Autour de Jésus
Après les funérailles de Johnny Hallyday, notre rocker national, à l’église parisienne de la Madeleine, une feuille de chou a rapporté que l’actrice Marion Cotillard y avait fait un « discours ». En réalité, elle avait simplement fait une lecture prévue par la liturgie catholique des funérailles, en l’occurrence un passage célèbre de la Première Lettre aux Corinthiens sur la charité – ou sur l’amour (mais le mot grec est agapê, et non eros). Quelle importance ? Aucune, sauf que beaucoup, même non « cathos », ont été atterrés par cette marque d’ignorance du journaliste ou en ont fait des gorges chaudes. D’autant plus que par contraste, et non sans paradoxe, des commentateurs ont cru voir dans l’événement de ces funérailles grandioses, auxquelles ont participé – que dis-je, communié – des millions de Français (et même de non-Français), à quel point la France restait, sous le vernis de la sécularisation et de l’indifférence, un « pays catholique[1] ». Il faudra revenir un jour sur ces dissonances dans le jugement concernant la situation religieuse de la France. Constatons plutôt, comme en réponse à l’ignorance qui croît, la vogue des dictionnaires et des encyclopédies sur la culture catholique, et plus largement chrétienne, passée et présente.
Clin d’œil au sociologue Émile Poulat, pour lequel « le catholicisme [était] un monde », le titre du dictionnaire intitulé le Monde du catholicisme veut rendre compte de l’extension temporelle et spatiale d’une religion mondialisée, d’hier (pratiquement depuis les origines en Palestine) à nos jours (sur les cinq continents). La succession alphabétique des entrées est logique s’agissant d’un dictionnaire, mais elle ne dit pas grand-chose des choix qui ont été faits pour les définir et les délimiter. Nous voyons mieux l’ampleur du travail et les options prises par les maîtres d’œuvre en regardant, au début, la liste des thèmes et des notices qui leur sont respectivement consacrées – plus de 2 000 en l’occurrence, censées couvrir 2 000 ans d’histoire (la coïncidence des chiffres est fortuite). Les siècles ou les périodes plus longues qui se sont succédé ont construit quelque chose comme le catholicisme, qui s’est défini en partie par opposition ou par coupure avec des adversités successives (le monde juif et le monde païen, les hérésies, les persécutions, l’empire post-constantinien, le christianisme oriental, la Réforme, les Lumières, la science, la culture moderne, etc.) – des adversaires auxquels il a dû répondre et qui trouvent aussi place dans ce dictionnaire, par ailleurs très maniable, comme tous les volumes de la célèbre collection « Bouquins ». À quelques exceptions près (les deux papes vivants, le théologien Hans Küng, le créateur d’objets liturgiques Goudji…), les personnes qui bénéficient d’une entrée sont toutes décédées. Il y a donc un côté patrimonial dans ce dictionnaire, ce qui s’est installé dans la durée (institutions, doctrines) côtoyant le ponctuel (événements, lieux, personnes, objets).
La nouveauté de l’encyclopédie consacrée à Jésus réside dans la tentative pour présenter, sinon au grand public, du moins à un vaste public, les résultats savants de la recherche sur Jésus depuis des décennies. Mobilisant de nombreux exégètes et théologiens francophones, superbement illustré et très agréablement présenté, l’ouvrage suit la trame de la vie de Jésus (selon le fil conducteur de l’Évangile selon Luc) de sa naissance à sa mort, en relevant le défi des multiples points (mots, phrases, attitudes, réactions, etc.) qui font difficulté, et qui débordent de loin les questions des miracles, de la virginité de Marie ou des « frères de Jésus », toujours évoquées. Il se pourrait d’ailleurs que beaucoup découvrent ces questions stimulantes autour des Évangiles en ouvrant cette encyclopédie agréable à lire (nous apprendrons peut-être que, curieusement, l’existence même de Jésus, souvent évoquée dans les réactions de la presse depuis la parution, est l’un des points les moins contestés par la recherche). « Carte blanche » est donnée, à chaque étape, à des philosophes, à des psychanalystes, à des écrivains, à des personnalités diverses, chrétiennes, juives et musulmanes pour dire « qui est Jésus » pour eux. Nous les lisons avec curiosité, et certains sont épatants, même si c’est une concession quelque peu médiatique pour un ouvrage destiné à diffuser les connaissances de la recherche historique sur Jésus. Ils présentent presque tous l’avantage de rappeler le contraste ou le mystère central du personnage Jésus : l’obscurité des origines et le désastre de sa fin de vie, ou sa brève et obscure présence dans le monde, devenue tournant du temps et postérité immense dans l’espace.
Il est malencontreux, mais justice oblige, de devoir parler d’une entreprise éditoriale concurrente, différente dans ses moyens, mais assez similaire dans ses fins : Jésus, une encyclopédie contemporaine réunit en effet les meilleurs articles parus depuis plusieurs décennies dans l’excellente revue Le Monde de la Bible, publiée par Bayard. De nombreux auteurs se retrouvent dans les deux publications. Nous ne saurions donc nous étonner que les résultats de la recherche historique se recoupent aussi dans les deux volumes. Tout au plus pouvons-nous marquer des inflexions différentes et d’autres choix de présentation : les textes de l’encyclopédie Bayard, dont les choix éditoriaux ne sont guère explicités, gardent une tournure plus « scientifique », marquée dans le style et par l’important appareil de notes (rejeté à la fin). L’illustration, différente, est aussi riche et splendide que celle d’Albin Michel mais, tandis que cette dernière l’accompagne de légendes explicatives utiles, Bayard a préféré ajouter une partie supplémentaire sur les « figures de Jésus dans l’art », de même qu’il a ajouté à la fin des « regards d’écrivains », plutôt du passé que du présent. Cet éditeur prolonge aussi la recherche historique sur le Jésus des Évangiles par d’importants chapitres sur la résurrection, ses attestations et les débuts de l’Église chrétienne, sur le rôle des textes apocryphes, sur « Jésus vu par les autres » (le Coran, en particulier), sur les débats ultérieurs autour de la divinité de Jésus. Enfin, il a ajouté un chapitre curieux (et pas inutile) sur « l’épopée des reliques » de Jésus.
« L’histoire iconique de Dieu » de François Bœspflug peut être rangée dans cette chronique car, forcément, elle parle surtout du Dieu de la foi chrétienne, dont la représentation a été autorisée durant le premier millénaire de notre ère[2] et où la figure de Jésus – homme et Dieu – tient une place considérable. Une fois encore, les connaissances de l’auteur, grand spécialiste des représentations de Dieu dans l’art, font merveille pour présenter, en douze chapitres, une synthèse considérable, qui retrace avec clarté les méandres et les tournants de cette histoire, depuis les origines jusqu’à notre époque d’« inculturation » et de mondialisation du Dieu chrétien. Le Décalogue a bien sûr fortement pesé, au début, dans le sens de la non-représentation de Dieu, de l’interdiction de l’image durant les premiers siècles chrétiens, puis dans l’islam – ce qui n’empêche pas un art paléochrétien (où s’impose notamment la figure du Christ de gloire), puis l’autorisation, après de houleux débats, de l’icône durant la seconde partie du premier millénaire, avant la prodigieuse prolifération des images en Occident durant les siècles chrétiens. Mais attention, ce n’est pas une histoire linéaire ; au contraire, les oscillations sont nombreuses entre les figures (la Trinité, le Père, le Fils, la Vierge…) et au sein de chaque figure (le choix de la « gloire » ou de la « croix » du Christ, par exemple). Les relations des images avec chacune de leurs actualités historiques sont passionnantes (ainsi de l’« éclipse du Père » et du triomphe du « Crucifié » à la fin du xixe siècle et durant la première moitié du xxe siècle). Dans la postface de 2017, François Bœspflug fait quelques réflexions judicieuses sur la nouvelle ère qui s’est ouverte récemment, avec la dérision virulente contre les images de « Dieu » – qui dépasse l’islam – en réponse à la violence religieuse de minorités fanatiques qui pratiquent la terreur ou simplement l’invective et la menace contre les adversaires de Dieu.
Jean-Louis Schlegel
[1] - Voir, sur le site de La Croix, le texte -d’Isabelle de Gaulmyn, « Johnny le chanteur, Dieu et l’Église catholique », le 9 décembre 2017.
[2] - Voir Jean-Louis Schlegel, « La passion des images. Aniconismes, iconoclasmes, icono-philies », Esprit, juin 2016.