Introduction
Qui participe aujourd’hui à un réseau Facebook fait nécessairement l’expérience de la colère, et souvent de celles que Michaël Fœssel appelle des « colères vaines », celles qui sont exclusivement dans l’auto-référence, qui ne relèvent que de la préférence personnelle et sont insensibles aux raisons et aux affects des autres, sans se croire obligées de préciser les leurs.
Sur les réseaux en question se comportent de la sorte même des individus parfaitement honorables et dignes : universitaires, professions libérales (médecins, avocats…) et intellectuelles, et même des croyants qui prêchent le pardon et l’amour du prochain.
Une part des fureurs de notre temps se déverse ainsi sur l’internet – le pire de manière souvent anonyme – pour dénoncer, voire lyncher verbalement, des « coupables » dont le seul tort est de parler, de penser, de vivre autrement. L’« intensité d’un coup de sang » devient la marque de l’« authenticité », ce juge moderne du vrai et du faux, oubliant qu’on est alors à l’inverse des colères « qui acceptent de se dire dans un langage susceptible d’être reçu par les autres » (et donc de permettre la conversation démocratique). Contrairement aux manifestations collectives dont parle Véronique Nahoum-Grappe, ce qu’apportent à la démocratie les réseaux d’internautes en colère de Facebook et de Twitter, dont l’ambition est souvent d’emporter la palme de la dérision et du jeu de mot brillant, reste à prouver. La crise des démocraties, par nature appuyées sur l’échange de paroles, est aussi une crise du langage démocratique, qui exprime à bon droit ses colères, mais ici de la pire des façons.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans l’Âge d’or du pamphlet1, qu’il situe dans les trente dernières années du xixe siècle, donc au début de la IIIe République, Cédric Passard souligne que la virulence pamphlétaire a joué un rôle important dans l’apprentissage de la démocratie naissante. La contestation vigoureuse et talentueuse d’auteurs polémiques mettait en cause la pacification politique trop tranquille, les délibérations « civilisées » et les consensus faciles de l’heure, tout en inspirant aux pouvoirs en place la résistance (du droit démocratique) à ces fureurs. Assez vite, vers 1900 – dans une séquence qui n’est pas sans rappeler la récente polémique autour des « bien-pensants libéraux-libertaires », où chacun accuse l’autre de « penser mal » en « pensant bien » (ou réciproquement !), la génération pamphlétaire est à son tour vilipendée sans merci, à cause de ses excès dans la fange polémique et pour avoir, entre autres, « berné le peuple » sans courir le moindre risque au pays de la liberté d’expression.
Comme le montrent beaucoup de réflexions de cette première partie, ces affrontements, où chacun à son tour s’attribue les colères légitimes, se sont accrus dans une société très irascible, où une partie du travail médiatique consiste précisément à mettre interminablement en scène les coups de colère, à redoubler la séquence ou la « petite phrase » colérique dans l’image qui la fige, dans l’information en continu et en boucle ou encore dans la création de buzz sur l’internet… Les maladies de l’identité (où par définition l’on n’argumente pas) ont aussi rendu plus intenses les ressentiments, les écœurements, les humiliations même, quand de surcroît, dans les démocraties de droit ce qui est (matériellement ou symboliquement) accordé aux autres semble retiré à soi2. Les colères innombrables, ouvertes ou ruminées sans fin, sont au fond souvent des colères de tous contre tous : elles ressemblent à un bruit de fond désagréable, qui mine les démocraties au lieu de les renforcer.
- 1.
Cédric Passard, l’Âge d’or du pamphlet, Paris, Cnrs Éditions, 2015, p. 291-292.
- 2.
Voir l’article de Paul Gradwohl à propos de la Shoah et de la concurrence des victimes, p. 74.