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Dans le même numéro

Dies irae

mars/avril 2016

#Divers

Dans la Bible, les colères de Dieu sont multiples mais toujours motivées par l’injustice dans le monde. Les dévoiements meurtriers du thème du « jour de colère » prétendent exercer le jugement à sa place.

Dans la Bible (Ancien Testament), l’interdiction absolue des images de Dieu n’empêche pas l’anthropomorphisme de ses sentiments, qu’ils soient exprimés par lui-même ou par les personnages bibliques parlant de lui. La colère ou les colères divines sont en bonne place. Très nombreux sont les passages qui évoquent un courroux ou une fureur de Dieu sur des sujets divers, graves ou futiles. Ils ne vont pas sans faire problème, en particulier au début du christianisme, quand la philosophie grecque qui inspire ses intellectuels (les « Pères de l’Église ») voit dans l’apatheia (« impassibilité », « immutabilité ») de Dieu l’un de ses attributs essentiels, a fortiori pour des modernes qui partagent la critique des représentations anthropomorphes de Dieu. L’une des solutions anciennes sera de séparer les sentiments (admissibles) et les passions (dont la divinité est préservée). Plus tard, les éclairés de toutes sortes moqueront, bien sûr, ce Dieu agité, ou tenteront de le sauver, comme Spinoza, en parlant de métaphores ou d’images inventées par l’imagination débridée des prophètes, et qu’il est tout compte fait assez facile de traduire en langue ordinaire1.

Laissons de côté la question des anthropomorphismes bibliques : il est plus simple, pour l’instant, de rester dans la conception qui fait de Dieu littéralement un vivant, animé par un esprit (ruah, « souffle ») qui le rend activement créateur et lui fait renouveler en permanence la face de la terre, et donc le conduit aussi à s’immiscer dans les activités et les relations humaines. Quand cette énergie de direction et de redressement se mue en colère, un mot hébreu qui évoque la fumée sortant des « narines », à l’instar du taureau aux naseaux écumants quand il est irrité, s’est imposé spontanément : l’anthropologie (et la théologie) biblique n’est décidément pas « grecque » quand il s’agit d’imaginer l’unité du composé vivant « chair-esprit-âme ».

Je rappellerai pour mémoire quelques lieux et moments typiques de la fureur de Dieu – Yahwé – dans l’Ancien Testament et la conception de la colère de Dieu dans le Nouveau Testament, avant de tenter quelques réflexions herméneutiques sur leur possible sens pour nous aujourd’hui2.

Un contractant déçu, jaloux et furieux

Une des raisons de la colère divine dans la Bible coule de source pour ainsi dire : c’est l’idée d’« alliance ». La relation entre Dieu et son peuple, Israël, est en effet pensée comme un contrat qui implique des droits et des devoirs mutuels. Le don de la Loi à Moïse lors de l’alliance du Sinaï est assorti d’une promesse de salut, à condition que le peuple reste fidèle aux commandements éthiques et au culte tel qu’il est prescrit.

Ne suivez pas d’autres dieux, d’entre les dieux des nations qui vous entourent, car c’est un Dieu jaloux que Yahwé ton Dieu qui réside au milieu de toi. Sa colère s’enflammerait contre toi et il te ferait disparaître de la face de la terre. Vous ne mettrez pas Yahwé votre Dieu à l’épreuve.

(Deutéronome 6, 14-15)

Mais sans surprise à vrai dire (il en serait de même pour tout autre peuple !), l’histoire d’Israël au désert puis après son installation en Terre promise est aussi celle de ses reniements des commandements et de sa séduction par les dieux des autres et leurs images.

Qui rompt un contrat unilatéralement crée de l’irritation chez l’autre partie. Dieu ne fait pas exception. D’où les fureurs répétées de Yahwé, Dieu d’Israël, contre ces ruptures sans fin de l’Alliance par son « fils » (Israël) qu’il n’a cessé de soutenir. En Nombre 25, 1-5 par exemple, la débauche avec les filles du pays de Moab – ennemi historique ! – et l’adoration de leurs dieux (leurs « baals ») font que « la colère de Yahwé s’enflamma contre eux » et qu’ils sont tout simplement punis de mort. Ils n’ont pas cru aux promesses alors qu’ils étaient dans l’épreuve, et la sanction est tombée, impitoyable : jamais cette « génération perverse » – celle qui est sortie d’Égypte avec Moïse – « n’entrera dans mon repos » (Psaume 95, 10).

Ce schéma d’une colère aux conséquences irréversibles est plutôt rare. Le modèle est en général celui de la repentance de ceux qui sont avertis de l’ire divine et du retour de Dieu à de meilleurs sentiments – ceux de la conciliation, du pardon et de l’oubli de la faute. C’est le cas au moment de l’épisode du veau d’or : alors qu’il est occupé depuis de longs jours dans la montagne à recueillir les explications détaillées de Yahwé sur la construction du sanctuaire et l’organisation du culte, Moïse est averti par son interlocuteur divin que les Hébreux ont « prévariqué » en bas et qu’ils se prosternent devant un veau d’or fabriqué de leurs mains.

Je vois bien que ce peuple a la nuque raide… Ma colère va s’enflammer contre eux et je les exterminerai ! Mais de toi [Moïse] je ferai une grande nation.

(Exode 32, 10)

Moïse intercède pour le peuple qui a reçu les promesses de Dieu, « et Yahwé renonça à faire fondre sur son peuple le malheur dont il l’avait menacé » (Exode 32, 14). C’est Moïse lui-même qui, redescendu de la montagne, entre dans une fureur sans nom : non seulement il brise les tables de la Loi qu’il tient dans ses mains et met en pièces le veau d’or, mais il le leur fait avaler, pour le dire de manière châtiée, en le réduisant à une fine poudre répandue sur de l’eau qu’il fait boire à tous, avant de (se) faire justice pour la honte qu’il a éprouvée : avec l’aide des fils de Lévi, il fait massacrer trois mille idolâtres, « qu’ils soient des frères, des amis ou des proches »…

Insupportable religion extérieure

Les colères que nous venons de rappeler sont dues à la déception, à la confiance trompée et à la jalousie devant un peuple ou des individus qui ne cessent de se moquer du premier commandement et de l’interdiction des images en « allant voir ailleurs ». Un autre sentiment est source de fortes colères : l’indignation devant l’injustice, la méchanceté, les faux-semblants, la religion extérieure, le mensonge. C’est avant tout la dénonciation virulente des prophètes qui relève de ce registre éthique. Dès le chapitre 1 de son livre3, Isaïe donne le ton de cette critique sociale virulente, que nombre de ses successeurs de la confrérie prophétique reprendront à leur compte selon leur style propre :

Que m’importe vos innombrables sacrifices ? dit Yahwé.
Je suis rassasié des holocaustes de bélier et de la graisse des veaux.
Le sang des taureaux et des boucs me répugne. […]
Cessez de m’apporter des offrandes inutiles, leur fumée m’est en horreur.
Nouvelles lunes, sabbats, assemblées… : je ne supporte plus fêtes et solennités. […]
Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux. Vous avez beau multiplier les prières, moi, je n’écoute pas.
Vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-vous. Ôtez votre méchanceté de ma vue.
Cessez de faire le mal ! Apprenez à faire le bien, recherchez le droit, secourez l’opprimé, soyez justes pour l’orphelin, plaidez pour la veuve.
(Isaïe 1, 11-17)

Dans les livres prophétiques, mais aussi d’autres livres bibliques, ces textes, qui rappellent le nécessaire rapport entre le culte et la justice (ou la charité) sont très fréquents. Il est remarquable que l’écart entre le dire et le faire enflamme particulièrement la colère de Dieu, comme si la religion formelle, pour l’apparence ou la frime ou pour s’assurer le salut par l’observance extérieure de pratiques cultuelles, lui était odieuse. C’est en réalité l’éternel problème de l’hypocrisie religieuse : on parle, on prêche – et on ne fait pas. Dans l’Évangile, Jésus fustige de même les Pharisiens et les scribes qui « purifient l’extérieur du plat » mais ne sont pas convertis intérieurement. D’où la leçon célèbre : « Faites ce qu’ils disent, ne faites pas ce qu’ils font » (Matthieu 23, 3). Dans la même perspective, son seul véritable accès de fureur va aux vendeurs du Temple : il renverse lui-même la table des changeurs et les étals des marchands de colombes, en rappelant qu’on est dans une « maison de prières » (qu’ils transforment en « repaire de voleurs »).

Objets de l’ire divine : les ennemis de mes amis

Le tableau serait incomplet si l’on omettait une colère plus difficile à comprendre par les modernes. En effet, s’il châtie durement ses partenaires de l’Alliance quand ils sont défaillants, la colère de Dieu n’épargne pas leurs ennemis quand ils sont fidèles, et moins encore les persécuteurs du juste, les oppresseurs du pauvre et du petit. La prière pour éloigner la colère qui menace devient alors supplique pour qu’elle se lève contre les ennemis de Dieu et de ses amis. Très nombreux en particulier sont les psaumes (longtemps attribués au seul roi poète David) qui se font l’écho de cette vindicte divine – souhaitée ! – contre des ennemis de toutes sortes, politiques ou personnels. On pourrait y voir – avec une pointe d’anachronisme – une sorte d’invitation à un Gott mit uns, « Dieu avec nous ». Il faut plutôt y lire un appel au jugement contre ceux qui font le mal, l’espoir que les méchants ne triompheront pas à la fin. Ou encore l’idée que seule la colère de Dieu pourrait retenir les projets belliqueux et les actions malfaisantes des mauvais, des persécuteurs et surtout des puissances injustes (en l’occurrence, sans doute, des grandes puissances conquérantes venues de l’Est, l’Assyrie avant tout). Dans le Psaume (messianique) 2, on lit :

Les rois de la terre se lèvent, les princes conspirent contre Dieu et son Oint. […]
Celui qui siège dans les cieux s’en amuse, le Seigneur les tourne en dérision,
Puis dans sa colère il leur parle, dans sa fureur il les frappe d’épouvante. […]
Et maintenant, rois, comprenez, instruisez-vous, juges de la terre !
Servez le Seigneur avec crainte, approchez de lui en tremblant :
S’il entrait en colère, vous péririez, d’un coup prend feu sa colère.
(Psaume 2, 4-6 ; 10-12)

Le plus souvent, le psalmiste désigne des oppresseurs anonymes, des injustes qui « oublient le pauvre », des menteurs et des calomniateurs qui « aiguisent leur langue comme une épée », des « impies » qui croient que « Dieu est là-haut, il ne cherchera point. Plus de Dieu : Voilà leurs pensées ! » Cependant, le Dieu des vengeances (Psaume 94, 1) n’oublie pas son protégé et surtout il « aime qui hait le mal » (Psaume 97, 10), d’où le droit d’en appeler à son « réveil » :

Lève-toi, Yahwé, dans ta colère, réveille-toi, mon Dieu, fais front aux excès de mes oppresseurs !
(Psaume 7, 7)

Mais faut-il s’étonner alors que la colère de Dieu se serve à l’occasion des « oppresseurs » en question pour châtier les manquements d’Israël4 ?

Jour de colère que ce jour-là !

Plus incompréhensible encore, une autre ligne, qui se trouve chez les prophètes d’Israël mais que le Nouveau Testament, avec Paul notamment, portera à incandescence, est la foi cosmique, eschatologique et apocalyptique : c’est l’idée (métaphysique) d’un monde universellement placé sous la colère de Dieu à cause du péché et du mal qui affecte tout humain dans ce monde. Tous – pas seulement le Juif qui a connu la révélation de Dieu, mais aussi le Païen qui ne connaît le Dieu invisible qu’à travers ses œuvres qui « se laissent voir à l’intelligence » – ont besoin du salut : « Leur cœur s’est enténébré et dans leur prétention à la sagesse, ils sont devenus fous. » Ainsi s’exprime le porche d’entrée, majestueux et terrible, de l’Épître aux Romains (Romains 1, 16-32), où Paul prépare ses lecteurs à entendre sa célèbre théorie de la « justification », à savoir que le salut est donné par la foi en Jésus-Christ. Une sorte d’épée de Damoclès semble ainsi suspendue sur l’humanité entière, qui amasse sur sa tête, par ses manquements et son « impénitence », la colère de Dieu, celle qui s’exprimera « au jour de la colère, où se révélera le juste jugement de Dieu » (Romains 2, 6). Les annonces de la fin du monde et du jugement dernier dans les Évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc), les lettres de Paul et le livre de l’Apocalypse reprennent de la sorte le thème du « jour de la colère » ou du « jour de Yahwé » dont parlaient les prophètes : selon l’Apocalypse (14, 10), quand la « coupe de la colère » remplie du « vin de la fureur de Dieu » sera pleine, les pécheurs devront la boire jusqu’à la lie…

Ces thèmes sont concentrés dans la « séquence » Dies irae, dies illa, l’hymne célèbre du xiiie siècle, chanté durant des siècles pendant les messes de funérailles. Inspiré notamment du prophète Sophonie (1, 14-18), il suscite l’effroi par les quelques premiers mots qui sont aussi son titre : « Jour de colère, ce jour-là », celui où les morts seront arrachés de leur sépulture au son de la trompette pour un Jugement dernier terrifiant, qui fera le tri définitif entre les justes (ceux qui ont reconnu le « fils de l’Homme » dans l’affamé, l’étranger, le prisonnier…) et les injustes (Matthieu 25)… Le Dies irae a marqué l’imaginaire de l’Occident, comme l’attestent ses multiples reprises en musique et au cinéma au cours des siècles (xxe siècle inclus)5. Sa tonalité générale est pourtant plutôt la confiance en la clémence du Christ relevant et accueillant les humains, « puisque c’est pour moi que tu es venu ».

De la non-indifférence à l’apocalypse ?

Oublions, une fois encore, les innombrables problèmes exégétiques – de critique historique, de genre littéraire, de mythologie et de démythologisation – que posent ces colères de Dieu dans le texte biblique et considérons-les au premier degré, comme des énonciations « objectives », factuelles, sur la réalité de Dieu.

La première réflexion qui s’impose est que nous n’avons pas affaire à un Dieu indifférent aux affaires du monde et au devenir des humains. Certes, la critique de la représentation est passée par là : à cause de la quasi-impossibilité de croire en un Dieu « personnel » aujourd’hui et à ses sentiments humains, trop humains – à moins qu’il ne s’agisse d’un prétexte pour échapper à l’injonction de ses commandements… –, l’heure a été plutôt, ces dernières décennies, à la préférence pour le divin impersonnel, le « sacré », l’enchantement ou le réenchantement sans sujet – ce qui engage fort peu, il faut tout de même le dire… Quitte à paraître bien rustique devant ces exigences qualitatives, le Dieu biblique a des sentiments, il déborde même de sentiments qui sont, oui, extraordinairement à l’image de sa créature humaine et donc accusent la faiblesse d’un tel Dieu. De vieux titres nous reviennent ici en mémoire : Dieu a besoin des hommes, film de Jean Delannoy (1950, d’après le roman de Henry Queffélec, Un recteur de l’île de Sein) et l’Homme, espoir et souci de Dieu (1967), ouvrage de l’exégète Jacques Guillet. Ils disaient à leur manière ce que signifient en dernière instance les colères de Dieu : que c’est un Dieu vulnérable.

Mais reconnaissons-le : c’est l’interprétation la plus positive de la « colère de Dieu qui vient ». Dans la perspective eschatologique-apocalyptique vulgaire ou dévoyée, celle-ci est interprétée dans le sens de l’accomplissement des désirs d’anéantissement de l’ennemi, du monde mauvais. Et les impatients, les exaltés et les fanatiques de Dieu prennent d’assaut la réalisation qui ne vient pas assez vite à leurs yeux. Dans l’Étoile de la Rédemption, Franz Rosenzweig faisait naguère quelques profondes réflexions à ce sujet : les « âmes esclaves » qui attendent les signes de Dieu pour croire en lui ne supportent pas qu’il reste invisible devant le mal, elles le prient de « nuire ». De sorte que

l’homme illuminé dans la prière aimerait bien amener le Royaume des cieux par violence, avant le temps prévu ; mais le Royaume des cieux ne se laisse pas prendre par violence, il croît. […] L’illuminé, l’homme sectaire, bref, tous les tyrans du Royaume des cieux, au lieu de hâter la venue du Royaume, le font plutôt traîner en longueur ; en excluant de l’amour le prochain pour se rendre à ce qui est au-delà du prochain, ils s’excluent de la troupe de ceux qui avancent sur un large front pour conquérir, occuper… vivifier, morceau par morceau du sol de la terre, chacun commençant par celui qui est le proche de lui6.

La colère de Dieu et son « jour », tels qu’ils sont représentés dans la Bible (et le Coran), représentent certainement une grosse tentation dans les monothéismes : celle de faire justice à sa place et sur le champ, en se croyant mandaté pour le faire. Dans certaines conditions historiques, cette pensée grossière qui se croit l’exécutrice des volontés de Dieu devient meurtrière (« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens »), alors que la perspective eschatologique et la menace apocalyptique de la fin créent avant tout, du côté de l’homme et non pas de Dieu, un horizon d’espérance en des temps tragiques, et surtout un délai pour faire le bien en temps ordinaire, dans l’attente de la fin – qu’il ne connaît pas.

Saintes colères

Pourtant l’exposé ci-dessus, qui recueille une sélection de ses colères, est tronqué. Il donne l’idée d’une figure de Dieu exclusivement sombre et colérique, habitée par le ressentiment. Il est vrai qu’il a été éprouvé ainsi, souvent, durant le second millénaire de l’Occident, et que l’Église a pu jouer sur la crainte du Jugement dernier, présenté avec un réalisme effroyable et sans recul, mais admis comme tel encore par la foi naïve au xxe siècle. Ce réalisme (sincère) était évidemment une illusion ou un fantasme et le jugement d’un Dieu vindicatif et colérique l’est tout autant, car, comme le suggèrent en réalité les paroles du Dies irae, ses colères n’existent qu’en contrepoint de son « amour » : « lent à la colère et plein d’amour », telle est l’expression qui définit le Dieu biblique. Sa fureur et sa rancune ne sont pas « pour toujours » : il est capable de « revenir » d’une grande colère et de recommencer une histoire. Il lui arrive même de regretter de s’être emporté et d’avoir détruit sa créature… En lui, c’est un amour trompé, déçu, piétiné, oublié qui se met en colère. En ce sens, c’est une « sainte colère » : née du bien, ou du désir du bien et de l’horreur du mal, elle est nécessaire. On peut même dire : s’il n’y a pas de justice sans colère, inversement une colère sans cause (juste) fait partie des passions de l’âme négatives. Habitée par le pur désir de détruire et de tuer, la colère risque constamment de dégénérer en violence pure, et elle fait partie à ce titre, dans la tradition chrétienne, des sept « péchés capitaux », ceux qui sont « à la tête » (caput en latin) de toutes les passions et actes mauvais.

*

Ceux qui, chrétiens surtout, ne jurent que par un « Dieu d’amour » et ne prient qu’un Dieu aimant7 doivent s’y faire : dans la Bible, Ancien et Nouveau Testaments, les (saintes) colères de Dieu sont légion, elles s’expriment en de nombreuses occasions et de multiples manières – contre le mal, l’injustice, les promesses non tenues, le mensonge, la tromperie… Et les modernes éloignés de la religion, qui dénoncent la « violence monothéiste », seront sans doute confortés dans leurs préventions : le Dieu des monothéismes est décidément un violent impénitent, un fauteur de guerres et de troubles dans un monde qui sans lui serait davantage pacifié. Cependant, n’est-ce pas là une vision trop simple de ce qu’est « la colère de Dieu » et de ses effets sur celles et ceux qui croient en lui ?

Dans la Crise de la culture, Hannah Arendt constatait plus subtilement que la sécularisation avait effacé la peur de l’enfer, le « seul élément politique de la religion traditionnelle », qui était une conséquence finalement de la colère de Dieu. Il manqua, selon elle, sous l’ère de Hitler et de Staline et de « leur espèce de crimes entièrement nouvelle et sans précédent », « son influence “persuasive” sur le fonctionnement de la conscience ». Pourtant, rappelle Hannah Arendt,

les hommes de la Révolution française non moins que les pères d’Amérique [voulaient encore] faire de la peur d’un « Dieu vengeur » et donc de la foi en un « état futur » une partie intégrante du nouveau corps politique, […] de peur de rendre le meurtre lui-même aussi indifférent que le tir au pluvier8.

Force est de constater que l’ère des droits de l’homme n’a toujours pas eu raison des meurtres et du crime politique de masse, cette nouveauté du xxe siècle. Par manque de force persuasive9 ?

  • 1.

    Voir le chapitre i du Traité théologico-politique. Pour Spinoza, l’imagination a permis aux Prophètes (les auteurs de la Bible qui ont reçu la Révélation) de percevoir « beaucoup de choses situées hors des limites de l’entendement », mais c’est un langage qui leur convenait à eux et à leurs auditeurs, et non pas un langage dont on puisse « tirer la connaissance des choses naturelles et spirituelles », réservée à la philosophie (à la raison).

  • 2.

    On trouvera de nombreuses références bibliques de la colère de Dieu dans Étienne Nodet, l’Odyssée de la Bible. Études et thèmes, Paris, Les Éditions du Cerf, 2014, p. 251-253, et dans Jean-Yves Lacoste (sous la dir. de), Dictionnaire critique de la théologie, Paris, Puf, 1998, p. 232-233. Les citations bibliques ont souvent des parallèles nombreux, indiqués dans les marges et en note dans toutes les Bibles récentes.

  • 3.

    En fait, comme l’on sait, le livre d’Isaïe est composé de trois livres dus à des auteurs écrivant à des périodes différentes.

  • 4.

    Voir en particulier les oracles terribles de Jérémie 1-6 contre le royaume de Juda et Jérusalem.

  • 5.

    Voir les références dans l’article « Dies irae » de Wikipedia.

  • 6.

    Franz Rosenzweig, l’Étoile de la Rédemption, Paris, Seuil, 1982, p. 372-373 et 380.

  • 7.

    On sait que ce fut la grande tentation de l’évêque Marcion et du marcionisme au iie siècle après J.-C.

  • 8.

    Hannah Arendt, la Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 174-175.

  • 9.

    Il importe cependant de noter que les criminels d’Al-Qaida et de Daech ont réussi à détourner la peur de l’enfer en pervertissant la notion de « martyre », qui passe de la « mort au combat contre l’ennemi » (de l’islam) au droit, voire au devoir, de tuer des gens (musulmans ou non) qui ne sont pas parties prenantes du conflit (mais coupables d’appartenir au camp – au clan ? – des ennemis du « vrai islam »). Pour le sens et les références de la « colère divine » dans le Coran, voir Mohammad Ali Amir-Moezzi (sous la dir. de), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007, p. 173-174.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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