L'Allemagne après les élections
L’entrée de députés d’extrême droite au Bundestag ne peut évidemment laisser personne indifférent. La surprise des élections allemandes, pourtant, ne vient pas d’abord du score du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), même s’il est plus important que prévu. Elle tient plus à la situation d’instabilité inédite créée par des élections à la proportionnelle intégrale.
On connaît en effet la sanction électorale des législatives outre-Rhin : la Cdu/Csu, parti de Mme Merkel, a recueilli seulement 33 % des voix (– 8, 5 points par rapport à 2013). D’où la question : la chancelière parviendra-t-elle à former un gouvernement avec les libéraux du Fdp (10, 7 %, + 5, 9 points) et les Verts (die Grünen, 9, 2 %, + 0, 5 point), deux partis très opposés sur de nombreux aspects (en particulier l’Europe), après la défaite cuisante des sociaux-démocrates du Spd (20, 5 %, – 5, 2 points) ? La Gauche (Die Linke, 9, 2 %, + 0, 6 point) n’entre pas en ligne de compte pour une alliance. Les Verts et la Gauche stagnent, tandis que les libéraux ont le vent en poupe. Quant aux sociaux-démocrates, ils sont probablement victimes des causes générales qui expliquent le recul de la social-démocratie européenne, mais aussi de raisons spécifiques : ils sont étouffés par des chrétiens-démocrates qui réalisent plus ou moins leur programme, et la récente « fatigue des syndicats » allemands1 les touche directement. De son côté, l’AfD, avec 12, 6 % (+ 7, 9 points) des voix et 94 députés (sur 704), triomphe en devenant le troisième parti d’Allemagne.
Le chamboule-tout électoral
Le commentaire n’est peut-être pas aussi simple qu’on a pu le lire ou l’entendre dans les médias français avant les élections : tantôt admiratifs, quand ils expliquaient la longévité d’A. Merkel par la santé florissante de l’économie allemande et le chômage bas, les deux associés à la personnalité solide et rassurante de la chancelière ; tantôt dubitatifs, quand ils insistaient, sans doute à l’excès, sur les failles de cette même économie (le travail précaire, la pauvreté importante et les écarts de richesse2). Ce qu’il faudrait comprendre, c’est le basculement dans la dernière ligne droite. Après tout, jusqu’à la fin août 2017, les sondages en faveur de la chancelière restaient à des taux élevés (de 37 à 39, 5 %), malgré la conviction qu’elle paierait peu ou prou l’arrivée de plus d’un million de réfugiés syriens et autres – une politique courageuse dont elle était personnellement responsable. Comment expliquer la mue décisive des électeurs en trois semaines ?
Il est plus pertinent de penser que des électeurs allemands ont voulu jouer à leur manière, après les Français en mai et juin 2017 et les Américains en novembre 2016, au chamboule-tout électoral en signifiant à Mutti (« maman ») Merkel qu’elle avait peut-être fait le mandat de trop. Ils auraient ainsi sanctionné ce que précisément d’autres leur envient : la solidité apparente d’une démocratie qui n’a pas changé de loi constitutionnelle depuis 1949, personnifiée par une chancelière forte mais dissimulant l’inertie de la vie politique en Allemagne, une « reine fainéante » ou une « dame de plomb3 » ne prenant jamais de risques et rassurant toujours son opinion publique la plus conservatrice. De là sans doute les réactions post-électorales assez nombreuses dans les médias allemands, qui ont salué les résultats de l’élection, y compris l’entrée de l’AfD au Bundestag, comme la chance d’un nouveau départ politique. Les jeunes électeurs notamment ont donné la préférence aux petits partis plutôt qu’à la Cdu/Csu et au Spd. Il n’est d’ailleurs pas impossible que la jeunesse de M. Macron ait aussi donné des idées aux Allemands (de même que le Parti libéral Fdp a sans doute bénéficié de la jeunesse de son leader, Christian Lindner4, 38 ans). En tout cas, ni la décision in extremis d’A. Merkel donnant au Bundestag le feu vert pour voter (le 30 juin 2017) une loi autorisant le « mariage pour tous » – une loi qu’elle-même n’a pas approuvée –, ni sa déclaration de juin que l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne n’était plus à l’ordre du jour – qui allait dans le sens de l’AfD – n’ont empêché des électeurs nombreux de se détourner d’elle à la toute fin de la campagne.
L’extrême droite au Bundestag
Mme Merkel a pourtant sauvé l’essentiel. Elle reste chancelière en dépit de l’usure après douze ans au pouvoir et malgré deux points de forte contestation de sa politique : l’arrivée des réfugiés, qui a créé et entretenu un climat de tension dans certaines régions, et le revers social d’une réussite économique qui laisse sur le carreau de nombreux pauvres et accroît les inégalités. Même le succès de l’AfD doit être relativisé : il est réel, mais contenu, et pour l’instant sans risque politique important. Avec son entrée au Bundestag et près de 8 % de voix de plus qu’en 2013, l’AfD a certes pavoisé, mais contrairement à ce qui se passe en France, où le scrutin majoritaire permet de dissimuler au Parlement la force réelle du Front national dans le pays, cette représentation a l’avantage d’étaler au grand jour la réalité de l’extrême droite, ses limites politiques, ses divisions et sa vulgarité, comme l’ont bien montré ses déchirements dans les assemblées des Länder où elle siège depuis 2013.
De ce point de vue et d’autres, les parallèles avec le Front national sont réels, même si l’AfD n’est apparue qu’en 2013, lors des élections législatives qui ne lui avaient pas permis d’entrer au Bundestag (son score n’était que de 4, 7 %, alors qu’il faut 5 % des voix pour être représenté dans cette assemblée). Cette année-là, ses thèmes de prédilection étaient l’opposition à l’Union européenne, davantage de démocratie (directe), la discipline budgétaire, la critique de la bureaucratie, plus accessoirement des positions conservatrices sur les questions dites sociétales. En 2016, l’accueil des réfugiés a joué un rôle essentiel. Les mots d’ordre gagnants ont été la préservation de la « nation » (« menacée » par l’accueil des migrants) et la société « homogène » (qui suppose l’assimilation, donc l’opposition au « multiculturalisme »), les valeurs conservatrices (soutien à la famille traditionnelle, avec plus d’enfants, et critique de la « théorie du genre »), le libéralisme économique (contre les règlements européens contraignants), les institutions européennes trop puissantes et la sortie de l’euro, la souveraineté nationale, la défense des libertés individuelles et des usagers face à l’État, la dénonciation de la corruption, l’oligarchie occulte constituée par les dirigeants des grands partis. Comme au Front national, le combat politique de l’AfD s’est déplacé du côté de l’identité culturelle et l’adhésion a cessé d’être éphémère ou volatile : l’AfD a bel et bien rejoint la cohorte des partis populistes européens, qui prétendent donner la parole au peuple souffrant, le représenter à eux seuls et partager avec lui la détestation des hommes et des femmes politiques en place, traîtres au peuple qui les a élus.
En revanche, n’ayant pas besoin d’être dédiabolisée, l’AfD a mené une campagne électorale dure et agressive, parfois nauséabonde, fortement nationaliste et très anti-immigrés, sous la direction d’un ancien démocrate chrétien (Alexander Gauland) et d’une lesbienne en couple (Alice Weidel5), préférés à une dirigeante plus présentable, Frauke Petry, qui a démissionné au lendemain des élections6. Sans surprise, car le résultat était annoncé par les dernières élections régionales, la carte électorale marque une forte poussée de l’AfD dans les Länder de l’Est (Brandebourg, Mecklembourg-Poméranie, Saxe et Saxe-Anhalt) : son score y avoisine les 20 %, atteignant même la première place en Saxe (la région de Dresde et de Leipzig) avec 27 % des suffrages (26, 9 pour la Cdu/Csu)7. La crainte de l’afflux d’immigrés dans ces régions (où la population tend à diminuer et où les petits emplois restent tenus par des Allemands…) explique en grande partie ce succès – corrélé par le refus d’accueillir les réfugiés dans les démocraties ex-communistes d’Europe de l’Est. La question est maintenant de savoir si, comme dans d’autres pays européens où elle avait une forte représentation au Parlement, l’extrême droite va confirmer sa poussée jusqu’à s’imposer un jour à l’exécutif – ou si c’est le début annoncé de son érosion sinon de sa dissolution.
Note
- 1.
Voir Cécile Boutelet, « La grande fatigue des syndicats », Le Monde, mardi 26 septembre 2017, supplément « Éco & entreprise », p. 4.
- 2.
C. Boutelet, « L’envers du miracle allemand », ibid., p. 4-5.
- 3.
Expressions de Jean Quatremer, dans un article virulent de Libération du 24 septembre 2017. Le jugement est sans doute excessif et peut-être injuste quand on pense à l’accueil des réfugiés, ou à la décision en faveur du mariage pour tous, mais il est significatif de ce que de bons observateurs pensent aussi de Merkel.
- 4.
Lindner a fait une campagne anti-européenne incisive, en clamant son opposition aux propositions de Macron, mais une fois l’élection passée, il a mis de l’eau dans son vin, sans doute en vue de la coalition avec la Cdu/Csu et les Verts. Dans la nouvelle configuration du Bundestag, il est en position de force…
- 5.
Weidel se justifiait volontiers en accusant d’homophobie… les immigrés.
- 6.
Même si les passerelles sont évidentes, il faut distinguer entre l’AfD, parti désormais installé au Bundestag, et le mouvement Pegida (« Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident »), né en 2014, en Saxe, organisateur de manifestations régulières, avec des slogans violents, à Dresde et dans d’autres villes de l’Est. Voir Carolin Emcke, Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur, Paris, Seuil, 2017.
- 7.
Ailleurs le score tourne autour de 10 %, le plus bas étant celui de Hambourg (7, 8 %), région protestante – ce qui montre que le protestantisme n’est pas en cause dans le vote des régions de l’Est. Des analyses lors d’élections régionales ont néanmoins montré que la poussée de l’AfD était moindre dans les zones catholiques, et toujours forte dans les bassins de désindustrialisation.