Faire bonne chère dans la crise
La rentrée de cet automne 2010 se fait autour des fourneaux. Sur nos petits écrans, des concours culinaires créent le suspense pour désigner un futur chef. Mais pourquoi la cuisine est-elle désormais aussi présente dans les médias ? Que dit-elle de notre manière de réagir à la morosité économique ?
Nous connaissons, enfin, la réponse à la crise financière, sociale, économique, politique, morale, religieuse, culturelle, universelle, qui accable la France et le monde. Elle se résume à un seul mot : « Cuisine. » La cuisine à toutes les sauces dans d’innombrables médias, mais avec une poussée extraordinaire à la télévision en cette rentrée. Agencer le lieu appelé « cuisine », peaufiner le plan de travail, acheter les bons ustensiles et les « vrais bons » aliments, développer les ornements de la table, apprendre à cuisiner de A à Z, de l’œuf sur le plat à la poularde de Bresse truffée en passant par la blanquette de veau, sous le regard sévère, compatissant, prétentieux et paternaliste par moment de grands et moyens chefs de cuisine, avoir de nouvelles idées de cuisine ou des idées de cuisine nouvelle, regarder les recettes et lire les critiques gastronomiques, partager ses recettes avec d’autres, rêver d’ouvrir un restaurant mais comment et avec quels risques, et pour finir participer à des compétitions de cuisine…
Assiettes télégéniques
Il y a un moment que la cuisine « montrée » montait en puissance. Ce furent d’abord des conseils de recettes, des plats à réaliser, puis des repas réalisés par les chefs à l’heure du déjeuner ou du dîner. Puis on nous montra des écoles hôtelières où de futurs cuisiniers, maîtres d’hôtel, sommeliers, allaient apprendre le métier, avec stages à la clef en de célèbres grandes cuisines et hôtels de luxe. Il y eut aussi l’heure des critiques gastronomiques populaires – entre autres Jean-Pierre Coffe, Jean-Luc Petitrenaud… –, toujours là d’ailleurs, et peopolisés par le petit écran. Mais en cette rentrée 2010, c’est l’apothéose, ou l’overdose : presque toutes les chaînes de télé s’y sont mises et concoctent des émissions de cuisine à des heures de grande écoute, le soir en prime time jusqu’en fin de soirée, pour tous les goûts et toutes les ambitions. Ne disons pas qu’elles ont créé le mouvement : comme toujours, elles l’ont plutôt accompagné avant d’accélérer et de le dépasser pour le récupérer à leur profit et composer la grille (le gril ?) de leurs programmes. Si elles en proposent maintenant jusqu’à plus soif, c’est que le public aime fréquenter ces restaurants imaginaires et en redemande. Cela semble presque normal puisque la télévision possède avec l’image un atout certain, sauf qu’à y réfléchir il est étrange tout de même que soit honorée et satisfaite maintenant, sans vergogne, comme si de rien n’était, cette passion culinaire ostensible qui a saisi le très grand public (y compris dans l’édition, du poche ou beau-livre).
Étrange, oui, ce contrepoint aux restaus du cœur, aux soupes populaires, aux secours catholiques et autres, et aux pauvres anciens et nouveaux, hommes et femmes seuls ou familles entières (sans oublier les Sdf) que la crise charrie et que porte-monnaie vides et fins de mois difficiles amènent à battre la semelle à la distribution des repas gratuits. Soyons justes et évitons le pathos du misérabilisme : les télés les montrent aussi et en parlent, dans leurs journaux et ailleurs, à la hausse ou à la baisse selon l’actualité du moment. Elles le font aussi pour nous sensibiliser à la générosité, aux dons : ne pas oublier cette faim des plus démunis et apporter notre obole à l’action bénévole, Svp ! Cette compassion fait partie du cahier des charges invisible des médias : faire le bien en informant sur le malheur pour encourager la générosité des valides et bien portants. « Donner », au-delà des politiques sociales, reste un slogan fondamental… parce qu’« il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » ? Il serait risqué de penser que cette parole de l’Évangile trouve là une illustration. Histoire de rappeler que les pauvres existent, des vedettes de la chanson ou du spectacle et des animateurs ou bonimenteurs patentés s’y mettent aussi et proposent spectacles et concerts, ou les deux, où ils s’époumonent ensemble pour créer des tubes qui repassent ensuite en boucle. Ces bonnes œuvres des people – dont Coluche est le parrain ou le saint patron – semblent devenues l’autre face de l’engagement obscur des bénévoles invisibles et des volontaires durables (en général retraités et « troisième âge »). Le Téléthon ne fait pas autre chose finalement (et à Noël, au coin des rues, les clochettes de l’Armée du Salut sont bien désuètes à côté). Mais l’imagination du petit écran s’arrête là : il n’y a pas encore, sur les soupes populaires et les distributions de vivres ainsi que leurs nombreux serviteurs bénévoles, d’émissions régulières ni, qu’on sache, des compétitions télévisées. À titre d’innovation déjà usée, en fait prolongement du charity business des années 1990, on n’a trouvé que l’idée vite éculée, si l’on peut dire, des calendriers de boulangères, de rugbymans, maintenant de paysans… nus (ou presque : l’essentiel reste invisible pour les yeux), avec bénéfices reversés pour une noble cause ; tout se permettant une petite transgression coquine, les animateurs de télévision et autres qui les médiatisent généreusement ont la mine autosatisfaite de gens conscients de participer à l’intérêt général.
Rencontres autour des fourneaux
Il y a peu, Jean-Pierre Coffe, animateur truculent, tonitruant et amoureux de bonne chère issue d’authentique terroir, tentait encore de montrer qu’on pouvait faire de la cuisine bonne et simple pour « pas cher ». Mais la sincérité n’empêche pas les affaires : plus récemment encore, au nom de sa croisade pour la vie moins chère, Coffe a surpris et irrité son monde en faisant de la publicité pour des produits d’une chaîne de supermarchés discount – produits de grande distribution qu’il avait assassinés pendant des années. Pour l’avoir vu faire assez régulièrement sa cuisine pas chère, je me suis toujours demandé si ses plats, magnifiques à voir à l’écran, n’étaient pas meilleurs à dévorer des yeux qu’au palais. Peu importe : l’image a depuis toujours réalisé des coups de baguette magiques ! Mais Coffe se voulait en phase avec la crise en montrant, dans une émission populaire (avec Michel Drucker dans Vivement dimanche sur France 2, et auparavant sur le Journal de Canal +), que des économies sont possibles avec un peu de savoir-faire et un peu d’attention aux prix. Quand il est question de cuisine, ce n’est pas fréquent.
En contrepoint, depuis plusieurs années, l’émission-jeu à succès de M6 Un dîner presque parfait (en semaine à 18 heures, en guise d’apéritif sans doute…) entraîne au contraire dans la compétition des amateurs passionnés de cuisine et apparemment capables de tailler des croupières même aux grands chefs. Ce sont de simples particuliers des deux sexes, tous âges et toutes professions de classes moyennes confondues. Ici on ne lésine sur rien, et on ne regarde pas à la dépense. Le vainqueur reçoit 1 000 euros, de quoi financer les frais de la soirée avec les quatre autres compétiteurs (à moins que M6 ne règle, ce qui est possible voire probable, les dépenses des concurrents). Le luxe – et l’éloignement fût-ce jusqu’au souvenir d’une crise – vient de la cuisine raffinée des candidats et de l’ambiance cosy et faussement détendue de la soirée. Les invités, en effet, jugent la cuisine de leur hôte tour à tour dans le secret de la salle de bains : confiées au téléspectateur, ces confidences se transforment facilement en vacheries et donnent du piment à l’émission, même s’il tend à s’émousser – car même les imbéciles finissent par comprendre une règle de base du passage sur les plateaux : il ne faut jamais apparaître trop méchant. Une fois qu’on a pénétré dans ces maisons ou ces appartements bourgeois de classes moyennes qui ne semblent – semblent ! – guère atteintes par la crise, on découvre des espaces de cuisine en général spacieux, considérablement armés en matériel, pour faire ressortir les talents culinaires prodigieux de ces Français et Belges moyens qui ont tous vocation à devenir des « chefs », qui le sont chez eux et ont envie de le faire savoir et de le (ou se) montrer. Si la soirée se passe en conversations futiles et vaseuses, en « animations » forcées (préparées par l’hôte de la soirée), les yeux du spectateur se régalent d’inventions de table plus délicieuses et astucieuses les unes que les autres…, le tout en moins d’une heure, où il faut cependant subir l’insupportable voix off qui fait le récit et les raccords du montage comme dans toutes les (effroyables) émissions de « réalité ».
Le succès a amené M6 à décliner le « concept » – prétentieux mot phare des publicitaires – de son émission sur des soirées entières (Top Chef) : des cuistots amateurs et professionnels se mesurent sur des thèmes imposés, préparés d’avance ou improvisés, pour devenir le meilleur amateur régional puis national, le vainqueur étant promis à une carrière auprès de chefs étoilés avant d’en devenir une ou un lui-même… Et il y a maintenant des « goûters presque parfais » : heureux (?) mômes ! Les résultats de l’audimat de M6 ont à leur tour aiguisé l’appétit de TF1, qui propose sur plusieurs semaines (depuis fin août 2010) une compétition intitulée Masterchef (franglais oblige, le titre de l’émission d’origine anglaise a été gardé1), réalisée selon les critères de cette chaîne « populaire », c’est-à-dire en plus criard, plus émotionnel, plus trash. Il s’agit, à travers une série d’épreuves individuelles et collectives de plus en plus difficiles (mais commençant par la mayonnaise ou l’œuf sur le plat…), d’éliminer des candidats pour trouver le vainqueur final (d’autres émissions phares de TF1, Koh-Lanta par exemple – sont bâties sur cette forte théâtralisation, avec rites et symboles grandiloquents, émotions et larmes, happy ou bad end après un point de tension maximale de l’action…). Il faut le reconnaître : ce type d’émission, avec un bas niveau de départ pour être sélectionné (18 000 candidats se sont pressés pour les sélections), permet la participation de concurrents nettement plus populaires, en difficulté sociale pour certains, contrairement aux concurrents de M6, en phase avec la classe moyenne aisée. C’est méritoire de la part de TF1, mais l’argument est ambigu, car hormis le rêve réalisé d’être passé à la télé, en dehors d’une célébrité provisoire dans la rue et sauf révélation d’aspects scandaleux ou talent d’exception, le succès escompté est presque toujours un miroir aux alouettes et l’aventure se termine dans le retour à l’insignifiance.
Toutes les chaînes ou presque salivent sur la cuisine. Même la chaîne Public-Sénat, par exemple, s’y est mise, avec deux sénateurs et un critique gastronomique qui préparent des plats de bon aloi. Grâce à Jean-Luc Petitrenaud, la table de la 5 regorge de « bons produits » du terroir – pâtés, viandes et saucisses, plats mijotés, fromages et desserts, vins et liqueurs, bref de produits régionaux « tradition France », beaux à couper le souffle mais non l’appétit, qu’on peut trouver aussi à Paris-sur-Seine, bien sûr, Petitrenaud ne manque pas de le rappeler. Le 7-8 de la même 5 est un journal télévisé avec animatrice, journalistes et invités autour d’une table, pendant qu’une cuisinière prépare des mets succulents servis à la fin. Il manque juste les odeurs et les fumets, surtout que la caméra (c’est le cas partout) nous met le nez dans les casseroles, les poêles et les fours…
Sur une chaîne de la télévision numérique (Tmc), on a encore trouvé autre chose venu d’Angleterre : le chef écossais de Hell’s Kitchen engueule, il n’y a pas d’autre mot, en vociférant interminablement des injures, de jeunes cuistots qui se moquent de l’hygiène alimentaire ou de règles de cuisine élémentaires. C’est tellement gros que c’en est peu crédible. Il faudrait aussi évoquer toutes les émissions de télé et de radio, et les pages de journaux et magazines, sur « ce qu’il y a dans votre assiette », la qualité et la non-qualité des « produits », leur contamination ou non par les pesticides, la valeur du « bio », les risques réels ou supposés des Ogm, des aliments gras, sucrés, salés, épicés… Toute cuisine digne de ce nom se respecte aussi en respectant la ligne et la santé de celles et ceux qui mangent, sauf que, encore discrètement, la révolte gronde contre les censeurs de bonnes choses un peu alcoolisées ou grasses, au nom de la santé et de l’hygiène publique.
On pourrait, inutilement, continuer la liste et la description de la créativité des anciennes et nouvelles émissions culinaires. « La cuisine fait recette », titrait simplement un gratuit distribué dans le métro. Tout ce bouquet réuni donne en tout cas une impression de « bouffe » télévisuelle généralisée, ou que la bouffe au moins se porte bien, ou que faute de vivre bien en France – ne nous dit-on pas que les Français ont le moral au plus bas, qu’ils sont les premiers consommateurs mondiaux d’antidépresseurs ? – eh bien… on bouffe2. Sans indigestion pour le moment3.
Se serrer la ceinture ?
Ce succès s’inscrit dans la continuité de nombreuses émissions – dont M6 surtout s’est fait une spécialité4 – sur la réalité la plus quotidienne, les mille petits et gros problèmes de la vie chez soi, de son appartement, sa voiture, son vélo, sa poussette, l’hygiène des biberons, les fuites d’eau dans sa salle de bains, la vente et l’achat d’une maison ou d’un appartement, les démarches à faire pour obtenir tel papier ou tel outil, les embarras des nouvelles technologies, les multiples petits cailloux qui dérangent la vie domestique et sociale5… Ne dit-on pas que la vie quotidienne devient de plus en plus compliquée ? Et les sujets du quotidien ont l’avantage d’être infinis et toujours nouveaux. Triomphe de la vie matérielle ou écho de son échec permanent, de sa difficulté et de sa pulsion de répétition, de ses répercussions, mis en scène, célébrés et conjurés à la fois par le petit écran ? Dans la presse magazine, « Vous » est le titre de cette rubrique : un index presque accusateur pour vous rappeler et vous intimer de vous occuper de vous, c’est-à-dire finalement de Je. Souvent, du reste, elles contiennent aussi des recettes de cuisine… Ces émissions ou ces pages de magazines et de quotidiens aident-elles à vivre ce quotidien qui a tellement le vent en poupe ? Sans doute, de temps en temps. Mais il est plus probable que leur impact est d’abord narcissique : elles rassurent, soulagent, consolent… Tout le monde en est là, on a les mêmes problèmes au quotidien, et on regarde ce que fait le voisin6. En marge des petits bonheurs ou des bonheurs devenus petits mais appréciés comme tels, nous vivons dans cette réalité ou cette rumeur, cette petite musique des « petits problèmes », bruit et dérangement de fond qui émane en permanence du « système des objets » dont Baudrillard parlait déjà en 1968, qui nous étouffe en réalité, comme le disait Georges Perec dès 1965 dans son formidable roman les Choses, et que même de « gros soucis » – chômage, licenciement, divorce, maladie… – ne sauraient recouvrir complètement.
Ce que les émissions de cuisine apportent de plus, c’est le jeu, le ludique et l’humoristique partagés par la démocratie télévisuelle, pour un domaine de la vie longtemps assez discret, régenté par quelques livres de cuisine incontournables pour cordons bleus domestiques (Ginette Mathiot ou Françoise Bernard étaient aussi célèbres chez les ménagères cuisinières que Laurence Pernoud chez les futures mamans). Comme les nouvelles générations ignorent sans doute en général la « bonne cuisine » traditionnelle au quotidien, peut-être a-t-elle des attraits supplémentaires de « rêve » à la télé. L’équivalent ludique de la cuisine, mais joué selon (et jouant sur) d’autres critères, c’est l’habitat : multiples sont les émissions de construction, de réparation, de bricolage, d’aménagement, d’achat, de location – émissions de conseils, d’accompagnement, voire de construction et de bricolage purs et simples à la place de quidams en difficulté : quelques éléments compassionnels sont toujours bons à engranger (sur M6, Valérie Damidot est ainsi devenue une célébrité : « Peinture, décoration, bricolage, aménagement de l’espace, travaux de la maison en tout genre » n’ont aucun secret pour elle, et elle « transforme la vie des gens en un temps record »).
Au fond, et c’est normal, il faut vivre et, de ce point de vue, pendant et après la crise économique, la vie quotidienne continue. Les expériences négatives que chacun peut enregistrer – dans sa consommation, avec son banquier, dans la conversation – interfèrent avec ce que télévisions, radios, presse en rapportent depuis ses prodromes en 2007-2008, son acmé fin 2008 et début 2009, ses suites depuis. Mais les informations que les médias donnent, les images qu’ils montrent, les interprétations qu’ils délivrent sont trop nombreuses, multiples, répétitives, et plus d’une fois contradictoires pour former une image cohérente de l’impact de cette crise sur la vie quotidienne. Aux informations économiques qui nécessitent le décryptage d’économistes experts, à la grandeur difficile à concevoir des sommes engagées (on ne parle plus qu’en milliard) succèdent les discours en responsabilité des politiques qui doivent rassurer et faire mine d’avoir la main sur la suite pour arrêter la spirale de la défiance. Survient alors un nouvel épisode, comme la faillite grecque, qui accélère à nouveau les angoisses et accentue l’impression d’impuissance, le sentiment que seul l’État peut nous défendre – à moins qu’il ne s’écroule lui aussi sous le poids de ses dettes…
Mais comment donner à voir un tel sentiment diffus que la crise annoncée reste suspendue au-dessus de nous ? La télévision peut-elle donner un visage à une crise qui, nous assurent les économistes, aurait pu être bien pire ? Les jeux et les émissions de téléréalité ont le mérite de montrer à l’antenne cette part des classes moyennes françaises qui n’apparaît jamais ni dans les fictions ni dans les rapides reportages des journaux d’information : on y reconnaît cette province au rythme sage ou cette France pavillonnaire qui n’est guère visible sur les plateaux saturés de pipoles. Mais même dans ces jeux consacrés à la vie ordinaire du spectateur ordinaire, voit-on ceux qui ont à souffrir de la crise, mis en chômage partiel ou au chômage tout court ou qui ont simplement renoncé à revenir sur un marché du travail encore plus fermé qu’avant ? Même en dehors des situations les plus dramatiques, les resserrements de dépenses, les difficultés pour vivre et survivre au quotidien, demeurent invisibles. Comment la crise est-elle vécue dans le corps, dans la chair des individus ? Nous ne le savons pas si nous ne sommes pas proches, pour une raison ou une autre (chômeurs, malades, sans ressources…), de la souffrance qu’elle provoque. Et la sollicitude de ces émissions qui veulent nous aider à nous prendre en charge, nous inciter à vivre mieux au quotidien, peine tout autant à donner une image de ceux qui décrochent des classes moyennes.
À défaut de se renouveler, la télévision trouve dans les compétitions culinaires une nouvelle occasion d’offrir « du pain et des jeux » ! En même temps qu’ils évoquent la crise, les médias s’efforcent aussi, par une sorte de syndrome d’optimisation qui leur est naturel, de nous changer les idées pour l’adoucir et la domestiquer. Un homme prisonnier au camp de Dachau m’a raconté qu’on pouvait y oublier le sexe mais pas la nourriture : pour passer ce temps difficile, terrible même, les prisonniers composaient des cartes de menus rutilants, et c’était à qui trouverait les noms de plats les plus suggestifs et les formulations les plus inédites pour les décrire… Mais l’analogie ne va pas plus loin. La passion culinaire reflète peut-être l’angoisse de manquer, d’être vraiment touché au corps par la crise, mais sans doute plus encore l’envie de l’oublier et de l’enterrer et de croire de toutes ses forces que le pire n’est pas sûr. En attendant la fin de la crise, à table… devant la télévision allumée !
- 1.
Le concept d’Un dîner presque parfait vient aussi du Royaume-Uni.
- 2.
Une expérience, limitée, des chaînes d’outre-Rhin et, occasionnellement, de chaînes européennes et même non européennes donne à penser que la cuisine a aussi le vent en poupe ailleurs.
- 3.
On pense évidemment à La grande bouffe, de Marco Ferreri, il y a près de 40 ans (1973), avec Piccoli, Mastroianni, Noiret, Tognazzi, Ferréol, qui gardent leur prénom dans le film. Mais la grande bouffe était suicidaire, et pouvait symboliser la société de consommation mortifère ; aujourd’hui la bouffe ludique audiovisuelle, sous la surveillance des grands chefs et des critiques gastronomiques, relève plutôt de la survie dans la bienséance culinaire et par procuration.
- 4.
La sollicitude de la télé pour tous les aspects de notre vie privée, du berceau (et avant) à la tombe (et après), est appelée coaching, méthode située entre la thérapie et le conditionnement, voir Macha Séry, Le Monde Télévisions, 12-13 septembre 2010, p. 7.
- 5.
Il n’est peut-être pas insignifiant que plusieurs de ces émissions aient lieu désormais le dimanche midi et après-midi.
- 6.
Le voisin ? Façon de parler quand on voit, sur des chaînes publiques, des réfections d’appartements ou de maisons anciennes extraordinaires, présentées comme à la portée du tout-venant alors que leur coût se monte certainement à des centaines de milliers d’euros – dont il n’est jamais question, bien sûr.