L’étrangeté française : raison économique et héritages culturels. À propos de Philippe d’Iribarne
Repère
L’étrangeté française : raison économique et héritages culturels
Il aurait pu être un grand serviteur de l’État, représenter le meilleur de la technocratie française, mais il fait partie de l’élite de la recherche en sciences sociales, où il a développé une conception originale de la « culture ». Son parcours intellectuel est exposé dans ce livre de conversations, et il mérite qu’on s’y arrête. Bien des carrières sont en sens inverse, comme le confirment encore des échos récents sur la bousculade de quelques jeunes gens pour rejoindre un cabinet ministériel (et certes, on ne leur en veut pas, mais on aimerait être sûr que c’est bien le « sens de l’État » qui les motive). Philippe d’Iribarne n’a pas eu besoin de jouer des coudes : un bon parcours à Polytechnique lui a ouvert d’emblée la carrière dans les cabinets ministériels des années 1960, à l’époque où l’euphorie des Trente Glorieuses semblait promesse de tous les avenirs. Pour cette seule raison, il lui aurait suffi de se laisser porter par la voie toute tracée du « service public épris de rationalité ». « Il régnait à l’époque une foi sans faille dans le progrès économique comme source majeure du progrès social », d’autant plus qu’à l’École des mines, l’économiste Maurice Allais, futur prix Nobel, lui transmet la flamme de son espérance pour un monde meilleur. Ph. d’Iribarne ne reste pas condamné à l’anonymat : tôt remarqué, il se voit confier des missions diverses (sous Pompidou, en 1973, il deviendra « chargé de mission sur les questions de civilisation et de conditions de vie », ce qui lui donne quelques occasions de paraître dans les médias). L’intérêt pour les liens entre sphère économique et bien-être, toujours dans les cabinets ministériels, avait abouti à un ouvrage salué lors de sa sortie : la Politique du bonheur (1973). Parallèlement, depuis 1965, il fait partie des instances dirigeantes du club Jean-Moulin. Bref, se dessinent non seulement une carrière prometteuse de haut fonctionnaire, mais des interventions créatrices et réformatrices dans la vie publique. Et pourtant, un doute naît, très tôt, sur l’harmonie préétablie entre raison économique et bonheur des hommes. Dans le cadre de ses fonctions, la grande grève des mineurs de Decazeville (1961) a été fondatrice : la rationalité économique commandait l’arrêt du travail au fond, totalement déficitaire (« il eût été moins coûteux de payer les mineurs à ne rien faire »), mais la proposition qui leur est faite d’aller travailler dans l’est de la France était un drame incommensurable dans leur vie vécue, et pas seulement une affaire de terroir à quitter ou d’emploi à gar der. Envers social des Trente Glo rieuses, qu’on a trop oublié en nos temps de disette économique…
À propos de…
Philippe d’Iribarne, l’Envers du moderne. Conversations avec Julien Charnay, Paris, Cnrs Éditions, 2012, 197 p., 20 €.
À partir de 1974, la crise aidant, Ph. d’Iribarne s’éloigne de la sphère des équipes politiques et se tourne vers la recherche. Il intègre le Cnrs. Une dizaine d’années de silence, de travaux d’enquêtes et de rapports, de lectures aussi, avant le livre qui le relance auprès d’un vaste public, et aussi le monde des (grandes) entreprises : la Logique de l’honneur (1989) est à la fois le résultat des insatisfactions passées et de la découverte du rôle absolument déterminant de la « culture » – un mot dont il ne cessera par la suite de scruter les définitions et les conséquences théoriques (entre autres dans la pensée de grands auteurs anglais, français et allemands de philosophie politique) et pratiques (dans les entreprises et les relations de travail, mais aussi au-delà, dans la vie publique). Rien de plus discuté aujourd’hui que le sens, la portée, les contradictions du mot « culture », au singulier et au pluriel. Dans la Diversité du monde (2008), Ph. d’Iribarne expose, vingt ans après la Logique de l’honneur, « sa » théorie de la culture, mais ces conversations ont l’avantage de rappeler aussi les cheminements, les tâtonnements et les découvertes intellectuelles et empiriques de cet aboutissement ; on comprend mieux comment et pourquoi il en est arrivé à penser que les grandes cultures nationales se sont constituées pour répondre à des « craintes centrales » : placées dans la même situation objective, elles donnent des réponses différentes, mais toujours reste déterminant
le sentiment d’une menace ressentie comme particulièrement dramatique, le désir de conjurer cette menace ; l’existence d’une zone spécifique de craintes, voire d’angoisse, le désir d’agir individuellement et de s’organiser collectivement pour échapper à l’état de déréliction associé à cette menace.
Des exemples européens ou proches de l’Europe attestent la justesse du modèle. Ce qui est en effet étonnant, c’est la fécondité heuristique de la théorie : si l’on surveille avec cette grille des productions textuelles, des discours lors de conflits, des mots d’ordre politiques ou sociaux, on constate à quel point le modèle « marche ».
Ainsi, dans la culture américaine, il est normal d’agir par intérêt ; celui qui suit son intérêt ne laisse pas un autre contrôler son destin… Au contraire, en France, agir par intérêt est perçu comme « bas », alors que faire allégeance à quelque chose ou quelqu’un de « grand » est ressenti comme tout à fait acceptable.
Des enquêtes sur les rapports interhumains, en particulier le rapport à l’autorité, dans de grandes entreprises établies dans le monde entier ont permis de découvrir d’autres marqueurs culturels.
Si, tant qu’on en reste aux sociétés européennes, ou issues du monde européen (tels les États-Unis), la question de la liberté paraît bien être au cœur de l’organisation de la vie en société, il n’en est pas de même dans d’autres parties du monde. En Chine, au Cameroun ou en Inde, par exemple, les préoccupations des acteurs semblent centrées sur d’autres réalités : le risque de chaos, la sorcellerie, l’impureté.
Si de grandes entreprises ont tenté de tirer un profit managérial de ces données, des solutions à des conflits hiérarchiques et autres, voire l’explication d’échecs importants (par exemple celui de Renault avec Volvo en Suède), Ph. d’Iribarne s’en est servi aussi pour analyser le « cas français » (dans l’Étrangeté française, 2006, et de nouveau dans les Immigrés de la République, 2010), en l’occurrence pour débusquer, sous les apparences de la rupture revendiquée, depuis la Révolution, avec le vieux monde de l’Ancien Régime, les traces persistantes du sentiment de « grandeur ». Les traces ? Il vaudrait mieux dire, si l’on en croit Ph. d’Iribarne, que la grandeur est omniprésente, sous forme laïcisée certes. Ainsi, en France, où l’on moque volontiers les titres ronflants que se donnent aujourd’hui encore les professeurs et les docteurs allemands, on ne se rend guère compte à quel point continue de régner à gauche « une vision cléricale de la grandeur, attachée à l’universel », et à droite une vision aristocratique qui revendique des héritages anciens. La « passion de l’égalité » coexiste avec l’existence de castes, et « la distinction des rangs (y) joue un rôle fondamental, à tous les niveaux de la société ». C’est qu’en France l’inégalité est vécue foncièrement comme une inégalité de dignité, une indignité donc, d’où sa perception dramatisée.
« L’envers du moderne » : le sous-titre vise précisément cette persistance de schémas anciens dans les multiples nouveautés, éclatements, déracinements, déplacements, déterritorialisations de la postmodernité mondialisée. Par rapport à ceux qui insistent sur les îlots d’identité (fondamentalismes, intégrismes…) qui se forment contre les phénomènes postmodernes déstructurants, Ph. d’Iribarne voit plutôt ce qui permane et dure d’identité ancienne même dans ce qui paraît aux avant-postes du moderne… Il en résulte une vision plus tendue, plus dialectique, plus structurelle, des mentalités individuelles et collectives dans la modernité : sous les myriades de changements se maintiennent des particularités nationales, ou des structures profondes, ou une « tradition » plus solide qu’on le pense généralement, mais qu’on ignore ou qu’on se fait un point d’honneur à ignorer. Il ne faut pas se tromper cependant : rien qui ressemble ici à une nostalgie de l’ancien. L’« envers du moderne » n’est pas le bien contre le mal de la modernité. Mais comprendre son « travail » secret dans la modernité (par exemple lors de conflits sociaux ou de « problèmes de société en France et ailleurs ») permet par exemple de relativiser les critiques de ceux qui ne trouvent jamais les acteurs économiques de la France assez modernes, ou de conforter ceux qui défendent le modèle d’intégration républicain contre les partisans d’une politique multiculturelle. Tout au plus pourrait-on parler, de la part du chercheur, d’une défiance envers une modernité qui serait « sans reste », lancée au galop uniquement vers l’avant : ce n’est qu’un effet d’optique, au fond, ou un effondrement de la mémoire qui permettent de croire cela et, finalement, de rester superficiel dans l’analyse.
Dire que les réflexions de Ph. d’Iribarne sont devenues bien commun serait plus qu’exagéré. Lui-même ne cache pas les réticences qui ont accueilli et accueillent toujours sa théorie de la culture, tant chez les sociologues de la modernité que chez les ethnologues et les anthropologues. Peut-être pour une raison intrinsèque : la « culture » humaine semble avoir comme concept et comme réalité quelque chose de fuyant, une facette qui se dérobe ; elle est peut-être aussi victime d’une volonté délibérée d’ignorance par rapport au solide, au factuel, aux mesures et aux statistiques ; enfin et avant tout surgit toujours la méfiance envers le « culturalisme », soupçonné de devenir le voile noble des « vraies » causes de différenciation : l’économique, la domination, le racisme, la pauvreté… Dans les conflits d’interprétation qui surgissent lors de conflits sociaux ou d’échecs du social, Ph. d’Iribarne ne méconnaît pas du tout le rôle de ces facteurs, mais il regrette que la difficulté à faire entendre aussi le mot « culture » dans ces contextes soit si considérable. D’autant plus que de son côté, il constaterait volontiers – et nous constatons avec lui – les résultats assez bornés de l’économisme ou du sociologisme, même politiquement engagés. Il note par exemple que dans la spirale de la dette où se sont enfoncés des pays européens, un travail essentiel aujourd’hui, qui n’est pas fait, consisterait déjà à comprendre le sens différencié du respect des règles dans les divers pays européens, ou encore pourquoi les « bonnes pratiques » sont exécutées si différemment dans des conditions sociales et économiques somme toute assez semblables. Ne parlons pas des différences culturelles « de fond » à l’échelle mondiale, qui rendent si aléatoire le développement… De là, in fine, le pessimisme du chercheur quant à la capacité tant des politiques et des médias que des sciences sociales à prendre en compte, à brève échéance, les résultats de sa recherche fondamentale.
Jean-Louis Schlegel
Librairie
Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome, Paris, Actes Sud, 2012, 208 p., 19 €. Jean-Yves Jouannais, L’Usage des ruines, Paris, Verticales, 2012, 149 p., 14, 90 €
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? chantaient Aragon et Ferré ; est-ce ainsi que cités et bonheurs finissent ? se demandent J.-Y. Jouannais et J. Ferrari, l’un dans un roman, l’Usage des ruines, l’autre dans une série de « portraits » de villes ruinées, du iiie siècle avant J.-C. au 11 septembre 2001. Deux ouvrages qui, par des voies diverses, interrogent les raisons de la fin de nos mondes.
J.-Y. Jouannais mène depuis longtemps une exploration des symptômes de la guerre, de sa symbolique. Cette fois c’est en « rôdant » à travers les ruines qu’elle engendre qu’il mène ce triple travail d’historien, de philosophe, d’anthropologue, un peu dans l’esprit de Michel de Certeau, qui disait du premier : « Il travaille dans les marges. À cet égard, il devient un rôdeur » (l’Écriture de l’histoire). Que révèlent-elles, ces ruines qui jalonnent l’histoire des hommes ? Car les ruines, qui « ne sont pas les décombres », attendent que nous en fassions « usage ».
Elles nous disent qu’à lire l’histoire à travers elles, on découvre la « mythologisation » abusive du « guerrier » (Scipion aurait pleuré devant les ruines de Carthage…) ou la vanité des idéologies : les ruines de Stalingrad, Londres, Berlin ou Dresde sont également terribles. Elles parlent d’une barbarie récurrente : leurs débris de plâtre et de briques sont mêlés de sang et d’os ; elles parlent du désir obsessionnel de l’assiégeant – d’où ces « portraits obsidionaux », sous-titre de l’ouvrage et adjectif qui, venu du latin obsidere, assiéger, renvoie à cette obsession du ravage aussi bien qu’au siège mené. Elles nous révèlent le passage de la science à la folie maniaque : un officier participant à l’écrasement d’insurrections polonaises en 1863-1864 tente d’abord de surmonter son trouble en dessinant les ruines et finit par fonder une science de la divination fondée sur leur lecture… Elles sont un révélateur de l’esthétique – Pannini, Piranèse, l’amour romantique des ruines ; elles vont jusqu’à fonder une esthétique morbide du « sublime » : Albert Speer, l’un des architectes du IIIe Reich, entend prévoir la beauté de la ruine à venir dans le plan du monument : c’est la « loi des ruines ». Enfin, la ruine se fait monument de mémoire, en même temps qu’« arche de représailles » avec le navire américain Never forget dans la construction duquel est entrée une partie des ruines du World Trade Center (qui incluent nécessairement « un peu du squelette, un peu de la dentition » d’un homme). Elles nous disent l’inavouable, et « des choses cachées depuis la fondation du monde ».
Nouveaux Candides bien décidés à fonder « le meilleur des mondes possibles », les deux personnages et amis du Sermon sur la chute de Rome vont être eux aussi confrontés aux ruines de leur espoir d’un « meilleur des mondes possibles ». Passant de la théorie à la pratique, ils laissent Leibniz à la Sorbonne et vont tenter, dans leur Corse natale, à leurs yeux vrai Eldorado, de remettre sur pied un bistrot de village. Leur réussite première tourne à la débâcle la plus burlesque, encore qu’inquiétante ; l’animation du café ne serait-elle que ragots et tristes brèves de bistrot ? De bistrotiers, ils ne sont pas loin de devenir maquereaux, les serveuses étant un peu trop attentionnées avec les clients ; la recette devenant excellente, le revolver va leur sembler indispensable pour protéger la caisse, et intimider les « cons ». Tout objet devant servir un jour ou l’autre, l’arme abattra, « car nul homme n’est le gardien de son frère ». Ainsi en décide, depuis la nuit des temps, la bêtise humaine, ou le destin, dont la figure peut être celle de Caïn (« Suis-je le gardien de mon frère ? ») ou
la voile carrée d’un navire qui entre dans le port d’Hippone, portant avec lui, depuis l’Italie, la nouvelle inconcevable que Rome est tombée.
On le voit : loin de n’être qu’une fable philosophico-burlesque, l’écriture tour à tour bouffonne et lyrique de Ferrari, les entrelacs d’une structure où les liens entre les personnages démultiplient les diverses images d’un échec inévitable, la scansion donnée par le retour du sermon d’Augustin sur la chute de Rome qui ouvre les chapitres et à qui est consacrée la fin du livre, tout cela donne un puissant arrière-plan à cette illustration de la vanité des désirs humains.
Tu es étonné parce que le monde touche à sa fin ? […] Le monde est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt.
Étrange rencontre que celle de ces deux textes dans une même rentrée littéraire : cette double interrogation sur l’instinct de mort qui semble mener le monde résonne comme une menace imminente, mais aussi comme la raison d’être, en profondeur, de la littérature – et ce, depuis Homère : « La littérature naît avec le récit du siège d’une ville », remarque J.-Y. Jouannais ; elle est aussi, nous rappelle à sa manière J. Ferrari, « entropologie » – ce mot forgé par Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques, faisant allusion à l’entropie :
Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire « entropologie » le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration.
La littérature comme monument au sens étymologique, tombeau et mémorial – avertissement ?
Chantal Labre
Alejandro Zambra, Personnages secondaires, Paris, Éditions de l’Olivier, 2012, 167 p., 17, 50 €
Ce troisième livre d’un jeune écrivain chilien, né en 1973 à Santiago, également poète, critique littéraire et enseignant, distille un charme énigmatique. Difficile à cerner, il s’apparente à un roman politique quand se dessine le portrait d’une génération qui, enfants sous la dictature du général Pinochet, questionne à l’âge adulte le comportement de ses parents. Il s’inscrit dans un registre sentimental puisque deux amours sont racontées en parallèle. Il résonne comme un essai sur la posture de l’écrivain car la difficulté d’écrire est au cœur d’un récit qui se structure autour d’une ébauche de roman et du journal de sa conception.
L’histoire est celle d’un jeune garçon qui, dans les années 1980, espionne un voisin par affection pour une petite fille qu’il retrouve vingt ans plus tard ; l’histoire vécue est celle du narrateur confronté à la fin d’un amour et à ses ambitions littéraires. Un même doute sur la lecture du passé, sur le sens de la culpabilité ou de l’absence de tout sentiment de responsabilité, traverse ces quatre chapitres qui, successivement esquisse de roman et confessions de son auteur, portent tout le poids d’une filiation qui se joue dans la sphère aussi publique que privée.
Alejandro Zambra renoue ici avec des paramètres déjà présents dans ses romans précédents : le va-et-vient entre littérature et réalité – dans Bonsai1, Julio se raconte cherchant à narrer son amour passionnel pour Emilia tout en prétendant qu’il ne fait que dactylographier le manuscrit d’un vieil écrivain –, le recours à la fiction pour tromper l’attente – dans la Vie privée des arbres2, Julian, qui espère le retour de sa femme, imagine la fille de cette dernière parcourant le texte qu’il est en train d’écrire sur sa rencontre avec sa mère. Alejandro Zambra réaffirme son goût pour les références littéraires et l’importance de la lecture pour les protagonistes – le narrateur évoque longuement Madame Bovary de même que, dans Bonsai, Emilia et Julio classent leurs amis selon leurs ressemblances avec les caractères de Charles et d’Emma. Il s’interroge sur les motivations de l’écrivain tout comme Julian qui, dans la Vie privée des arbres,
ne voulait pas vraiment écrire un roman ; il désirait simplement atteindre une région nébuleuse et cohérente où il pourrait entasser ses souvenirs3.
La tonalité mélancolique et distante de son univers acquiert une épaisseur singulière dans ce livre qui, par une alternance de perspectives, mêle subtilement les dimensions intime et politique et évoque avec une rage contenue la nécessaire lutte contre l’oubli et la médiocrité. Le dialogue souterrain qui se noue entre les personnages esquissés dans le roman et les proches convoqués par le narrateur dans son journal intensifie la désillusion de ce regard laconique sur un passé fait de répression et de complaisance.
Avec peu de mots, un ton neutre, Alejandro Zambra propose une géographie des lieux, faisant vibrer les villes, les rues, les maisons, les pièces dans leur ameublement ou leur utilisation : un tremblement de terre, un trajet en autobus, une promenade à pied, un accident de voiture, des programmes de télévision font surgir tout un monde insolite, témoignage d’une époque précise, comme figée sur une vieille pellicule retrouvée.
Il suggère des tableaux au quotidien, des instantanés de vie : un repas au restaurant, un séjour au bord d’un lac, une journée de classe, des jeux avec une balle de base-ball rendent sensibles les liens éphémères que tissent des hommes frileux, souvent indifférents ou hermétiques aux aléas de la situation politique, à la prégnance de la dictature.
Loin des discours normatifs, Alejandro Zambra s’attache à des personnages ordinaires, les traquant à travers des détails imperceptibles, des répétitions discrètes. Il raconte comment les enfants peuvent grandir sous une dictature sans les outils nécessaires pour évaluer la situation, montre des parents passifs et détachés ou des militants actifs. Dans le roman du narrateur, Claudia, qui fait épier son père dont elle ne comprend pas l’éloignement, le met en danger alors qu’il abrite des clandestins. Dans le journal qu’il tient, comme pour s’autoriser à écrire, le narrateur – est-ce le petit garçon qui espionne ? – tente de revisiter le monde stagnant de ses parents sous Pinochet.
Un climat s’impose peu à peu, fait de ces conversations interrompues par pudeur, de ces images effleurées et reprises parfois au gré d’un poème, de ces gestes maladroits qui n’osent pas s’affirmer. Une certaine pesanteur révèle la difficulté de dire, que les mots soient interdits ou fuyants, censurés par un pouvoir politique ou par une conscience malmenée.
Des correspondances entre les deux composantes du texte se greffent autour de thèmes communs : l’appropriation d’un passé trouble, la fragilité des relations affectives, la frontière entre passivité et complicité, le poids des compromis, la perception de la menace, le courage de la rébellion, la peur aussi. Des phrases entières circulent du livre commencé au journal tenu, confondant les temps des récits et les isolant à la fois. Les mêmes apostrophes sont lancées : communiste, social-démocrate, tolérant, coupable. Des aspirations identiques se retrouvent : aimer, connaître des moments de bonheur, inspirer une forme de respect, tenter de protéger les siens, survivre tout simplement.
Une tension sourde accompagne ces errances désenchantées qui se répondent sans se rejoindre jamais. Pour mieux s’en approcher, Alejandro Zambra se glisse en alternance du côté des fils, dans le roman qui se lit, et du côté des pères, dans le roman qui s’écrit :
Lire, c’est se cacher le visage. Et écrire, c’est le montrer4.
Sylvie Bressler
Jacques Le Rider, Fritz Mauthner. Scepticisme linguistique et modernité. Une biographie intellectuelle, Paris, Bartillat, 2012, 536 p., 35 €
Qui est Fritz Mauthner ? Quelques lecteurs attentifs du célèbre Tractatus de Ludwig Wittgenstein auront peut-être rencontré son nom. En effet, le grand philosophe autrichien affirme dans ce texte fondateur du xxe siècle qu’il ne convient pas de confondre sa critique du langage avec celle de Mauthner. Mais qui sait que James Joyce et Samuel Beckett furent des lecteurs de cet auteur né à Prague en 1881 et mort au bord du Bodensee en 1923 ? Il est vraiment heureux que Jacques Le Rider, dont on connaît les remarquables travaux sur la vie intellectuelle à Vienne au début du siècle passé et l’impressionnant commentaire du Faust de Goethe, consacre à cet auteur assez méconnu une biographie (il publie simultanément une traduction d’un livre de Mauthner : le Langage, chez le même éditeur). Il n’est pas exagéré de prétendre que Mauthner est un des principaux inspirateurs du célèbre tournant linguistique qui caractérise une large partie de la pensée de la première moitié du xxe siècle et au-delà. En effet, son œuvre majeure, les Contributions à une critique du langage (Beiträge zu einer Kritik der Sprache), publiée pour la première fois entre 1901 et 1902, est le vaste exposé d’un scepticisme linguistique fondé sur une double thèse : la pensée est le langage ; le langage est un voile qui cache la réalité. Pour cette raison, Mauthner est convaincu que la critique du langage est « l’affaire la plus importante de l’humanité pensante ». De son vivant, cet intellectuel singulier était d’abord connu comme journaliste, ensuite comme auteur de nombreux romans – parmi lesquels une actualisation de la légende du juif errant : Der neue Ahasver (le Nouveau Juif errant) paru en 1882. Outre sa monumentale somme sur le langage, Mauthner a également publié une histoire de l’athéisme en quatre volumes qui, malgré un parti pris très manifeste, reste un document dont la consultation reste très instructive (1920-1923).
L’ouvrage de Le Rider est bien plus qu’une biographie car la partie centrale est consacrée à une reconstruction extrêmement bien menée de la philosophie du langage de Mauthner à partir des Contributions. L’auteur procède en trois temps : il propose d’abord une exégèse systématique de l’ouvrage (ce qui n’est pas une mince affaire car le livre de Mauthner est très prolixe et peu systématique). Dans un deuxième moment, Le Rider tente une approche généalogique de cette étonnante doctrine du langage. Cette partie de la biographie intellectuelle est particulièrement instructive car l’auteur montre non seulement l’influence de Nietzsche mais encore celle du philosophe Ernst Mach (1838-1916). Dans la troisième partie, Le Rider insiste non seulement sur l’influence de Maurice Maeterlinck, dont Mauthner connaît bien le Trésor des Humbles, mais il s’arrête longuement sur les rapports entre Hugo von Hofmannsthal et Mauthner. Celui-ci avait lu la fameuse Lettre de Lord Chandos « comme s’il s’agissait du premier écho poétique de la critique du langage » (cité p. 326). Mais Le Rider, à qui nous devons un remarquable ouvrage sur le poète autrichien5, montre que le scepticisme linguistique de Hofmannsthal est antérieur à la lecture de Mauthner. Pas moins riches sont les pages sur les relations avec Karl Kraus et Wittgenstein. Ces comparaisons avec les contemporains permettent de mieux saisir l’objectif principal de la philosophie du langage de Mauthner qui entend « détruire la langue derrière moi et devant moi et en moi ». Ce qui reste après cette catharsis critique est ce que l’ami de Mauthner, Gustav Landauer (1870-1919), appelait une « mystique sans langage », une rencontre non langagière du réel qui fait évidemment penser à la fin de la Lettre de Lord Chandos.
L’étude de la postérité de Mauthner est passionnante. L’auteur trace l’influence du philosophe chez Alfred Döblin et Hugo Ball mais encore, comme je l’ai déjà rappelé, chez Joyce et Beckett. On est fasciné d’apprendre que Jorge Luis Borges avait manifestement pris connaissance du Dictionnaire philosophique de Mauthner (en deux volumes, 1910-1911) lors de son séjour à Genève. Plusieurs récits du poète argentin (qui mentionne explicitement cette source) témoignent de l’influence de Mauthner, par exemple « Le congrès », dont la référence à l’article « Universalsprache » du Dictionnaire est évidente (p. 445). Selon Le Rider, le monde de Mauthner est un sub-texte du récit « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » (p. 448). Pour ma part, l’hypothèse (p. 453) selon laquelle l’expression « un mot, un cadavre » (ein Wort – eine Leiche) dans le poème « Froncées de nuit » de Paul Celan serait une réminiscence de Mauthner me semble tout à fait plausible.
L’ouvrage de Le Rider n’est pas seulement la première étude importante sur Mauthner en français mais encore un véritable paradigme de biographie intellectuelle : tout en présentant un récit complet du parcours biographique de l’auteur étudié, cet ouvrage réussit une approche très complète de la pensée de Mauthner en la situant dans un contexte historique large.
Ruedi Imbach
Jacob Rogozinski, Guérir la vie. La passion d’Antonin Artaud, Paris, Cerf, 2011, 211 p., 28 €
Jacob Rogozinski relève ici un double défi : lire Antonin Artaud sous le signe de la guérison et de la vie, lui qu’on a si souvent lu sous un signe exclusivement inverse et sombre ; mais aussi comprendre la question de la guérison et de la vie, si centrale aujourd’hui, sous le signe renouvelé mais persistant, qui reste déchiré ou déchirant, d’Antonin Artaud. Il s’agit donc d’abord de découvrir un autre Artaud. Car Artaud ressort différent de la lecture de Rogozinski comme, si l’on ose dire, il ressort différent des épreuves extrêmes qu’il traverse, morales, mentales, poétiques, et philosophiques aussi. La thèse de l’ouvrage est en effet qu’Artaud, au fil de ses épreuves, critique la vie individuelle, le corps organique, le moi, non pas pour s’en débarrasser, non pas pour accéder à un « corps sans organes », à une vie pure et qui n’a plus rien d’individuel, mais pour accéder à un autre corps, à une autre vie, à un autre moi-même.
Ce que nous enseignent ces textes, c’est qu’il est temps d’en finir avec le corps sans organes. On a trop longtemps cru que cette notion équivoque était l’alpha et l’oméga de sa pensée. Il l’avait énoncée pour la seule et unique fois dans un texte où il appelait à refaire « l’anatomie humaine ».
« À la refaire, et non à l’abolir » (p. 159, souligné dans le texte). Ce qu’Artaud recherche ainsi, ce n’est pas à défaire mais à refaire ce que Rogozinski appelle, d’une formule remarquable, « le moi-corps » (p. 144, je souligne ; voir aussi p. 127) :
Je suis ce moi indissociable de mon corps, je suis ce corps qui est moi : je suis l’insurgé du moi-corps.
La question d’Artaud serait donc la suivante : à travers les pires épreuves, et les plus fortes critiques, du moi figé mais aussi détruit, du corps idéologisé, mais aussi écartelé, « comment se re-corporiser ? » (ibid.). C’est en ce sens qu’Artaud, malgré tout, entend guérir, entend « guérir la vie », c’est-à-dire encore guérir « sa » vie. Il n’y a pas de fascination exclusive pour la destruction ou la cruauté au sens qu’on donne le plus souvent au théâtre de la cruauté, il n’y a pas non plus une pure guérison anonyme et sans sujet ; guérir, c’est toujours guérir le corps et guérir le soi.
Artaud a fait l’épreuve de toutes les souffrances du siècle. C’est ainsi, à nos yeux, qu’il faut comprendre le sous-titre ambigu du livre (La passion d’Antonin Artaud). Artaud n’a pas vécu une « passion » solitaire sans passion relationnelle et sans passion historique. Son épreuve est traversée, découvre-t-on ici, par des morts et par des deuils, en particulier par la perte de ses « amies », de « plusieurs femmes » (p. 30), de « ses « filles » (ibid.).
Ces voix spectrales qui lui insufflent le poème, ce sont les muses d’Antonin Artaud. Sans oublier celle dont le nom même semble un écho du vieux nom grec de la Muse (Mousa) : Sonia Mossé. Sonia-la-Muse – nom chiffré, épitaphe à peine lisible sur une crypte vide.
Certes, « Mossé », c’est aussi (et sans doute d’abord, ici) Moïse. Et l’on découvre dans ces pages à quel point Artaud a été traversé par ces corps « massacrés », ces corps « brûlés » des charniers du siècle (Sonia Mossé, « assassinée à Maïdanek », p. 41). Il en a été le contemporain extrême. On ne pourra plus, après ce chapitre, l’en séparer. Mais autant que sur le contenu extrême de cette inspiration, de cette épreuve, Rogozinski insiste sur son principe même. Elle permet de sortir en effet, comme il le souligne, de l’alternative extrême de la parole d’Artaud : parole « auto-engendrée » ou soufflée par « l’Autre » absolu. Elle est, en réalité, avant tout, comme toute parole, adressée, relationnelle. Et dès lors, on comprend l’ordre des chapitres qui refait sous ce double signe (les amies assassinées, le corps à reconquérir) la traversée du siècle avec Artaud : le théâtre, le langage, la psychanalyse et la psychiatrie en particulier. On peut, on doit, retrouver en effet ces coordonnées essentielles de l’expérience d’Artaud, il ne s’agissait en rien de les oublier ou de les minorer, bien au contraire, elles en sortent, elles aussi, encore différenciées, encore intensifiées. On comprend alors pourquoi il faut repartir des grandes lectures qui ont été faites d’Artaud.
Jacob Rogozinski pose en effet la question :
Après tant d’exégèses inspirées – après Blanchot et Deleuze, après Kristeva et Derrida – pourquoi s’obstiner encore à le relire ?
Or, dans ces exégèses qui ont fait en effet d’Antonin Artaud une figure essentielle, un point de recoupement et de déchirement de la philosophie en France au xxe siècle (et singulièrement dans le moment des années 1960), Rogozinski trouve de fait une tension essentielle, une rupture, mais aussi une ressource, qui permet une reprise. Il y a, certes, la tentation (« la méprise majeure, la grille la plus écrasante ») de l’éloge radical de la folie, comme si celle-ci était non seulement compatible avec l’œuvre, mais condition et ressource pour elle. C’est la tentation de Deleuze, et surtout de certains de ses lecteurs, c’est le verdict de Lacan (voir p. 21). Mais il y a aussi la marque, inverse et ferme, de Foucault : « la folie, c’est l’absence d’œuvre », dont J. Rogozinski fait un principe ; sur cette limite infranchissable, Artaud se tient du côté de l’œuvre qui repousse la folie. Il y a encore la marque de Derrida, sous le signe de l’énigme, de la « crypte », du secret, de l’indéchiffrable, qui est cependant le moteur d’une langue, certes inouïe, mais qu’il faut déchiffrer, entendre à partir de ses propres signes. Dès lors, le rôle de la philosophie n’est ni de lui surimposer un sens, ni de faire l’éloge absurde de son non-sens, mais de chercher son secret sans le trahir. Remarquable projet de ce livre :
La seule solution consisterait à élaborer une philosophie entièrement neuve à partir de ses motifs. J’ai rêvé de lui donner cette philosophie qui ne lui ferait plus violence : une philosophie née de ses poèmes, qui ferait passer ses vocables sur le plan du concept.
Deleuze lui-même n’avait pas fait autrement, avec le « corps sans organes » ; son erreur n’était pas là ; mais d’avoir insisté sur ce seul vocable-concept, au détriment de la logique-poétique rigoureuse qui le lie à tous les autres, et qui fait ainsi une œuvre et une pensée, indissociable de cet effort pour « guérir la vie ». Car c’est bien en ce point qu’il faut maintenant, dans le moment qui est le nôtre, revenir.
La lecture d’Artaud que propose ce livre est en effet aussi une introduction à une réflexion sur le rapport à la vie, aujourd’hui, qui engage les autres travaux de l’auteur de ce livre, toutes les questions du moment présent, et de nombreux prolongements et enjeux. « La vie » : ce n’est pas un donné simple et objectif. Tout montre, dans l’épreuve d’Artaud, comme dans celle du siècle, politique, éthique, esthétique, qu’elle est justement une épreuve extrême, traversée de multiples négativités, la maladie et la mort, mais aussi la haine et le meurtre. Elle l’est encore aujourd’hui, et il importe de le rappeler. La haine, mais aussi l’expression, le théâtre, le poème, ne sont pas métaphoriquement mais réellement vitaux. Il faut revenir à la fois à cette négativité et à cette extension extrêmes de « la vie », contre toute réduction, et les prendre en un sens strict, ou plutôt littéral. Mais étendre ainsi l’épreuve de la vie, ce n’est pas pour autant sortir des vivants ou des relations entre les vivants, et revenir à une vie « anonyme », et Jacob Rogozinski, encore une fois, tranche de manière décisive dans ce qu’il voit comme la « signification équivoque » de cette expression même qu’il donne pour titre à son livre : « guérir la vie » (p. 52). Il faut, dirions-nous, guérir la vie dans les vivants et entre les vivants, ou guérir les vivants de ce qui, dans la vie elle-même, détruit la vie en eux et entre eux. Le risque couru par Artaud, et par la lecture d’Artaud, c’est que l’intensité même de cette épreuve en masque le sens, ce qui en reste le sens. L’importance de ce livre c’est de nous ramener à ce sens, en nous rappelant cette intensité.
Frédéric Worms
Brèves
Harald Welzer, Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au xxie siècle, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », 2012, 448 p., 9, 10 €
Ce livre ne relève aucunement de la littérature apocalyptique. Il s’efforce avant tout de décrire les conséquences du réchauffement climatique et de prendre acte de la complexité du phénomène des réfugiés. Les déplacements provoqués par la perturbation des conditions environnementales, qui empêchent des fractions importantes de la population de continuer à habiter sur les bandes littorales des mers ou des fleuves, ont déjà commencé. Même le désert est de plus en plus difficile à habiter pour les nomades, et le déboisement de l’Amazonie pousse les habitants à se déplacer. Telle est la première observation : les réfugiés presque toujours assimilés aux réfugiés économiques sont très souvent des réfugiés climatiques. Mais l’auteur pousse sa réflexion : au-delà de la croissance du nombre de clandestins, qui focalise l’attention des Occidentaux, il observe que les réfugiés climatiques sont à l’origine de violences et de guerres, soit qu’ils doivent se battre pour survivre, soit qu’ils pénètrent dans des territoires qui ne sont pas les leurs. Telle est la seconde observation : les réfugiés climatiques déclenchent des violences inédites qui sont elles-mêmes à l’origine d’un flux croissant de réfugiés politiques. Entre réfugiés climatiques et réfugiés politiques, les liens sont évidents : « La violence est promise à un grand avenir dans ce siècle qui verra non seulement des migrations massives, mais des solutions violentes aux problèmes des réfugiés ; non seulement des tensions dont l’enjeu sera les droits à l’eau et à l’exploitation, mais de véritables guerres pour les ressources ; non seulement des conflits religieux, mais des guerres de conviction. » Ce livre sans concession qui ne se concentre pas uniquement sur des cas de figure extrêmes (zone des Grands Lacs, famines, Soudan…) oblige à regarder le monde « globalisé » en face, à prendre en considération des actes de violence qui laissent les États impuissants et à saisir que la mobilité croissante des individus est indissociable de ces territoires devenus inhabitables.
O. M.
Claude-Edmonde Magny, Lettre sur le pouvoir d’écrire, Castelnau-le-Lez, Climats, 2012, 56 p., 8 €
Auteur d’un ouvrage de référence sur le roman américain, Claude-Edmonde Magny, qui fut une collaboratrice du groupe littéraire d’Esprit, était, avec Marthe Robert et Monique Nathan entre autres, l’une des personnalités féminines qui ont renouvelé la critique littéraire et la vie éditoriale de l’après-guerre. Ce court texte que la jeune philosophe a adressé à Jorge Semprun en février 1943 (celui-ci, qui a écrit la préface de cette édition avant sa mort, ne le reçut que début août 1945) condense sa pensée littéraire : tout en évoquant Balzac, Bernanos, Cocteau et Mallarmé, elle insiste sur les liens de l’écriture et de la « déprise de soi ». Pour elle, un auteur doit parvenir à se « désencombrer de lui-même », à faire le vide de manière à mieux traduire l’expérience humaine, celle des autres, celle de tout un chacun, mais certainement pas celle d’un je obsédé de lui-même. À l’époque, la phénoménologie invitait à pratiquer l’épochè, la mise en suspens (Claude-Edmonde Magny a écrit des articles sur Sartre dans Esprit), la mise entre parenthèses de la psychologie et de ses lourdeurs. À l’époque, le Nouveau Roman était en discrète gestation, mais la lectrice passionnée de littérature anglo-américaine n’est certainement pas étrangère à des choix littéraires où le désir de se vider de soi est une manière de toucher au plus profond par l’expérience de l’écriture. On pense bien entendu à Faulkner mais aussi à Joyce, T.S. Eliot, Lawrence, Huxley sur lesquels elle a écrit dans Esprit entre 1941 et 1951. Les 80 ans d’Esprit (1932-2012) fournissent une bonne occasion de découvrir l’une de ces figures qui ont fait la revue « à la marge ».
O. M.
Tom Wolfe, Il court, il court le Bauhaus, Paris, Les Belles Lettres, 2012, 144 p., 13 €
Le style international architectural, aujourd’hui visible à Dubaï, Doha ou Astana, à Sydney ou à Pudong, est le plus souvent convenu, objet de pastiche ou effet d’un copié-collé, mais il peut aussi donner lieu à des réalisations architecturales de premier ordre. Inutile donc de caricaturer : si nos architectes ne sont pas tous des producteurs de simulacres qui rappelleraient Las Vegas plus qu’autre chose, le style international a pour caractéristique de tout miser sur un bâtiment (la « machine célibataire ») sans se préoccuper du contexte : l’architecture propre au style international est chaotique car elle juxtapose des objets monumentaux comme des pâtés de sable. La réédition d’un remarquable pamphlet écrit en 1981 par l’un des papes du nouveau journalisme est fort bien venue : d’une part il rappelle que le style international première manière fut inventé par les architectes du Bauhaus (Walter Gropius en première ligne) qui se sont exilés aux États-Unis au moment de la montée du nazisme ; d’autre part, ce style international qui a été renforcé par l’influence de Le Corbusier en France et du groupe De Stijl en Hollande, a « pris » grâce à la rencontre « antibourgeoise » du Bauhaus et d’architectes américains. Si les États-Unis apparaissent toujours (voir l’Amérique de Jean Baudrillard) comme le territoire où le style international s’est imposé et épanoui avant de se propager en Asie, il ne faut pas oublier que le Bauhaus, qui a imaginé la standardisation et la reproduction architecturale (c’est l’époque de l’industrialisation), a contribué à le légitimer et le rendre possible. On rêve d’un Tom Wolfe contemporain qui raconterait la suite, les petitesses et les fausses grandeurs du style international contemporain. Ce qui l’obligerait à se promener à Shanghai et à Dubaï et non plus à New York. Ce qui n’est pas la même chose.
O. M.
François Vatin, L’Espérance-monde. Essais sur l’idée de progrès à l’heure de la mondialisation, Paris, Albin Michel, 2012, 320 p., 28 €
Cet essai original a le mérite de procéder à un double décentrement afin d’éclairer les débats contemporains sur la transition écologique et énergétique à l’échelle mondiale. Le premier décentrement est géographique : l’auteur, qui aime l’Afrique où il a travaillé sur la question de la production du lait, s’interroge sur les conditions de la croissance en Afrique alors même que le discours écologique en appelle à un autre type de croissance dans les pays dits « développés ». Le second décentrement est cognitif : plutôt que de se courber devant les injonctions des théorèmes économiques contemporains, François Vatin en revient à des débats classiques entre des économistes d’envergure comme Necker, Turgot ou Cournot qui s’interrogeaient sur le type d’action à mener et la durée à respecter en vue de favoriser le meilleur développement des forêts. Ce qui revient à se demander quelle est la bonne durée du durable : « Que veut dire durable quand on sait que l’espérance de vie de l’humanité en général comme des hommes en particulier est par nature limitée ? Il ne faut assurément pas “trop vite” rendre la vie sur terre insupportable à nos neveux, petits-neveux et arrière-petits-neveux. Mais à quel terme pouvons-nous réellement penser ? Plus ce terme s’éloigne, plus notre connaissance du futur est aléatoire. Anne Robert Turgot avait raison de nous mettre en garde contre le risque de ce péché qui accompagne la sollicitude pour l’humanité à venir. Il en déduisait une philosophie libérale présentiste intransigeante. Augustin Cournot, nourri par la leçon forestière, était convaincu du risque que faisait courir à l’humanité une telle ignorance délibérée du futur. Mais il prônait toutefois la modération dans sa prise en compte. L’un et l’autre, parce qu’ils étaient tous deux de grands économistes, avaient une conscience aiguë de la limite même de tout calcul économique. » Mais quel est le lien entre le débat économique sur la bonne durée du durable (dans le cas du forestier) et l’Afrique ? Face à ceux qui veulent refroidir le moteur de nos sociétés développées (sur un mode ethnocentrique), Vatin rappelle que les peuples africains espèrent accéder à notre niveau de développement et que les tensions migratoires en sont la manifestation. De quel droit leur interdire ? « La civilisation sera mondiale ou elle ne sera pas. » L’histoire du xxie siècle, celle de la « concession planétaire », se joue en Afrique. C’est cela se décentrer mentalement ! Voilà un livre qui porte vraiment sur la mondialisation en cours.
O. M.
En écho
INSTITUTIONS – Bien dans la tradition de sa revue, Jean-Claude Casanova publie une enquête qui porte sur la réforme des institutions (Commentaire, automne 2012, vol. 35, n° 139) à laquelle ont collaboré entre autres Pierre Mazeaud, Jean-Louis Bourlanges, Guy Carcassonne, Dominique Chagnollaud, Olivier Duhamel, Jack Lang et Jean-Claude Casanova lui-même. L’idée était bonne ! Nommé membre de la commission Jospin après avoir eu l’idée de ce dossier, J.-C. Casanova était l’un des membres de la commission Balladur.
CATASTROPHE ET COSMOPOLITISME – Depuis quelques années, surtout avec la crise économique qui a éclaté en 2008 mais se révèle structurelle pour l’Europe, et avec la crise écologique, les ouvrages portant sur la catastrophe sont nombreux. Les crises débouchent-elles nécessairement sur une catastrophe ? Et n’a-t-on pas tendance, principe de précaution aidant, à tout mettre sur le dos de catastrophes possibles dans à peu près tous les domaines ? En faisant appel aux auteurs qui se penchent sur le statut et la réalité de la catastrophe, la revue Critique permet de mieux prendre la mesure d’un concept délicat à manier et de mettre en scène la diversité des interprétations en débat. Voir les articles de Pierre Zaoui et de Michaël Fœssel (qui publie au Seuil un ouvrage sur ce thème). De son côté, Archives de philosophie (juillet-septembre 2012) invite à « repenser le cosmopolitisme » (voir les exemples d’Yves-Charles Zarka et Jean-Marc Ferry), un thème sur lequel s’était penché récemment Pierre Guenancia dans Esprit. Comme quoi l’avenir de la philosophie n’est pas condamné aux seules sciences cognitives ou à la philosophie analytique, elle peut aussi aider à penser le monde en devenir !
THINK TANKS ET ÉLECTIONS – Dans sa livraison de juin 2012, la revue de Nicolas Tenzer propose une incursion dans les Think Tanks américains. Alors que ceux-ci ont joué un rôle durant la campagne des présidentielles en France, la comparaison avec ces institutions américaines anciennes et bien rodées sont éclairantes. On lira également un article sur l’avenir de l’Algérie et une discussion entre Nicolas Tenzer et Stéphane Rozès sur les présidentielles.
VATICAN II, 50 ANS APRÈS – La Pensée (juillet-septembre 2012, n° 371), revue éditée par la fondation Gabriel-Péri est dirigée par Antoine Casanova qui s’est toujours intéressé, plutôt une exception chez les intellectuels communistes, à l’univers des Églises et des religions. Voilà un paradoxe puisqu’on ne peut pas dire que les dossiers et publications sur Vatican II se bousculent. Voir entre autres les contributions d’Antoine Casanova, Albert Rouet, Joseph Moingt, René Nouailhat, Pierre Gibert et la publication d’un texte d’Yves Congar (« Le jour où la Curie perdit le contrôle du concile »). On pourra se reporter parallèlement à l’ouvrage collectif, fort bien charpenté, dirigé par Jean-Louis Schlegel et Denis Pelletier sur les chrétiens de gauche (À la gauche du Christ, Paris, Le Seuil) depuis la guerre jusqu’à 1968, une année qui marque un tournant pour les militants d’origine chrétienne (voir le numéro historique d’Esprit, avril-mai 1977). Mais le déclin du christianisme de gauche va-t-il de pair avec les reculs successifs de Vatican II ?
Avis
Octobre 1932-octobre 2012 : la revue Esprit a 80 ans ce mois-ci. Pour marquer cet événement, nous organisons une journée publique de débats samedi 8 décembre à la mairie du 3e arrondissement de Paris. Ce sera pour nous l’occasion de nous projeter dans les difficultés du présent en donnant la parole aussi bien à des acteurs qu’à des analystes. Le rôle d’une revue intellectuelle comme Esprit n’est en effet pas seulement de porter un regard sur le présent mais de comprendre les forces qui agissent aujourd’hui. On s’interrogera donc sur la démocratie et la place de l’État, sur les difficultés de la pensée économique, sur la prise en compte des enjeux de long terme dans les décisions du présent. Mais le diagnostic qu’on pourra porter sur ces sujets doit se compléter de réflexions sur le lien entre pensée et action aujourd’hui, sur les manières de délibérer, de représenter, de décider, qui transforment aussi le rôle et la place d’une revue généraliste.
Une rencontre en partenariat avec l’Imec et Ent’revues, le vendredi 30 novembre dans les locaux de l’Imec (174, rue de Rivoli, 75001 Paris), sera consacrée à quelques figures inattendues mais marquantes de l’aventure intellectuelle d’Esprit comme Michel Foucault ou Maurice Merleau-Ponty. Ce sera aussi l’occasion de retracer l’histoire des liens entre la revue et le monde de l’édition et de suivre les étapes des réflexions menées dans la revue sur le monde arabe, depuis l’orientalisme jusqu’aux révolutions arabes.
L’Association des amis d’Emmanuel Mounier organise une rencontre à Saint-Jacut-de-la-Mer (Côtes-d’Armor) le dimanche 14 octobre 2012. Au programme, le matin, un exposé de Myriam Revault d’Allonnes, professeur à l’École des hautes études en sciences sociales, sur le thème de « L’amitié. De quoi parle-t-on au juste ? » et, l’après-midi, une causerie de notre ami Bernard Comte, professeur honoraire de l’Iep de Lyon, qui évoquera l’amitié selon Mounier et l’histoire de l’Association des amis de Mounier. Coût de participation à la journée dans un cadre enchanteur, les pieds dans l’eau : 49, 30 euros la journée (nuit et repas). Le déjeuner seul : 17 euros, le dîner seul : 14, 50 euros. Inscription gratuite. Le Tgv va désormais jusqu’à Saint-Malo. Pour toute information, prendre contact avec jacques.legoff@univ-brest.fr ou 02 98 55 15 53.
Simone Weil et les civilisations disparues. L’Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil consacre les 3 et 4 novembre 2012 son colloque annuel aux « civilisations inspiratrices » : Grèce, Inde, Occitanie… Les interventions porteront notamment sur Homère et l’Illiade (Bruna Colombo, Jacques Carle), Platon et le Timée (Luc Brisson), le manichéisme (Madeleine Scopello), le colonialisme (Gilles Manceron, Daniel Boitier), l’inspiration occitanienne (Francesca Veltri, Domenico Canciani), les concepts indiens (Marc Ballafat)… Auditorium Louis-Lumière, 46, rue Louis-Lumière, 75020 Paris, métro : porte de Bagnolet (ligne 3) ou porte de Montreuil (ligne 9), bus : ligne 57 et PC (arrêt Vitruve). Renseignements et inscriptions : Marie-Noëlle Chenavier, 87, avenue des Grandes-Platières, 74190 Passy-Marlioz, ou 04 50 78 16 10.
- 1.
Alejandro Zambra, Bonsai, Paris, Payot-Rivages, 2008.
- 2.
Id., la Vie privée des arbres, Paris, Payot-Rivages, Paris, 2009.
- 3.
A. Zambra, la Vie privée des arbres, op. cit., p. 47.
- 4.
A. Zambra, Personnages secondaires, op. cit., p. 68.
- 5.
Jacques Le Rider, Hugo von Hofmannsthal. Historicisme et modernité, Paris, Puf, 1995.