communistes français, même s’il fut, lui aussi, vivement critiqué par le P. Fessard, Mounier n’était pas sur la ligne de Mandouze : en particulier, il s’efforça de maintenir, mieux et autrement que les progressistes, la tension entre foi et politique (rétrospectivement, il est frappant de voir à quel point la fracture entre « gauche » et « gauche de gauche » était présente dès ce moment et traversait Esprit, avec des conflits vifs dès l’époque4).

Après la guerre d’Algérie, Mandouze, revenu à temps plein aux travaux universitaires (à Strasbourg puis à Paris), devint une « voix », parfois tonitruante, du catholicisme de gauche, de la rupture du Concile Vatican II avec l’Église qui avait cours avant, des idéaux d’« après 68 », des débats sur « christianisme et marxisme ». Il fut, comme on dit, de tous les combats (même si on l’entendit moins). Dans certaines instances du catholicisme de gauche, il se montra souvent sourcilleux sur le maintien de la ligne « de gauche » précisément. Plus d’une fois, il interpella sans ménagement les papes et les évêques dans des tribunes du Monde, un peu comme il l’avait fait dès 1945 avec l’archevêque de Marseille, particulièrement impliqué dans la collaboration :

Monseigneur, humiliez-vous et reconnaissez vos erreurs. Si un certain nombre de vos fils, prêtres et laïcs, n’avaient pas eu le courage de vous désobéir pendant quatre ans pour obéir à leur conscience, ni vous, ni la plupart de vos confrères n’occuperiez actuellement vos palais épiscopaux…

Comme chez tant d’autre cathos de gauche, la critique de l’« institution » était la grande affaire – davantage, me semble-t-il, que l’interrogation sur la foi elle-même. Sans abuser du cliché, je crois que ces harangues tribuniciennes sévères étaient exactement proportionnées à sa haute conception de l’Église, celle que lui avait inculquée son cher saint Augustin. Le colloque qu’il réussit à organiser en 2001 en Algérie, avec l’appui du pouvoir algérien, sur le Berbère de génie fut certainement une de ses plus grandes fiertés5. Je me souviens aussi de son coup de fil de 2003, de joie presque aussi triomphale qu’enfantine, pour m’annoncer que Gérard Depardieu avait choisi pour la réciter en public « sa » traduction des Confessions (en fait la traduction du P. Louis Monda-don, de 1902, superbement introduite par lui, coll. « Points-Sagesses », au Seuil).

Sa véhémence péremptoire, on s’en doute, ne rendait pas toujours le dialogue facile, dans les assemblées ou ailleurs. C’est ainsi qu’il me téléphona rageusement un autre jour, en 1992 (et raccrocha net après son « message »), à propos de l’attitude critique d’Esprit envers l’armée algérienne qui avait pris le pouvoir en 1991 après le succès aux élections des islamistes : « éradicateur » sans concession (comme toujours : sans concession) de ces derniers – il ne concevait pas qu’on puisse penser autrement, ou du moins discuter, sur ce sujet pourtant délicat. Cependant, on notera qu’en Algérie et dans le monde arabe, des voix officielles, certes, mais aussi d’autres, plus proches de l’identité musulmane, lui rendirent de vibrants hommages après sa mort en juin.

Mandouze fut à lui seul une institution. Sa vie symbolise au fond le meilleur du catholicisme de gauche – son courage, son honnêteté, sa générosité, sa volonté intransigeante d’œuvrer pour une société juste. Elle traduit aussi certaines de ses limites, de ses erreurs, de son reflux à partir de 1975. En 2006, son décès en signe peut-être l’effacement en cours, en tout cas celle du catholicisme de gauche « classique » pour ainsi dire, qui va des années 1930 aux années 1970. Cette courbe décevante n’enlève rien à la haute et originale stature d’un personnage et d’une vie tout à fait hors du commun.

  • 1.

    André Mandouze, Mémoires d’outre-siècle. T. 1, D’une résistance à l’autre, Paris, Viviane Hamy, 1998. T. 2, À gauche toute, bon Dieu !, Paris, Le Cerf, 2002.

  • 2.

    Voir Michel Winock, Esprit. Des intellectuels dans la cité, 1930-1950, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Histoire », 1996, p. 250.

  • 3.

    Selon Goulven Boudic, Esprit 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue, Paris, Éd. de l’Imec, 2005.

  • 4.

    Voir sur ce sujet Michel Winock comme Goulven Boudic, mais il serait intéressant de tenir compte non seulement du souvenir de la Résistance, mais aussi de celui de l’Action française – supprimée par le pape seulement vingt ans avant, en 1926 – qui influencèrent ce débat interne aux catholiques français.

  • 5.

    Jean-Claude Eslin, « L’ “effet” saint Augustin en Algérie », Esprit, juin 2001.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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