Islamophobie savante et islamophobie populaire. À propos de l'« affaire » Gougenheim
Controverse
Islamophobie savante et islamophobie populaire1. À propos de l’« affaire » Gougenheim
Les Grecs, les Arabes et nous est une longue réponse collective, parfois cinglante et aussi politique, à l’ouvrage de Sylvain Gougenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, paru au Seuil en
2008. Rappelons que ce dernier avait provoqué une vive polémique en affirmant, contre les travaux argumentés de la grande majorité de la communauté savante2, que la transmission de la philosophie grecque (Aristote surtout) n’était pas passée exclusivement par les traducteurs arabes, mais au moins autant sinon plus par une filière de moines, notamment du Mont-Saint-Michel (cet aspect central est faiblement documenté par Sylvain Gougenheim, et ce qui l’est était connu). Selon Sylvain Gougenheim, le grec avait été d’autant moins oublié par le prétendu « sombre Moyen Âge » chrétien que le Nouveau Testament a été écrit en grec ; à l’inverse, le brio de la culture arabe a été surestimé d’autant plus que la langue arabe ne pouvait qu’éprouver des difficultés à rendre certains concepts philosophiques et scientifiques grecs. Le dernier chapitre du livre est constitué de considérations civilisationnelles, précédées d’une épigraphe de Rémi Brague, sortie de son contexte et provocante :
La curiosité envers l’autre est une attitude typiquement européenne, rare hors de l’Europe, et exceptionnelle en Islam3.
La controverse savante
Le livre de Sylvain Gougenheim a été contesté d’emblée par des universitaires (et fustigé par eux dans une pétition) à cause des limites scientifiques flagrantes de son étude ; mais sa thèse est vite devenue pain bénit pour tout ce qui s’agite, sur l’internet par exemple, autour des racines de l’Europe et du ressentiment antimusulman. Les auteurs de la réponse collective les Grecs, les Arabes et nous, tous issus de l’Université, de l’Ephe, de l’Ehess, du Cnrs, ont choisi des armes – intellectuelles et formelles – de destruction massive pour critiquer Gougenheim et ce qu’ils appellent « l’islamophobie savante », mais aussi une vaste galaxie qui inclut l’ère Sarkozy (la « philosophie de l’histoire sarkozyste ») et le conseiller du président, Henri Guaino (le « discours de Dakar »), Benoît XVI (la « conférence de Ratisbonne ») et, de manière plus feutrée, Rémi Brague4, lui aussi spécialiste reconnu de philosophie arabe médiévale et par ailleurs écrivain et intellectuel catholique connu, avant de finir, dans une critique courtoise mais en soi violente, par Fernand Braudel et son usage du concept de « civilisation » (et de ne pas épargner au passage d’autres grands de l’historiographie française, comme Georges Duby et, à un moindre degré, Jacques Le Goff). La colère, justifiée, des auteurs des Grecs, les Arabes et nous est aussi venue de comptes rendus journalistiques élogieux dans des organes de presse (et sous des plumes réputées) ainsi que de l’islamophobie qui règne sur l’internet5. Pour tout dire cependant, le sous-titre ne tient pas ses promesses : à moins de compter les journalistes des « grands médias » et les internautes de deuxième ou de troisième main comme des savants, on ne repère nettement, à titre d’« islamophobes savants » actuels, au bout du compte que Sylvain Gougenheim et, de façon plus voilée, Rémi Brague6. Je ne veux pas dire qu’on s’invente des adversaires, mais à certains égards, on a plutôt affaire au problème de l’islamologie savante, ou prétendue telle, mise au service de l’islamophobie populaire, dont on voit qu’elle va très au-delà du « peuple7 » – ou de la recherche islamologique savante, globalement d’accord entre elles mais ignorée même par les intellectuels médiatiques. Cette question est, volontairement ou involontairement, ignorée par les Grecs, les Arabes et nous. Le problème général, de la distance entre la recherche scientifique et les médias, mais aussi le monde politique, n’est pas abordé pour lui-même dans les Grecs, les Arabes et nous.
À propos de Gougenheim, la cause semble entendue après cette critique collective sans appel. À vrai dire, elle l’était déjà avant – pour qui avait suivi avec un peu d’attention le vif débat dans les médias et sur l’internet après la sortie de Sylvain Gougenheim au printemps 2008. L’ouvrage sur Aristote ne répond pas aux critères de rigueur scientifique attendus d’un historien, de surcroît sur un sujet sensible où s’affrontent des intérêts et des passions autour des réalités de l’islam européen et mondial, où des polémiques publiques et des fantasmes privés alimentent une islamophobie populaire, où des récupérations politiques se donnent libre cours. Il ne s’agit certes pas ici de recommander la prudence politique, mais d’exiger une rigueur accrue de la part de ceux qui s’avancent sur ce terrain. Pour y avoir manqué, Benoît XVI aussi a été pris en faute d’« essentialisme » à Ratisbonne. En tout cas, si Sylvain Gougenheim a choisi le sujet pour créer le débat, il a été servi au-delà de toute attente. Il ressort des analyses des divers auteurs des Grecs, les Arabes et nous que ses thèses ne tiennent pas la route, ni du point de vue de la méthode et de la rigueur historiques, ni du côté des arguments théoriques.
Le sujet, d’abord, n’était pas sans être déjà défriché par des spécialistes, et les moines traducteurs que Sylvain Gougenheim exhume sont faiblement documentés dans ce rôle de « passeurs ». Ensuite, il n’est pas vrai que l’arabe est une langue impropre à l’expression des sciences ou de la philosophie et que l’islam s’oppose à la raison ; l’arabe, langue sémitique, est autant capable que le grec, langue indo-européenne, de traduire l’ensemble des significations humaines. La faiblesse des théories linguistiques de Sylvain Gougenheim est patente. Dans la deuxième partie du livre collectif, intitulée « De Mahomet à Benoît XVI », Marwan Rashed reconstitue avec soin la genèse des « débuts de la philosophie moderne », en l’occurrence celle du passage de Platon à Aristote chez les philosophes et théologiens arabo-musulmans. En quelques pages à la fois savantes et ironiques, Alain de Libéra définit les tensions intellectuelles et les intérêts (apologétiques), affichés ou occultes, autour de l’interprétation de la philosophie et de la théologie médiévales. La première a parfois fini, chez E. Gilson par exemple, en théologie de l’histoire – un thème apologétique repris avec des prétentions historiennes par Sylvain Gougenheim. Occulter la part juive et la part arabo-musulmane, accaparer les sources ou les racines grecques pour assurer les racines chrétiennes de l’Europe, réserver la rationalité de l’hellénisation à la tradition chrétienne, elle-même seule issue d’un Dieu-Logos à l’origine8 : cette prétention n’est pas tenable au regard des connaissances historiques actuelles. De son côté, l’absence pure et simple du judaïsme, « tiers exclu9 » dans Aristote…, est dénoncée, avec mesure cependant, par Jean-Christophe Attias.
Le symptôme d’un esprit du temps ?
La contribution, brillante, de Philippe Büttgen laisse plus hésitant. Gougenheim et Benoît XVI, même combat ? Ils ont assurément en commun un « philhellénisme » aux allures suspectes, mais les présupposés et les visées ne se rejoignent que par « construction » – pour employer le mot à la mode (dans cet ouvrage collectif aussi). Si l’on omet l’étrange « bourde », à Ratisbonne, le 12 septembre 2006 (la citation, au début du discours, d’un empereur byzantin sur la violence de l’islam, citation dont le reste du texte papal s’écarte), son « islamophobie » n’est guère évidente (Büttgen en convient d’ailleurs). La critique d’une lignée théologique protestante est nette10 : marque-t-elle la résurrection d’une théologie de controverse avec les protestants ? C’est une interprétation. À mon sens, l’insistance sur le « grand Logos » visait d’abord, tout en faisant une discrète apologie de la « voie romaine », les « pathologies » fondamentalistes et les irrationalités religieuses en général, plus que l’islam ou des traditions réformées11. Ce constat ne donne pas quitus à Benoît XVI pour ses positions défensives « traditionalistes », de plus en plus sensibles à mesure que le pontificat avance12 ; il est presque sûrement sceptique, au fond de lui-même, sur le dialogue avec l’islam, et persuadé de la supériorité du christianisme (et dans le christianisme, du catholicisme) – ce qui s’entend de la part d’un pape, mais quand on est un pape visitant les pays d’islam aujourd’hui et engagé, jusqu’à preuve du contraire, dans le dialogue, il ne faut pas dédaigner les mérites du langage diplomatique. Quand il parle des racines chrétiennes de l’Europe (comme son prédécesseur Jean-Paul II), s’expriment surtout les craintes, justifiées ou non, politiquement intéressées ou non, d’une Europe sécularisée qui va moralement à vau l’eau (législations « permissives » pour les individus et en matière bioéthique) dès lors qu’elle oublie des valeurs chrétiennes fondamentales sur lesquelles elle s’est, selon lui, fondée. L’« Europe chrétienne » qu’il appelle de ses vœux, ou les « racines chrétiennes de l’Europe » dont il fait mémoire, ne constituent pas la dernière conspiration romaine. Il ne s’agit pas de rechristianiser l’Europe ni de refaire la chrétienté.
« Civilisation » : une notion à bannir ?
Quoi qu’il en soit, les pendules ainsi remises à l’heure, on aurait pu s’arrêter là. Mais les Grecs, les Arabes et nous s’élargit ensuite à l’enseignement de l’islam dans le second degré et au concept de « civilisation » dans la recherche historique. Pour légitime qu’elle soit, cette extension du domaine de la lutte, pour parler comme Houellebecq, s’expose cependant à quelques inconvénients, dont celui de tisser entre des événements, des situations, des personnages, des conceptions du monde et des méthodes historiques, des fils et des connivences qui laissent le lecteur assez perplexe. La critique du symptôme risque de devenir elle-même symptôme.
Ainsi, bien qu’il apporte des informations et des remarques très justes que le non-spécialiste et le non-enseignant d’histoire apprécieront, le texte d’Annelièse Nef reflète des présupposés et des a priori marqués sur la religion et son enseignement13, et il se termine d’ailleurs de manière assez contradictoire : on ne finit par ne plus comprendre, à la fin, les liens et les responsabilités des programmes et de l’enseignement de l’histoire dans le second degré avec le livre de Gougenheim14. « L’impensé, ici, ne concerne rien de moins que la place du religieux dans les sociétés », dit-elle. C’est exact, mais à condition que chacun, parmi ceux qui traitent de ce sujet, fasse sienne activement cette proposition et se garde sur ce vieux et vaste sujet des affirmations trop péremptoires.
Elle évoque à plusieurs reprises le « civilisationnisme braudélien », ses ambiguïtés voire ses « ravages ». Cette allusion s’éclaire par le dernier chapitre des Grecs, les Arabes et nous, dû à Blaise Dufal : une critique courtoise mais dure de l’histoire comme « histoire des civilisations » : Fernand Braudel en est la cible principale, mais défile ici une impressionnante galerie de grands noms d’avant et après la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années 1970, qui ont eu partie liée, à des degrés divers, avec une telle histoire (et aussi avec une grande aventure éditoriale, l’« Histoire des civilisations » chez Arthaud). Dufal porte sur les divers auteurs un jugement différencié. Mais ce long texte final ouvre sur de vastes et essentielles questions de méthode et de connaissance historiques. La citation qui suit résume en partie l’argument :
La notion de civilisation est imprégnée par l’universalisme français de la IIIe République, ainsi que par la politique de colonisation et d’acculturation symbolisée par Jules Ferry. Elle fut alors utilisée pour énoncer une identité nationale tout en évitant de parler du christianisme, dans le contexte très tendu du conflit religieux. D’un siècle à l’autre, la « civilisation » continue de désigner avant tout un regard rétrospectif sur sa propre histoire, et est à placer, à ce titre, au côté des approches mémorielles et identitaires du monde. Cette valorisante reconnaissance de soi implique un ethnocentrisme incompatible avec les exigences actuelles des sciences sociales. La civilisation articule la nation et l’Occident ; elle structure, en la déterminant fortement, l’une des interrogations majeures des historiens occidentaux de la seconde moitié du xxe siècle : l’Europe.
Essayons de résumer la critique d’ensemble. En notant d’abord, comme le rappelle Dufal, qu’Henri Guaino dans son discours de Dakar et Sylvain Gougenheim dans son livre se réclamaient de Braudel : c’est lui qui est la « caution intellectuelle et morale chaque fois qu’on avance sur les terrains glissants de l’identité nationale et de la civilisation15 ». Une avancée sur terrains glissants favorisée par un contexte politico-intellectuel où Edgar Morin aussi16 est venu, bien involontairement au départ, apporter sa pierre au retour en scène politique de l’idée de civilisation, commencé en fanfare avec Huntington et son « choc des civilisations » dès les années 1990. L’idée de « civilisation », née au xviiie siècle, avec les Lumières donc, se définit par une série de traits culturels, économiques, socio-politiques, dont on voit l’émergence dans la Grèce antique, qui sont complétés et prolongés par le christianisme et Rome, pour finalement confluer dans une aire appelée au sens restreint « Europe » et au sens large « Occident ». Sylvain Gougenheim est vertement critiqué au passage d’avoir tenté de récupérer Vernant, le grand spécialiste de la « raison grecque ». De manière générale, selon Dufal, un comparatisme essentialiste, récusé aujourd’hui comme méthode dans les sciences historiques et sociales, aurait beaucoup servi à la promotion de la civilisation occidentale, mais il ne relèverait en réalité que d’un « fondamentalisme culturel » mettant « l’accent sur les différences entre les patrimoines culturels et leur incommensurabilité ». L’histoire devient alors la « science des permanences et des finalités linéaires », et les civilisations des « pseudo-personnages historiques », avec des « tendances, des goûts et des prédispositions ».
On est encore ici dans Gougenheim, mais ce dernier aurait signé, selon Dufal, « un retour de Braudel contre Foucault » : Braudel, qui a pourtant accueilli le second, aurait « complètement évacué l’aspect subversif et antimoderne du projet foucaldien ». En cause, l’ouvrage majeur de Braudel, Grammaire des civilisations, « devenu un véritable totem », ouvrage toujours cité mais « que l’on ne discute plus, que l’on ne critique pas ». Ce « monument » mériterait pourtant d’être critiqué pour « ses faiblesses conceptuelles ». Dufal s’y attelle. Il critique le « flou » de la « réduction du multiple » dans la civilisation matérielle, une construction essentialiste qui a de forts relents hégéliens (forte téléologie, visée totalisante, dialectique entre « la » Civilisation et « les » civilisations qui ressemble à celle de la marche hégélienne de l’Esprit au cours de l’histoire particulière des peuples et des États), le tout « au détriment de l’analyse des tissus complexes et multiples ». Un « impérialisme historique » qui permettrait finalement de contourner ou dominer les démarches de l’anthropologie et de la sociologie : on mesure la divergence entre disciplines quand on sait que Braudel vise, avec le comparatisme historique, à fournir une histoire de « longue portée dont le postulat est l’unité de l’esprit humain », alors que Lévi-Strauss « cherche par la comparaison à dissoudre l’unité de l’homme ». Selon Dufal, l’historien Braudel devient le chantre de la quasi-immobilité. Mais une conception civilisationnelle de l’histoire permet sa mise en écriture, et le récit de cette histoire lui donne sa force pédagogique. On ne s’étonne pas alors que Braudel, universaliste occidental, ait défendu le caractère positif de la colonisation, la « centralité de l’Europe dans la généalogie de la modernité », une histoire économique teintée de marxisme mais qui donnait en réalité le change sur un projet déjà archaïque en son temps. Finalement, des collections célèbres (« L’histoire générale des civilisations » aux Puf et « Les grandes civilisations » chez Arthaud) ont diffusé dans les années 1960-1970 ces constructions civilisationnelles et leurs « évidences », en particulier celle de l’origine de la civilisation dans une première synthèse christiano-latino-grecque, la civilisation médiévale. Dans ce parcours, l’islam tend chez un certain nombre d’auteurs à devenir l’« autre », non civilisé finalement, de l’Occident, ou encore il y a l’Occident et les autres.
On le voit : la critique, trop rapidement résumée, de Braudel par Blaise Dufal n’est pas secondaire. Elle va au cœur même d’une ouvre et de son projet, d’une écriture de l’histoire qui a eu et garde sa gloire, ainsi que d’une école française prestigieuse (outre les noms déjà évoqués, Febvre, Chaunu, Moss, Huizinga…), chargée ici de nombreux maux. Le lecteur à la fois apprécie l’ampleur de la critique mais peine, quand il n’est pas historien, à bien repérer l’alternative proposée, mentionnée dans des propos épars le long du livre collectif, et dans les deux derniers chapitres en particulier. Dominent toujours les idées de diversité, de dissémination, de déconstruction (mot très employé, mais guère défini), de non-appartenance et de non-identité, d’absence de jugements de valeur et de normes reçues, de refus des synthèses (tout en se défendant de tout relativisme), de contingence des contemporanéités et des successions historiques, de comparaison et de croisement entre des séries limitées… « Nous les composites » : ce sont les derniers mots de l’introduction17.
Je laisse les historiens débattre de l’histoire qui doit être faite par eux, et me contenterai des questions qui viennent à un profane. D’abord, il se demande forcément : les liens entre connaissances et intérêts, que Dufal décrit si bien à propos du concept de civilisation chez Braudel, seraient-ils absents chez nos auteurs ? Si, comme il est suggéré, Braudel et les autres quittent subrepticement le terrain de l’histoire pour celui de l’idéologie ou de la philosophie, n’importerait-il pas de s’expliquer mieux sur ce passage : car peut-on faire de l’histoire sans philosophie et sans idées ? Par ailleurs, la « déconstruction », souvent invoquée ici pour décrire les pratiques et les méthodes de l’histoire opposées à celles de Braudel, devient de plus en plus obscure, et d’ailleurs le mot fait référence à un usage d’abord philosophique ; la déconstruction ne libère pas par miracle des présupposés de toute sorte et, en philosophie en tout cas, n’empêche pas les affirmations générales, y compris téléologiques18. On se demande aussi ce que la déconstruction des historiens fait du « récit » historique et en général de « l’écriture de l’histoire19 ». Enfin, sur le terrain de l’enseignement, par quel miracle ou quel deus ex machina la critique des sources, l’acquisition de connaissances « dépourvues de jugement de valeur », la pure déconstruction des constructions historiques permettraient-elles à l’élève de « comprendre le monde qui est le sien20 » ?
D’une manière générale, les relations entre histoire, mémoire, actualité sont complexes, dialectiques, ambivalentes : n’est-ce pas de cela aussi qu’il faudrait traiter en classe et ailleurs ? Et les usages de l’histoire ne sont guère prévisibles : si les ambiguïtés de Braudel sont réelles et si elles ont donné prétexte à des récupérations politiques abusives, cet argument contre lui n’en est pas moins assez faible, car les us et abus de l’histoire sont la règle (et du reste j’ai souvenir21 que lors de la montée du Front national dans les années 1980, on a aussi invoqué, contre lui, la diversité braudélienne de la civilisation française).
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En fin de compte, on a deux livres en un, et je ne suis pas sûr que la réfutation de Sylvain Gougenheim y gagne. Si l’idée de « civilisation » mérite certainement des réflexions critiques, elle répond aussi en général à un besoin d’intelligibilité historique et de vision des ensembles (point n’est besoin d’être hégélien pour l’éprouver et le soutenir) et d’« utilité de l’histoire pour la vie » (nul besoin d’être nietzschéen pour le comprendre). Tout le monde n’est pas un historien de métier, et Dufal rappelle d’ailleurs lui-même le projet pédagogique de Braudel. D’innombrables lecteurs ont été éveillés à l’intérêt pour l’histoire grâce aux volumes de Braudel, Duby, Le Goff et d’autres, ou encore Nora (« Les lieux de mémoires22 »), sans être atteints pour autant par les « ravages » prêtés ici à l’idée de civilisation. Se pourrait-il que l’insistance sur la civilisation et la « mémoire » soit due aussi à l’importance de la barbarie européenne au xxe siècle, aux guerres et aux camps dont toutes ces générations d’historiens furent les contemporains ? D’autre part, l’ethnocentrisme, l’identité, l’« Europe chrétienne », le parcours occidental dont la dénonciation, devenue un lieu commun, est omniprésente dans ce volume ont de multiples dimensions23, et ils ne peuvent pas être réduits par le seul discours et la seule pratique des sciences sociales, sauf à tomber dans l’historicisme et le scientisme.
Fallait-il allumer les contre-feux contre les thèses « ravageuses » de Gougenheim, au risque de faire de ce livre un succès de librairie et en se plaçant sur un terrain (les médias) fragile pour les chercheurs ? Sans doute. Mais c’était faire beaucoup d’honneur à ce livre24. En revanche, dans la critique de Braudel, même si Gougenheim se réfère à lui, le lecteur reconnaît l’écho de débats anciens et récents qui ont divisé les historiens. Il constate à quel point le « discours de Dakar » (de Nicolas Sarkozy ou d’Henri Guaino) ou l’« affaire Gougenheim » ont été le prétexte ou l’occasion non seulement pour vider une querelle intellectuelle plus large entre historiens, mais pour finalement revenir sur des passés qui ne passent pas, celui de la République avec ses colonies et celui de la République avec les religions (en particulier avec une religion : le catholicisme), et finalement sur une crise du présent, celle de la République laïque avec l’islam essentialisé. Le rappel, essentiel pour le coup, que l’islam a été et est toujours pluriel et que les citoyens d’origine musulmane sont très divers, n’empêche pas les universalisations sur « l’islam » de se faire et de se refaire. C’est sans doute une nécessité du débat politique démocratique.
Jean-Louis Schlegel
Coup de sonde
École et handicap. De l’intégration à l’inclusion scolaire
Les enseignements secondaires et supérieurs sont dits dans le marasme depuis leur démocratisation. Ni les réformes bureaucratiques du gouvernement sur fond de réduction drastique de postes, ni le sentiment d’assiégés de nombreux enseignants, ni les débats éculés entre pédagogie et républicanisme, entre appropriation et transmission ne pourront l’en sortir. Il est en revanche une question qui montre qu’il ne faut pas complètement désespérer des capacités d’une institution, l’Éducation nationale, à souhaiter inclure en son sein des élèves aux besoins éducatifs et médicaux particuliers, pour peu qu’elle reçoive une impulsion politique et législative ambitieuse et volontaire et une mobilisation suffisante des acteurs sociaux (syndicats, fédérations de parents d’élèves), c’est celle de la scolarisation des élèves en situation de handicap.
Le hors série sur l’inclusion scolaire dirigé par Hervé Benoit et Éric Plaisance de la Nouvelle Revue de l’adaptation et de la scolarisation, l’ouvrage d’Éric Plaisance, en particulier le quatrième chapitre, et le livret de la Cfdt abordent directement cette question, chacun à leur façon. Le livre d’Henri-Jacques Stiker est davantage une réflexion sur les transformations qui ont affecté la question du handicap depuis la loi du 30 juin 1975. Il est aussi un coup d’œil rétrospectif sur une quarantaine d’années de travail universitaire et de terrain puisqu’il participa à plusieurs missions d’étude ; l’auteur aborde l’école et la formation au fil des différentes approches du handicap qu’il propose.
Une familiarisation trop lente
La loi présentée par Simone Veil « en faveur des personnes handicapées » est contemporaine de la loi Haby sur le collège unique, deux lois inséparables et fondamentalement démocratiques et sociales. La loi de 1975 faisait de la scolarisation des enfants handicapés une obligation. L’État prenait désormais à sa charge les dépenses d’enseignement, auparavant financées par la Sécurité sociale sur le prix de journée dans les établissements du secteur médico-social. La loi ne parlait pas encore d’intégration ; elle posait toutefois le principe essentiel d’une scolarisation « de préférence dans le milieu ordinaire ». L’esprit était là, mais dans les faits, rien ne changeait, faute d’une mobilisation suffisante de l’institution et de la société.
Les choses changèrent un peu dans les écoles primaires à la fin des années 1980 sous l’effet, entre autres, de l’adoption d’une nouvelle classification internationale du handicap (Cih), élaborée par l’Oms en 1980 et adoptée par la France en 1989. Elle éclatait la notion confuse de handicap en trois niveaux – la déficience, l’incapacité et le désavantage – et révolutionnait l’approche du handicap, désormais perçu comme une « situation sociale de la personne confrontée à des normes de fonctionnement auxquelles elle ne peut répondre totalement dans le cadre de la vie quotidienne », résume Éric Plaisance. L’école était directement concernée par ce premier changement conceptuel : il fallait la rendre accessible aussi bien sur le plan matériel que des savoirs. Ce n’était pas aux élèves handicapés à s’adapter à l’école mais l’école à s’adapter à ces élèves.
Ce changement de paradigme inspira une série des mesures quand Lionel Jospin était le ministre de l’Éducation nationale. On commença alors à faire venir les moyens spécialisés à l’école élémentaire à travers deux dispositifs, les réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (Rased) créés en 1990 – le gouvernement Fillon entendait supprimer ces derniers – puis les classes d’intégration scolaire (Clis) en 1991 destinées à scolariser des élèves qui se trouvaient dans le secteur médico-social dans une classe spécifique au sein d’une école. L’intégration commença au primaire en raison d’une approche globale des enfants de la part des instituteurs. Mais à peu près rien ne se passait dans l’enseignement secondaire, encore moins dans le supérieur concluait, en 1999, le rapport Gossot25 qui faisait le bilan d’une dizaine d’années d’intégration. L’intégration reposait d’autant plus sur la bonne volonté des enseignants et des chefs d’établissements comme le soulignait le rapport Gossot que, faute d’une véritable institutionnalisation, l’accueil d’enfants en situation de handicap apparaissait à tort ou à raison comme une charge de travail supplémentaire, acceptée seulement par engagement personnel. L’action des inspecteurs de l’Éducation nationale de l’adaptation scolaire et du handicap (Ash) dépendait du bon vouloir des équipes pédagogiques. L’impulsion syndicale est un atout, quand elle se manifeste. Le Sgen Cfdt qui a participé à l’élaboration de la dernière grande loi de 2005 sur le sujet s’est engagé avec force dans son application : observatoires syndicaux d’examen de l’application des politiques éducatives dans ce domaine, suivi syndical des auxiliaires de vie scolaire (Avs)…
Une interrogation en retour sur l’école
Il fallait au début des années 2000 relancer la politique d’intégration des élèves handicapés dans l’école « ordinaire ». Cela donna une série de mesures – le plan Handiscol – destinées à permettre une scolarisation en milieu ordinaire dans la mesure du possible. Parmi ces innovations : la création des unités pédagogiques d’intégration (Upi) dans les collèges et lycées, un dispositif où l’on regroupe les élèves selon les besoins mais dont la classe ordinaire demeure la référence, la création de certifications professionnelles sur les enseignements adaptés, l’Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’éducation des jeunes handicapés et les enseignements adaptés (Ins Hea) de Suresnes a créé des formations professionnelles spécifiques. Mais les progrès vinrent aussi, comme le soulignent Éric Plaisance et Henri-Jacques Stiker, des parents, plus nombreux et plus pugnaces à exiger de l’école du quartier que non seulement elle scolarise leurs enfants comme la loi les y oblige mais qu’elle le fasse aussi dans des conditions favorables, grâce à l’aide apportée par des auxiliaires de vie scolaire (Avs), ce qui est souvent bien plus difficile à obtenir qu’un plan incliné pour les fauteuils désormais prévu par les architectes ou bien qu’un ordinateur portable.
Mais là encore, ces avancées résultaient aussi de la production de nouvelles « normes » internationales d’inspiration anglo-saxonne sur le plan conceptuel. Autant la classification de 1980 hypertrophiait les notions de déficience et d’incapacité, autant celle de l’Oms de 2001 met l’accent sur la santé de chacun dont le handicap n’est pas séparé et sur les interactions entre les fonctions organiques et les structures anatomiques, les activités et la participation à la vie sociale, qui dépendent de l’environnement dans lequel on vit. Le terme de handicap ne figure plus dans l’intitulé de la classification. Elle devient la classification internationale du fonctionnement (Cif) de la santé humaine.
Cette disparition n’est pas le fruit d’un politiquement correct. Avec la Cih et plus encore la Cif, on sort d’une approche fixiste du handicap et l’on entre dans une approche plus conceptuelle où le handicap est davantage une production sociale qu’une déficience ou une incapacité, le résultat des interactions entre la personne et l’environnement matériel, social, intellectuel. L’Union européenne joua enfin un rôle de premier plan dans ce changement de paradigme en adoptant plusieurs dispositions en faveur de l’égalité et contre les discriminations et se prononçait depuis la déclaration de Salamanque de 1994 pour l’intégration scolaire.
On retrouve ces acquis conceptuels dans la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Elle contient des avancées d’une grande portée : prestation de compensation des conséquences du handicap, mesures en faveur de l’accessibilité des lieux de vie, substitution d’une logique de services à une logique administrative en créant un guichet unique, la maison départementale des personnes handicapées (Mdph). L’éducation spéciale n’est plus dans la loi. Elle n’exclut pas pour autant que, selon leurs besoins particuliers, on puisse scolariser des élèves dans des établissements du secteur médico-social. La loi privilégie avec force l’inscription dans l’école ordinaire à proximité du domicile dans le cadre d’un projet personnalisé de scolarisation (Pps), si cela est nécessaire, qui définit le parcours de formation de l’élève au cours de sa scolarité et dont un professeur référent, en poste dans les inspections académiques, s’assure de la mise en œuvre. La démarche n’accorde donc plus sa préférence à une éducation spéciale mais à une éducation inclusive qui adapte l’environnement matériel ou intellectuel à des enfants ayant des « besoins éducatifs particuliers ».
Tout le problème est de savoir si ce que remarque Henri-Jacques Stiker au sujet de l’inclusion dans l’emploi, à savoir qu’elle est certainement contradictoire avec la seule valeur économique du travail de l’homo oeconomicus, ne s’applique pas aussi à l’école. L’inclusion scolaire est en effet incompatible avec les seules performances scolaires et par conséquent avec un système pensé et fonctionnant sur l’unique principe de la sélection, du scolaire de compétition et d’une course d’obstacles du primaire au supérieur. C’est la raison pour laquelle si l’inclusion scolaire inspire le législateur depuis 2005 et si elle est désormais une notion consensuelle au plan théorique, elle n’a pas en revanche une réalité suffisante pour les élèves. L’inclusion décroît au fur et à mesure, du primaire au supérieur, où la compétition augmente.
Promouvoir dans les faits l’inclusion scolaire, c’est donc refuser l’école de la compétition à tout prix. Il est d’ailleurs étonnant de constater que les uns et les autres se positionnant en faveur ou contre un quota d’élèves boursiers dans les classes préparatoires et les grandes écoles ne pensent même pas à se demander ce que sont devenus dans l’école les élèves en situation de handicap à cet âge. Ils ont tout simplement été exclus par le système car ils n’étaient pas assez compétitifs au plan scolaire. Après l’adoption de la loi du 11 février 2005 qui donne les outils essentiels, il y a tout à faire pour que l’inclusion scolaire devienne une réalité sociale.
Jean-Pierre Peyroulou
À propos de…
Henri-Jacques Stiker, les Métamorphoses du handicap de 1970 à nos jours, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Handicap, vieillissement, société », 2009.
Éric Plaisance, Autrement capables. École, emploi, société : pour l’inclusion des personnes handicapées, Paris, Autrement, coll. « Mutation », 2009.
L’Éducation inclusive en France et dans le monde, hors série de la Nouvelle Revue de l’adaptation et de la scolarisation, 2009.
Cfdt, « Petit » traité à l’usage des professionnels. Scolariser les enfants handicapés, Paris, Cfdt, 2009.
Librairie
Antonio Lobo Antunes, JE NE T’AI PAS VU HIER DANS BABYLONE, Paris, Christian Bourgois, 2009, 572 p., 28 €
Ce livre confirme la puissance narrative d’Antonio Lobo Antunes qui, en quelque seize romans, a su imposer son écriture décalée. Il y dévoile au plus près la fragilité humaine et explore un univers où les tourments obsessionnels d’âmes meurtries et les violences irrationnelles de la colonisation et de la dictature se répondent. Pendant une nuit d’insomnie, de minuit à cinq heures du matin, des voix racontent, en de longs monologues hachés, des bribes de vie marquées par des blessures intimes et par les agissements de la Pide, la police politique du régime Salazar. Antonio Lobo Antunes joue du contraste entre un récit en apparence très structuré – dans six chapitres correspondant chacun à une heure précise de la nuit, quatre personnages prennent la parole – et le foisonnement fragmenté des discours pour développer une méditation sur l’amour, sur l’absence, sur la mort, une rêverie sur l’acte d’écrire.
Antonio Lobo Antunes, né en 1942 dans les faubourgs de Lisbonne, a été élevé dans une famille cosmopolite de la grande bourgeoisie portugaise. Bien qu’attiré très jeune par la littérature – cloué au lit par la tuberculose entre quatre et sept ans, il affirme, dès qu’il sait lire, vouloir devenir écrivain –, il se conforme à la volonté familiale, entreprend avec succès des études de médecine et se spécialise en psychiatrie. Ce choix le conduit à exercer en tant que médecin pendant la guerre d’Angola de 1971 à 1973 puis comme psychiatre à l’hôpital Miguel Bombarda.
Ses premiers livres, largement autobiographiques, Mémoires d’éléphant26, le Cul de Judas27 et Connaissance de l’Enfer28 témoignent de ces expériences traumatisantes qui le confrontent à l’horreur de la guerre et aux dérives du système médical. Sa vraie carrière littéraire commence en 1982 avec la parution de l’Explication des oiseaux29, texte qui suit jusqu’à son suicide un homme brisé et torturé par son passé. À partir de 1985, il se consacre exclusivement à l’écriture et, couronné de nombreux prix littéraires, prix Union latine de littératures romanes en 2003, prix Jérusalem en 2005 ou prix Camoes en 2007, rencontre un réel succès populaire dans son pays comme à l’étranger.
Dans Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone, on retrouve les leitmotive de l’œuvre d’Antonio Lobo Antunes – langue incisive, regard acéré sur la société portugaise, opposition à la colonisation et à la politique de Salazar, empathie pour les victimes, analyse minutieuse des sentiments – sous une forme exacerbée, ce qui en fait le plus difficile, le plus sombre, le plus abouti aussi de ses écrits.
L’acuité du décryptage psychologique, la pertinence du contexte social et politique, la critique de la dictature, la banalisation de la cruauté ne doivent pas inciter à une approche intellectuelle du texte. L’histoire en elle-même importe peu, la cohérence dans le rappel des événements reste secondaire : les trois personnages qui s’expriment à toutes les heures de la nuit (la garde-malade Ana Emilia, épouse d’un policier assassiné ; l’Homme, un officier de police tortionnaire ; Alice, son épouse) et le dernier intervenant de chaque séquence (successivement le père d’Alice, riche propriétaire terrien ; Lurdes, une consœur infirmière d’Alice ; la sœur de l’Homme ; un collègue de l’Homme ; le mari d’Ana Emilia et enfin sa fille) soliloquent sur leur vie tout en tournant autour d’un même épisode, vieux de plusieurs décennies, l’assassinat du mari d’Ana Emilia, orchestré par l’Homme. Cette narration complexe et entrecroisée alimente le registre émotionnel et affectif dans lequel Antonio Lobo Antunes s’inscrit résolument.
Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone est avant tout un livre envoûtant qui entraîne chaque lecteur dans un voyage identitaire risqué, le confronte avec délicatesse à ses propres faiblesses, à ses manques et l’invite à regarder au plus profond de son être.
Une mélopée mystérieuse se glisse dans le récit, envahissant la solitude infinie des protagonistes et leur incapacité à nommer leur mal-être existentiel. Elle résonne comme un appel à plus de sincérité dans les rapports entre individus, à plus de dignité dans le comportement humain. Les protagonistes ignorent la similarité de leurs blessures et restent prostrés dans leur indifférence au chagrin d’autrui. Alice est désespérée d’avoir avorté ; l’Homme ne s’est jamais remis de la mort de sa mère ; Lurdes a été violée. Ils ne dialoguent jamais alors que la redondance des plaintes, les ruptures dans le fil des monologues et leur reprise par d’autres voix parlent ensemble du manque d’amour parental ou du recours à la cruauté comme succédané des carences affectives.
Le silence habite le texte, dans les blancs, les parenthèses, les points de suspension dispersés au fil des pages. Un sentiment d’accablement naît de la répétition éprouvante de séquences inlassablement évoquées : la colère désespérée d’Alice quand les amies d’un père qui ne l’a pas reconnue se moquent de sa filiation, le désarroi d’Ana confrontée au suicide de sa fille. Les confessions nocturnes renvoient à une prise de conscience de l’absence, à une angoisse de mort.
La mise à nu de cette vulnérabilité humaine encourage d’autres aveux indicibles. Antonio Lobo Antunes fait de la nuit de ses héros la nuit de chacun et commue le recours à l’écriture en un acte de résistance contre la mort. La posture du romancier s’inscrit au cœur d’un texte qui échappe à toute classification.
Antonio Lobo Antunes crée le doute sur celui qui parle réellement dans le texte : s’agit-il de ces voix distinctes qui commentent parfois ce qu’elles viennent d’écrire ou d’une voix unique, celle de l’auteure fictionnelle qui se révèle dans la seconde partie de la cinquième heure, ou bien encore celle d’Antonio Lobo Antunes lui-même qui s’interpelle : « Antonio30 » et précise même :
Je m’appelle Antonio Lobo Antunes, je suis né à Sao Sebastiao da Pedreira et je suis en train d’écrire un livre31 ?
Antonio Lobo Antunes cherche à traduire en sons ce qui existait avant les mots et s’aide de métaphores, d’harmonies poétiques, de procédés musicaux pour insuffler le goût de la vérité.
La réitération de phrases « il t’a donné de l’argent au moins32 », « il vaut mieux que vous n’insistiez pas aujourd’hui33 », l’ânonnement d’onomatopées comme « crôa, crôa34 » par plusieurs personnages à des heures différentes de la nuit traduisent une volonté obstinée de trouver l’expression juste. La dominante esthétique des digressions sur une nature belle et généreuse dans le contexte sombre et désespéré où Antonio Lobo Antunes les glisse, accentue a contrario l’expression difficile des doutes lancinants qui égarent les héros. Les paroles se déversent pour permettre à ces êtres meurtris d’affirmer leur existence, d’inscrire une trace lisible, de connaître à défaut du bonheur une forme d’apaisement. Elles ne font que les renvoyer à leur solitude, à leurs obsessions, à leur condition de mortels sans prise réelle sur leur destin. La fiction se heurte à une impuissance comparable, s’obstinant à dire sans jamais parvenir à nommer.
Au fur et à mesure que les heures s’écoulent, qu’une aube sinistre se profile, l’étau se resserre. La sortie de la nuit se confond avec le moment de l’exécution des condamnés, avec l’expulsion du ventre maternel, avec aussi la fin d’un roman. Les personnages se demandent ce qu’ils vont devenir une fois le livre achevé, s’ils vont disparaître, s’ils sont définitivement condamnés ou s’ils pourront exister ailleurs, autrement, dans la conscience des lecteurs peut-être ou dans la mémoire de l’auteur s’il ne les oublie pas.
Antonio Lobo Antunes invente une écriture qui ne fait plus de distinction entre l’écrivain, les personnages du roman et les lecteurs. Il confond leurs faiblesses, leurs désespoirs, leurs luttes souvent vaines et conclut : « Ce que j’écris peut se lire dans le noir35. »
Sylvie Bressler
Éric Maurin, LA PEUR DU DÉCLASSEMENT. Une sociologie des récessions, Paris, La République des idées/ Le Seuil, 2009, 96 p., 10, 50 €
Les Français, dans leur majorité, estiment que leur situation va se détériorer dans les années qui viennent. Un tel niveau de pessimisme est inédit. Certes, aujourd’hui comme par le passé, en France comme à l’étranger, le chômage de longue durée distille, bien au-delà des exclus ou des salariés fragilisés, une anxiété paralysante dans l’ensemble de la société. Mais la France se distingue par son incapacité à faire des choix collectifs justes et efficaces pour redonner des perspectives à l’ensemble des salariés et rompre avec un pessimisme démesuré et des emballements politiques dommageables. Pour éclairer cette nouvelle « exception française », Éric Maurin développe une argumentation en deux temps. Dans la suite de ses travaux sur la Nouvelle question scolaire36, il montre, toujours chiffres à l’appui, que l’école, à l’encontre des refrains sur l’échec de la démocratisation scolaire, reste le meilleur moyen de progression sociale. Le diplôme, malgré la massification scolaire et une relative déqualification à l’embauche, reste protecteur contre le chômage et détermine même toujours plus fortement les trajectoires professionnelles. Mieux : c’est pour les classes populaires qui jouent le jeu de la formation initiale que cet effet est le plus marqué. On a bien tort, en conclut-il, de rejeter sur l’école la responsabilité du sentiment de « récession » : on ne peut expliquer le pessimisme français par l’écart qui existerait entre la promesse d’émancipation lancée par l’école et l’atonie de notre économie qui relègue à des emplois toujours plus déqualifiés ceux qui ont cru pouvoir aspirer à des professions valorisantes. En réalité, faire des études reste un pari individuel et collectif efficace et, tout bien considéré, le seul raisonnable.
Mais comment expliquer alors cette impression si prégnante de récession ? N’est-ce pas parce que nous sommes fondamentalement une société de statut, au fond « risquophobe » et bloquée, pour laquelle toute évolution professionnelle serait anxiogène ? Là encore, dans le deuxième temps de son argumentation, l’auteur confronte ce type d’idée générale avec une approche plus fine des dispositifs existant dans le monde du travail. En revenant sur la dualité bien connue de notre marché du travail entre salariés exposés et salariés protégés, il souligne que le comble du paradoxe français réside dans le constat selon lequel les plus protégés sont aussi les plus angoissés à l’idée de perdre leur travail. On peut en conclure que la demande de protection est insatiable… ou, plus finement, que le statut n’est pas vraiment en jeu dans ce débat. Auquel cas, la remise en cause du modèle social français ne serait pas le fin mot de la réforme… On peut en effet considérer que l’inquiétude des salariés protégés n’est pas irrationnelle : ce n’est pas tant la perte d’emploi qui fait peur que la difficulté d’en retrouver un si l’on perd le sien. Est finalement perçu comme protecteur un système qui soutient le chômeur, au besoin dans la longue durée, pour qu’il retrouve un emploi, et non un discours qui oppose insiders et outsiders, statut et flexibilité, garanties et initiatives, et qui « incite » à reprendre le premier job venu. La « peur du déclassement », tout excessive qu’elle soit, n’est donc pas à considérer comme une illusion sociale qu’on pourrait dissiper par une quelconque mesure symbolique ou l’affichage d’un volontarisme public. On peut la décrypter comme la prise de conscience, commune à tous les salariés, du décalage qui s’est installé entre une exigence de mobilité qui suppose de faciliter des parcours et des protections réparatrices qui ne traitent que des situations établies. On en revient, en somme, à la nécessité d’organiser la mobilité, de l’école à l’emploi, d’un emploi à un autre, en prenant en compte des parcours et non des positions et en organisant une protection qui, plus qu’elle ne compense les accidents, accompagne les changements et permette de se projeter dans l’avenir.
Marc-Olivier Padis
Denis Pingaud, L’EFFET BESANCENOT, Paris, Le Seuil, 2008, 153 p., 16 €
Spécialiste des enquêtes d’opinion et fin connaisseur de l’extrême gauche, l’auteur ne propose ici ni un portrait ni une biographie d’Olivier Besancenot mais s’interroge sur l’impact de l’ascension politique de Besancenot sur l’ensemble de la gauche. Celle-ci a été particulièrement rapide puisque cet homme jeune (35 ans), militant formé à l’école de la Ligue communiste révolutionnaire (Lcr), s’est imposé dans le paysage politique français depuis sa candidature à l’élection présidentielle de 2002 où son score devançait celui des autres candidats d’extrême gauche (Arlette Laguiller, José Bové, Marie-George Buffet). S’il s’est installé si vite au premier plan de l’actualité politique, c’est, pour l’auteur, parce qu’il est arrivé au bon moment et qu’il « sait y faire ». Il a transformé un discours trotskiste devenu inaudible en une dénonciation systématique du capitalisme, porté par un contexte de montée des inégalités, de progression du chômage, de malaise au travail et, récemment, de crise financière spectaculaire. Il est en outre particulièrement à l’aise dans les médias, auxquels convient bien son discours ajusté, répétitif en même temps qu’accessible à son électorat jeune et populaire sur la nécessité de « changer le monde ». Il ne manque jamais une occasion de critiquer le gouvernement actuel et le président au point d’apparaître aux yeux de l’opinion comme le « meilleur opposant » à Nicolas Sarkozy, aidé en cela par l’aphasie des socialistes préoccupés de leurs échéances internes.
Il a su se créer un personnage, celui du facteur sympathique, en jean et baskets, proche des « gens d’en bas », diplômé (licence d’histoire) mais « sur le terrain », apparaissant auprès des « travailleurs en lutte » lors des grèves et des manifestations. Levé à 6 heures du matin pour un salaire modeste (il n’hésite jamais à montrer sa feuille de paye de temps partiel à 70 %), il ne bénéficie pas des facilités des élus ni des chefs de partis et cultive son image « proche des gens » qui remplace l’ancienne culture ouvriériste de son parti. À l’opposé de l’ancien modèle trotskiste de dévouement complet au parti, il revendique aussi une part de vie privée préservée de l’engagement politique. Cette évolution se marque finalement par la création d’un vrai parti, le Nouveau parti anticapitaliste (Npa) qui peut modifier, peut-être de manière significative, la donne politique à gauche. La revendication d’indépendance, elle, reste dans la ligne du refus de la prise de responsabilité politique et de la négociation ou de l’accord avec le parti socialiste, toutes tendances confondues. Cet isolationnisme fait office de feuille de route, et l’attente du « Grand soir » de stratégie. Mais la référence révolutionnaire apparaît bien abstraite et détachée de références historiques : « Je ne suis ni trotskiste, ni guévariste, ni luxembourgiste, je suis révolutionnaire (ou révolté ?). Et la révolution, il faut la réinventer car aucune expérience révolutionnaire n’a abouti. » Il serait plus exact de dire que la plupart se sont achevées en caricatures sanglantes. Reste que le Npa connaît, lui aussi, des divergences internes que Besancenot aura peut-être du mal à gérer, même s’il sait s’imposer pour le moment comme le patron, par exemple en nouant des contacts avec ses semblables internationaux.
Monique Seyler
Catherine Simon, LES ANNÉES PIEDS-ROUGES., Des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969), Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2009, 285 p., 22 €
Autant les témoignages de combattants de « la Guerre de Libération » algérienne abondent, autant ceux de la période de création du nouvel État dans les années 1960 sont rares. Qu’ils aient participé à la construction du nouvel État ou qu’ils aient combattu la manière dont il se façonna, les acteurs de cette période se taisent. Les récits s’arrêtent à l’indépendance en 1962. Quant aux études historiques sur ces années-là, écrites par des Algériens, elles sont encore plus rares.
Ce n’est pas par amnésie que cette histoire-là flanche, c’est par aphasie. L’enfantement d’un pouvoir autoritaire par le Fln-Aln a produit des lésions irréversibles qui empêchent les acteurs des événements de parler et d’écrire.
L’été 1962 fut en effet celui de l’indépendance mais aussi celui d’un coup de force de l’armée des frontières, dirigée par Boumediene et dont la tête d’affiche était Ben Bella contre le Gouvernement provisoire de la République algérienne et contre plusieurs wilayas de l’intérieur. Comment en effet concevoir qu’une guerre de libération nationale engendre un régime fondé sur l’arbitraire des rapports de force ? Le fait de savoir que c’est à peu près consubstantiel à la dynamique révolutionnaire et guerrière ne rendit pas moins aphasiques les Algériens concernés. Quant aux Français qui partirent construire l’Algérie nouvelle, socialiste et arabiste, de Ben Bella et Boumediene, la plupart déchantèrent. Si les aphasiques se taisent, les déchantés parlent pour peu qu’on les questionne.
C’est ce qu’a fait l’ancienne correspondante du Monde à Alger jusqu’en 1991, Catherine Simon. De ces Français, que l’on appela les « pieds-rouges » par opposition aux pieds-noirs, qui participèrent à l’aventure algérienne et qu’il faut distinguer des coopérants, elle fait le récit de 1962, quand tous espèrent une Algérie juste et heureuse, jusqu’aux « désenchantements » quand s’éteignent les lampions du festival panafricain d’Alger en 1969, l’un des derniers grands moments d’ouverture de l’Algérie sur une partie du monde dominé et qui correspond en effet, plus ou moins, à leur départ.
À travers leurs récits, Catherine Simon fait par touches successives une histoire de l’Algérie de Ben Bella et des débuts de Boumediene. Dans cette histoire encore ouverte, on trouve des anciens porteurs de valise qui avaient aidé le Fln pendant la guerre. On rencontre des trotskistes séduits par l’autogestion de Ben Bella, plutôt du courant pabliste, voyant dans l’Algérie l’une des avant-gardes de la révolution mondiale et un terrain de choix pour appliquer les politiques socialistes. Leur rôle, à proximité des sphères du pouvoir benbelliste, fut d’ailleurs assez conséquent dans l’autogestion. On croise forcément les militants anticoloniaux, marxisants tiers-mondistes de l’époque qu’aucune véritable idéologie ne structure et dont le journal Révolution africaine est le principal lieu d’expression. Le jeune Gérard Chaliand, qui fit un bout de chemin avec Esprit à la fin des années 1970, dirigea Révolution africaine de 1962 à 1964. On rencontre aussi des chrétiens de gauche. Ce furent certainement les plus lucides sur cette société en formation. Ils la regardaient fraternellement mais sans la déformation de l’idéologie, ne considéraient pas l’islam comme une « superstructure » désuète ou un folklore destiné à disparaître ; enfin, ils côtoyaient la société bien plus en profondeur que les marxistes installés à Alger, en particulier les paysans, et parfois en parlaient la langue. Leur anticolonialisme en remontrait d’ailleurs à bien des marxistes. L’anthropologue arabisant Gilbert Grandguillaume, qu’évoque Catherine Simon, devenu par la suite proche d’Esprit, fit partie de ces chrétiens anticolonialistes. Il enseigna l’arabe et se tint toujours éloigné du pouvoir.
Il serait facile de jeter après coup un regard sévère sur l’engagement des « pieds-rouges » et se demander comment de jeunes hommes et de jeunes femmes ont à ce point été aveugles sur la nature du pouvoir qui s’établissait devant eux en Algérie après 1962, son autoritarisme, sa bureaucratie, sa violence, sa corruption, mais aussi sur la société algérienne elle-même, son unanimisme, son conservatisme patriarcal, la profondeur de son imprégnation par l’islam. Certains d’entre eux, marxistes en butte aux arabo-islamistes du Fln, furent parfois arrêtés, torturés par la Sécurité militaire algérienne ou des nervis du pouvoir et parfois même avant 1962, comme le cinéaste René Vautier, sans que leur foi dans l’Algérie nouvelle n’en pâtisse. Et combien rentrèrent en France à la fin des années 1960, amers et épuisés ! Mais voilà : de l’Asie à l’Afrique, le tiers-mondisme et l’anti-impérialisme étaient des dynamiques trop fortes dans les années 1960 pour que de jeunes gens idéalistes, détestant la grisaille gaulliste, puissent refuser une liqueur aussi puissante que celle que constituait le mélange d’un communisme de pauvre et d’un nationalisme anticolonial, et pour refuser de partir en mission dans cette Algérie, nouvelle et solaire et qui avait si bravement combattu le colonialisme français.
L’histoire ne manque pas de paradoxes. Les pieds-rouges marxisants poursuivirent en Algérie l’œuvre missionnaire que l’Europe avait commencée, il y a plusieurs siècles. La doctrine avait changé. Ils apportaient avec eux les dernières métamorphoses de la révolution internationale qu’étaient le tiers-mondisme et l’anti-impérialisme, rehaussés par la science. L’Algérie des pieds-rouges, ce n’était pas « les soviets plus l’électricité », mais « l’autogestion paysanne plus l’électricité » et la fraternité. Catherine Simon fait parfaitement vivre cette chaleur des rapports humains entre ces jeunes gens, « pieds-rouges » et jeunes Algérois. Quant aux coopérants, ils entrèrent en scène plus tard, poursuivant dans l’Algérie indépendante le développement que l’État colonial avait commencé à mettre en œuvre après la Seconde Guerre mondiale puis auquel Boumediene donna sa tournure avec les nationalisations à partir de 1971. Après quelques expériences autogestionnaires sous Ben Bella, après « le redressement révolutionnaire » de Boumediene en 1965, après l’extinction des lucioles du festival panafricain d’Alger de 1969, on pouvait remettre ces « pieds-rouges », doctrinaires un peu trop modernistes, dans l’avion pour Paris ou le bateau pour Marseille, comme on avait fait en 1962 avec les « pieds-noirs », pensaient les arabo-islamistes du Fln. C’est ce qu’ils firent. Le développement à la Boumediene pouvait commencer : gaz et pétrole nationalisés dont les revenus devaient financer un développement industriel à marche forcée et catastrophique pour l’agriculture, dépendance alimentaire, fondamentalisme d’État, autoritarisme et arbitraire. Et dans les années 1980, au cours desquelles le développement économique et social s’inversa, l’Algérie vogue vers la guerre des années 1990.
Catherine Simon, qui connaît bien l’Algérie, évite de conclure. Vers 1969, quatre années après le coup d’État de Boumediene, l’Algérie n’avait pas complètement à rougir de son bilan dans le contexte d’explosion de sa démographie et d’improvisation d’un nouvel État : le nombre d’enfants scolarisés était multiplié par trois en huit ans, l’autosuffisance alimentaire atteignait 70 % (contre 30 % vers 1980), l’Algérie était encore l’un des phares du tiers-monde non aligné et certainement le pays arabe le plus ouvert sur le monde. Catherine Simon rappelle qu’on y regardait jusque dans les campagnes tous les cinémas. Aujourd’hui, toutes les salles ont à peu près fermé ; on ne croise des étrangers que dans les grands hôtels et à Hassi Messaoud. Qui l’aurait pensé en 1969 ? L’histoire n’est pas une bobine qu’on déroule.
Jean-Pierre Peyroulou
Harald Welzer, LES GUERRES DU CLIMAT. Pourquoi on tue au xxie siècle, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 362 p., 24, 50 €
Le livre de Harald Welzer se distingue radicalement de la littérature existante sur les effets géopolitiques du réchauffement climatique (détérioration des conditions de vie provoquant vagues de réfugiés, migrations massives, guerres pour l’accès aux ressources, etc.). Si ces phénomènes constituent bien la matière de base du livre, son objectif n’est pas de décliner des scénarios sur les guerres de demain, mais d’attirer l’attention sur l’avenir de la violence de masse dans le contexte d’une dégradation écologique généralisée. Sa réflexion se fonde sur l’analyse de situations contemporaines (Rwanda, ex-Yougoslavie, Darfour) ou du proche passé (Allemagne nazie), en tant que processus sociaux. Elle est celle d’un anthropologue venu de la psychologie sociale, dont le livre précédent portait sur les mutations mentales qui ont rendu possible, dans l’Allemagne hitlérienne, l’acceptation de l’exclusion puis de l’extermination des juifs.
Pour Welzer, le changement climatique aggravera les déséquilibres existant entre États et au sein de nombreuses sociétés, à un point tel que des groupes humains, sous la pression de modifications rapides de leur environnement, en viendront à adopter des solutions extrêmes (relégations de masse, épurations ethniques, génocides) à des problèmes, fantasmés ou réels, perçus comme des menaces pour leur existence (pression migratoire, raréfaction des ressources) : des êtres humains considérés comme superflus mourront en grand nombre. Welzer, instruit par le caractère systématique et organisé de l’extermination des juifs, souligne que les génocides contemporains s’inscrivent du point de vue de leurs auteurs dans des cadres de signification cohérents, et ne peuvent donc être relégués hors du champ de notre conscience comme des accidents. Il voit dans leur possibilité l’élément central du « scénario global qui ébranlera au xxie siècle la configuration générale des sociétés ».
C’est sur ce phénomène, de nature sociale et psychologique, que se situe le cœur de son raisonnement : la violence de masse est toujours une option possible pour les sociétés, nous dit-il, et elle peut être mise en œuvre de manière inattendue et rapide, du fait d’une adhésion collective qui n’aurait pas été imaginable quelques années plus tôt, avant que ne se mette subrepticement en place une nouvelle normalité. C’est le phénomène des shifting baselines, le décalage des cadres de référence mentaux mis en lumière dans ses travaux sur la transformation d’Allemands ordinaires en agents d’extermination et constaté ailleurs, du Rwanda à la Bosnie. Ce phénomène a selon lui un envers : l’inertie de la perception à l’égard des processus de changement, liée au fait que les hommes, bornés par des échelles de temps limitées, « enregistrent les changements brutaux de leur univers et non les changements insidieux ». À quoi se rattache l’incapacité d’apprécier les dangers réels à leur juste mesure et d’y réagir. Cette « indifférence à l’apocalypse » est le motif de base du pessimisme de Welzer, et en constitue un des éléments les plus originaux.
Le pessimisme de Welzer s’inscrit aussi de manière plus classique dans une critique de l’Occident comme système prédateur global : l’exploitation effrénée des ressources naturelles qui le caractérise est doublement belligène, car non seulement elle induit de nombreuses situations d’injustice à travers une ponction qui s’effectue toujours au détriment d’une partie de l’humanité, mais elle les aggrave à travers les dégradations écologiques, fort inégalement réparties, qu’elle provoque. Les États ou communautés les plus atteints seront les moins bien équipés pour résister, et seront la proie de violences de tous types, ainsi que le montre aujourd’hui le cas du Darfour. Sur cet aspect, un des points forts du livre est la mise en perspective des formes de violence promises à un grand développement par la conjonction de la dégradation écologique, de l’effondrement social, de la faiblesse de la régulation politique : tueries préventives, purifications ethniques, économies de guerre parasitaire, guerres permanentes infra-étatiques plus ou moins tolérées par le système international, etc. L’augmentation massive du nombre de réfugiés et de migrants sera à l’échelle planétaire une conséquence majeure de ces catastrophes sociales et écologiques.
Pour que la critique soit complète, Welzer rappelle que les violences de masse sont un aspect des processus de modernisation (massacres coloniaux, création d’États ethniquement homogènes, etc.), et que nos sociétés démocratiques délèguent aujourd’hui à leurs périphéries l’exercice de certaines formes de violence indirecte, notamment pour contenir migrants et réfugiés. Le sort des 200 millions de réfugiés climatiques annoncés pour 2050 est à considérer dans cette perspective, celle de la mise en place de vastes dispositifs de police antimigratoire, que préfigurent pour l’Union européenne l’agence Frontex et les projets de camps de regroupement de migrants dans les pays du voisinage. Ces politiques sont pour Welzer le corollaire de l’acceptation par nos sociétés d’une situation qui fait de la violence, dans d’autres sociétés humaines, la condition d’existence centrale des gens qui y vivent : autre visage de l’asymétrie qui caractérise selon lui l’histoire du monde depuis 250 ans et continue de nourrir une contre-histoire de l’Occident des Lumières.
D’où l’interrogation peut-être excessive sur laquelle s’achève le livre : l’actuel système de civilisation pourra-til relever le défi de la survie de l’espèce humaine ? Pour Welzer, l’énormité du dérèglement annoncé, le « plus vaste changement de conditions de vie jamais enregistré », pourrait provoquer des catastrophes sociales d’une ampleur insoupçonnée, comme si nous n’avions pas tiré toutes les leçons des désastres du xxe siècle. Catastrophisme outrancier ? Ce qui n’est pas discutable, c’est que l’hypothèse de Welzer a été vérifiée dans nombre de situations, du Darfour au Rwanda : il ne fait que la pousser à bout à l’échelle du changement en cours. Autre argument : le caractère non linéaire des processus de changement, maintes fois observé, renforcé dans le cas d’espèce par l’accumulation de paramètres de toutes catégories – géophysiques, sociaux, économiques, psychologiques – fait peser une inconnue considérable sur les scénarios d’évolution de la civilisation. Pour autant, imprévisibilité ne signifie pas fatalité. L’écriture même de ce livre, dont la dimension fortement propitiatoire est revendiquée par l’auteur, est sous-tendue par l’espoir que la logique du pire peut être désamorcée.
Sans illusion sur les pratiques individuelles de l’écologiquement correct, ou sur les espoirs autorisés par les progrès de la gouvernance mondiale, Welzer plaide pour un projet de « bonne société » fondé sur des pratiques de participation et d’engagement, et dont le fonctionnement politique garantirait le caractère réversible des décisions stratégiques engageant l’avenir. Il donne en exemple quelques bonnes pratiques qui, en augmentant le degré de participation et de confiance, peuvent rendre les sociétés plus à même de faire face aux menaces globales : ainsi l’investissement dans des équipements énergétiques au bénéfice des générations futures en Norvège, la garantie d’accès gratuit pour tous à l’internet en Estonie, etc. Un tel projet procède, insiste-t-il, d’un impératif moral et intellectuel : recentrer notre pensée politique sur les « conditions de survie d’autrui » et élaborer une réponse de nature culturelle à l’ampleur du défi. Ce qui exige de l’analyser dans tous ses aspects, notamment sociaux, ce qui est une question de stratégie scientifique, et de donner à l’action une échelle de temps compatible avec le caractère transgénérationnel de l’enjeu, question hautement politique puisqu’il s’agirait d’imaginer des institutions, à peine évoquées dans le livre, destinées à garantir une sorte de représentation des générations futures.
On pourrait interroger Welzer sur son accent catastrophiste, sa rhétorique antioccidentale, voire le caractère très général de sa proposition politique. On peut aussi déplorer les détours, répétitions et quelques ruptures de style qui alourdissent parfois son propos. Mais cela n’ôte rien à l’essentiel : l’alarmisme documenté et, au fond, raisonnable, qui en fait un livre novateur et utile. Pour la première fois, le changement climatique est traité comme phénomène social, et comme accélérateur potentiel de dynamiques collectives génératrices de violences extrêmes, encore insuffisamment analysées ; il est placé dans le champ d’une histoire globale dominée par le modèle occidental, et d’une géographie humaine marquée par des contextes de sens spécifiques.
Il apparaît finalement que la réflexion de Welzer, qui apporte un éclairage précieux à la compréhension de la mondialisation, ne se suffit pas à elle-même. Elle ne vaudra pleinement que lorsqu’elle sera croisée à d’autres approches sur les dérèglements de l’écosystème, la sociologie de la mondialisation, les bénéfices de celle-ci sur les niveaux de vie, l’évolution des dispositifs de production, les pratiques environnementales des cultures non occidentales, la mutation des systèmes de sécurité, etc. Elle montre l’intérêt vital d’une approche transversale, centrée sur les comportements, et la nécessité d’un renforcement des sciences humaines dans les dispositifs d’analyse et de prévention des risques globaux. Enfin l’idée de « bonne société », pragmatique et non utopique, réintroduit opportunément, dans la réflexion sur le global et avec un certain sens de l’urgence, pratiques collectives et expérimentations sociales.
Bruno Aubert
Mohamed Benrabah, DEVENIR LANGUE DOMINANTE MONDIALE. Un défi pour l’arabe, Genève/Paris, Librairie Droz, 2009, 304 p., 32 €
Dans des publications antérieures, Mohamed Benrabah37 s’est intéressé à la question de la langue arabe en Algérie, notamment à la distance entre la langue arabe dite classique et la langue parlée par la population, comme c’est le cas dans tous les pays arabes. Dans cet ouvrage, il engage une réflexion sur l’avenir de la langue arabe dans le contexte mondial. Le point de départ en est une étude du British Council qui établit des projections pour 2050 sur le statut respectif des langues mondiales ; à cette date, cinq langues seraient dominantes : le chinois, le hindi, l’anglais, l’espagnol et l’arabe. La promotion de l’arabe à cette place pose toutefois des questions auxquelles l’auteur cherche une réponse.
À quelles conditions une langue devient-elle dominante ? Prenant l’exemple de l’anglais dans la phase actuelle, l’auteur remarque que, au-delà du bénéfice de positions économiques et politiques dominantes, cette langue s’est engagée dans un processus de désethnisation qui la rend moins marquée et qui fait qu’elle n’est perçue comme la propriété ni d’un groupe ethnique, ni d’une religion, ni d’une idéologie quelconque : ce faisant, elle se distingue de la politique de la francophonie, où la langue française reste très identifiée à la France. Ce caractère ouvert de la langue anglaise lui confère une flexibilité et une adaptabilité à des contextes culturels divers, ce qui fait d’elle une langue apprise actuellement par près de deux milliards de personnes.
Par comparaison, quelles sont les chances de rayonnement de la langue arabe ? L’auteur passe d’abord en revue des données quantitatives dans les domaines politique, économique, numérique et religieux susceptibles de lui conférer un certain poids. Les vingt-cinq États arabes qui ont adopté cette langue comme langue officielle lui ont conféré ce statut en fonction d’une idéologie religieuse, de son rapport à l’islam. La puissance économique de l’arabe place cette langue au 8e rang mondial. L’économie reposant principalement sur la vente de pétrole ne suscite pas auprès des acheteurs un besoin d’apprendre cette langue. De plus, cette richesse mal répartie fait du monde arabe un continent où la pauvreté demeure endémique. Sous l’aspect démographique, le nombre de locuteurs placerait l’arabe au 6e rang mondial.
Une réflexion qualitative fait apparaître les problèmes. Le premier est la dualité linguistique de l’arabophonie. Tous les pays arabes parlent dans leur usage quotidien une langue dite locale, de statut oral, qui diffère d’un pays à l’autre. Ces langues locales s’opposent à la langue arabe dite classique, ou internationale, qui se fonde sur son lien primordial avec l’islam. Or cette langue, qui est la langue officielle de tous les États arabes, souffre d’une rigidité liée à son statut de langue religieuse et à l’utilisation politique qu’en font les pouvoirs dans une région fermée à la démocratie, comme le montre l’étude récente de Mustapha Safouan38. Ce handicap pèse sur le pouvoir culturel qui serait le soubassement de l’expansion de la langue arabe. Un développement humain insuffisant entraîne la faiblesse de la production de savoir en langue arabe, elle-même reliée à la faiblesse de la traduction et au manque d’ouverture sur le monde extérieur. La rigidité de la langue classique, opposée à la vitalité des langues locales, contribue à cet enfermement culturel.
Des facteurs d’évolution se manifestent dans la période actuelle. Le développement des médias utilisant la langue arabe classique pour des usages modernes provoque un certain assouplissement. La pratique de l’internet nécessite une écriture de l’arabe qui n’en respecte pas les critères académiques. La solution passerait pour l’auteur, au point de vue linguistique, par la reconnaissance des langues locales – en fait nationales – dans leur statut réel qui serait consacré par leur passage à l’écrit. Cette situation, bien que pratiquement réalisée dans certains pays tels que l’Égypte, est pourtant toujours officiellement condamnée comme attentatoire à l’unité du monde arabe. Cette évolution serait facilitée par la rupture du lien entre islam et langue arabe, étant donné que la majorité du monde musulman actuellement n’est pas arabophone (hormis les usages religieux).
Si une évolution de la situation est en cours, elle s’opère lentement, au milieu de fortes résistances politiques et religieuses. Elle n’est pas favorisée par l’avènement de mouvements islamistes qui entretiennent dans l’opinion une mentalité obsidionale. Si la tonalité générale du livre est plutôt pessimiste, il montre bien la voie qui permettrait à la langue arabe d’occuper à l’avenir une place importante dans la mondialisation linguistique et culturelle.
Gilbert Grandguillaume
Roderick Macfarquhar et Michael Schoenhals, LA DERNIÈRE RÉVOLUTION, DE MAO. Histoire de la Révolution culturelle. 1966-1976, Paris, Gallimard, 2009, 808 p., 35 €
« Révolution culturelle » : le nom s’est imposé. Il n’a pourtant jamais correspondu à l’événement. Elle fut d’abord et avant tout un coup de force politique mené par Mao contre ses adversaires prétendument révisionnistes (1966-1969) suivi d’une lutte des factions en vue de la succession du Grand Timonier (1969-1976). Roderick Macfarquhar et Michael Schoenhals retracent dans une somme impressionnante et un luxe de détails l’histoire de ces dix années noires. Le choix d’une histoire politique, totalement justifié pour saisir les stratégies, revirements et intrigues au sein du Pcc, ne permet cependant pas d’appréhender le traumatisme provoqué par ce cataclysme. Certes, les dimensions sociales et culturelles, qui ne sont ici qu’entraperçues, auraient alourdi un ouvrage déjà dense mais elles demeurent des analyses indispensables pour qui tente de comprendre le quoi de la Révolution culturelle ainsi que le pourquoi de la Chine aujourd’hui.
Le travail des deux sinologues est néanmoins un formidable panorama des arcanes du pouvoir communiste. L’étude minutieuse des rapports de force entre les différentes factions réussit en effet à démêler et à décrypter les logiques d’influence et les brusques virages de la Révolution culturelle. La première phase voit en effet l’émergence du groupe des radicaux autour de Chen Boda et Jiang Qing, la femme de Mao, à la faveur des mouvements de masse. Groupuscule qui paradoxalement n’eut jamais de pouvoir effectif, il fut surtout un agitateur idéologique instrumentalisé par Mao afin de contrebalancer les autres tendances. La deuxième phase se caractérise par une réaction militaire qui s’attelle à démanteler les organisations de jeunesse et à asseoir le pouvoir de Lin Biao. À l’instar des études de Song Yongyi39, les auteurs montrent que ce retour à l’ordre fut, contrairement à une opinion couramment répandue, bien plus criminogène que la période précédente. L’élimination de Lin Biao en 1971 amorce la troisième phase. Elle est marquée par des logiques d’affrontement plus classiques dans l’univers communiste – c’est-à-dire sans mobilisation des masses – et par la réhabilitation des pragmatiques, Zhou Enlai puis Deng Xiaoping.
Pourquoi cette Révolution culturelle ? Si s’affrontent incontestablement à travers ces luttes de pouvoir différentes visions de ce que doit être la modernité chinoise – débat qui fut d’ailleurs définitivement conclu par Deng Xiaoping en 1978 –, il peut être contestable de l’interpréter à partir de cette seule focale. La théorie inspirée des travaux de John K. Fairbank expliquant la dynamique historique moderne par les tentatives (et surtout les échecs) d’une voie spécifiquement chinoise est certes fondamentale. Mais en se plaçant dans une perspective (trop ?) large, elle tend à oblitérer les dimensions immédiates, sordides et triviales du politique : les luttes de pouvoir et de personnes. Sur les raisons du déclenchement de la Révolution culturelle, R. Macfarquhar et M. Schoenhals privilégient une interprétation en termes de luttes entre lignes idéologiques – Mao obsédé par l’éventuel retour du capitalisme incarné par le révisionnisme de Liu Shaoqi, numéro 2 du Politburo et déjà successeur de Mao au poste de chef de l’État, aurait décidé d’éliminer les éléments de la bourgeoisie au sein du Parti avec l’aide des masses. Il y aurait donc, selon les deux auteurs, l’opposition de deux grandes visions sur le devenir du communisme chinois : l’une liuïste accusée par les partisans de Mao de suivre la voie capitaliste et le révisionnisme à la Khrouchtchev, l’autre se qualifiant d’authentiquement révolutionnaire et chinoise, c’est-à-dire la voie maoïste. Le schéma interprétatif adopté par R. Macfarquhar et M. Schoenhals est pour le moins surprenant. Comment en effet souscrire sans distance critique à un tel vocable et ne pas déceler derrière cette rhétorique idéologique une tentative de disqualification de l’adversaire ? Mao est bien plus obsédé par ses positions au sein de l’appareil étatique que par les prétendues dérives théoriques des liuïstes, et particulièrement au début des années 1960. Car, après le désastre du Grand Bond en avant, le pouvoir de Mao est fragilisé. S’agit-il d’une perte effective des leviers de commande, d’une relégation dans « le rôle d’une sorte de vieux totem universellement encensé mais parfaitement impuissant » (Simon Leys) ou d’une mainmise progressive des partisans de Liu sur le Pcc ? Le sujet demeure controversé. Toujours est-il que les préoccupations des maoïstes se concentrent plus sur les rapports de force entre groupuscules que sur les débats idéologiques et culturels. Qu’ils puissent les utiliser pour discréditer et déstabiliser leurs adversaires n’implique nullement que cette démonologie corresponde à une quelconque réalité.
Le modèle interprétatif adopté pour expliquer le déclenchement de la Révolution culturelle sert également à expliquer le tournant denguiste : le chaos de l’événement aurait en effet conduit Deng à « abandonner cette vaine quête d’une version chinoise de la modernité, qui occupait les responsables politiques et les intellectuels du pays depuis nettement plus d’un siècle ». On peut là encore nuancer cette perspective historiciste des deux auteurs. Cette transformation de l’économie par le successeur de Mao est avant tout un choix pragmatique ; pour maintenir le système politique en place, l’équation denguiste consiste à opérer une libéralisation ciblée (essentiellement économique) sans démocratisation. Y voir la quête nouvelle d’une modernité de style occidental est assurément un thème exaltant pour la réflexion mais la réalité est nettement plus sordide. Il s’agit de redonner de la crédibilité à un Pcc qui, au lendemain de la Révolution culturelle, est moribond.
L’événement « Révolution culturelle » est un moment crucial de l’histoire contemporaine qui, sous nos latitudes, demeure encore et toujours un objet politique non identifié – ce qui pourrait d’ailleurs expliquer la soudaine résurgence d’inepties idéologiques à son propos. En revenir aux faits comme s’y appliquent les deux auteurs dans le corpus du texte est la meilleure manière de déconstruire les chromos et autres concepts englobants si souvent dominants dans les constructions intellectuelles de la Chine. Si l’ouvrage de R. Macfarquhar et M. Schoenhals y cède parfois – notamment dans l’introduction et la conclusion –, il n’en constitue pas moins le travail le plus achevé sur l’histoire politique de la Révolution culturelle.
Matthieu Timmerman
Pierre Guenancia, LE REGARD DE LA PENSÉE. Philosophie de la représentation, Paris, Puf, 2009, 318 p., 29 €
La philosophie contemporaine se confond presque avec une critique de la représentation. De Hegel à Heidegger, en passant par Marx, Nietzsche et Bergson, les plus grands penseurs ont dénoncé la distance entre le sujet et l’objet associée aux théories de la conscience. Aucun de ces philosophes ne partage la même définition de la réalité. Mais que celle-ci soit envisagée comme « esprit », « praxis », « volonté de puissance », « vie » ou « être », tous considèrent que la représentation nous en éloigne. Par le fossé qu’elle introduit entre le moi et le monde, la représentation échouerait à s’égaler au réel, condamnant le sujet à la solitude et à l’introspection.
D’un spécialiste reconnu de Descartes comme Pierre Guenancia, on ne s’attend pas à ce qu’il prenne pour argent comptant ces charges contre la représentation40. Pour autant, on lira un véritable essai qui n’abandonne pas la chose même au profit de l’étude des textes, multiplie l’analyse d’exemples et subordonne l’histoire de la philosophie à la logique des problèmes. Ce livre est un plaidoyer pour la position de spectateur (du monde et de soi-même), au plus loin des emphases sur l’appartenance et l’habitation dont on sait qu’elles peuvent aisément donner lieu aux attitudes les plus rétrogrades. Car, si la représentation est avant tout envisagée ici d’un point de vue théorique, les enjeux politiques ne sont pas absents de l’ouvrage. L’idée générale est qu’on ne perd rien à se représenter une chose, ni la proximité avec elle, ni l’authenticité d’un rapport. Au contraire, la représentation est une manière de rendre leur densité aux choses, en les abordant autrement qu’on ne le fait dans le commerce quotidien avec le monde.
Cette réhabilitation philosophique suppose de redéfinir le terme. L’auteur montre que la représentation n’est pas une copie ou un simulacre du représenté, mais « une façon d’agir de l’esprit ». En rétrocédant du substantif au verbe, on découvre que se représenter une chose donne prise sur le réel dans lequel nous sommes englués. Il y a « deux modalités alternées de relation avec les objets du dehors comme aussi avec soi, l’une qui serait directe et transitive, l’autre qui serait réfléchie et distancée » (p. 12). La représentation est la seconde de ces modalités. Le meilleur exemple est celui du tableau qui nous met face à des objets déjà réfléchis dans le regard du peintre. Ce que la chose peinte perd en matérialité, elle le gagne en signification. Sans ressembler à ce qu’elle désigne, elle permet de voir différemment, et donc de s’approprier le monde par la pensée.
Au terme de ces précisions terminologiques, le livre répond à la question « pourquoi se représenter la réalité ? ». Non pour la connaître, mais pour la comprendre, la saisir autrement que selon son utilité ou son essence. Lorsqu’une chose ne me sert plus, ni ne me fascine, il devient possible de la porter au « regard de la pensée » pour en faire l’occasion de nouvelles découvertes et de nouveaux usages. « Une boîte en fer abandonnée dans la rue devient un ballon imaginaire pour des enfants qui jouent » (p. 58) : la représentation est une activité qui appréhende le monde à rebours de la manière dont il se donne. On peut se représenter ce qu’on perçoit, ce qu’on imagine ou ce dont on se souvient. Dans tous les cas, la chose réfléchie manifeste la « liberté de l’esprit » à l’égard de ce que la réalité lui propose.
Au fil des exemples, l’auteur montre que la représentation est une activité de mise en ordre du réel par l’esprit. Grâce à elle, le sujet opère une suspension de son activité ordinaire, ce qui nous rappelle que la pensée n’est pas la vie et que les choses ne se donnent à voir vraiment que lorsque leur existence concrète ne nous intéresse plus. Est-ce à dire que la représentation nous éloigne du monde ? Nullement, car, en elle, la « présence irréelle » de la chose est une « présence renforcée » (p. 41). Se représenter est une manière de contempler à nouveaux frais ce qui nous entoure, le préalable d’une « admiration » renouvelée pour un monde trop bien connu. La plupart des critiques de la représentation la comparent à un appauvrissement de notre rapport réel. Guenancia rappelle que, sans cet acte, un tel rapport n’existerait pas. Le monde représenté n’est pas un autre monde, mais le monde regardé autrement.
La deuxième partie du livre s’emploie à distinguer les « deux formes de la représentation ». La première est une simple copie qui « tient lieu » de la chose, une « image » qui emprunte encore trop à la réalité qu’elle reflète. C’est à elle que pensent ceux qui ne voient dans la représentation qu’un succédané du réel. S’inspirant de Pascal, l’auteur s’appuie sur une autre forme de représentation qui privilégie la figure sur l’image, la signification sur la ressemblance. Je vois une « vieille dame » dans le bus, puis je me la représente (p. 157-158). Dans la perception, la vieille dame n’est rien d’autre que ce qu’elle est, et dont j’ignore à peu près tout ; dans la représentation, elle devient exemplaire de la vieillesse et de la féminité. En d’autres termes, la représentation nous livre des « exemples » et non des choses. En l’élevant à l’universel, elle introduit le réel au sens. Les belles pages que l’auteur consacre à l’humour indiquent que ce dernier relève du registre de la représentation : il est un « art de la déliaison », une distance prise avec la cohésion étouffante des choses (p. 119-128).
Cette défense de la représentation est aussi une illustration de la liberté de l’esprit. Si notre entendement est « une manière d’être à distance » (p. 147), il désigne une capacité de ne plus vivre en osmose avec les idées sociales les plus répandues. Encore une fois, Pascal a dit l’essentiel dans ses Discours sur la condition des grands : honorer les puissances d’établissement, mais sans les estimer. Bref, les représenter pour ce qu’elles sont : des attributions sociales qui n’épuisent pas le sens des choses. Le regard de la pensée est aussi une manière de voir le réel sans y adhérer, ce qui est la condition même de la critique.
La représentation est donc tout l’inverse d’une intuition qui révèle l’être comme une donnée sans appel. Là où la seconde nous enferme dans un présent indiscutable, la première est un pouvoir de l’errance et du jeu. C’est sur cette base que la dernière partie du livre s’attaque au difficile problème de la « représentation de soi ». Tant que l’on envisage celle-ci comme une intuition, on aura beau jeu d’y voir une illusion du moi, rempli de lui-même et ignorant des autres. Guenancia préfère définir l’acte de se représenter soi-même comme un « desserrement de l’emprise du présent » (p. 201). Par là, le sujet substitue à la contemplation de ce qu’il est la mémoire vive de ses actions et de ses pensées. Parce qu’elle n’est pas une introspection, la représentation de soi est le pouvoir de s’apercevoir comme un autre, c’est-à-dire comme l’exemplaire d’une généralité. Lorsqu’un sujet envisage ses qualités comme n’étant pas spécialement les siennes, c’est l’humanité qui devient l’objet d’une expérience de pensée.
Rapportée au soi, la représentation fait paraître ses vertus éthiques. Dans des pages qui font penser au Ricœur de Soi-même comme un autre (mais la référence est sous-jacente au livre entier), l’auteur évoque l’« estime de soi » comme un art de la distance avec le monde autant qu’avec notre immédiateté. Pour éviter le fétichisme du moi, il n’est pas de meilleur moyen que de considérer ses actes et ses désirs à la manière d’un spectateur au théâtre. De là un seul impératif : la « conversion du voir en un se représenter » (p. 311), la position de spectateur comme rempart aux adhésions prématurées. La juste distance est le maître mot de toute éthique, Pierre Guenancia nous apprend que la pensée l’établit plus sûrement que l’imaginaire. Se représenter mieux, pour penser plus.
Michaël Foèssel
Anders Nygren, ERÔS ET AGAPÈ, Trad. de Pierre Jundt, préf. de Maurice Goguel, avert. de Lucrèce Luciani-Zidane, Paris, Cerf, 2009, 3 t., 283, 240 et 332 p., 24, 20 et 24 €, Lucrèce Luciani-Zidane L’ACÉDIE, LE VICE DE FORME, DU CHRISTIANISME. De saint Paul à Lacan, Paris, Cerf, 2009, 324 p., 34 €
Erôs et Agapè, paru en Suède dans les années 1930 et traduit en France dans les années 1940 et 1950, aujourd’hui réédité en trois volumes par les éditions du Cerf, est le classique absolu sur les deux formes fondamentales de l’amour : l’amour-désir et l’amour-charité (ou amour de Dieu – génitif objectif – et du prochain – génitif subjectif). L’Erôs est grec, l’Agapè est chrétienne, issue du Nouveau Testament. Son apparition a transmuté toutes les valeurs en « portant un coup droit » à la piété juive régie par la Loi et à la piété hellénistique dominée par l’Erôs. L’Agapè a partie liée avec la croix, avec le Dieu crucifié. À la fin du tome I, on trouve un tableau célèbre où défile sur deux colonnes l’opposition entre les deux principes ou les deux « mobiles », comme dit Nygren : Erôs égale désir, aspiration / Agapè égale sacrifice ; Erôs tend vers ce qui est élevé / Agapè descend ; Erôs est la voie de l’homme vers Dieu / Agapè est la voie de Dieu vers l’homme ; Erôs égale effort, qui suppose le salut, œuvre de l’homme / Agapè égale grâce, la rédemption est un acte d’amour divin ; Erôs égale amour égocentrique, une sorte d’affirmation de soi, sous la forme la plus haute, la plus noble élevée au sublime / Agapè égale amour désintéressé, « elle ne cherche pas son intérêt », elle est don de soi, etc. Il y a cependant une troisième possibilité, le nomos, la loi, sur laquelle Nygren ne s’attarde guère, car elle a été surmontée par Agapè. Les tomes II et III mêlent le développement historique et sémantique des deux mobiles, des premiers siècles de l’Église (avec les gnostiques, Marcion, Tertullien, les Pères grecs, Irénée) à la synthèse d’Augustin, à l’Erôs des mystiques (Plotin, Denys…) jusqu’aux médiévaux qui mettent en avant la caritas, mélange complexe d’Erôs et d’Agapê déjà inventé par Augustin. Contre les « papistes », Luther aurait restauré pleinement l’Agapè. La dernière allusion souligne les partis pris confessionnels encore très présents dans ce grand livre. Même si toute sa matière est immense tant pour la théologie que pour l’anthropologie, on mesure en général à quel point il a « vieilli » quand on voit sa valorisation de l’Agapè : cette dernière aurait transmuté les valeurs de ce monde, mais dans le sens le meilleur. Et Nietzsche, selon son interprétation courante, avait donc tort.
La psychanalyse lacanienne et son analyse du désir ne pouvaient qu’inciter à reprendre le sujet. Mme Luciani-Zidane le fait à partir de la célèbre, étrange et typiquement chrétienne notion d’« acédie » (l’ennui), ramenée dans le champ politique récemment par Jean-Pierre Raffarin (c’est François Bayrou qui était censé y céder, à l’acédie…). On s’attendrait à une complexification, à partir de Lacan, des rapports Erôs-Agapè. Il n’en est rien. Par Agapè, le venin est entré dans le christianisme et est, en somme, à l’origine de la maladie chrétienne. L’amour chrétien est un amour inhumain. Il produit précisément l’acédie, l’ennui à mourir. Mais l’Erôs ne produit-il aucun ennui, aucune mort ? On aurait aimé que Mme Luciani-Zidane s’emploie à en démêler aussi l’énigme.
Jean-Louis Schlegel
Guy Coq, INSCRIPTION CHRÉTIENNE, DANS UNE SOCIÉTÉ SÉCULARISÉE, Paris, Parole et Silence, 2009, 213 p., 18 €
Pour penser les relations entre « christianisme et société, entre christianisme et civilisation » à l’âge de la sécularisation, Guy Coq propose la notion d’« inscription » suggérée par la lecture de Péguy qui lui avait déjà donné des accents mystiques. Il ne s’agit donc pas d’un simple état de fait et encore moins d’un synonyme de résignation à un contexte dominant, puisque au-delà de sa pertinence pour désigner la place problématique du spirituel dans une société sans transcendance, l’inscription apparaît au fil des divers textes qui composent l’ouvrage, en plein accord avec la « logique évangélique » qui implique de se tourner en priorité vers les vivants pour diffuser le « plus d’humanité » que représente la foi aux yeux de l’auteur.
Tout en rappelant que l’implantation dans le monde a toujours constitué une « dualité constante » dans l’histoire chrétienne, source récurrente d’ambiguïtés voire de compromissions politiques inacceptables qui sont évoquées comme la « mémoire sombre » de l’Église, le propos de Guy Coq est tourné vers l’avenir. En effet, l’inscription porte le vœu d’une affirmation plus forte du message essentiel du christianisme, se concrétisant par un engagement des croyants au service des autres et du bien commun rendu ainsi aussi sensible qu’un cœur battant dans une société digne de ce nom. En s’appuyant sur les héritages indispensables qui ne conservent que le meilleur d’une tradition – ce qui est donc le contraire d’un « retour à la tradition » –, l’auteur cherche à transmettre une foi vivante qui parle à tous les hommes et veut, par cet ouvrage vibrant aussi d’interrogations et de colères, contribuer à un projet dont les enjeux doivent être formulés en termes culturels et anthropologiques plus que religieux.
Dans la même perspective, si la transmission et l’éducation occupent une part importante de la réflexion présente, et bien qu’il s’agisse d’un autre cadre que celui des précédents livres sur la crise éducative et scolaire41 des sociétés démocratiques et à ses remèdes politiques42, l’humanisation des nouveaux venus et le rapport spécifique au temps que suppose le travail éducatif se retrouvent au centre de ses propositions actuelles, pointant des finalités communes à l’éducation laïque et à l’éducation religieuse. Toutefois la laïcité, développée dès le premier chapitre, n’est pas conçue comme une option idéologique parmi d’autres. L’auteur y souscrit en tant que principe qui doit rester « sans qualificatif » afin de conserver sa valeur et sa portée absolument universelles. Telles sont, entre autres, les raisons pour lesquelles l’auteur récuse la notion de visibilité, convenant davantage à un monde où les religions se disputeraient des parts de marché et le score le plus élevé de l’audimat.
Comment rendre la foi chrétienne présente aujourd’hui ? C’est dans la mesure même où l’ouvrage recherche les conditions d’une nouvelle inscription chrétienne qu’il ne peut faire l’économie d’une analyse sans concession du grand malaise que traverse l’Église catholique, devenue « semeuse de scandales » par les diverses affaires du début de l’année 2009, relatées dans un chapitre dédié aux « ratages de l’inscription ». Ce malaise apparaît d’autant plus délétère que la responsabilité de l’Église ne fait pas de doute pour l’auteur, qui met les médias hors de cause. En France, ces événements ont suscité la réaction d’un certain nombre d’intellectuels catholiques « troublés » par la succession de crises particulièrement graves. Dans le même contexte, les analyses de Guy Coq révèlent l’existence d’une autre famille, celle des intellectuels catholiques révulsés, mais qui ne renoncent pas à faire avancer l’Église.
Isabelle de Mecquenem
Brèves
Philippe Subra, LE GRAND PARIS. 25 questions décisives, Paris, Armand Colin, 2009, 160 p., 12, 90 €
Après la séquence médiatique (nécessaire et instructive) des architectes/urbanistes qui a donné lieu à l’exposition de la Cité de l’architecture au Palais de Chaillot, cet ouvrage fort bien enlevé et fourmillant d’informations claires et mises à jour vient à son heure. Il rappelle, comme nous l’avons fait dans cette revue, que le débat sur le Grand Paris (devenu Paris Métropole ou Région Capitale…) est nécessairement politique. Si le président Sarkozy avait annoncé des réformes de gouvernance et multiplié les effets d’annonce, il n’en est plus guère question depuis qu’il a fait machine arrière après des élections européennes peu favorables à la droite. D’où le sentiment d’un silence total sur les enjeux politiques et d’une fin de non-recevoir compréhensible, taxe professionnelle et invention de conseillers territoriaux aidant, de l’opposition. Mais l’ouvrage de Philippe Subra (un collaborateur de la revue de géopolitique Hérodote), qui prend acte d’avancées sur le plan urbanistique, se demande sans ambages s’il est concevable qu’un acteur politique pertinent puisse naître du capharnaüm institutionnel parisien dont les chercheurs se satisfont allègrement au nom d’une gouvernance postpolitique, sanctifiée car synonyme de complexité. Il s’interroge alors sur les acteurs en place : sur le rôle de l’État qui fait un retour remarqué (un État développeur à l’image du projet de Christian Blanc qui ne connaît que les pôles de compétitivité et leur interconnectivité… mais un État développeur en mal de capacité de financement), sur celui de la ville de Paris (celle-ci, un microterritoire de 106 km2 qui se protège avant tout contre les accusations d’hégémonie et de centralisme) qui a trouvé la réponse limitée du syndicat Paris/Métropole piloté par Pierre Mansat, sur celui de la région (dont le territoire, celui de l’Île-de-France, n’est pas celui d’une métropole), et sur celui des collectivités locales (les pages consacrées à la création d’intercommunalités en première couronne en soulignent les faiblesses). Tout semble bloqué avant les élections régionales. Mais il apparaît clairement à la lecture de cet excellent livre qu’il faudra bien qu’intervienne un acte politique (renforcement par le biais électif des communautés urbaines) pour que l’État et sa Ville Capitale (qui a toujours eu également du mal avec le reste de la France) cessent de jouer au chat et à la souris. Drôle de Ville Capitale dont l’État se méfie comme de toutes les autres entités territoriales. Cela doit bien avoir à faire avec l’imaginaire historique français… Mais ce n’est plus une affaire de jacobins et de girondins, de centralisateurs et de décentralisateurs. Qu’on le veuille ou non, la mondialisation est passée par là.
O. M.
Jacinto Lageira, LA DÉRÉALISATION DU MONDE. Réalité et fiction en conflit, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Art », 2010, 288 p., 25 €
Voulant contribuer à démêler les concepts qui favorisent les polémiques relatives à l’extrême confusion du réel et de la fiction tant sur le plan d’une information exacerbée par le flux des images (le 11 Septembre n’est qu’une fiction selon des rumeurs !) que sur celui de l’art (la création esthétique ne produit que des simulacres, tout est donc possible), l’auteur suggère de distinguer deux notions : le fictionnel et le fictionnalisme. Dans le sillage de Temps et Récit de Paul Ricœur, Jacinto Lageira voit dans le fictionnel une « reconfiguration de la réalité » qui ne peut se perdre dans une irréalité absolue. Quant au fictionnalisme : « Il tend à l’impossibilité absolue d’une telle reconstruction de la réalité, même mentale. » Sur le plan artistique, cette impossibilité de reconstruire le réel a deux conséquences : la déréalisation de la réalité et la déréalisation de la fiction. Sur le versant pratico-moral et politique (celui qui s’appuie sur l’information et la communication), le fictionnalisme « consiste non pas tant à nier qu’il y a du réel, de la réalité, du tangible mais que tout ce qui est perçu comme tel n’est rien d’autre que du fictionnalisable à l’infini puisqu’il n’a d’autres attaches ou liens avec le reste des choses ou événements perçus qu’à travers ce même réseau du fictionnalisable ». Écrit par un critique d’art, l’ouvrage passe en revue des œuvres d’art contemporaines qui s’efforcent de ne pas oublier le corps et pour lesquelles la réalité résiste toujours. En ce sens, il ouvre un nouveau chapitre des débats sur l’art contemporain. Mais il approfondit également la notion de réalité (référence est faite à « la thèse d’existence » de Jean-Marie Schaeffer qui est la « trace d’un événement réel ou d’une entité réellement existante »). Ce qui ouvre des pistes pour sortir d’une rhétorique, très situationniste au demeurant, selon laquelle il n’y a que du spectacle et des simulacres. Depuis septembre 2008, il semble en effet que les « retours de réel » soient quelque peu violents et se paient très cher…il serait temps de s’en rendre compte et de sortir d’une confusion mentale et esthétique.
O. M.
Georges Didi-Huberman, SURVIVANCE DES LUCIOLES, Paris, Minuit, 2009, 144 p., 13 €
Dans l’œuvre, reconnue mais discrète, de Georges Didi-Huberman, cet ouvrage, rendu possible par la lecture rétrospective de textes percutants de Pasolini, est l’occasion de bien saisir son mode de pensée et son appréciation d’un monde contemporain marqué par les flux d’informations et d’images. Tout d’abord, il décrit et analyse une « inversion » grâce à la notion de luciole qu’il emprunte à Dante : alors que l’unique Lumière est chez l’auteur de la Divine Comédie celle du Paradis, les lucioles sont des lumières plutôt mauvaises qui sont instrumentalisées par des « conseillers perfides ». Mais aujourd’hui, alors que la Grande Lumière est celle du Spectacle qui suit son cours télévisuel, il faut respecter les lucioles et considérer que les princes non perfides que nous devrions être doivent s’en préoccuper. De cela, il ressort que nous n’avons pas à céder à la grande rhétorique du déclin au nom de la critique de la Grande Lumière devenue Transparence obscure et immédiate (ce qui vaut pour Pasolini mais aussi pour Agamben… et peut-être pour Fellini). Il en ressort également une préférence avouée pour des pratiques artistiques comme la photographie qui sont les meilleurs moyens de créer des lucioles dans un monde qui a besoin de lumières discrètes pour renouer avec une expérience historique significative. Fort bien noué conceptuellement, cet ouvrage est très éclairant : « Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière, le second traversé de lueurs. Au centre de la lumière s’agitent ceux que l’on appelle aujourd’hui les quelques people sur lesquels nous regorgeons d’informations le plus souvent inutiles. Mais aux marges […] cheminent d’innombrables peuples-lucioles qui cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement. » Et de donner l’exemple des images-lucioles de Laura Waddington dans les zones environnantes de Sangate où elle filmait des réfugiés.
O. M.
Augustin Berque, ÉCOUMÈNE. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin Poche, 2009, 448 p., 8 €
Ce n’est pas un passage en poche anodin. Dans un avant-propos écrit à Sendai au Japon le 2 mai 1999, Augustin Berque présente cet ouvrage préalablement publié dans la collection « Mappemonde » chez Belin en 1987 (si l’on croit les rares éléments éditoriaux fournis). Ce livre, nous dit-il, est une rumination qui « parle du mouvement qui engendre notre monde et du sens des mots qui nous en parlent », c’est un livre poème sur le poème du monde pour lequel « entre moi et moi il y a la Terre » (J.-M. Besse). Voilà donc une oèuvre ambitieuse sur laquelle je me contente d’attirer l’attention (elle mériterait au moins un article) car elle a d’immenses qualités. Écoumène met en scène une réflexion en trois temps : 1) « L’y d’il y a » est découpé en trois séquences (lieu, monde, univers) ; 2) « L’humanisation des choses » se développe autour de trois notions (mouvance, sens, prises) ; 3) « Exister avec les autres » est rythmé en deux temps (foyer, cité). Cette réflexion éclaire les ressorts de notre monde dans son rapport à la Terre en mouvement. Plus qu’un texte philosophique classique, ce livre se présente comme une déclinaison progressive de concepts et de notions ; c’est pourquoi il accorde une grande place à l’étymologie (mais pas uniquement au grec et au latin), au détour anthropologique et à l’approche comparatiste (le regard de l’auteur se déplace au Japon ou ailleurs pour examiner notre « il y a » dans une Terre commune). Au-delà des débats politiques sur l’écologie, Écoumène s’efforce de recomposer les médiations dans un monde dit glocal (global et local à la fois) où l’on se contente souvent d’être soit dans le local, soit dans le global alors qu’il faut expressément les raccorder, les relier (comme un livre) et reprendre en conséquence à notre compte, comme cela est admirablement fait et écrit ici, le mouvement même du Monde et de l’Existence qui est une mise hors de soi (c’est tout le sens du ex latin d’ex-istence). Bref, il faut de concert « renaturer la culture et reculturer la nature ».
O. M.
Patrick Roegiers, LA NUIT DU MONDE, Paris, Le Seuil, 2010, 180 p., 18 €
Patrick Roegiers a écrit des romans et publié de nombreux essais consacrés à des artistes, écrivains ou non (Lewis Carroll, Diane Arbus, Jacques-Henri Lartigue, Magritte). La Nuit du Monde est un livre hautement romanesque qui imagine la rencontre au Ritz la nuit du 18 mai 1922 entre deux personnages fort singuliers, Marcel Proust et James Joyce, qui vont s’accorder sur les points les moins imaginables possibles. Mais comme le roman se poursuit, on est prié d’assister à l’enterrement de Proust au Père-Lachaise, ce qui est l’occasion d’un grand rassemblement d’écrivains puisque Homère, Shakespeare, Molière, Diderot et Roland Barthes sont présents. Qui n’a pas compris ce que signifie la formule d’Italo Calvino (convoqué lui aussi à l’enterrement de Proust par Roegiers), selon laquelle un grand écrivain est celui qui demeure toujours un « contemporain », le saisit à la lecture de ce livre où réalité et fiction s’entremêlent subtilement (le titre de cette collection créée par Denis Roche, « Fiction & Cie », n’a jamais été aussi pertinent) dans de belles « conversations imaginaires » (expression de Paul Ricœur quand il organise des rencontres décalées sur le plan chronologique entre des conceptuels comme Heidegger et saint Augustin par exemple) entre des écrivains qui, si sacrés soient-ils dans nos imaginaires, n’en sont pas moins des personnages de roman comme les autres. Telles sont les dernières lignes du livre : « Alors qu’il [Proust] grimpait dans le tape-cul luisant comme un sou neuf sous l’éther nuiteux, un jeune homme qui l’avait reconnu et le suivait à distance respectable s’était approché et lui avait demandé timidement : – Êtes vous Marcel Proust ? Marcel, flatté, avait haussé les épaules. Il avait répondu comme Samuel Beckett à un admirateur inconnu, dans les toilettes au sous-sol de la Closerie des Lilas : – Oui, et après ? » C’est probablement vrai.
O. M.
Ray Monk, WITTGENSTEIN, Paris, Flammarion, 2009, 624 p., 32 €
La biographie de Ludwig Wittgenstein est de nature à réconcilier les partisans et les adversaires de sa pensée. Les premiers y verront les traces du génie, les autres la preuve irréfutable de sa folie. Mais personne ne pourra nier que la personnalité du fondateur de la philosophie analytique a quelque chose de fascinant. Né en 1889 dans une richissime famille viennoise, Wittgenstein est un rescapé des névroses « fin de siècle » : trois de ses frères se suicideront. On fuirait le monde à moins, et notre philosophe le fait en étudiant la logique et en renonçant à son héritage au profit de sa famille et de quelques artistes (dont Rilke) qu’il ne voudra jamais rencontrer. En 1911, c’est le départ pour Cambridge, un lieu qu’il fréquentera tout au long de sa vie, et détestera aussi longtemps. C’est que le caractère de Wittgenstein est « difficile ». Russel, qui lui prodigue toutes les bontés imaginables, finira par déclarer forfait devant l’intransigeance d’un jeune disciple destiné à le dépasser. Selon les témoins unanimes, les conversations avec le philosophe sont éprouvantes, et ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de décrire les tribulations d’un barbare dans l’université anglaise. Le Tractacus (presque le seul texte qu’il acceptera de publier de son vivant) fait de Wittgenstein une légende précoce, mais il n’était pas homme à se contenter de si peu. L’expérience du front en 1916 accroît encore son asociabilité : il devient instituteur en Autriche, puis jardinier, avant d’envisager l’exercice d’un métier manuel en Urss. À ses étudiants, il conseille presque toujours d’abandonner la philosophie pour la médecine ou la mécanique. Toutes ses hésitations sur le sens de la vie ne l’empêchent nullement de noircir des milliers de pages qu’il ne jugera pas dignes de publication. Wittgenstein porte sur lui-même un regard aussi dur que sur le monde, ce qui n’est pas peu dire. Ni les retraites en Norvège, ni les amours (peut-être platoniques) pour quelques-uns de ses étudiants ne réussiront à le distraire de ses exigences. Seule la foi religieuse (définie comme pratique morale, non comme adhésion à des dogmes) l’arrache parfois à ses angoisses. Celui qu’il est d’usage d’appeler le « second Wittgenstein » n’aime pas la théorie et se méfie de la science. Ses travaux sur la grammaire et l’usage des mots puisent leur source dans une exigence éthique absolue qui fait penser à Kierkegaard plus qu’au positivisme logique. Les seules paroles d’apaisement du philosophe furent les dernières : « Dites-leur que j’ai eu une vie merveilleuse. » Pour comprendre Wittgenstein, sa pensée comme sa vie, le biographe nous apprend qu’il ne faut pas se demander ce qu’il veut faire, mais regarder ce qu’il fait. Ce livre le montre merveilleusement.
M. F.
Patrick Kéchichian, PETIT ÉLOGE DU CATHOLICISME, Paris, Gallimard, coll. « Folio », inédit, 2009, 130 p., 2 €
Parfois, l’ancien journaliste du Monde des livres l’avait laissé pressentir ; plus souvent, conscience ou neutralité ou solidarité professionnelles obligent, il brouillait les cartes. Aujourd’hui, à l’écart des confessions bruyantes, il met des mots sur la foi catholique qui est la sienne, sur ce qu’elle éclaire de sa vie, sur la joie qu’elle lui donne. Il fait visiter en quelque sorte la maison catholique, en défense sans complexe du catholicisme de toujours, du catholicisme des papes, et il le fait avec cœur, talent et finesse. La conversion – l’événement même (et quelques allusions à ce qui l’a précédé) et la liberté de la foi qui sait que « Dieu est plus grand que notre cœur quand notre cœur nous condamne » – est racontée avec force et justesse. Une nouveauté a surgi un jour, au début des années 1980, dont la lumière ne s’est jamais démentie. Le lecteur du Monde des livres croit se souvenir de préférences qui l’avaient étonné chez ce grand connaisseur des convertis de la fin xixe-début xxe siècle. La sérénité n’est pas totalement au rendez-vous pourtant. P. Kéchichian éprouve le besoin de comparer : « À la figure solide et bien dessinée de l’héritier j’oppose celle, inquiète et troublée, joyeuse cependant, enthousiaste même, du converti. Mais s’opposer n’est pas le verbe qui convient…Le converti […] apporte à l’héritier ce qui lui manque. Ou ce que, inscrit sur sa pente, il a tendance à oublier, à négliger. » Ces réserves et irritations suggérées à l’égard des héritiers « solides » sont-elles bien pertinentes ? Elles ne me scandalisent pas : il arrive aux convertis d’être injustes, de l’injustice d’un zèle « dévorant » pour le Seigneur et sa maison. Il ne faudrait pourtant pas qu’ils se prélassent trop sur le pont du navire, au soleil de Dieu, à discourir de Ses mérites, en y mêlant la Vierge et les saints et la tradition (que nous aimons tous) en compagnie du capitaine et des gradés, pendant que les héritiers, humbles soutiers, font dans la cale le travail ingrat sur les machines, entretiennent et réparent, colmatent et même jugent bon parfois – quelle horreur – de rénover et de moderniser.
J.-L. S.
En écho
PROJET – La revue Projet aujourd’hui installée à La Plaine-Saint-Denis, revue dont le regretté Jean-Yves Calvez fut l’un des animateurs infatigables dans le cadre du Ceras, publie trois dossiers qui sont en phase avec l’actualité politique et internationale (Projet, janvier 2010, no 314). Un dossier sur Obama (articles de Cynthia Ghorra-Gobin et Dick Howard) ; un dossier sur les femmes en islam à propos de la burqua et du niqab ; et enfin un ensemble sur les mobilités qui s’inquiète des effets de celles-ci sur les populations fragiles.
IDENTITÉ PLURIELLE – Les Cahiers français (publiés par la Documentation française) ont rassemblé un riche dossier sur « La France au pluriel » qui présente un large état du savoir sur cette question très débattue. Si le constat de la diversité démographique et de la légitimité des demandes de reconnaissance reste consensuel dans les deux premières parties, la question des discriminations mais surtout des moyens de les mesurer et de lutter contre elles apparaît plus controversée dans la partie sur l’intégration. Mais l’ensemble fournit énormément de données et de références qui permettent de ne pas en rester aux passions et aux instrumentalisations (septembre-octobre 2009, no 352, 9, 80 € www.ladocumentationfrancaise.fr/revues/cf)
CULTURE INTERNET – Vacarme consacre son dossier de l’hiver 2010 à « Défendre la gratuité » (éditions Amsterdam, no 50, 10 €, www.vacarme.org), avec plusieurs articles sur la gratuité sur l’internet mais aussi des interventions sur la santé, l’école et les transports gratuits. Le Monde diplomatique reprend dans son supplément Manière de voir des articles parus dans les dernières années sur le changement de société introduit par le numérique. Cela permet de donner une vue d’ensemble sur la rupture technologique (télétravail, journalisme en ligne, numérisation de l’écrit… « 1. Le grand bouleversement »), les nouvelles pratiques (interaction, participation, réseaux sociaux, piratages… « 2. L’invention d’une culture ») mais la construction du dossier choisit de mettre l’accent sur le risque d’une mainmise des industriels sur ce nouvel univers d’échange (« 3. Un rêve d’industriels »). (Février-mars 2010, no 109, 7, 50 €, www.monde-diplom atique.fr).
ÉCOLOGIE – La revue Foi et culture a consacré son dossier de décembre 2009 aux défis environnementaux en les croisant avec les réflexions théologiques : un entretien fait le point avec Dominique Bourg sur le retour d’une réflexion sur la « finitude », tandis que Jacques Arnould interroge la notion de « création » en théologie et en spécialiste de l’histoire des sciences (Foi et culture, revue trimestrielle, Conférence des évêques de France, 58, avenue de Breteuil, 75007 Paris, 01 72 36 69 64, ofc@cef.fr).
HENRI CHAMBRE – Un colloque consacré au jésuite Henri Chambre (1908-1994), « Résistant, savant, spirituel », réunissait en janvier 2008 Madeleine et Bernard Comte, Hélène Carrère d’Encausse, Étienne Fouilloux, François Denoël, Anton Brender, Jacques Lesourne et Jean-Yves Calvez (qui vient de disparaître et dont nous saluerons la mémoire prochainement). Cet ancien résistant (de Lyon) était devenu un spécialiste du marxisme et de l’Union soviétique, attaché en particulier à décrire l’économie, ou ce qu’on pouvait en savoir à l’époque. (Médiasèvres 2009, 14 €, 35 bis, rue de Sèvres, 75006 Paris).
JEAN CAYROL – Le rôle de Jean Cayrol, récemment disparu, dans la vie littéraire de l’après-guerre reste fort mal connu. Après avoir cité son texte inaugural publié dans Esprit (« D’un romanesque concentrationnaire », septembre 1949), Hervé Serry rappelle dans la revue de l’Imec (La Revue des revues, no 42) son rôle décisif au Seuil. Prenant la succession éditoriale d’Albert Béguin qui prend, lui, la direction d’Esprit, Cayrol a imaginé des collections destinées à gagner du terrain sur la non-fiction (les documents et l’histoire immédiate chère à Jean Lacouture) privilégiée au Seuil, à trouver de nouveaux auteurs qu’il ne faut pas laisser à la seule maison Gallimard dans sa version « Nrf ». S’ensuit la collection « Écrire », la confiance faite à l’équipe de Tel Quel, une distance surprenante avec la collection « Fiction & Cie » créée par Denis Roche et la continuité d’un travail éditorial qui se poursuivra jusqu’à l’arrivée de Michel Chodkiewicz dans les années 1970 à la direction du Seuil. Cayrol écrit d’ailleurs à ce dernier ces propos incisifs : « Vous allez pouvoir remuer cette maison qui s’alourdissait, prenait du ventre à défaut d’auteurs. »
SIMONE WEIL ET LA PHILOSOPHIE – Archives de philosophie (octobre-décembre 2009) publie des articles de Guy Petitdemange, M. Narcy, E. Gabellieri, M. Vetö, J. Janiaud sur l’auteur de la Condition ouvrière. En se focalisant sur des Cahiers et des Carnets, les auteurs ont pour souci de montrer, contre un certain regard philosophique professionnel, que Simone Weil est aussi une philosophe qui connaît son histoire de la philosophie et inscrit sa réflexion en bonne connaissance de cause. Mais cette pensée lentement découverte ou secrètement vénérée par beaucoup a justement pour mérite de ne pas se limiter à une spécialité, serait-elle celle de la philosophie enseignée. Nous reviendrons sur la pensée de Simone Weil, en lien avec celle de Camus, dans le courant de l’année 2010.
CAMUS VU DE LA QUINZAINE LITTÉRAIRE ! – S’il est vrai que l’idée de « panthéonisation » d’Albert Camus annoncée par le président Sarkozy a eu le don d’énerver, s’il est manifeste que l’on a assisté à une véritable sacralisation/canonisation de cet « homme qui aimait les femmes » (voir l’inénarrable film de télévision, guère inspiré par Truffaut, montrant un Camus séducteur dans les bras d’une Danoise !), la critique colérique d’Omar Merzoug dans La Quinzaine littéraire (1er-15 janvier 2010, no 1006) ? où il est « chargé de la réception des articles » (!) ?est quelque peu violente et excessive.
S’il veut avant tout remettre les pendules à l’heure concernant l’attitude de Camus (mais que nous cache-t-on à ce sujet ?) durant la guerre d’Algérie (sa dénonciation radicale des poseurs de bombes du Fln, son insuffisante critique des partisans de l’Algérie française, son anticommunisme « primaire » ? lui qui n’a jamais digéré, rappelle Merzoug, son exclusion du parti à Alger ?, la différence entre le Camus pauvre algérois et le Camus adulé chez Gallimard…). Cet article ? deux pages et demie de l’un de nos derniers grands magazines littéraires ? qui s’en prend aux approches dites sérieuses et savantes (à savoir les quatre tomes de « La bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard dans l’édition de Jacqueline Lévi-Valensi et Raymond Gay-Grosier ? dont l’un des défauts serait le caractère chronologique qui cacherait la continuité de la pensée de Camus (!) ?, et le Dictionnaire Albert Camus publié par Robert Laffont dans la collection « Bouquins » sous la direction de Jean-Yves Guérin) aurait également mérité un peu de nuance, ce que n’ont pas justement, selon Merzoug, les camusiens adulateurs. En effet, quand il s’en prend à la lecture antitotalitaire de Camus par Guérin, à la défense de Camus contre Sartre (effectivement tout le monde est camusien aujourd’hui : de Claude Lanzmann, le patron des Temps modernes à Bhl et Onfray dont la lecture libertaire n’est pas fausse), Merzoug oublie les procès insidieux dont Camus fut l’objet tant sur le plan politique que philosophique durant la guerre froide des intellectuels « compagnons de route43 ». Ensuite, dans les années 1970 (Camus meurt en 1960) les pamphlets rapides (à la Jean-Jacques Brochier !) fleurissaient pour dire qu’il était ridicule de lire ce littérateur qui n’était pas un philosophe et avait le tort d’être un humaniste (comme Sartre et Mounier au demeurant), ce mot honteux en pleine vague structuraliste ! Tel est le paradoxe : alors que l’Étranger de Camus est en tête d’un sondage sur les meilleurs livres (Voyage au bout de la nuit de Céline est à la deuxième place…allez savoir pourquoi !, voir le site www.culture-cafe.fr) et que Camus est l’auteur le plus lu à l’étranger (depuis longtemps), il a longtemps été marginalisé par les clercs et les élites progressistes. Mais cela suffit-il pour dire que Camus est un mauvais philosophe et un piètre écrivain (c’est ce que dit Merzoug à propos de la Peste qui inaugure la dérive droitière avec ses rats qui symbolisent la bête totalitaire !). Si l’on comprend l’énervement à propos de l’Algérie, Merzoug ?qui a publié une étude sur Jean-François Lyotard qui devait alerter l’équipe de Socialisme ou barbarie sur la situation en Algérie ? valorise un peu vite les poseurs de bombes (pas d’autre forme de violence possible !) et les porteurs de valise (Esprit et Les Temps modernes, deux revues favorables à l’indépendance, n’étaient pas sur la même longueur d’onde…). Par ailleurs, il oublie la proximité de Camus et de Germaine Tillion qui savait, comme David Rousset, de quoi elle parlait quand elle évoquait la torture, la prison et l’expérience concentrationnaire… Et il feint de ne pas savoir que biens des amis de Camus ont pris leur distance avec lui sans pour autant le caricaturer ni le stigmatiser, l’Algérien de toujours Jean Daniel en est le meilleur exemple. Mais, surtout, il est temps d’en finir avec cette affaire du philosophe et de l’écrivain. Frédéric Worms ? à qui Merzoug reproche d’avoir écrit que Camus était l’un des plus grands philosophes du xxe siècle (… à vérifier dans le texte, mais lequel ?) ? analyse de manière pertinente et convaincante la pensée philosophique de Camus dans sa récente Histoire de la philosophie du xxe siècle (Folio/ Gallimard). En effet, il y réévalue parallèlement les figures de Sartre et de Camus et explique bien pourquoi la pensée de Camus (articulée autour de la question du suicide dans le Mythe de Sisyphe et de la question du meurtre dans l’Homme révolté) cherche des réponses à des « problèmes philosophiques » dans la littérature. Camus, avant beaucoup d’autres, avait compris que la belle médiation hégélienne aurait des lendemains difficiles (c’est d’ailleurs tout le sens des essais de Blanchot ? ignorés de Merzoug qui, il est vrai, n’a pas écrit un dictionnaire avec cet article ? sur Camus et Simone Weil dans l’Entretien infini et l’Amitié !).
Mais, un mot encore sur le papier peu amène de La Quinzaine, dirigée par Maurice Nadeau qui fut de l’expérience du journal Combat où officiaient Camus et Pascal Pia pendant et après la guerre. Merzoug reproche à Guérin (encore Guérin ! Il est plus discret avec les éditeurs de « La Pléiade » sachant que Lévi-Valensi connaît fort bien la littérature « maghrébine » !) d’avoir sollicité uniquement des auteurs hagiographes, de ne pas avoir demandé des textes à des Algériens experts en Camus (en cela il a raison… et donne un nom) et de ne pas avoir fait d’enquêtes auprès des témoins encore vivants. Sur ce point, il n’a pas tort non plus, mais pourquoi n’a-t-il pas demandé à Maurice Nadeau, homme de Combat qui écrit un chapeau au texte de Merzoug comme s’il fallait l’adouber, d’écrire ce qu’il pensait du Camus de l’époque (il faut rappeler que Camus qui était un partisan de l’épuration, et non pas un sympathique pacifiste, polémiquait sur ce point avec F. Mauriac en 1994-1945).
Mais le plus maladroit (pour ne pas dire choquant) est la ligne de partage des deux Camus, celui du pauvre d’Alger et celui du riche de Paris. Merzoug qui a sûrement lu le Premier homme devrait suivre le conseil de Jean Daniel, à savoir lire Albert Camus par la fin, lire en conséquence le Premier homme en priorité, son dernier livre publié après sa mort, ce magnifique livre d’hommage à sa mère et à cette Algérie qu’il n’a jamais quittée car il l’aimait trop. Par ailleurs, personne n’obligeait Camus de publier Simone Weil, l’auteur de la Condition ouvrière, dans la collection « Espoir » créée par lui chez Gallimard, personne ne l’obligeait à rendre une visite chaque année à la mère de Simone Weil (qu’il n’avait pas connue) au moment de l’anniversaire de la mort de celle-ci. S’il est bien de ne pas faire de Camus une image d’Épinal, évitons les polémiques injustes… surtout quand elles font remonter les images d’Épinal aux polémiques du genre Camus/Sartre. Dans cette optique ne manque que le point de vue de l’infatigable et éternel progressiste Alain Badiou !
O. M.
Avis
Les conférences « Esprit Public », organisées par Terra Nova, Esprit, Alternatives économiques et la mairie du 3e arrondissement de Paris se poursuivent les prochains mois. Le 17 février, la célébration du nouvel an chinois sera l’occasion de faire le point sur la situation de la Chine : « Où va la Chine ? » avec Jean-Luc Domenach. Le 18 mars, nous suivrons la rediscussion des lois bioéthiques avec Valérie Depadt-Sebag et Jean-Claude Ameisen (19 h-21 h, salle Odette Pilpoul, mairie du 3e, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, tél : 01 53 01 75 45).
En association avec l’École nationale de la magistrature, Esprit, le Centre Perelman de philosophie du droit et le Centre de théorie politique de l’Université Libre de Bruxelles, l’Institut des hautes études sur la justice consacre cette année le séminaire de philosophie du droit aux « Figures de l’antijuridisme. De la pensée française à la critique des droits de l’homme ». Ces travaux permettront d’écouter, le 8 février 2010, Philippe Raynaud : « Les Lumières françaises et la monarchie : aux origines de l’“antijuridisme” français ». Le 15 février 2010, Laurent de Sutter : « Après la critique du droit (à propos d’Althusser) ». Le 15 mars 2010, Perrine Simon-Nahum : « François Furet, penseur des droits de l’homme. Controverse autour d’un héritage ». Le 29 mars 2010, Frédéric Gros : « Foucault et le droit des gouvernés ». Le 12 avril 2010, Serge Audier : « Les retours du républicanisme en France : une réactivation de l’antijuridisme ? ». Le 10 mai 2010, Pierre Zaoui : « La Loi de quel droit (aux racines de l’antijuridisme communiste et anarchiste) ». Les conférences ont lieu de 18 h à 20 h à l’Enm, 3ter, quai aux fleurs, 75004 Paris ou sont accessibles sur l’internet (www.ihej.org). Contacts : jhubrecht@ihej.org ; mchami@ih ej.org, , tél : 01 40 51 02 51, fax : 01 44 07 13 88.
« La philosophie a-t-elle quelque chose à dire de la folie ? » À l’occasion de la parution du livre de Pierre-Henri Castel, l’Esprit malade (éditions Ithaque), une table ronde permettra d’explorer cette question avec Alain Ehrenberg, Pierre-Henri Castel, Patrick Guyomard, Marc Jeannerod et Sandra Laugier, samedi 6 février, de 10 h à 12 h 30 à la Maison des Métallos (94, rue Jean-Pierre Timbaud, 75011), renseignements : contact@ithaque-editions.fr
« Le Dieu des peintres et des sculpteurs. L’invisible incarné » : le théologien et historien François Boespflug est invité à prononcer une série de conférences pour la chaire du Louvre les 10, 17, 20, 27 et 31 mai 2010 (auditorium de Louvre, 19 h-20 h 30). Il se propose à travers cette série de conférences de montrer comment les images de Dieu ont été à la fois le reflet et l’outil d’une véritable pensée esthétique.
À l’approche des élections régionales, nous proposerons un dossier sur la politique française, qui observera la situation du sarkozysme à mi-mandat. Ces élections interviennent précisément dans une période d’intenses débats sur la réforme territoriale et l’organisation administrative du territoire où les non-dits sont nombreux entre droite et gauche comme entre élus locaux et élus nationaux. Au plan national, la critique de l’action du président peine à gagner en crédibilité et en reste à des dénonciations de principe peu convaincantes, mais on ne peut pas dire pour autant que Nicolas Sarkozy représente simplement le conservatisme français le plus classique et donc qu’il n’y a « rien » à en dire. Ce serait négliger les changements sociologiques que le « sarkozysme » accompagne, la mise en cause des professions, une transformation de l’État, un changement de l’esprit des institutions, une déstabilisation de la justice. Même si la désorientation permet de désarmer en grande partie la critique de l’opposition parlementaire, elle installe la politique nationale dans un flou qu’il s’agira de mieux décrypter. Par la suite, nous parlerons de la politique étrangère française en revenant sur l’histoire récente du Rwanda, puis nous nous attacherons à des figures intellectuelles qui reviennent dans l’actualité comme Ivan Illich, Simone Weil et Albert Camus et nous verrons les nouveaux développements de la réflexion sur nos rapports aux animaux.
- 1.
À propos de Philippe Büttgen, Alain de Libéra, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach (sous la dir. de), les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Paris, Fayard, coll. « Ouvertures », 2009, 372 p.
- 2.
Le premier contesté est Alain de Libéra (notes 1 et 3 de Sylvain Gougenheim) et son livre Penser le Moyen Âge, qui avait été salué au moment de sa parution en 1991, aux éditions du Seuil, comme celui de Gougenheim. La parution de ce dernier au Seuil a été jugée sévèrement par ses critiques. Éditeur dans cette maison en 2008 (mais non du livre de S. Gougenheim), je m’abstiendrai de parler de cet aspect.
- 3.
Sylvain Gougenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Le Seuil, 2008, p. 167.
- 4.
Quand il est cité, il l’est la plupart du temps en note.
- 5.
Voir le chapitre 1 d’Irène Rosier-Catach, « Qui connaît Jacques de Venise ? ».
- 6.
R. Brague est durement attaqué à plusieurs reprises et mis, de fait, dans le camp de l’« islamophobie savante ». Comme il a pris, mais de manière voilée lui aussi, la défense de Sylvain Gougenheim dans la revue Commentaire (2008, no 124), cela peut se comprendre. Doit-on néanmoins mettre les différences argumentées entre le Dieu des monothéismes (Du dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, Paris, Flammarion, 2008) au compte de l’islamophobie savante ? Il est un peu étonnant alors qu’on ne trouve jamais mentionné, sauf erreur, Alain Besançon par exemple, dont l’insistance, depuis des années, sur la différence entre l’islam et les deux autres monothéismes est de notoriété publique et qui condamne le dialogue de l’Église avec les musulmans. Dialogue sur lequel il y aurait beaucoup à dire et à redire, mais vaudrait-il mieux que l’Église déclare que le Dieu du Coran n’est pas le même que celui de l’Ancien et du Nouveau Testament ? Voir Alain Besançon, Trois tentations dans l’Église, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2002, partie III : « La tentation de l’islam ».
- 7.
J’ai moi-même entendu, sur une radio périphérique à une heure de grande écoute, un intellectuel médiatique (et connu comme chiraquien et sarkozyste) faire un « coup de cœur » pour le martyr Gougenheim et dénoncer le fait que toute critique de l’islam serait « interdite » en France ! Sur la prétendue « bien-pensance islamo-gauchiste », voir aussi I. Rosier-Catach, les Grecs, les Arabes et nous, op. cit., p. 32.
- 8.
Gougenheim rappelle le fait que – la plupart des exégètes sont d’accord aujourd’hui sur ce point – les évangiles ont été écrits en grec. Ses avocats médiatiques ont beaucoup insisté sur ce rappel, qui ne représente pourtant pas une grande nouveauté. Sylvain Gougenheim en déduit que le christianisme était ainsi congénitalement en posture de traduire et de digérer la raison grecque – contrairement aux traducteurs arabes auxquels le grec était d’abord étranger. Même si, par exemple, l’identification du Christ au Logos dans le Prologue (tardif mais inclus dans le canon des Écritures) de Jean, ou les variations de Paul sur la sagesse grecque et la Croix (1 Corinthiens 1), sont remarquables, en déduire quasiment sans médiation des conséquences essentialistes, de surcroît intéressées, sur la suite n’a guère de sens.
- 9.
Ce terme, qu’Attias nuance à juste titre, pourrait être critiqué en ceci, qu’un objet non abordé dans un livre n’est pas nié pour autant, et qu’on risque de tomber dans le procès d’intention.
- 10.
Voir la réaction pointue d’Olivier Abel, publiée deux mois après la Conférence de Ratisbonne (« Une division occidentale au sein du christianisme ? », Esprit, novembre 2006, p. 21-26). Des signes de réticence de Benoît XVI devant le protestantisme existent, à travers des propos théologiques et la préférence donnée aux liens avec l’Église orthodoxe. Mais les protestations officielles contre cette interprétation sont elles aussi nombreuses.
- 11.
Le livre de Jean Bollack, Christian Jambet et Abdelwahab Meddeb (voir aussi Esprit, novembre 2006), avec des interprétations favorables à la conférence de Ratisbonne, est juste mentionné en note. Il y a aussi une part de rhétorique pontificale (« Nous invitons »…) qui est surévaluée : elle correspond au langage courant des dirigeants politiques s’adressant à d’autres puissances.
- 12.
Voir la réaffirmation de plus en plus nette de l’idée de nature comme barème d’une éthique universelle, dans Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, Paris, Cerf, 2008 ; ou encore la dernière encyclique sociale, Caritas in veritate.
- 13.
Et quelques fantasmes et approximations sur le christianisme, voir p. 271-274
- 14.
On lit à deux pages d’intervalle : « L’ouvrage de S. Gougenheim apparaît donc comme un hapax difficile à cerner […]. Il développe des conceptions qui sont en fait très proches, dans leurs grands traits, de celles des programmes du collège et, dans une moindre mesure, du lycée : conception civilisationnelle, essentialiste, sans approche critique des sources » (p. 284). « Les enseignants du second degré peuvent difficilement être tenus pour responsables d’une “islamophilie” qui demeure bien évanescente à lire les programmes scolaires » (p. 285-286).
- 15.
Blaise Dufal, les Grecs, les Arabes et nous, op. cit., p. 319.
- 16.
Allusion à la Politique de civilisation, Arléa, 2002, cité par M. Sarkozy. On remarque tout de même la faiblesse en nombre et en qualité des rapprochements.
- 17.
P. 17. Cela dit, impossible de savoir si les auteurs sont d’accord sur toutes les affirmations du livre.
- 18.
B. Dufal, les Grecs, les Arabes et nous, op. cit., p. 336. La « mise en récit » reste « plus que jamais tâche essentielle de l’historien », dit Dufal. Mais de « petits récits », et des récits « faibles », puisque les « grands récits » « péremptoires » sont inéluctablement condamnés selon lui ?
- 19.
Nef, les Grecs, les Arabes et nous, op. cit., p. 276.
- 20.
Je n’ai pu retrouver la référence de cette assertion, mais l’Identité de la France, au titre si suspect, rappelle aussi ses identités multiples. Et si l’usage politique actuel du thème de l’identité est déplorable, le problème de l’identité et des identités n’est pas, à mon avis, irréel.
- 21.
Ils sont ciblés en passant dans l’introduction, p. 17.
- 22.
Voir par exemple le face-à-face, caricatural mais instructif, entre Alain Finkielkraut et Alain Badiou dans le Nouvel Observateur du 17 décembre 2009, sur l’identité, le sarkozysme, Israël…
- 23.
Une critique élogieuse dans le Monde des livres ainsi que l’édition du livre au Seuil ont joué un rôle essentiel dans la polémique – et confirment le rôle essentiel des médiations (et des non-médiations, hélas !) du savoir universitaire aujourd’hui.
- 24.
Igen, Scolariser les jeunes handicapés, les rapports de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, Paris, Hachette/Cndp/La Documentation française, 1999, 143 p.
- 25.
Antonio Lobo Antunes, Mémoires d’éléphant, Paris, Christian Bourgois, 1979.
- 26.
Id., le Cul de Judas, Paris, Anne-Marie Métailié, 1983.
- 27.
Id., Connaissance de l’Enfer, Paris, Christian Bourgois, 1998.
- 28.
Id., Explication des oiseaux, Paris, Christian Bourgois, 1991.
- 29.
A. Lobo Antunes, Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone, Paris, Christian Bourgois, 2009, p. 472.
- 30.
Ibid., p. 555.
- 31.
Ibid., p. 28, 215, 426 et 568.
- 32.
Ibid., p. 48, 335 et 386.
- 33.
Ibid., p. 483, 508, 522 et 534.
- 34.
A. Lobo Antunes, Je ne t’ai pas vu…, op. cit., p. 572.
- 35.
Éric Maurin, la Nouvelle question scolaire, Paris, Rdi/Le Seuil, 2007.
- 36.
M. Benrabah, Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique, Paris, Séguier, 1999.
- 37.
M. Safouan, Pourquoi le monde arabe n’est pas libre. Politique de l’écriture et terrorisme religieux, Paris, Denoël, 2008.
- 38.
Textes réunis par Song Yongyi, les Massacres de la Révolution culturelle, Paris, Buchet Chastel, 2008.
- 39.
Voir Pierre Guenancia, l’Intelligence du sensible, Paris, Gallimard, 1998, avec lequel le présent ouvrage forme une sorte de diptyque.
- 40.
Guy Coq, La démocratie rend-elle l’éducation impossible ?, Paris, Parole et Silence, 1999.
- 41.
Id., Dix propositions pour une école juste, Paris, Desclée de Brouwer, 2007.
- 42.
Et je ne parle pas du quasi-mépris dont le milieu littéraire parisien fait preuve devant ce môme d’Alger (si séducteur et si beau soit-il) qui n’a pas les manières. Relire les textes de Bernard Frank (dans L’Humanité), Alain Bosquet (dans Combat) ou Pascal Pia (dans Paris Presse), après l’annonce de la remise du prix Nobel de littérature à Camus en 1957, est accablant. Alors que Bernard Frank se surpasse (« [Camus a] le style d’un timide, d’un homme du peuple qui, les gants à la main, le chapeau encore sur la tête, entre pour la première fois dans un salon. Les autres invités se détournent, ils savent à qui ils ont affaire. Quand Camus pense, il met son beau style. Les résultats ne sont pas très bons »). Bosquet se contente de dire que « les petits pays admirent les parfaits petits penseurs polis ». Voir le précieux livre de José Lenzini, les Derniers jours de la vie d’Albert Camus, Arles, Actes Sud, 2009, p. 133-134.
- 43.
À titre d’exemple, voici ce qu’écrit, à propos de la formule « le Verbe s’est fait chair », Jean-Luc Nancy, ami de Jacques Derrida, dans la Déclosion (Déconstruction du christianisme, I), Paris, Galilée, 2005 : « Verbum caro factum est (en grec dans le texte de Jean : logos sarx egeneto). C’est la formule de l’“incarnation” par laquelle Dieu se fait homme, et cette humanité de Dieu est bien le trait décisif du christianisme et à travers lui un trait déterminant pour la culture occidentale tout entière jusqu’au cœur de son “humanisme”, qu’il marque de façon ineffaçable… » (p. 205 ; il est précisé en note que ce texte est écrit en 2002). Il faut quand même se poser la question : la recherche en histoire, l’historiographie et l’enseignement de l’histoire peuvent-ils en général évacuer toute téléologie, en tout cas une interrogation née de passions et d’intérêts actuels du locuteur ?