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Dans le même numéro

L'histoire au tribunal de l'anthropologie ?

octobre 2010

#Divers

Controverse

L’histoire au tribunal de l’anthropologie* ?

Historien et anthropologue de la Grèce ancienne, Marcel Détienne « pratique l’analyse anthropologique et comparée des mythes et des sociétés ». Mais la « comparaison anthropologique » tout court qui lui tient désormais à cœur ne vient pas seulement d’une évolution de méthode dans l’approche des sociétés : elle signifie aussi un combat, au ton vif, d’une ironie agressive, pamphlétaire, contre des objets d’étude, des conceptions de l’histoire, disons-le : très particulièrement des idées (ou des idéologies) plus ou moins clairement véhiculées par la « nouvelle histoire » – celle de l’École des Annales depuis une cinquantaine d’années. Des noms sont cités de manière peu aimable : Febvre, Braudel, Vernant, Dupront, Burguière, Nora, auquel il est fait un sort à propos des Lieux de mémoire…Dans ce livre-ci (reprise d’une première version parue en 2008, non sans répétitions par rapport à des livres précédents), le titre fait sans ambiguïté référence aux débats récents sur l’identité française.

L’usage politique de l’histoire

Détienne affirme sans ambages dans sa conclusion que l’historiographie de la « nation France », de sa « civilisation » et de ses « lieux de mémoire », ou encore de l’« exception française », les a fomentés. Malgré une science des sociétés (et du reste) apparemment considérable, ou à cause d’elle, M. Détienne se permet des libertés dans ses rapprochements et comparaisons. Ceci explique peut-être cela : pour déboulonner impitoyablement des sommités de l’histoire et de l’anthropologie, il n’a pas peur des raccourcis plus qu’approximatifs – combat pour le bien oblige. Par exemple, dans les pages de ce livre où il critique sans ménagement l’idée de la « dette » envers la Terre et les morts, sont cités, outre Michelet, Renan, Lavisse et surtout Barrès bien sûr, Michel de Certeau et Paul Ricœur ainsi que… le Front national. Qu’il y ait de la distance entre d’une part l’option historique des premiers et la réflexion de Ricœur et Certeau, et d’autre part entre les écrits de tous et la politique du Front national ne chaut point à Détienne. La nation, est-il suggéré à propos des premiers (mais aussi des historiens du xxe qui ont écrit sur la « nation France »), c’est partout et toujours la voie ouverte au nationalisme meurtrier d’hier et d’aujourd’hui ; parler de la première sans la dénoncer, voire avec admiration, expose d’emblée au risque de succomber au second. De son côté, la « dette envers les morts », « envers le passé » – vaste et légitime question à facettes multiples – rejoint quelque part la poubelle des identités meurtrières.

Détienne a le droit de rapprocher et comparer qui il veut et comme il veut, y compris de faire de Barrès, du Front national et de ce qui se dit et se fait autour des immigrés la « vérité » de la pensée des historiens et de l’histoire. Mais il ne fait que répéter ainsi lui-même, l’anthropologue, la ou les récupérations grossières et les amalgames de la pensée mensongers où s’est illustré si souvent précisément le Front national. Avec quelques interprétations douteuses à la clef : ce qu’il laisse supposer des connivences entre Ricœur et Heidegger, par exemple, à propos de l’historicité (traitée dans un chapitre de la Mémoire, l’histoire et l’oubli) tient plus de la malveillance que de la lecture sérieuse des pages du philosophe (le reproche étant, semble-t-il, d’avoir eu, en discutant Heidegger, de mauvaises fréquentations et de produire une réflexion anhistorique sur l’historicité dangereuse du philosophe allemand). Il est aussi rappelé que Ricœur et Certeau étaient chrétiens (et jésuite pour le second), donc porteurs, forcément, d’une connivence avec l’idée de « dette envers les morts » : tous les chrétiens indistinctement ont été et sont bien sûr des fervents de la Terre et des morts ! Ne sont-ce pas eux qui ont, indistinctement, inventé les cimetières à l’époque médiévale ? Et ces derniers n’ont-ils pas leur aboutissement indistinct dans les cimetières selon Barrès et ceux des « morts pour la patrie » de la Grande Guerre ? On peut rassurer Détienne : la crémation qui se généralise – en phase avec notre Cité technicienne et débordée – va rendre les morts très « légers », plus légers encore que ceux de la Cité antique qu’il évoque par contraste avec nos morts trop lourds.

On rode toujours ici autour de « Vichy », bien sûr, et, aujourd’hui, des étrangers, du débat sur l’identité, donc d’un problème politique, avec Détienne dans le rôle de l’anthropologue-procureur, donneur de leçons universel qui reproche aux autres leur ignorance et distribue les bons et mauvais points (en particulier aux ouvrages cités par lui). La comparaison avec d’autres formations de l’identité (au Japon, en Grèce, en Australie, en Allemagne) aurait pour vertu quasi naturelle de relativiser celle de la France et des Français « racinés » et de les sortir des dérives anciennes et récentes de l’incomparable, de l’incommensurable, de l’exception, du cas unique. Remarquons seulement que Détienne fait encore et toujours, ne lui en déplaise, ses comparaisons à l’aune des paramètres de la définition occidentale voire française de l’identité (au Japon il n’y a pas eu ceci, l’Inde n’a jamais connu cela…). Et il fait fortement ressortir l’universel problème de la violence dans toutes les sociétés humaines, ce qui relativise finalement les systèmes qui lui donnent naissance, et qu’il faut peut-être s’intéresser davantage au droit qui la limite. Comme si le récit comparatiste de l’Occidental ne pouvait échapper au langage du sens commun…

Ajoutons que les contours, méthodes et visées véritables du comparatisme à promouvoir restent ici aussi flous que dans les précédents ouvrages. Il est dit finalement que l’historien non critique de sa propre histoire (nationale) est pris dans ses rêts et que, non seulement incapable de regard lointain, il est déjà quelque part « nationaliste » avant d’avoir commencé. Il faut donc se dépayser comme l’anthropologue comparatiste pour sortir des pièges de l’autochtonie. Soit, mais on ne voit absolument pas comment l’anthropologie échapperait aux problèmes multiples du rapport à ses objets (problèmes de méthodes d’approche, d’herméneutique, d’écriture, de récit…).

Du bon usage des comparaisons

Déstabiliser grâce au « kaléidoscope » comparatiste nos conceptions identitaires occidentales et tout « sens » de l’histoire, en marquant qu’ils sont inexistants chez les autres ou que leurs éléments sont distribués autrement ? Sans doute : c’est une tâche nécessaire ; mais une fois que l’anthropologie critique (et suscitant la critique des identités propres) est passée par là, a-t-on tout dit des autres ? Détienne se gausse du mot « mystère » (de l’identité française), et on peut comprendre pourquoi si l’on réduit le « mystère » a de vagues connotations mystiques (et chrétiennes), comme il le fait. Cependant, croire que pour décrire une société, les simples données empiriques suffisent et qu’il faut jeter tout le méta-empirique dans les ténèbres extérieures (de la religion, de la philosophie, de l’idéologie…) n’est qu’un préjugé rationaliste assez court, qui ne fait que refléter l’évolution, peu critique sur ce point, des sciences sociales.

D’ailleurs, le comparatisme risque d’en être bien raccourci lui aussi. Au début de Comment être autochtone1, Détienne rapporte qu’il a rencontré en Amazonie une tribu de Yanomami « qui se proclamaient “les hommes” et, eux seuls, en chasseurs guerriers et agressifs ». Ces « Nous les hommes » « haïssaient férocement leurs proches sitôt morts » et en détruisaient furieusement toute trace. Détienne en retient seulement la mobilité sans ancrage des Yanomami. Soit. On aurait pourtant aimé en savoir un peu plus, et notamment si M. Détienne voit quelque lien entre leur férocité guerrière et le rejet de leurs morts. Ou si l’absence de tout sentiment de dette ne finit pas par s’élargir au vivant, comme on le voit par certaines pentes de nos sociétés dites postmodernes, dévorées par le technicisme et le « présentisme » sans rivages. Des questions similaires sur « identité et violence » se posent à propos de tous les « comparés incomparables ». Et resterait encore à savoir, à l’inverse, s’il n’y a aucun lien entre identité et paix avec soi et les autres. Un peu de dialectique n’est jamais malvenue dans ces débats. D’ailleurs Détienne ne voit pas que des ouvrages historiques et philosophiques sur la mémoire française sont venus dans un moment politique et social de dissolution historique de la mémoire. Il ne voit pas que la « nation », largement disqualifiée, a plutôt servi à un déplacement vers la République, ou l’adjectif « républicain », d’emploi innombrable2.

Si le caractère vieillot, daté, de certains textes de Braudel est certain, Braudel n’a cependant pas suscité le phénomène Le Pen et la montée du Front national. Et le procès aux Lieux de mémoire n’a aucun sens de ce point de vue. Une réflexion anthropologique critique et comparatiste sur le national, l’identité, le « raciné », l’autochtone, l’immigré, l’étranger a sa place, la « dette envers les morts » ou le passé est une question intéressante qui mérite une discussion critique. Mais le traitement qui en est fait ici, entre sarcasmes, formules à l’emporte-pièce, règlements de compte et… certitude d’être dans le bien est surprenant. Si « comparer l’incomparable » aboutit à de tels amalgames, il est permis de rester pour le moins sceptique. Après que le comparatisme et son intérêt théorique et pratique se sont dissous ici dans la polémique, la conclusion arrive comme un monument de généralisations outrancières, qui n’ont plus rien à voir avec l’anthropologie et n’ont, de surcroît, aucun intérêt politique. Ce qui est étonnant, c’est que l’anthropologue Détienne, si lucide et empathique sur d’autres sociétés, soit si incapable de franchir le filtre politique immédiat des nôtres et d’apprécier le travail des historiens et des sociologues qui tentent de les comprendre à partir de leur discipline.

Jean-Louis Schlegel

À propos de…

Marcel Détienne, l’Identité nationale, une énigme, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2010, 180 p.

Coup de sonde

Les statistiques sont-elles un outil démocratique ?

Deux livres parus conjointement se penchent sur la statistique comme instrument structurant l’action publique selon ses propres logiques, à savoir celles de l’information, de l’objectivation du réel et de la transparence. Ces deux livres décrivent un monde où la science et l’expertise ont un rôle central à jouer dans le gouvernement des hommes et où naît et se renouvelle la statistique, cette science qui constitue la population en objet scientifique et permet de la « bien » gouverner. Se penchant sur le croisement de la statistique et de la politique, il s’agit donc d’appréhender une nouvelle forme de gouvernement, post ou néolibéral, dont le premier livre, généalogique, s’attache à comprendre les origines profondes dans le croisement de l’histoire du chiffre et l’histoire de la politique à la Renaissance et que le second livre, plus sociologique, observe sur le terrain privilégié de l’Amérique en reconstruction politique après la crise de 1929.

Les deux auteurs partent d’une hypothèse commune : l’objectivité statistique ne serait aucunement une façon de quitter la politique, de ne pas gouverner – sauf éventuellement en apparence –, pour laisser des lois statistiques s’apparentant aux lois de la nature régler les débats entre les humains. Au contraire, on peut dire dans les mots de E. Didier, que « chaque façon de produire de l’objectivité entraîne avec elle une certaine façon d’associer la population, le gouvernement et les moyens de connaissance » (p. 299).

La différence de perspective (généalogique ou sociologique) n’implique pas seulement que le philosophe verrait se tracer le motif d’un usage politique des chiffres à la Renaissance dont le sociologue étudierait le détail dans la minutie d’une situation de terrain plus contemporaine ; les hypothèses de lecture sur les formes de gouvernement liées à la connaissance statistique sont sensiblement différentes dans ces deux ouvrages.

Assurer, prévoir, responsabiliser

E. Didier entend montrer que les liens tissés entre politique, statistique et population après la crise de 1929 n’ont pas pris une consistance stable immédiatement ; ils se sont noués et dénoués, réifiés puis délités. Il note la fragilité du lien entre les chiffres et leur usage politique et contribue ainsi à compliquer l’idée d’une efficacité immédiate et sans débat de l’information recueillie et des statistiques établies à partir d’elle. Aux États-Unis, la manière d’établir les statistiques avant et après la Deuxième Guerre mondiale aurait en effet guidé des façons de gouverner différentes, libérale ou interventionniste. Côté rural d’abord : les fermiers ont dans la période « libérale » d’avant-guerre été considérés comme indépendants ; on estimait que leurs performances économiques dépendaient de leurs décisions ; ils ont ensuite été considérés comme plongés dans des conditions sur lesquelles ils n’avaient pas prise et qui influençaient très largement leurs résultats. Parallèlement, « la façon par laquelle la statistique s’adressait à eux a également changé » (p. 202). On s’est d’abord adressé à des volontaires pour leur soumettre des questionnaires. La statistique visait alors à rendre visibles les mouvements volontaires de la population. On a ensuite remplacé la volonté par l’aléa et tiré au sort des échantillons pour représenter graphiquement des réactions à des phénomènes que les fermiers sondés ne maîtrisaient pas davantage qu’ils ne choisissaient de faire partie de l’enquête. Du côté urbain, on a vu la même évolution à propos de l’objet spécifique des villes pour la statistique, à savoir les chiffres du chômage : de l’enregistrement volontaire des chômeurs qui participaient alors activement à la lutte contre ce fléau au sondage aléatoire où l’enquête était tenue secrète pour ne pas influencer les comportements et discours des sondés. La population était alors figée dans des bases de sondage dont le gouvernement, pour diriger son action, extrayait des données portant sur des relations entre variables : « pour agir sur telle variable qui posait problème (par exemple le chômage), on identifiait une autre variable plus maniable (par exemple le rythme scolaire) qui aurait des effets sur la première » (p. 290). On isolait ainsi des liens de causalité comparables aux lois de la nature mais appliqués à la population de façon à faire du mode de gouvernement une ingénierie de l’humain.

Cette marche de l’usage volontaire à l’usage aléatoire de la statistique est aussi une marche définissant l’accroissement du rôle du gouvernement dans la gestion de la crise : E. Didier analyse la mise en place du New Deal comme le moment de passage du laisser-faire libéral qui avait conduit à la crise, système qui demandait peu d’informations avant la crise et une information volontaire après, à une politique plus interventionniste de l’État, qui demandait plus d’informations et des informations échappant de plus en plus aux sondés eux-mêmes. E. Didier suppose ainsi un lien entre développement de la statistique aléatoire et politique interventionniste de l’État : « l’apparition de l’État-providence renvoie à une vaste transformation de l’action gouvernementale comme ingénierie sociale remplaçant un ancien participationnisme libéral » (p. 291). L’auteur renoue alors avec les analyses de l’État-providence de F. Ewald qui soulignent le lien entre assurance et statistique : l’assurance conçue comme une nouvelle technologie politique ne peut se passer de la statistique ; elle est la compensation des effets du hasard organisée selon les lois de la statistique. Le lien se ferait donc via cette logique de l’assurance entre statistique et État-providence pour constituer un peuple d’assurés.

L’évidence des chiffres

La première grande différence entre les analyses des deux livres tient dans la nomination de la façon de gouverner par les statistiques. Selon T. Berns, les dispositifs statistiques de comptage et de classification mis en place à la Renaissance ont ouvert la voie à une nouvelle forme de gouvernement qui n’est pas celle de l’État-providence, mais bien du néolibéralisme. Entre les deux formes de gouvernement, il y a de la marge – une marge qui fait l’écart entre ces deux analyses des liens entre statistique et politique.

Selon T. Berns, ce qui ferait la spécificité du gouvernement par la statistique, c’est qu’il permet de contrôler tout en ne faisant rien, c’est-à-dire rien d’autre que montrer les choses telles qu’elles sont ; il permet de « gouverner sans gouverner », c’est-à-dire en ne faisant qu’agréer ou valider une information recueillie. On ne pourrait donc désobéir à un pouvoir qui se contente, pour gouverner, de recueillir le réel le plus objectivement possible, le plus complètement possible, comme si le réel se gouvernait lui-même à partir de ses propres lois, simplement transcrites. Les normes semblent alors invisibles tant elles sont fondues dans le réel, « comme si » c’était ce réel lui-même, le réel chiffré, qui les prescrivait. C’est dans ce « comme si » que réside, selon T. Berns, la stratégie du pouvoir néolibéral qui définit une nouvelle façon de gouverner le réel dans le détail apparemment « sans y toucher » et qu’on est alors tenté, à tort, de considérer comme inoffensif. L’archéologie de ce mode de gouvernement néolibéral fondé sur le mot d’ordre de l’innocente transparence vise à redonner à ce terme une charge polémique en montrant toute la normativité qu’il recèle.

Dans les deux livres, on considère la transparence comme un mode de moralisation. Mais deux figures en miroir montrent la différence de perspective sur cette morale du visible : chez E. Didier, le personnage phare de la crise de 1929, c’est le spéculateur qui, pour s’enrichir, jouait sur le manque d’informations des fermiers isolés en les trompant sur les prix du marché. La statistique a donc été perçue comme le remède à cette maladie de la spéculation : en rendant publics les vrais chiffres de la production agricole nationale, en uniformisant l’accès à l’information et en contrecarrant la circulation des rapports écrits par les spéculateurs pour fausser le marché, elle a contribué à moraliser l’économie. Cette analyse est somme toute très proche de celles qui sont communément faites de la crise de 2008, et ouvre sur un appel tout aussi commun à la moralisation de l’économie par la transparence.

T. Berns porte au contraire le soupçon sur cette moralisation par la transparence. Son livre trace le moment où, à la Renaissance, l’histoire du chiffre va croiser celle des modes de gouvernement pour donner naissance au mode de gouvernement le plus moral qui soit. Comme Sénèque, Bodin regrettait en effet la morale trop minimale du droit ; il fallait, disait-il, être plus vertueux que ce qu’impose la loi. Dans cette demande d’un surcroît de morale apparaît une résistance fondamentale au droit en tant qu’il est fondé sur un principe d’économie : de minimis non curat. Au contraire, il s’agit de se soucier du minime, de ce qui n’a pas d’importance, mais qui a un effet sur l’ensemble. Le thème de la corruption est au fondement de la morale du chiffre et du déchiffrement : le détail, l’infime sont les voies d’une corruption de l’ensemble. C’est alors la figure romaine du censeur qui est remobilisée dans la pensée de Bodin : à la charnière entre l’activité de comptage et l’instauration d’une police des mœurs, le censeur prend en charge l’excès de concret et de particulier qui échappe à la loi pour moraliser la population dans le détail. Il incarne la rencontre de la vertu et de la lumière. Le censeur doit pouvoir tout voir et tout recueillir pour donner ce surcroît de morale à la loi.

À la Renaissance, la censure devient un mode de gouvernement : au « Miroir » du Prince, inventaire des ressources de l’empire écrit de la main du Prince et tenu secret parce qu’il est l’arme puissante d’un gouvernement fondé sur une information économique précise, le censeur vient ajouter le travail de recensement qui évente le secret du Prince dans une comptabilité désormais publique et destinée à produire un objet nouveau : le tableau. Or, dans le temps même où le tableau, comme espace de visualisation de la totalité complexe qu’est la population, devient un instrument public de gouvernement, l’État, qui n’est rien d’autre que cette représentation comptable de la population, entre dans le plus privé de la vie de chacun pour recueillir une information sur la plus menue des dépenses. Ce qui ne signifie pas seulement qu’à partir de l’utilisation politique du tableau statistique, le politique pénétrerait dans la sphère domestique et s’occuperait désormais du privé, mais aussi que l’État recevrait en quelque sorte de ces recensements et tableaux sa matière première : la vie privée occuperait désormais l’État comme un envahisseur occupe un territoire, exigeant de lui une diligence aussi grande que celle qui permet la bonne tenue d’une maison. Cette nouvelle normativité issue de la visibilité faite sur la gestion domestique a pris une force particulière aujourd’hui où la forme de normativité plus classique de la loi paraît par contraste trop abstraite et vide en regard de cette régulation de la vie concrète à partir d’elle-même et de sa numérisation que permettent le censeur, le tableau et la statistique. Il ne s’agit pas seulement de dire que toute information permet de diriger de façon plus avertie et plus fine, mais de dénoncer dans le regard du censeur tout un appareil moral fondé sur l’évidence : « La fonction du censeur est morale depuis ses activités de dénombrement, au sein même de ses activités de recensement, et ce sans avoir besoin d’ajouter à ces dernières aucune prescription positive » (p. 82. Je souligne). Le regard opère de lui-même, sans critères qui aient à être discutés, le partage du bien et du mal. Avec le gouvernement néolibéral héritant de cette morale de l’évidence, on quitterait les formes classiques du gouvernement qui impliquaient la recherche de finalités édictées en termes généraux et issues d’un débat contradictoire. Gouvernant comme si on ne gouvernait pas, il ne s’agit pas de quitter le politique, mais d’imposer une politique sans débat et, par là, des valeurs morales qui semblent perler du réel et n’ont plus à être définies, limitées et choisies dans le jeu démocratique. Un tel processus ne réclame en amont aucune décision ni aucune règle et en aval aucune sanction. On assiste de la sorte à « l’amoindrissement de la séparation entre (la prétention à) l’objectivité de la description (l’état des lieux rendu possible par les recensements) et la décision qui en découle, au point peut-être d’anéantir la distinction entre objectivité et décision » (p. 148-149).

L’action du citoyen

Si les deux livres décrivent deux types distincts de gouvernement par la statistique – le gouvernement par l’assurance de l’État-providence et le gouvernement sans projet ni décision de l’État néolibéral –, ils soulignent des effets de subjectivation de la statistique comme mode de gouvernement qui sont également différents et propres à ces deux types de gouvernement.

E. Didier souligne les effets de masse ou de massification de la statistique sur les sujets. La multiplication des sondages aurait pour effet de transformer un public (que l’on pourrait décrire avec Dewey comme une série d’individus insérés dans des groupes de taille humaine, auxquels ils ont le sentiment d’appartenir et dans lesquels ils prennent des décisions) en une masse (qui serait la forme prise par la population lorsque le pouvoir de décision est détenu par quelques-uns, qui sont extérieurs à cette masse et qui utilisent, pour la gouverner, les informations fournies par des sondages. Dans la masse, l’individu a beaucoup de mal à organiser une action sociale). Ce passage du public à la masse serait précisément induit par le type de statistiques mis en place progressivement aux États-Unis après la crise : c’est en effet la méthode aléatoire qui « massifie » dans la mesure où elle consiste à enregistrer l’opinion publique considérée comme simple réaction. La population n’y est conçue que comme objet de mouvements naturels sur lesquels peut s’appliquer l’action gouvernementale. Il faut même qu’elle se tienne le plus immobile possible entre le moment où elle est observée et celui où l’action gouvernementale est menée. Cette nécessité a pris la forme d’une économie du secret. Si une population se sait observée et « représentative », elle change de comportement. Le secret participe par conséquent du processus de production de passivité de la masse comme simple objet d’observation. La réflexion mènerait alors à ce constat portant sur le rapport entre le pouvoir technique et la politique : quand une bureaucratie rationnelle prend toutes les décisions et gère le cours normal des choses, il ne reste plus de place, sauf peut-être dans des situations de crise, à l’initiative d’un « public ».

Or, là où l’État-providence (r)assure une population considérée comme, et par là rendue, passive, l’État néolibéral responsabilise individuellement des sujets réflexifs. Si le gouvernement du réel paraît « néolibéral » plutôt que providentiel, c’est en effet qu’il repose sur l’idée d’un autocontrôle de soi-même par chacun des sujets considérés par le censeur. La moralité induite par la transparence repose ainsi sur la capacité réflexive de chaque acteur et le contrôle de soi. Il ne faut alors pas voir dans le recensement un simple instrument de maîtrise par le Prince d’une population passive par la connaissance qu’il en prendrait ; il y a un enjeu normatif du recensement qui s’appuie sur la bonne volonté des sujets eux-mêmes, sans réclamer pour leur moralisation l’intervention extérieure de la loi. Se voir sous l’œil aiguisé du moralisateur, c’est contrôler davantage ses propres comportements pour devenir par soi-même plus moral. Le projet statistique ne trouverait à se formuler que dans une concurrence avec les formes de gouvernement « autoritaire », pour se présenter comme un gouvernement responsabilisant, fondé sur la capacité réflexive des sujets, dans la simple mesure où il est un gouvernement de la transparence et de l’évidence. L’enjeu principal du livre est donc de souligner le côté normatif de l’appel à la réflexivité et de sortir de quelques évidences de notre époque, en comprenant la responsabilisation comme une technique de gouvernement totale, sans opposition possible parce qu’elle est fondée sur une morale de l’évidence : il suffit de voir pour moraliser et il faut tout voir pour moraliser les conduites dans leurs plus menus détails, obtenant par là ce surcroît de morale qui échappait au droit et à la loi.

Gaëlle Jeanmart

À propos de…

Thomas Berns, Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la sta tistique, Paris, Puf, coll. « Travaux pratiques », 2009, 163 p., 15 €.

Emmanuel Didier, En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie, Paris, La Découverte, 2009, 317 p., 26 €.

Librairie

Véronique Nahoum-Grappe, VERTIGE DE L’IVRESSE. Alcool et lien social, Paris, Descartes et Cie, 2010

C’est une anthropologie des conduites ordinaires que construit, livre après livre, Véronique Nahoum-Grappe : beauté-laideur, ennui, violences, excès divers, ont été l’objet de ses précédents ouvrages. Les dérives de l’alcool et des chimies sont au cœur de celui-ci. Avec un paradoxe insistant : la consommation d’alcool, toujours plus « surveillée » sinon contestée, se glisse dans de larges instants du quotidien. La fête sans doute, mais aussi l’effervescence la plus simple, la plus immédiate : le « boire social », le « boire individuel », les logiques de circonstances, leurs infinies catégories, la « revanche » des vieux, l’« excitation » des jeunes, la volonté de remémorer, la volonté d’oublier, celle d’intensifier. Ce qui confirme l’intérêt très légitime de l’auteur pour le « banal », son attention aussi aux dynamiques les plus diverses de rencontre, de solitude, d’agitation. L’anthropologue n’en finit pas de noter dans la presse, par exemple, l’évocation constante de l’alcool. Jusqu’au constat de grands déplacements culturels, l’accroissement d’une consommation féminine par exemple ; ou le constat de grandes continuités sociales, « l’imprégnation éthylique tue dix fois plus au bas d’échelle ». De même que l’anthropologue n’en finit pas de noter les expressions « positives » provoquées par le boire ensemble : « À votre santé », par exemple, venue de temps immémoriaux où « vider un verre » pouvait se donner en excitant salutaire.

Impossible en revanche d’assimiler ivresse et alcoolisme. Impossible de confondre dérive temporaire et effondrement durable. L’accident n’est pas la série, le circonstanciel n’est pas l’habituel : consommation ne veut pas, a priori, dire abus ; excitation ne veut pas, a priori, dire ivrognerie. D’où cette attention très ténue pour analyser les moments de dérive, de décrochage, le brusque abandon de conscience, loin des lourdes absences que peuvent vivre les buveurs invétérés. Une analyse toute phénoménologique s’attarde très subtilement ici à décrire la naissance du vertige, le plaisir possible et discret de sentir sa propre « verticalité en péril », l’expérience toute particulière de « perdre son propre socle d’évidence », ou, plus profondément encore, celle d’accepter « de ne plus savoir où on en est ». Véronique Nahoum-Grappe croise avec talent, le jeu d’éloignement entre soi et soi, les nostalgies d’enfance pour les déséquilibres, les balancements, l’imaginaire des départs aussi, les fugues, les éloignements, les démissions. Elle sait relier ces sensations amorcées avec la séduction toute contemporaine pour l’extrême, le style libre, « l’esthétique désordonnée ». L’ivresse possède son contexte actuel : celui d’un rêve d’intensification, cette ascendance très spéciale dont les sujets attendent aujourd’hui certitude et affirmation.

Encore faut-il s’attarder à l’inévitable présence de la limite. Le seuil n’est pas loin où le plaisir devient nausée, où l’affirmation devient honte et perte de soi. D’où cette restitution d’un parcours toujours fragile : l’effervescence magnifique peut conduire à quelque envers écroulé. Le plaisir du décrochage peut susciter l’horreur, la perte. Une invisible mesure parcourt ce livre que Véronique Nahoum-Grappe tente très finement de tracer.

Georges Vigarello

Denis Moreau, LES VOIES DU SALUT. Un essai philosophique, Paris, Bayard, 2010, 319 p., 18, 50 €

Le salut comme salut de la mort : combien s’en préoccupent encore sérieusement en Occident ? La fortune de ce mot dans l’histoire de la théologie et même dans la philosophie (au moins jusqu’à Spinoza) semble inversement proportionnelle à son effacement dans notre culture. « Semble », car si l’essai philosophique que D. Moreau consacre à cette notion ne prétend pas lui redonner son ancien lustre, il en rappelle très justement la présence latente, métaphorisée, souterraine ou très superficiellement recouverte, ou les dénis pas toujours crédibles dont elle est victime. Essai « philosophique », dit l’auteur. Il veut prévenir à l’avance que son livre n’est pas une réflexion religieuse sur l’idée de salut, si présente dans la tradition chrétienne, et peut-être dans la tradition monothéiste en général. Convaincra-t-il sur ce point ? Dans la partie IV (« Sur la libération ») ainsi que dans les « conclusions et propositions », le débat se concentre bel et bien ou se resserre fortement sur l’idée de résurrection des corps, référée à la résurrection du Christ, donc sur le « salut chrétien ». Le lecteur peut donc avoir l’impression légitime que l’essai devient de plus en plus chrétien et théologique au fur et à mesure que le livre avance. L’auteur en est conscient et s’en justifie : il veut rester dans une réflexion philosophique où le salut comme résurrection, outre qu’il fut longtemps celui de la tradition occidentale, semble le concept le plus acceptable selon les exigences de la raison. Aucune allusion n’est faite à une « histoire du salut », donc à une révélation ; on se rapprocherait plutôt d’une théodicée, où il est question de la mort, des fautes, du « Dieu bon » (assez peu ici) – et le tout est couronné à la fin par une reprise élaborée et modernisée du pari de Pascal. Le parti pris chrétien reflète aussi la volonté de ne pas rester dans le général, et le souci affirmé est de « rendre raison de la foi », ou de comprendre ce qui est cru, aussi de rendre justice au christianisme, à ce qu’il a cru et pensé et qui est si dévalorisé depuis Nietzsche.

Le déroulement, ou la progression des parties – croyance(s), mort, faute(s), libération – répond à une logique, qui justifie la valeur de l’idée de salut et engage une critique ferme des représentations ou des clichés du moderne à son endroit. Avec d’autres qualités, cet aspect de la réflexion est intéressant : tout au long, Moreau relie son thème à une observation, non acrimonieuse ni acerbe, de la société actuelle, de son langage et de ses comportements, que ce soit à travers des observations personnelles ou le retour sur des enquêtes sociologiques et des travaux historiques. Il donne ainsi chair à sa réflexion, évite l’idéalisme si insupportable, mieux : il montre avec perspicacité combien certaines facettes de son sujet, décriées avec hauteur par les philosophes d’hier et d’aujourd’hui (l’après-vie, l’absence de crainte de la mort, la faute et le mal…), mériteraient plus d’estime.

À propos de la mort surtout, deux propositions en partie contradictoires, une ancienne et une moderne, se recoupent et se complètent en fin de compte. La tradition épicurienne, d’une part, qui déclare que « la mort n’est rien pour nous » « puisque quand nous sommes, la mort n’est pas là, et (que) quand la mort est là, nous ne sommes plus », connaît un regain de succès. Mais au xxe siècle, elle a, d’autre part et en partie paradoxalement, trouvé un soutien conceptuel dans la pensée heideggerienne de l’« être-pour-la mort ». Dans un cas, la mort n’est rien, dans l’autre elle est « tout » (souvent sous la désignation de « finitude ») et ainsi devient « rien » – puisque c’est notre condition. Dans la partie II (« Sur la mort »), est résumée, pour qui l’aurait oubliée, la célèbre « analytique existentiale » et le sens de l’« angoisse » pour les humains – pour l’universalité des humains, et non pas seulement pour les Occidentaux. Déjà six ans avant Être et Temps, F. Rosenzweig avait dénoncé dans la seconde phrase de l’Étoile de la Rédemption l’insensibilité de la philosophie au tragique de la mort : « Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à l’Hadès, voilà ce qu’ose faire la philosophie. Tout ce qui est mortel vit dans cette angoisse de la mort. » Mais c’était un reproche à la philosophie, appelée à faire retour à l’« étoile de la Rédemption », donc à la Révélation. À Heidegger pourtant, Moreau concède l’effort de pensée le plus grandiose sur la mort, celui qui fait peu ou prou autorité dans la philosophie et enlève en même temps toute pertinence à l’idée d’un salut, renvoyée sans plus à la théologie, donc à l’« inauthentique ». Mais Moreau n’accepte pas la prétendue évidence de l’« être-pour-la-mort » et conteste fermement, comme des opinions non confirmées par l’expérience, les présupposés épicurien et heideggerien. Les évidences simples d’Épicure n’ont jamais diminué le sentiment que la mort était un événement terrible pour les vivants, et le « pour-la-mort » heideggerien ne rend pas compte d’autres facettes de la vie, ou d’une alternative, de ce que dit Ricœur par exemple : que « du fond de la vie, une puissance surgit qui dit que l’être est être contre la mort ». Autrement dit, Heigegger, obnubilé qu’il est par l’Être, ne rend aucune justice à la force de la vie, ni à aucune croyance en la vie.

Déterminant est finalement le constat que les croyances en un salut peuvent avoir de considérables effets sur la vie, effets collectifs ou individuels, bons ou détestables certes : elles soutiennent « dyspraxies » (conduites mauvaises, nocives aussi pour leurs auteurs) et « eupraxies ». Selon Lucrèce et beaucoup de modernes antichrétiens, la peur de la mort – et donc l’importance qui lui est donnée dans la vie – ne fait qu’entraîner les premières, la vilenie et l’abaissement de la vie, des actes néfastes en tous genres – autant de « réactions » négatives, ou « négatrices » au sens de Nietzsche, de la vie comme puissance et acte positif. Le christianisme, catholique et protestant, n’a-t-il pas parfois joué au-delà de toute mesure sur la peur de la mort pour s’imposer aux consciences – le payant cher par la suite car, pour beaucoup, il est devenu une religion de la mort dont le seul symbole est le crucifix, voire le Crucifié, amputé si l’on peut dire de sa résurrection et même (dès le Credo du ive siècle) de sa vie d’enseignement et de rencontres avec ses semblables humains ?

Il n’y aurait certes aucun sens à mesurer si le « rien » de la mort selon Épicure, Lucrèce, Schopenhauer ou Nietzsche l’emportait en « valeurs » de bien, d’« eupraxie », sur la foi de celui qui est au contraire pénétré de l’importance de la mort ou qui est surdéterminé par sa peur. Du reste, aujourd’hui, où sont les critères du Bien et du Mal moral, ou qui serait en droit de les énoncer d’un point de vue supérieur ? Curieusement, bien que conscient de la difficulté théorique de ne pas tenter une « fondation de la morale » et du risque de succomber à l’opinion majoritaire, Moreau prend Lucrèce au sérieux et propose un long chapitre descriptif des fautes, quasiment des « péchés capitaux » actualisés, comme résultats d’un rapport de peur à la mort. La phrase de saint Paul : « Le fruit de la faute, c’est la mort », fait système avec son inverse : la mort trop crainte dévaste la vie. La peur de la mort produit la mort. Moreau lit les fautes de ce temps à travers cette grille. Il semble horrifié en particulier par la « gloutonnerie » généralisée, individuelle et collective, à l’époque du capitalisme mondialisé, par l’appétit de consommer toujours plus et toujours au-delà de tout besoin réel. Ce « péché structurel » où nous plonge le capitalisme mondialisé lui insupporte et il y revient vivement à la fin du livre, se disant même prêt à assumer une position de « catholique de gauche » – ce que nous comprenons volontiers. Au chapitre sur la luxure, il se sent tenu de comprendre l’importance de l’orgasme, irruption de l’éternité dans la vie humaine – sauf qu’il est… plaisir éphémère ; mais même avec cette limite, le désir presque illimité que nous en avons explique les excès et les fautes commises en ces domaines. Et toujours, sur ces excès, ces déviances, ces folies plane secrètement l’« ombre de la mort ». Cependant, comme Moreau lui-même, le lecteur est pris d’une insatisfaction devant ce chapitre sur les fautes, qui est plutôt une description des vices et des tendances mauvaises. Autant que d’une absence théorique de fondation morale, on est surpris que manquent ici Freud, lui qui a fait de nos péchés des problèmes de la personnalité et des pulsions, et la tension entre Éros et Thanatos qui avait sa forte place chez lui.

Quoi qu’il en soit de cette condition de mort et de faute, intrinsèquement liées, nous sommes libérés dans une vie après la mort, continuée avec notre identité personnelle (c’est la croyance en l’immortalité de l’âme), mais autrement, dans une coupure ou une discontinuité avec la condition corporelle et mortelle, pour un bonheur sans fin. Reconnaissons-le : la partie devient ici, comme on l’a déjà dit, très difficile du point de vue philosophique. Nous sommes en effet dans une conception revisitée, déployée avec intelligence, de la mort ou de l’immortalité chrétiennes, « conforme aux Écritures » et à leurs exégèses modernes. Mais tant qu’à faire – et tout en saluant l’effort de pensée –, on peut se demander par exemple si dans ce cas la réflexion sur l’imaginaire de la résurrection chrétienne devait être rejetée en annexe. Dans la dynamique même de l’ouvrage, on se serait attendu à ce que l’auteur fasse un chapitre philosophique plus étendu, non seulement critique mais positif, sur les « images » de la vie ressuscitée. Le problème n’est-il pas que dans la balance de l’imagination, aujourd’hui, l’au-delà pèse peu par rapport à l’ici-bas ? Puisque Moreau évoque l’historien de la mort Philippe Ariès et ses enquêtes dans les cimetières, on rapportera ici un texte d’Augustin lu récemment sur la plaque de marbre en forme de page de livre, posée sur une tombe manifestement d’origine populaire, en 1990 :

Si tu savais le don de Dieu et ce qu’est le ciel ! Si tu pouvais voir se dérouler sous tes yeux les champs et les horizons éternels, les nouveaux sentiers où je marche ! Si tu pouvais comme moi voir la Beauté devant laquelle toutes les beautés pâtissent. Quoi ? Tu m’as vu, tu m’as aimé dans le pays des ombres et tu ne pourrais ni me revoir ni m’aimer encore dans le pays des immuables réalités ? […] Tu me reverras donc transfiguré par l’extase et le bonheur […] avançant d’instant en instant avec toi qui me tiendras par la main dans les sentiers nouveaux de la lumière et de la vie, buvant avec ivresse, auprès de Dieu, un breuvage dont on ne se lasse jamais3

Ce que Pascal inscrit dans un raisonnement logique, Augustin le signifie par une rhétorique superlative destinée à l’imagination et au désir ; si les savants font la moue, la foi des simples s’y reconnaît. Mais même les savants ne pourraient-ils en dire plus sur la « symbolique » de l’au-delà ? Au xviie siècle, malgré l’incertitude signalée par Pascal lui-même, un confesseur pouvait encore représenter à un libertin les peines du châtiment éternel pour le faire revenir avant sa mort (les Mémoires de Saint-Simon en donnent encore plusieurs exemples), et le pari avait donc une plausibilité sociale – celle d’un Dieu dont les menaces ne doivent pas être prises à la légère. La peur de l’enfer n’est certes pas la promesse du salut, mais elle n’est pas indifférente à la sensibilité : au contraire, il se pourrait que le sentiment de peur soit plus efficace que, par exemple, celui de plaisir pour obtenir le bien. Hannah Arendt a naguère rappelé le paradoxe que la « bonne nouvelle des Évangiles » ait abouti, via l’enfer platonicien selon elle, non à « un accroissement de la joie », mais à « un accroissement de la peur » – sauf que cette peur a été efficace pour préserver les hommes du pire. Après l’« élimination de la peur de l’enfer de la vie publique », le meurtre est devenu « aussi indifférent que le tir au pluvier » : les crimes de Staline et de Hitler « ne rencontrèrent pratiquement aucune protestation dans les crimes concernés4 ». Moreau esquisse ces questions indirectement dans les « conclusions, propositions » aux chapitres 32 (sur le pari de Pascal) et 33 (sur Nietzsche et Spinoza). Mais le pari de Pascal, dit-il, pourrait aussi viser, aux yeux d’un moderne, le bien et le bon dans cette vie-ci (et pas seulement un bonheur certes infini mais incertain dans l’autre monde). Et les imprécations de Nietzsche contre le mépris chrétien de la vie doivent être prises au sérieux : c’est la joie spinoziste, ou la vie célébrée par Michel Henry, qui retrouvent alors une veine fondamentale au cœur des Écritures anciennes en général, aussi du Nouveau Testament, qui réorientent finalement le sens du « salut » chrétien. C’est ce qu’on exprime plus simplement en disant que si jamais il n’y avait « rien », on ne regretterait pas une vie fondée sur la foi et l’engagement pour la justice. Mais n’est-on pas déjà revenu alors subrepticement de ce côté-ci, dans la vie ici-bas, dans l’immanence moderne ? Sans doute non, mais Moreau brouille un peu le message : il semble moins sûr de lui. « Croire, c’est devenu vouloir croire », dit-il aussi en faisant allusion à Michel de Certeau. La question est de savoir si croire ou vouloir croire sont séparés par une mince pellicule de sens, ou si ce « vouloir », en réalité, change beaucoup de choses pour les « voies du salut ».

Jean-Louis Schlegel

Angélique del Rey, À L’ÉCOLE DES COMPÉTENCES. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2009, 286 p., 19 €

Angélique del Rey, professeur de philosophie dans un centre de postcure pour jeunes gens, est hostile à l’école des « compétences ». Son livre n’est pas un ouvrage de sciences sociales ; c’est le livre militant d’un professeur qui refuse que les connaissances dispensées dans le cadre des disciplines soient vidées de leurs contenus au profit de l’acquisition de « compétences » évaluables.

L’auteur cherche à comprendre comment cette question des « compétences », venue du monde des entreprises, conformément à la raison économique et à l’optimisation des ressources humaines, s’est diffusée dans l’école. Depuis la loi du 23 mars 2005, un élève ne doit pas en effet sortir de l’école sans être équipé de « sept compétences clés » contenues dans le « socle commun de connaissances et de compétences ». Ces compétences seraient en effet nécessaires « pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel, et réussir sa vie en société » dit la loi.

Si l’on s’attendait à trouver cet attirail dans les ouvrages et les pratiques du management et des ressources humaines, il est intéressant d’observer, si l’on suit l’auteur, que c’est quand la gauche était au pouvoir que « la pédagogie par compétences » a commencé à se développer à la fin des années 1980. Elle est évoquée dans un rapport sur les contenus de l’enseignement rédigé par P. Bourdieu et F. Gros en 1989 et remis au ministre de l’Éducation nationale, Lionel Jospin, dans une perspective de démocratisation de l’enseignement, en estimant qu’on ne pouvait pas s’adresser à la masse comme l’on s’adressait à une élite quand l’enseignement secondaire n’était pas ouvert à tous. C’est toutefois sous l’influence des organismes internationaux, des recommandations européennes dans le cadre de ladite « société de la connaissance », et des comparaisons internationales sur l’efficacité économique des différents systèmes éducatifs (enquête Pisa en 2000) que les « compétences » se sont peu à peu imposées dans l’Éducation nationale. Au niveau européen, les « compétences » permettaient ainsi d’étalonner des systèmes éducatifs très différents par les disciplines et les filières.

Angélique del Rey refuse que la « raison économique » gouverne nos vies, qu’elle les atomise, les transforme en agrégats informes et les rende inertes. Elle refuse que l’éducation, qui est pour elle une transmission de connaissances à travers l’expérience humaine et la rencontre, ne devienne un « parcours de formation » complètement sec, où l’individu, « déterritorialisé », ne fait partie d’aucun collectif. Elle refuse en dernier lieu que l’éducation ne devienne une « fabrique de ressources humaines » destinée à augmenter l’employabilité des jeunes gens, comme on dit désormais, et qui ressemble sous sa plume à une fabrique de l’idiot compétent et socialement adapté.

Dans la critique de cette nouvelle école-là, peut-être idéalise-t-elle un peu trop l’humanisme de la vieille école et oublie-t-elle combien elle était souvent socialement impitoyable. Sans doute, est-elle injuste dans l’appréciation des progrès réalisés dans la scolarisation des élèves handicapés dans l’école ordinaire. Certainement aussi, considère-t-elle un peu trop que les sept « compétences » requises à la fin du collège sont les sept péchés capitaux de l’Éducation nationale. À regarder le contenu de cinq des sept « compétences » retenues à la fin du collège5, on se dit qu’elles servent seulement à désigner les savoirs disciplinaires. Plus probablement, elles entérinent une école à plusieurs vitesses : les « compétences » sont destinées aux élèves les plus fragiles et les connaissances aux plus forts. Bref, le discours sur les « compétences » ne sert qu’à enterrer la perspective d’une nouvelle démocratisation par le haut, c’est-à-dire par l’exigence disciplinaire, comme le prouverait la stagnation depuis les années 1990 du nombre d’élèves en classes de terminales générales, technologiques et professionnelles, à un peu plus de 60 % d’une classe d’âge.

Mais Angélique del Rey retient l’attention quand elle souligne que cette pédagogie des « compétences » se représente l’élève comme une « page blanche » sur laquelle il faudrait construire des « compétences ». Sur ce point, on ne serait pas très loin de la bonne vieille pédagogie du dressage. Mais il est vrai que l’acte d’autorité n’est plus vertical et devient insidieux et caché dans les procédures par lesquelles les « compétences » transitent. Cette pédagogie va de pair avec la transformation lente et insidieuse des enseignants en bureaucrates renseignant un système. L’auteur n’accuse pas les parents ni les élèves, obsédés par les « compétences » susceptibles de leur permettre de trouver un emploi. Elle ne sous-estime pas non plus l’adhésion à ce projet de société que recouvrent les « compétences ».

L’école des compétences triomphe alors que le taux de chômage des 18-24 ans n’a jamais été aussi élevé (18, 8 %) dans la société et que les jeunes trouvent toujours plus tard un emploi stable. Il faudrait être bien naïf pour penser qu’elles pourraient contribuer à en venir à bout. C’est pourquoi il faut du courage et de la ténacité pour résister à leur idéologie. On ne peut le faire qu’en tenant ensemble sur le plan éducatif, d’une part l’exigence du contenu des disciplines qui seule forme à l’exercice d’un esprit critique, d’autre part la nécessité de poursuivre la démocratisation de l’école, et enfin en menant le combat pour la justice sociale sur le plan politique. Ce n’est pas l’absence de « compétences » des élèves qui est la principale discrimination dans la société française de 2010 – ce que l’on est arrivé à trouver socialement inacceptable –, c’est la pauvreté de millions d’enfants et de leurs parents. C’est dans cette occultation du réel social que se trouve une fonction idéologique des « compétences ».

Jean-Pierre Peyroulou

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, LE PRÉSIDENT DES RICHES. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2010, 224 p., 14 €

Menée tambour battant, cette enquête rassemble le maximum de données sur l’oligarchie qui entoure Nicolas Sarkozy et le soutient en échange de privilèges de classe, comme aurait dit Marx. Les auteurs sont des sociologues militants, qui depuis de nombreuses années étudient les « puissants », « ceux de la haute », la bourgeoisie française qui est renommée discrète et sur laquelle règne un silence souvent complice. Ils n’hésitent pas à percer les secrets des riches et à mettre au grand jour leurs différents réseaux (clubs sélects, associations d’anciens élèves d’institutions prestigieuses, rallyes et chasses, conseils d’administration de sociétés, etc.). Le mot « oligarchie » vient du grec oligarkhia, soit « régime où commande un petit nombre » et exprime clairement la thèse des auteurs : le pouvoir actuel est confisqué par un petit groupe de gens qui appartiennent au même milieu, étanche au « pays réel ». En d’autres termes, ces « décideurs » se connaissent, se fréquentent, se marient entre eux, s’associent économiquement, contrôlent les médias, partagent les mêmes « valeurs » (hauts salaires, impunité en tant que patron, parachutes dorés…), vivent entre eux (les mêmes quartiers, les mêmes lieux de villégiature, les mêmes distractions…) et ignorent non seulement le prix d’une baguette ou d’un ticket de métro, mais les conditions de vie de la majorité de leurs « administrés ». Ils s’autopersuadent d’appartenir à une « élite » et doivent s’étonner de ce qu’ils considèrent être l’ingratitude du « peuple » qui manifeste régulièrement son mécontentement. Mêlant informations officielles (rapports des institutions étatiques, le Sénat, l’Assemblée nationale, la Cour des comptes, etc.) et officieuses (révélées par exemple par Le Canard enchaîné et rarement contestées), enquêtant aussi bien à Neuilly qu’au Cap Nègre ou à La Défense, questionnant des fiscalistes et des juristes, dépouillant la presse nationale et les nombreux ouvrages sur tel ou tel ministre ou conseiller, les auteurs nous offrent un remarquable portrait des membres de cette oligarchie, à commencer par son chef, Nicolas Sarkozy.

L’ouvrage se déroule en huit chapitres, le premier présente les « proches », ceux qui fêtèrent le nouveau président au Fouquet’s ; le deuxième scrute les « niches fiscales » et autres avantages concédés aux riches ; le troisième – particulièrement intéressant – s’arrête sur les « amis » (François Pérol, Stéphane Richard, Henri Proglio, Patrick Balkany…) ; le quatrième revient sur le contrôle de la télévision (et le rôle du conseiller Alain Minc qui tente d’aider un ami à mettre la main sur la régie publicitaire des chaînes publiques) ; le cinquième s’arrête sur un personnage bien vu du pouvoir, l’avocat d’affaires (là, les liens sont évidents entre tel membre de l’oligarchie et tel cabinet qui l’emploie…) ; le sixième décortique la « vie privée » du président que ce dernier exhibe subtilement (son divorce, son mariage, son fils Jean…) ; le septième nous emmène sur les terres du sarkozysme (Neuilly, La Défense et plus généralement les Hauts-de-Seine) ; le huitième montre comment les mots sont galvaudés et comment le pouvoir brouille les cartes en permanence, jouant ici du populisme, là de l’humanisme, alors que sa ligne politique est le cynisme le plus éhonté ! D’autres ministres actuels sont épinglés, l’une loge dans son logement de fonction un membre de sa famille, une autre laisse son mari diriger une association qui touche une subvention européenne sans en respecter les conditions juridiques, etc. Copains et coquins ? Voilà le portrait groupé que nous proposent Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon avant de suggérer quelques pistes pour contrer cette oligarchie et changer d’orientation. Ils ne croient pas en Dominique Strauss-Kahn qui, à leurs yeux, est bien trop proche de ces « gens-là ». Ils préconisent une opposition radicale à la politique néolibérale menée par ce gouvernement et appellent à une meilleure connaissance des « ennemis » de classe, avant de préconiser la nationalisation du secteur bancaire pour contrecarrer les agissements de la finance internationale, la suppression de la Bourse, la réforme de l’impôt, l’abolition du cumul des mandats (85 % des députés et des sénateurs exercent au moins un autre mandat !)… Ils rappellent les origines sociales des élus par rapport à la population active : les ouvriers qui constituent 28 % de la population active représentent 4 % des conseillers municipaux, 1 % des sénateurs et 0 % des députés ! Alors que les « cadres, ingénieurs, professions intellectuelles supérieures », qui sont 13 % de la population active, représentent 31 % des conseillers municipaux, 66 % des sénateurs et 81 % des députés ! Le mot de la fin est un slogan : « Il faut faire des riches notre exemple. » En effet, ils sont solidaires, ce que les « exploités » n’arrivent pas à réaliser…

Thierry Paquot

Daniel Cérézuelle, Guy Roustang, L’AUTOPRODUCTION ACCOMPAGNÉE. Un levier de changement, Paris, Érès, 2010, 206 p., 23 €

Préparer un repas, bricoler, améliorer son logement, fabriquer un meuble ou un vêtement, cultiver des légumes dans son potager : rien de plus banal que ces activités par lesquelles nous produisons quotidiennement une part de nos conditions d’existence. Elles sont pourtant d’une grande importance, à divers titres. Non seulement elles constituent l’un des moyens par lequel nous faisons face à une partie de nos besoins les plus essentiels, mais elles contribuent à nous rendre autonomes, capables de maîtriser par nous-mêmes notre environnement matériel et social. Dans la mesure où elles sont des occasions d’entraide et de coopération, ce sont aussi des vecteurs de socialisation. L’enjeu est encore plus important pour les individus et ménages en difficulté : les activités d’autoproduction sont pour eux l’occasion d’acquérir des savoir-faire et une estime de soi qui augmentent leurs chances d’insertion sociale et professionnelle. Les auteurs soulignent notamment l’intérêt des pratiques d’autoréhabilitation pour développer un « savoir habiter » qui rend capable de prendre soin d’un logement et d’en optimiser les fonctionnalités.

Or, pour des raisons évidentes, les pauvres sont plus mal armés que les classes moyennes pour tirer parti des ressources de l’autoproduction. Ils ont donc besoin d’être aidés et accompagnés à la fois techniquement (apport de conseils et d’outillage), socialement et financièrement. L’association animée par les deux auteurs a développé depuis des années une méthodologie et un savoir-faire en la matière, ce qui leur permet d’analyser finement les conditions de réussite et les retombées sociales des différentes pratiques évoquées. Leur livre présente de manière vivante un certain nombre d’exemples concrets, principalement dans les domaines de l’autoréhabilitation et des jardins familiaux. C’est un plaidoyer pour la prise en compte de l’autoproduction dans les politiques locales de développement social et un soutien actif des pouvoirs publics. Au-delà de son intérêt pratique pour les acteurs du social et les décideurs publics, il esquisse une nouvelle philosophie des politiques sociales qui prendrait acte des impasses de la redistribution et de la monétarisation des besoins. Les réflexions finales des auteurs, un sociologue et un philosophe, sont une contribution pertinente aux débats sur le travail, l’activité et les limites de l’intégration par l’échange marchand. Tout en restant ancrées dans l’expérience et l’observation, elles font écho aux idées d’Ivan Illich sur la contre-productivité des institutions sociales et, surtout, aux analyses d’Amartya Sen sur la nécessité de placer les « capabilités » individuelles et collectives au cœur des stratégies de lutte contre la pauvreté.

Bernard Perret

Thomas Pynchon, VICE CACHÉ, Paris, Le Seuil, 2010, 346 p., 22, 50 €

Traduction littérale de l’original, le titre du dernier livre de Thomas Pynchon, Vice caché, par sa référence à un terme technique et son apparente connotation morale, est emblématique de la posture de cet écrivain postmoderne, secret – il vit en reclus à New York –, peu prolixe – sept romans en près de cinquante ans –, et exigeant – la longueur et la densité de ses textes n’en facilitent pas l’approche.

Polar déjanté, situé à Los Angeles en 1970, sur fond de drogue et de sexe, Vice caché met en scène un détective privé, propriétaire de l’agence Localisation, surveillance, détection (Lsd), Doc Sportello et son alter ego, le policier Bigfoot Bjornsen, tous deux chargés de résoudre l’énigme de l’étrange disparition d’un magnat de l’immobilier, Mickey Wolfmann. Sur l’intrigue initiale se greffent des digressions documentées sur l’époque, le récit détaillé d’hallucinations dues à la drogue et une interrogation souterraine sur le devenir de l’Amérique, le tout sous une forme elliptique et jubilatoire qui imprime au récit un rythme aussi effréné que désordonné.

Thomas Ruggles Pynchon Junior est né en 1937 dans l’État de New York, à Glen Cove, au sein d’une famille dont les ancêtres puritains ont émigré d’Angleterre dès 1630 sur la flotte de John Winthrop. Il interrompt ses études de physique, puis de lettres pour servir pendant deux ans dans la marine américaine, s’inspirant de cette expérience pour un court texte publié en 1959, The Small Rain6. Tout en travaillant comme technicien pour la société Boeing entre 1960 et 1962, il écrit son premier roman V., paru en 1963. Après de brefs séjours à New York et à Mexico, il vit en Californie, en osmose avec la contre-culture hippie. Il ne rentre à New York qu’au début des années 1990, après son mariage avec son agent littéraire, Melanie Jackson. Se consacrant à l’écriture, il refuse toute participation publique à la vie littéraire mais s’implique dans des articles pour manifester son opposition à la guerre du Vietnam en 1968 et soutenir des auteurs comme Salman Rushdie en 1989 après la fatwa prononcée à son encontre ou Ian McEwan impliqué dans une affaire de plagiat en 2006.

Thomas Pynchon est immédiatement reconnu aux États-Unis comme un auteur postmoderne majeur, aux côtés de William Gaddis, Don DeLillo ou Kurt Vonnegut, chacun de ses romans créant l’événement : V.7 reçoit le prix de la fondation William Faulkner du meilleur premier roman de l’année, The Crying of Lot 498 celui de la Fondation Richard et Hilda Rosenthal en 1967 et Gravity’s Rainbow9 le National Book Award en 1974.

Vice caché est un roman qui, tout en témoignant puissamment de la singularité de l’écriture, se révèle plus accessible. Sa publication devrait favoriser la notoriété, encore confidentielle, de Thomas Pynchon en France.

Vice caché relève de l’esthétique du montage. L’intrigue commence comme une simple enquête dans le style des romans policiers de Raymond Chandler ou de Dashiell Hammett. Le détective privé Doc Sportello n’est pas sans rappeler Philip Marlowe ou Sam Spade, à la nuance près qu’il ne se contente pas d’errer dans les night-clubs ni d’écouter les concertos de Bartok mais qu’il consomme de la marijuana et autres stupéfiants et que, totalement défoncé la plupart du temps, il se passionne surtout pour la musique pop et la télévision.

Sollicité par une ancienne petite amie, Shasta Fay Hepworth, pour suivre une tentative d’arnaque visant à détourner la fortune de son amant, Mickey Wolfmann, Doc Sportello se trouve entraîné et soupçonné par le policier Bigfoot dans une série de meurtres et de disparitions. Toujours au bon endroit mais au mauvais moment et sous l’emprise de la drogue, il est victime de trous de mémoire suspects. Comme dans tout bon scénario policier, les coïncidences se multiplient. « Le Croc d’or » revient comme un leitmotiv aux ramifications multiples. Des personnages, hauts en couleur et aux noms significatifs comme le garde du corps Glen Charlock, le musicien Coy Harlingen, les agents spéciaux Flatweed et Borderline, Bambi et Jade du salon de massage Chick Planet ou le douteux Puck Beaverton, son compagnon Einar et sa maîtresse Trillium Fortnight se croisent au gré de péripéties incongrues.

Vice caché s’inscrit dans la logique des romans précédents. Il se présente comme un policier à l’instar de Vente à la criée du lot 49 qui raconte les démêlés d’une jeune femme, héritière des biens d’un ancien amant. Il joue sur les correspondances entre livres en faisant habiter le héros à Gordita Beach dans le même comté de Californie où Thomas Pynchon écrivait dans sa jeunesse. Il revient sur l’héritage de la Beat Generation et des idéaux hippies, largement questionnés dans Vineland10. Il évoque des moments historiques comme dans Mason & Dixon11 dont le point de départ est le tracé de la ligne de démarcation entre la Pennsylvanie et le Maryland au xviiie siècle. Il actualise les innovations technologiques comme Contre-jour12, le fait avec les découvertes de la fin du xixe siècle. Il souligne l’absurdité du monde à la manière des protagonistes de l’Arc-enciel de la gravité, confrontés au poids du hasard dans le déroulement des événements et à la désespérance qui peut en résulter.

Vice caché est traversé toutefois par une certaine légèreté. L’invention de néologismes, la diversité des styles, l’extravagance des situations, la multiplicité des coups de théâtre sont autant d’éléments qui transforment étrangement l’incohérence en norme et donnent du sens à un récit dans l’ensemble chaotique.

Thomas Pynchon s’amuse à jouer du détournement sous toutes ses formes, déguisements, quiproquos, malentendus, imbroglio, chassés-croisés. Quand il veut contacter un groupe musical, les Boards, Doc Sportello pense prendre l’identité d’un journaliste musical en mettant un feutre mou et en serrant avec une barrette une minuscule queue-de-cheval ; il s’imagine plus crédible en pensionnaire futur d’une clinique de réhabilitation en mettant une veste Édouard VII et un pantalon pattes d’éléphant démodés et en se dessinant une moustache fine et de longs favoris.

Thomas Pynchon suggère des pistes, aussitôt démenties par l’introduction d’un élément incongru et donne à chaque fois la parole à un autre protagoniste qui évoque son histoire de vie personnelle, toujours aux limites du sordide et du comique. Comme autant de voix off qui se superposent, ces solutions éphémères donnent à la narration une allure circulaire. Tour à tour, un cartel indochinois de l’héroïne, les services secrets, une milice privée servant des intérêts financiers troubles, des sociétés immobilières, la mafia derrière la mafia, des groupuscules racistes et antisémites sont présumés coupables.

L’exaltation suscitée par l’extravagance de ces rebondissements à répétition permet de traiter de sujets graves avec ironie, les pratiques sexuelles débridées et le recours généralisé à la drogue assurant une perception distancée et humoristique de la réalité.

Thomas Pynchon fixe les références historiques : le Vietnam, les émeutes de Watt, le président Richard Nixon, le chef du Fbi J. Edgar Hoover, le gouverneur de Californie Ronald Reagan, les assassinats perpétrés par Charles Manson et sa « famille », les idéaux de la contre-culture hippie. Il multiplie les allusions à des films : Le facteur sonne toujours deux fois13, Fort Apache14, James Bond 007 contre Dr No15, Une femme cherche son destin16. Il insiste sur l’importance de la musique dans la construction identitaire, de la surf pop au rock psychédélique : Doc Sportello écoute souvent la radio, fredonne les succès des Doors, des Beach Boys, des Beatles ou invente des chansons aux textes édifiants.

En filigrane, les failles de la société américaine se dessinent : les haines raciales, les inégalités sociales, les dérives de l’autodéfense avec le développement des milices privées armées, la corruption de la police, la multiplication des indics, la collusion entre intérêts économiques et hommes politiques, le monde de l’immobilier de la Californie à Las Vegas en étant l’illustration emblématique. Seules restent visibles des marques illusoires de l’utopie hippie, incarnées en partie par la nonchalance de Doc Sportello et de ses camarades de rencontre.

Thomas Pynchon instrumentalise une anecdote symbolique et s’appuie sur les trips de Doc Sportello – en Lémurie, cité ancienne engloutie en pleine gloire, peut-être située sur l’emplacement actuel de Los Angeles ou dans une planète à assez bonne distance de la terre, trois milliards d’années plus tôt –, ainsi que sur les légendes – la ville serait maudite car construite sur les ruines d’un ancien cimetière indien – pour inviter le lecteur à questionner sans crainte la pérennité du rêve américain de justice et de grandeur.

Sylvie Bressler

Jean-Christophe Rufin, Katiba, Paris, Flammarion, 2010, 393 p., 20 €

Vers la fin de Katiba, un personnage nommé Dimitri, après avoir déjeuné au Quartier Latin, achète un « petit carnet » afin d’y noter tout ce qu’il ne comprend pas chez Jasmine, la femme dont il est amoureux. Un lecteur feuilletant le dernier roman de Jean-Christophe Rufin chez son libraire et qui tomberait sur ce passage pourrait se demander pourquoi Dimitri a choisi un petit carnet pour s’atteler à une tâche par nature infinie… Cette première impression sera d’ailleurs confirmée, mais pour d’autres raisons, à la lecture du roman car la dénommée Jasmine est pour le moins une personnalité complexe, pour ne pas dire ambiguë. Jeune veuve d’un consul de France à Nouadhibou, elle travaille au service du protocole du Quai d’Orsay mais effectue de discrets aller-retour en Mauritanie à l’invitation de médecins islamistes ayant des connexions avec des groupes radicaux établis dans des katibas (des camps d’entraînement) au Sahara. Quant à Dimitri, loin d’être uniquement un amoureux perplexe, voire inquiet, il est aussi – surtout ? – un médecin canadien infiltré par une agence de renseignement privée dans un dispensaire de Nouakchott tenu par des médecins adeptes d’un islam radical. Providence, c’est le nom de ladite agence, est installée aux États-Unis et dirigée par un certain Archie, personnage cynique mais non totalement dépourvu de sens moral17.

Inutile de dire que la paranoïa règne en maître sur tout ce petit monde et qu’il ne saurait être question de dévoiler ici les arcanes d’une intrigue qui tient en haleine le lecteur jusqu’à la dernière page. Ainsi, les voyages en Mauritanie de Jasmine trahissent-ils son adhésion au fondamentalisme musulman ou, plus prosaïquement, une participation active à un trafic de cocaïne ? Ou peut-être quelque chose d’autre, que ses origines algériennes permettraient d’expliquer… Quant à un certain Hobbs, il explique à Archie souhaiter qu’une grande capitale occidentale, en l’occurrence Paris, soit victime d’un attentat, non en raison d’une quelconque adhésion de sa part aux thèses d’Al-Qaida mais parce que sa haine de Barack Obama est telle qu’il pense qu’une tragédie de ce type disqualifierait sa politique étrangère.

Nous devons montrer que ces mouvements [islamistes] ont une capacité d’action lointaine, qui peut nous affecter. Et par la même occasion, ce sera encore mieux si nous administrons la preuve que la Cia n’a rien vu venir. Ce sera bon pour vous. Pour moi et mes amis, ce serait une satisfaction, je ne vous le cache pas, d’infliger ce revers au locataire de la Maison… blanche.

(p. 269)

Or, de par ses fonctions au ministère des Affaires étrangères, Jasmine peut approcher les plus hautes personnalités, notamment lors des réceptions officielles…

Avec ce dernier roman, Jean-Christophe Rufin dresse un panorama de la nouvelle géopolitique du Sahara18 et aborde la question du terrorisme dans son terreau culturel. En le lisant, on ne peut manquer de penser à l’attentat manqué, le jour de Noël 2009, contre un avion de la Northwest Airlines par un jeune nigérian… dont le père avait pourtant averti la Cia. Ni à l’assassinat de Michel Germaneau en juillet dernier suite à un raid manqué des forces mauritaniennes appuyées par des militaires français pour le libérer… Les nombreuses fonctions de l’auteur, tant comme responsable d’Ong que comme diplomate, lui ont naturellement donné accès à des informations qui confèrent à cette fiction un réalisme sans pareil. Il évoque d’ailleurs en postface l’émotion ressentie une certaine nuit de Noël 2007 lorsqu’il accueillit, comme ambassadeur de France à Dakar, le survivant d’un attentat qui avait coûté la vie à une famille française au sud de la Mauritanie19. Tout comme il explique, avec une émotion palpable, que l’un de ses amis, algérien par son père et de mère française, lui a inspiré le personnage de Jasmine. On aura compris que Katiba n’est ni un roman manichéen ni un récit déguisé, mais une fiction brillante où les situations sont décrites et les personnages campés avec un souci du détail et une pénétration psychologique qui plairont aux amateurs de Graham Greene ou de John Le Carré.

Jean-Paul Maréchal

Michel Houellebecq, LA CARTE ET LE TERRITOIRE, Paris, Flammarion, 450 p., 22 €

On ne sait pas trop si Michel Houellebecq est un phénomène de société ou s’il est un véritable écrivain. Le personnage, qui a défrayé la chronique, a souvent pris le devant sur l’auteur de romans qui ont conquis un vrai lectorat depuis Extension du domaine de la lutte (publié chez Maurice Nadaud en 1994). Le titre montrait chez l’auteur le sens de la formule qui fait mouche. Avec cruauté, il y racontait la vie de deux informaticiens qui avaient plutôt bien réussi leurs carrières professionnelles, et complètement raté leurs vies amoureuses. Accident suicidaire de l’un (trop laid pour plaire aux femmes), solitude chez l’autre (dépressif alcoolisé, psychotique halluciné), ces figures et ces thèmes réapparaîtront ensuite : un personnage typique de Houellebecq n’a plus de compagne, il n’a que des « ex ». En 1998 paraissent les Particules élémentaires qui déchaînent les passions, et le jury Goncourt ratait (une fois de plus) l’occasion de distinguer un nouvel écrivain original. En 2005, il y eut un duel au sommet entre le soixante-huitard révolutionnaire patenté, François Weyergans (qui aurait dû avoir le Goncourt pour Franz et François en 1997), et l’anti-soixante-huitard réactionnaire nihiliste. Qui pouvait l’emporter ? qui est au pouvoir dans les jurys et dans l’édition ? les soixante-huitards ou les anti-soixante-huitards ? Il faut dire que par ses déclarations provocatrices (il a un vrai talent pour la provocation), Houellebecq s’était mis bien du monde à dos.

Mais Houellebecq a beaucoup de lecteurs. Le « milieu littéraire » est très partagé sur son style. Pour certains, il n’a pas de style. D’autres, au contraire, apprécient son écriture blanche. Celle-ci montre son efficacité dans la Carte et le territoire : voilà un livre plein d’idées qui se lit agréablement, et cette écriture blanche permet à Houellebecq de raconter une histoire qui est plus une « fable » qu’un « vrai roman » (tant les personnages y sont plus des « figures » que des « personnes »), mais elle intrigue, elle accroche. Elle met mal à l’aise quand sont contées des destinées tristes, et elle fait rire. Car Houellebecq est aussi un grand comique – d’où ses réussites dans l’art de la provocation : tous les critiques ont cité son apostrophe à Bhl : « Vous déshonorez jusqu’aux chemises blanches que vous portez. » L’écriture blanche permet aussi d’insérer dans le récit des « discours sur l’état du monde » qui agaceraient s’ils étaient écrits avec pathos. Inutile de chercher du pathos chez Houellebecq : il décrit un suicide ou un assassinat horrible avec une froideur qu’on ne connaissait que chez Bret Easton Ellis, l’auteur américain que beaucoup cherchent à imiter (et seul Houellebecq arrive à le rejoindre sur ce territoire). Quant à savoir si cette écriture blanche est une « non-écriture », il suffit de voir comment elle se distingue de « l’écriture » des définitions empruntées à Wikipédia ; on reconnaît immédiatement le style neutre (mou) de la célèbre encyclopédie participative, et le lecteur informé éclate de rire : ces collages de Wikipédia sont perçus comme des gags (ou des références – en plus bref, heureusement – aux très longues pages encyclopédiques des romanciers d’aventures pour enfants du xixe siècle, Jules Verne ou le capitaine Mayne-Reid) ; il faut aussi voir comment Houellebecq arrête la citation et embraye sur sa propre fiction ; le lecteur n’a aucun doute : Houellebecq a « son style » – d’ailleurs il adore jouer avec les clichés qu’il met en italiques (voir les premières lignes de cette chronique).

Les admirateurs de Houellebecq sont remarquablement variés, des Inrocks à Alain Finkielkraut. La question est de savoir s’ils apprécient sa façon de raconter ses histoires (notre position personnelle) ou sa révélation de symptômes civilisationnels (pourquoi pas ?), ou ses discours idéologiques. Surtout Houellebecq a de nombreux lecteurs hors du cercle des lecteurs habituels de littérature. Il parle de notre société avec la précision chiffrée de Balzac. Les acteurs économiques des classes moyennes s’identifient aux personnages d’un auteur qui a fait une école d’agronomie, qui a été au chômage, qui est devenu informaticien (comme tous les ingénieurs diplômés dans des spécialités ayant peu de débouchés). Il s’intéresse au monde du travail et aux aspects techniques de notre civilisation.

Je ne détaillerai pas trop le scénario de son dernier roman : chronique de la carrière brillante et paradoxale de Jed Martin, un « artiste contemporain » qui ne fait pas de « l’art-contemporain-officiel » (il vit trop à part, en solitaire complet) ; Jed Martin devient un moment le quasi-ami de Michel Houellebecq, un écrivain très célèbre et très détesté, qui finit assassiné par un personnage du roman de Thierry Jonquet dont il va être bientôt question. Les héros passent surtout leur temps à assister à leur déchéance et à celle de leurs proches. De nombreux épisodes secondaires montrent l’inventivité de l’écrivain, et certaines scènes satiriques sont très drôles, à l’image de ces titres de « tableaux de métiers » : « Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art », qui fait écho à « Conversation de Palo Alto » où Bill Gates et Steve Jobs posent pour leur Yalta informatique.

Dans cette satire d’un certain état du monde médiatique et artistique, s’il y présente Thierry Jonquet comme un auteur de romans policiers important, c’est sans doute en référence à Ad vitam æternam, roman noir percutant sur (contre) l’extension des rites sadomasochistes dans les mœurs, l’art et la culture. La référence à un auteur de romans de « genre » est certainement une des clefs littéraires de Houellebecq. Ceux qui le défendent et qui l’analysent, cherchent à lui trouver de « grandes références », Schopenhauer ou Georges Perec. Ce n’est pas faux mais ce scientifique de formation a d’abord lu ce que lisaient les jeunes des classes moyennes de sa génération (et qui faisaient le même genre d’études) : principalement de la science-fiction. Le titre, d’abord, fait évidemment référence à la célèbre phrase du fondateur de la « sémantique générale », Alfred Korzybski : « La carte n’est pas le territoire », mais Houellebecq l’a connue à travers les romans d’A. E. Van Vogt qui cite abondamment Korzybski, le Monde des non-A et les Joueurs du non-A, traduits par Boris Vian (1953 et 1957). Houellebecq cite aussi un auteur, Jean-Louis Curtis (prix Goncourt en 1947, bourgeois, intelligent et oublié) qui avait publié un roman de science-fiction, Un saint au néon en 1956, numéro 13 de « Présence du futur », la collection de Denoël qui publiait Ray Bradbury et H. P. Lovecratf. Ces références ne sont pas que ponctuelles. Les personnages de Houellebecq sont aussi phobiques et misanthropes que Lovecraft et ses héros : « Je n’aime pas ce monde. Incidemment, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte. » Houellebecq a d’ailleurs écrit une monographie sur Lovecratf parfaitement informée (1991).

Houellebecq ne cesse de décrire des destinées humaines de déprimés qui semblent ne vivre que dans l’attente de la mort, sensibles à la dégradation et au vieillissement. Pessimiste nihiliste et comique noir, il compare la surface d’une mer ridée vue d’avion à une « peau de vieux en phase terminale ». Pour décrire la déchéance des hommes comme « des produits culturels frappés d’obsolescence », Houellebecq semble s’inspirer des séquences de retour en arrière « vers la déglingue » que décrit (si bien) Philip K. Dick dans Ubik, auteur que Houellebecq connaît certainement : sur son site officiel, parmi ses livres préférés, il cite Je suis vivant et vous êtes morts, la biographie de Dick par Emmanuel Carrère (le titre est une citation d’Ubik). À la fin de son roman, Houellebecq introduit une légère anticipation, utopique ou anti-utopique, (comment savoir avec lui ?) où il décrit un futur postindustriel, où les bobos montent des start-ups campagnardes, la France étant devenue un pays de production purement agroalimentaire (sa formation d’origine) et de tourisme pour nouveaux riches, russes ou chinois. Difficile de ne pas penser ici au roman, très connu des amateurs de science-fiction, Ravages de Barjavel (1943), une très pétainiste utopie de « retour à la terre ». Si des thématiques de science-fiction sont en arrière-plan de son travail romanesque, il ne développe pas trop ces aspects dans son scénario, comme dans la Possibilité d’une île où prédominaient les discours au détriment des situations. Il réserve le « ton science-fiction » à son écriture et à l’ambiance, et c’est mieux comme cela.

Dans les années 1950 (guerre froide), les écrivains de science-fiction américains adoraient décrire le monde d’après la guerre atomique. Cette peur a été relayée par celle de la catastrophe écologique. Houellebecq parle du monde d’après la chute de l’industrialisation.

Jean-Louis Lambert

Brèves

Jean-Pierre Liégeois, ROMS ET TSIGANES, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009, 128 p., 9, 50 €

Avec l’historienne Henriette Asséo, Jean-Pierre Liégeois, coordinateur entre autres du dossier d’Esprit de mai 1980 et d’une étude pour le Groupement des droits des minorités, est l’un des rares connaisseurs de ce dossier brûlant. Le principal intérêt de la synthèse pédagogique qu’il a publiée en 2009 est de souligner deux points : d’un côté, les fortes résistances à l’application d’un droit européen qui a le mérite d’exister ; de l’autre, le climat de manipulation politique ambiant. En ce qui concerne le droit : « L’union européenne n’a pas encore pris la mesure des enjeux et des dynamismes en cours. On est en pleine contradiction entre la volonté politique exprimée d’améliorer la situation des Roms, et la légèreté avec laquelle on met en œuvre les moyens pour y parvenir. Contradiction aussi entre la lourdeur administrative purement formelle et de certains programmes proposés et l’absence d’attention portée sur la qualité des contenus développés. En matière de droits (en faveur des Roms), bien souvent les ingrédients sont présents mais ne sont pas utilisés. » En ce qui concerne la manipulation, Liégeois anticipait parfaitement en 2009 ce qui s’est passé en France cet été : « On assiste à une exacerbation des conflits, à une escalade de la violence, aussi bien de la part des individus que de la part des États ; surveillance généralisée, expulsions collectives, actes qui passent le plus souvent inaperçus, mais qui, parfois, deviennent des affaires parce que médiatisés […] Dans ce contexte, et étant donné que le cadre juridique s’est précisé, les faits sont manipulés, les stéréotypes sollicités, les discours débridés. » Et si on écoutait un peu les chercheurs qui le méritent…

O. M.

François Huguenin, RÉSISTER AU LIBÉRALISME. Les penseurs de la communauté, Paris, Cnrs Éd., 2009, 259 p., 25 €

Le titre dit bien le propos de ce livre, tout en l’amputant s’il laissait croire que les pensées de la communauté forment un ensemble bien identifié. Comme le libéralisme, les antilibéraux sont d’une diversité extrême, et l’un des mérites de ce livre est de la mettre en lumière. Un autre est de ne pas les passer simplement en revue, comme on pouvait le craindre (et on aurait eu des chapitres successifs sur Rawls, Taylor, Walzer, McIntyre, Sandel, Pocock…), mais de les mettre en débat entre eux, ou avec des libéraux qui ont le souci de la communauté (Dworkin). Une autre initiative utile réside dans le chapitre historique qui résume l’ancienneté des conflits entre libéralisme et communauté, entre définitions opposées de l’être ensemble dans les sociétés politiques ou conceptions du « faire société ». Plus étonnante est l’entrée en lice de courants d’idées actuels issus de la théologie chrétienne anglo-saxonne, particulièrement réticents, pour ne pas dire plus, devant le libéralisme interprété comme relativisme, sécularisme, voire immoralisme et irréligion, et favorables à une solution religieuse. Même non catholiques, ils ont des affinités ou des sympathies par rapport au catholicisme, au thomisme, à une tradition intransigeante. Ils s’appellent John Milbank, William Cavanaugh, Stanley Hauerwas… Connu pour d’autres raisons, Alasdair McIntyre entre aussi dans ce groupe. Une partie d’entre eux relève d’un courant appelé Radical Orthodoxy, qui conteste de face la séparation moderne du religieux et du politique et ne voit de salut que dans une politique religieuse (communautarienne). Il serait injuste de les mettre tous dans le même sac, et Huguenin met très justement en relief la diversité des origines et des doctrines (Hauerwas en particulier mérite considération). Une des surprises (?) est assurément de trouver ici le théologien Henri de Lubac à titre de référence principale… chez des néo-thomistes que leurs grands-pères ont tant fustigé (voir aussi Denis Sureau, Pour une nouvelle théologie politique. Autour de la Radical Orthodoxy, Paris, Parole et Silence, 2008. Et sur Hauerwas, qui sort du lot, voir le numéro de Recherches de science religieuse, 2007/1). Il y aurait à dire, mais avouons que domine l’impression de se trouver face à de vieilles lunes qui ressemblent diablement à celle de l’Église catholique au xixe siècle ou, pire, devant des théologies imaginaires qui n’ont plus de rapports avec la société réelle. Dans sa conclusion un peu contournée, l’auteur en prend d’ailleurs, semble-t-il, acte.

J.-L. S.

Didier Lassalle, L’INTÉGRATION AU ROYAUME-UNI. Réussites et limites du multiculturalisme, Gap, Ophrys, coll. « Angles vifs », 2009, 142 p.

La connaissance – et la comparaison – de ce que font d’autres pays en matière de politique d’intégration est toujours éclairante. Et dans la mesure où l’Angleterre a été souvent présentée comme partiellement antithétique de la France, cette excellente monographie a encore plus de prix (l’auteur a d’ailleurs rédigé une étude comparative entre France et Angleterre, que nous n’avons pu lire – Lucienne Germain et Didier Lassalle, les Politiques de l’immigration en France et au Royaume-Uni, Paris, L’Harmattan, 2006. Outre les nombreuses facettes historiques de la question, ce livre présente avec beaucoup de clarté les raisons, les avantages, les résultats et finalement les limites de la politique sciemment et volontairement multiculturaliste de Tony Blair. Force est pourtant de constater qu’avec des populations immigrées différentes et une tradition nationale divergente, il y a finalement beaucoup de points communs avec la France, sur des rythmes divers certes : après 1946, passage d’une immigration de travail à une immigration de peuplement, puis, à partir des années 1980-1990, entrée en scène et perception des différences, enfin reconnaissance de la diversité appuyée sur des droits étendus – le tout étant au centre, souvent, de forts conflits politiques et sociaux. Au-delà du constat global, très brillamment présenté, notons quelques points frappants. En France, c’est sans doute la barrière républicaine qui a freiné des évolutions similaires. Le Royaume-Uni ne recule pas devant une batterie de statistiques ethniques, qui ont l’avantage de présenter une connaissance fine des populations en difficulté. Lors du recensement de 2001 encore, les grandes catégories restent « Blanc », « Métis », « Asiatique ou Britannique asiatique », « Noir ou Britannique noir », « Chinois ou autre groupe ethnique », toutes avec des sous-catégories. À noter qu’une question religieuse n’a été intégrée qu’en 2001 (Lassalle note cependant que l’outil statistique ethniquement construit ne permet pas de mesurer les évolutions de la deuxième à la troisième génération, par exemple). En Angleterre, on continue, dans la recherche comme dans la langue courante, en tout cas jusqu’à très récemment, à utiliser le vocabulaire de l’ethnique et du racial, métaphorisé par la couleur (coloureds). Les adaptations législatives dans le sens de droits pour les minorités sont allées loin, par exemple avec la reconnaissance implicite par l’État du « mariage arrangé » selon la tradition (abolition du Primery Purpose Rule – cependant contestée ensuite par les femmes), ou la promotion (grâce aux subventions) d’écoles confessionnelles musulmanes, sikhs, adventistes du VIIe jour… Mais T. Blair, libéral jusqu’au bout, a refusé obstinément l’idée de la « discrimination positive ». Depuis une dizaine d’années, la grande affaire est la politique des flux migratoires ainsi que l’insertion, peu ou prou, dans les politiques européennes. Deux points auraient peut-être mérité des développements : la montée des revendications religieuses et des « phobies » en retour, ainsi que le « racisme anti-Blancs », violent dans certaines localités. Cela n’enlève rien à un livre extrêmement instructif : il souligne l’échec relatif du multiculturalisme blairiste, dont il regrette cependant l’abandon progressif, n’étant pas persuadé que d’autres politiques fondées sur d’autres principes, républicains par exemple, ont fait tellement mieux.

J.-L. S.

Vladimir Pozner, LES ÉTATS-DÉSUNIS. Suivi d’un entretien avec Noam Chomsky, Postface de Jean-Pierre Faye Montréal, Lux Éd., 2009, 324 p., 20 €

Réédition d’un livre formidable, paru en 1938, sur la crise des années 1930 aux États-Unis. Vladimir Pozner, écrivain français d’origine russe (mort en 1992), y invente un genre littéraire entre roman et reportage, avec un montage de choses vues, de propos entendus, d’interviews, de rencontres d’écrivains, de lectures de journaux. Peu importe que Pozner soit un militant de gauche, avec une vision très négative du capitalisme américain. Le fait est que son mode d’écriture opère des effets de collision ou de rapprochement extrêmes, qui donnent une perception terrifiante de la violence et de la pauvreté ordinaires aux États-Unis (spécifique tout de même dans les années de la grande dépression). Inévitablement, on pense à Louons maintenant les grands hommes, de J. Agee et W. Evans (1940, en français chez Plon, dans la coll. « Terre humaine », 1972). On pourrait citer bien des passages de ce livre incisif. Contentons-nous de cette réflexion désabusée d’un écrivain maintenant oublié : « (Aux États-Unis, en 1936), il faudrait être un athlète intellectuel pour pouvoir penser, pris comme on l’est entre les journaux, la radio, le cinéma. L’acte de réflexion requiert en Amérique un effort particulier dont peu de gens sont capables et qui ne séduit que quelques-uns. Les moyens de distraction et d’information courante créent une habitude de “superficialité”. » En 1936, il n’y avait pas encore la télévision, ni bien d’autres distractions dont le monde entier est maintenant friand… Un aspect curieux aujourd’hui est la quasi-certitude, très répandue alors, d’un fascisme typiquement américain à venir. Une crainte que l’histoire n’a pas confirmée.

J.-L. S.

Annamaria Rivera, LES DÉRIVES DE L’UNIVERSALISME. Ethnocentrisme et islamophobie en France et en Italie, Paris, La Découverte, 2010, 216 p., 20 €. Béatrice Durand, LA NOUVELLE IDÉOLOGIE FRANÇAISE, Paris, Stock, coll. « Les Essais », 2010, 240 p., 18 €

Il ne suffit pas, comme c’est le cas du directeur de la revue Cités, Yves-Charles Zarka, de se plaindre de la destitution des intellectuels liée à leur médiatisation (pour quelques-uns d’entre eux en tout cas), il faut désormais se demander comment un néorépublicanisme, rigide, fier et sûr de lui s’est imposé comme une idéologie qui a réponse à tout. Alors même que les historiens des « lieux de mémoire » reconnaissent qu’on assiste à la fin du roman national, on n’essaie pas de se demander comment répondre à cet essoufflement apparent, on rétorque que la République n’a pas de défaut et qu’elle se porte mieux que jamais. Si cela ne va pas, c’est toujours à cause de fauteurs de troubles, externes ou non, de cultures, de religions : la banlieue, le voile ou les nomades. Au lieu de dynamiser politiquement la République, on se rassure en en glorifiant ses vertus éternelles. Mais cela ne marche pas toujours. Même le républicain Henri Guaino a laissé la place à l’Élysée à des plumes qui ne sont pas aussi républicaines que la sienne sur les questions de sécurité. Dans ce contexte, voilà deux livres qui ne tournent pas autour du pot : Béatrice Durand montre comment s’est imposé un néorépublicanisme devenu une idéologie qui voile les problèmes au lieu de les éclairer. Quant au livre rédigé par une anthropologue italienne, Annamaria Rivera, qui se réclame de « l’ethnocentrisme critique » d’Ernesto de Martino, il compare les situations française (en se focalisant sur le voile islamique) et italienne. Ce qui conduit à viser d’un côté l’universalisme abstrait (le néorépublicanisme à la française) et de l’autre la rhétorique italienne sur la civilisation et la revitalisation des racines chrétiennes. Le comble est qu’en France bien des néorépublicains sont aussi des chantres de ces racines. Voilà une double critique, résolument républicaine dans le cas du premier ouvrage, du républicanisme abstrait qui a le mérite d’être au cœur des débats qu’il faudrait avoir.

O. M.

David Revault d’Allonnes, PETITS MEURTRES ENTRE CAMARADES. Enquête secrète au cur du PS, Paris, Robert Laffont, 2010, 330 p., 20 €

Journaliste politique à Libération, l’auteur retrace ici les péripéties internes de la vie du parti socialiste, depuis l’élection en 2008 de Martine Aubry comme première secrétaire. Il insiste, comme le veut l’exercice du livre d’enquête, sur les coulisses du spectacle, que le suivi journalistique, découpé par des séquences d’actualité, ne permet pas de décrypter aussi précisément. Et les opérations de coulisse ne manquent pas, des rapports de force internes (courants, fédérations, barons locaux…) aux fâcheries de personnes. La réception médiatique du livre s’est focalisée sur les chances des candidats potentiels à l’élection présidentielle de 2012 (Royal, Hollande, Strauss-Kahn, Aubry), sujet sur lequel l’auteur, trop conscient des impondérables de la situation, ne tranche pas, tout en montrant que Martine Aubry, arrivée à reculons à la direction du parti, a su prendre ses marques et installer progressivement sa légitimité. Le paradoxe qui ressort de cette enquête, qui ne manque ni de rythme ni de rebondissements, porte sur la vie institutionnelle du parti. Depuis la défaite de Lionel Jospin en 2002, on reproche aux socialistes d’accorder une trop grande priorité à leurs problèmes internes, au détriment des « vrais sujets » qui préoccupent les Français. Or, à suivre David Revault d’Allonnes dans les méandres de l’appareil, on est frappé à l’inverse pas le faible intérêt accordé par les ténors du parti au travail proprement institutionnel : les questions d’intendance sont sous-traitées aux lieutenants, les réunions désertées, le travail programmatique subordonné aux équilibres internes. La direction installée rue de Solferino se garde d’empiéter sur les fiefs locaux et toutes les offensives politiques sont menées par commandos. Bref, beaucoup de coups tactiques, peu de stratégies collectives, des infrastructures partisanes délaissées. Pourtant, comment organiser un parti sans construction collective ? Encore un effort pour devenir socialistes…

M.-O. P.

Marie-Ève Malouines, NICOLAS SARKOZY. Le pouvoir et la peur, Paris, Stock, 2010, 240 p., 18 €. José Bergamin, LA SOLITUDE SONORE DU TOREO, Édité par Françoise Delay Paris, Verdier, 2008, 89 p., 7, 80 €

Ce livre sur le président Sarkozy sera peut-être contredit par le renouvellement des équipes l’entourant à l’Élysée puisqu’on annonce le départ possible de Claude Guéant, le « Premier ministre » de l’Élysée. La thèse qui sous-tend ce énième ouvrage sur Nicolas Sarkozy est simple et non dénuée d’intérêt : l’auteure, responsable du service politique de France info depuis 2004, montre que Sarkozy s’est toujours entouré de gens plus âgés que lui comme s’il fallait qu’il se rassure auprès des anciens. Sans trop en rajouter sur le rapport à un père absent et fantasque, le livre suggère que l’hyperprésident n’est pas sans fragilité et que sa nervosité cache bien des inquiétudes et bien des peurs. Évoquant la peur, celle de Nicolas Sarkozy qui feint de ne pas la connaître, mais aussi celle qu’il fait régner et pèse sur ceux qui sont sous ses ordres, l’ouvrage permet de comprendre ce que le Président a retenu de Machiavel, si jamais il l’a lu. Il a appris qu’il faut conquérir le pouvoir mais il n’a pas saisi qu’il fallait le stabiliser une fois pris, se calmer et respecter les équilibres des institutions. Car c’est d’abord de cela qu’il s’agit ici, de cette volonté effrénée d’être en permanence dans la conquête (celle du pouvoir et du reste), ce qui n’est pas indifférent au moment où il va déjà falloir se remettre en campagne. Sans lien avec notre Président et ses peurs obscures et cachées, la réédition du livre de José Bergamin, un proche d’Esprit qui a fortement critiqué l’Église catholique durant la guerre civile espagnole, éclaire le débat qui fait rage sur la tauromachie. Pour Bergamin, le torero symbolise à la fois ce qu’il en est de l’homme et de la bête car l’un et l’autre réagissent selon lui de la même manière à la peur. « Un taureau brave n’est jamais féroce ; il est noble et clair. L’origine de la férocité chez les bêtes (comme chez l’homme) est la peur, la lâcheté. » Toute la philosophie politique européenne a tourné autour de cette question de la peur en se demandant si l’homme était, ou non, un loup pour l’homme.

O. M.

Jean-Christophe Attias, PENSER LE JUDAÏSME, Paris, Cnrs Éd., 2010, 338 p., 25 €

« Penser une religion », c’est tenter de l’universaliser un peu, en l’éclairant pour ceux qui sont dehors et même ceux du dedans. Pari réussi pour Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Ephe), spécialiste de la pensée juive au Moyen Âge. Un recueil d’articles publiés sur la longue distance – une vingtaine d’années – n’est jamais totalement unifié. Ce qui intéresse Attias, c’est l’interaction entre judaïsme et monde, un monde qui peut être l’environnement et les pouvoirs chrétiens ou musulmans, ou le monde moderne sécularisé, et d’autres encore. Ses réflexions sont appuyées sur un savoir historique assez érudit, mais sans excès et parfaitement lisible. On notera simplement quelques aspects. On connaît mieux maintenant hors judaïsme l’importance de la double loi – écrite (le Pentateuque et, par extension, tout le Premier Testament) et orale (Talmud et Mischna). Attias développe l’idée remarquable que le développement de la Torah orale est lié aussi au souci de garder une spécificité du judaïsme après que les Écritures juives (bibliques) sont devenues en quelque sorte le bien de tout le monde une fois que le christianisme les a prises à son compte. En tout cas, Attias dit mieux que d’autres pourquoi la seconde loi est condition de vie ou de mort pour le judaïsme. C’est elle qui garantit la vérité de sa tradition. Au sein de celle-ci – ou, en dehors, on en discute –, le qaraïsme (connu aujourd’hui surtout par les juifs khazars), dont Attias retrace l’ambiguïté historique, est une réaction significative de refus : il s’en tient strictement au corpus biblique, à la loi écrite. Attias donne aussi un portrait tout en nuances d’Abravanel, rabbin et savant juif espagnol mort en 1508, figure précoce d’un judaïsme éclairé, mais objet de vives contestations et d’interprétations très divergentes après coup. Signalons aussi des réflexions intéressantes sur la place historique et actuelle de Jésus dans le judaïsme. Le livre se termine par le dialogue interreligieux, sur lequel Attias est sceptique. En se demandant ce que le judaïsme tel qu’il est a reçu des autres – chrétiens et musulmans –, il renverse une façon de questionner habituelle. En fin de compte, « penser le judaïsme » selon Attias, c’est penser les tensions dans lesquelles, par son histoire sinon par essence, le judaïsme est pris depuis un événement historique devenu condition : l’exil.

J.-L. S.

Dan Jaffé, JÉSUS SOUS LA PLUME DES HISTORIENS JUIFS DU XXe SIÈCLE, Préface de Daniel Marguerat Paris, Cerf, coll. « Patrimoines – judaïsme », 2009, 412 p., 33 €

Avant le xxe siècle, la littérature juive, rare (et pour cause), qui parle de Jésus est polémique. Les Toldoth Yeshou, un pamphlet médiéval où Jésus est présenté comme un bâtard de bas étage, l’emportait dans la mentalité juive commune sur quelques propos ouverts de Maïmonide. À partir du xxe siècle, l’histoire critique des sources touche aussi les juifs, et donc aussi, forcément, leur représentation de Jésus. Dès la première moitié du xxe siècle (Klausner), plus encore dans la seconde (Sandmel, Ben Chorin, Flusser…) et surtout à partir de 1980 jusqu’à nos jours, les études juives plus ou moins savantes sur « le juif Jésus » sont nombreuses et diverses, y compris en Israël. Il n’y a pas de « science juive de Jésus » puisque, forcément, juif ou non, un historien doit respecter les règles communes de la recherche historique. Mais les historiens juifs de Jésus ont été certainement plus attentifs aux sources juives (Talmud et autres écrits) qui peuvent apporter des lumières sur l’homme de Nazareth. Dans leurs émissions sur la chaîne Arte (Corpus Christi, L’origine du christianisme, L’Apocalypse), Gérard Mordillat et Jérôme Prieur avaient donné la parole à plusieurs d’entre eux (H. Maccoby, P. Fredriksen, D. Schwartz…). D. Jaffé en fait une présentation systématique, avec une description de leurs intérêts et de leurs thèmes de prédilection. Une description critique, en prenant invariablement ses distances avec tout ce qui lui apparaît exagération, reconstruction, distance par rapport aux documents, relevant de l’apologétique juive. « Les Jésus » des historiens juifs sont aussi multiples que ceux des exégètes chrétiens. Et ce livre sur eux, très documenté, très nuancé, est tout simplement passionnant, en particulier sur le point le plus difficile, discuté par plusieurs : les raisons et les auteurs de la mise à mort de Jésus.

J.-L. S.

Yuri Slezkine, LE SIÈCLE JUIF, Paris, La Découverte, 2009, 427 p., 25 €

« La modernité, c’est le fait que nous sommes tous devenus juifs », telle est l’hypothèse, ou plutôt l’affirmation, de l’auteur, prouvée en quatre chapitres de plus en plus longs – le lecteur en est prévenu avec humour. Nous serions en effet tous devenus plus ou moins, à un moment donné en tout cas, des nomades, des individualistes tribaux, des semblables aux juifs de l’appareil soviétique depuis Lénine, et enfin – au choix – des envieux à l’égard des juifs américains, ou de la classe dirigeante russe, ou de l’aventure sioniste en Israël. Slezkine tire sa démonstration de la littérature, mondiale mais surtout russe, et en général juive (et non juive d’ailleurs : magnifique commentaire d’Ulysse de Joyce). Sa thèse n’emporte pas toujours l’adhésion, loin de là (il faudrait déjà savoir si les juifs du xxe siècle se reconnaissent dans les qualités qu’il leur décerne), mais, souvent paradoxale et énoncée avec une belle auto-ironie, elle est plaisante à lire. Le regret vient du côté plus que compact de l’ouvrage : 400 pages, avec seulement les titres des quatre chapitres pour reprendre souffle.

J.-L. S.

Hans-Ulrich Gumbrecht, ÉLOGE DE LA PRÉSENCE. Ce qui échappe à la signification, Paris, Libella Maren Sell Éd., 2010, 235 p., 16 €

La tension entre le titre et sous-titre, entre présence et signification, indique l’originalité de cet essai : un plaidoyer pour revenir à une expérience immédiate des phénomènes, non seulement des œuvres d’art (ce qui le limiterait une réflexion sur l’esthétique), mais du quotidien. L’opposition – courtoise – à l’approche herméneutique ou à l’interprétation est donc frontale, dans la mesure où, en elles, l’attribution de la signification dépend d’un passage par la conscience ou la réflexivité. La prise de position de l’auteur lui permet une relecture inédite d’histoire de la philosophie et donne lieu à d’intéressantes considérations sur les humanités et leur enseignement, mais surtout à des descriptions très fines de l’expérience de la présence. L’auteur transgresse allègrement les frontières entre le profane et le religieux (il parle ainsi d’« épiphanie »), ce qui surprend toujours le lecteur français. Le livre souffre néanmoins de plusieurs handicaps : pour Gumbrecht la phénoménologie semble s’être arrêtée à Husserl ; tous ses développements ultérieurs, en particulier français, depuis Merleau-Ponty, sont ignorés, peut-être parce qu’il s’inspire fortement de Heidegger ; il ne sait rien non plus des philosophies de l’« immanence », qui auraient pu affiner sa conceptualisation (Allemand enseignant de longue date aux États-Unis, il ne connaît manifestement que les auteurs de la French Theory, Derrida, Foucault, Nancy…). Enfin, il est surprenant que sur un tel sujet, surtout avec son optique « antiherméneutique », il passe purement et simplement sous silence un philosophe français du nom de Ricœur.

J.-L. S.

Manuel Musallam, CURÉ À GAZA. Entretiens avec Jean-Claude Petit, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2010, 205 p., 18 €

On l’a vu sur les écrans de télévision au moment de la parution de son livre, en mai 2010 : silhouette trapue, marchant avec une canne, gueule d’écorché sous un béret basque, grosses lunettes, voix forte et rauque… C’est Abouna (le Père) Manuel Musallam, curé de Gaza, qui profitait pour ainsi dire de l’abordage sanglant d’un navire chypriote par les soldats israéliens pour s’inviter sur les plateaux. Nous pensons savoir et nous savons beaucoup de choses sur l’enclave, symbole du malheur du monde, plus encore depuis les bombardements israéliens fin 2008-début 2009 : son surpeuplement, sa misère, ses tunnels, ses affrontements internes, un blocus implacable… Des reportages, des livres illustrés sont parus. Rare et précieux est cependant le témoignage du « curé de Gaza », prêtre d’une communauté de 200 fidèles mais figure exceptionnelle du territoire. Une histoire palestinienne est racontée ici, avec simplicité et force. Une histoire de déracinement et d’exil, inscrite dans les violences et les impasses d’un peuple au xxe siècle, donc aussi dans une histoire collective, liée à l’État d’Israël et aussi, pour un chrétien palestinien, aux musulmans ainsi qu’au destin totalement précaire des siens, de plus en plus refoulés. Le « rebelle tourmenté », comme il se définit, n’aime pas la pitié, que les Églises du monde dispensent volontiers aux Palestiniens. Il veut la justice, et il raconte comment à Bir-Zeit (Cisjordanie) et à Gaza il a mené ce combat comme « curé ». À plus de 75 ans, malade, la marche rendue très difficile, il a passé la main, sans ressentiment. Une figure magnifique.

J.-L. S.

Guy Dumur (entretiens), UNE VIE SUR SCÈNE. Jean-Louis Barrault, Paris, Flammarion, 2010, 240 p., 20 €

La disparition de Laurent Terzieff, dont parle Alfred Simon dans ce numéro (quand Terzieff joue avec Alain Cuny dans Tête d’or de Claudel en 1959 sous la direction de Barrault en 1959, c’est le premier spectacle monté par celui-ci à l’Odéon), a endeuillé le monde d’un théâtre d’autant plus valorisé qu’il a disparu. Dans ce contexte, la réédition des entretiens radiophoniques (enregistrés en 1980) de Jean-Louis Barrault avec le critique dramatique Guy Dumur est un véritable plaisir. Comme le disent Denis Guénoun et Karine Le Bail dans leur préface, on découvre d’abord ce qui fait l’originalité de Barrault par rapport aux autres grands noms du théâtre de l’avant et de l’après-guerre (Jouvet, Vilar, Vitez…). Si Barrault a écrit, mis en scène et enseigné, ce n’est pas ces activités qui le caractérisent en tant que tel. « Alors ? Qu’est-ce qui fait de Barrault un jalon essentiel de notre théâtre ? C’est en tant qu’acteur que Barrault entre dans notre histoire. Mais de façon toute particulière. Il n’y est pas seulement un des grands comédiens de son temps, Barrault est un acteur qui construit une histoire collective : comme chef de troupe, directeur de théâtre, metteur en scène et, à l’occasion, écrivain de théâtre. Seulement il dirige les équipes, intervient dans l’histoire, pilote les maisons, pense les écrits en tant qu’acteur. » Plus que la rencontre amoureuse avec Madeleine Renaud, le rappel des années Odéon nourries de la polémique autour des Paravents de Jean Genet et de l’occupation de 1968, la mise en scène du Rabelais à l’Élysée Montmartre ou le théâtre d’Orsay… ce sont les premières années théâtrales de Barrault et le passage chez Charles Dullin où il rencontre le mime Étienne Decroux qui retiennent l’attention.

En effet, Barrault raconte qu’après les représentations, il s’installait dans le théâtre et dormait sur la scène à côté d’un Charles Dullin, qui apparaît comme une espèce de Falstaff à la française. L’acteur Barrault occupait déjà la scène jour et nuit, et il ne l’a plus jamais quittée. Quoi qu’il fasse il demeurait un acteur et regardait tout de la scène.

O. M.

Jean-Louis Hue, L’APPRENTISSAGE DE LA MARCHE, Paris, Grasset, 2010, 240 p., 17 €. Thierry Guidet, LA COMPAGNIE DU FLEUVE, Nantes, Joca Seria, 2010, 17 €

Alors que le philosophe Frédéric Gros s’est penché récemment en philosophe sur la marche comme forme d’action oscillant entre l’exploit physique et la recherche spirituelle (Marcher, une philosophie, Paris, Carnet Nord, 2009, voir le compte rendu dans Esprit en décembre 2009), Jean-Louis Hue, qui a appris à marcher avec des écrivains, consacre son livre à ces derniers. Ne se contentant pas de l’analogie entre la marche et l’écriture (on parcourt et s’approprie un espace avec ses jambes), il évoque des paysages mis en scène par des écrivains (ou des hommes de pouvoir) : Pétrarque et le Ventoux, les paysages japonais, Louis XIV et Versailles, Rousseau pris entre Ermenonville et Val-de-Travers, les Alpes et la conquête des sommets, Flaubert et la Bretagne, avant d’évoquer le chemin de Compostelle et l’arrivée sur le littoral atlantique à Saint-Jacques. Comme on apprend à marcher avec son corps, on apprend à regarder les paysages avec des récits. Tout l’intérêt contemporain pour la marche réside dans la redécouverte d’un monde qui ne peut pas vivre au seul rythme de la voiture ou dans l’aveuglement de la grande vitesse. En effet, marcher, c’est apprendre à voir et à user de ses sens.

Thierry Guidet, auteur de nombreux ouvrages sur Nantes, parle pour sa part de son corps, de ses lectures et de ses haltes, de paysages invisibles par celui qui ne s’y aventure pas, en narrant les mille kilomètres qui séparent la source de la Loire et l’estuaire de Saint-Nazaire, là où le fleuve rejoint l’Atlantique. C’est un livre de marcheur, de quelqu’un qui regarde loin sans hésiter à s’arrêter tout le temps. Mais il n’en faut pas moins marcher : « De la marche, on peut tirer deux ou trois leçons toutes simples. Qu’il n’y a pas d’autre solution que de mettre un pied devant l’autre, encore et encore, pour atteindre son but. Ou bien celle-ci : qu’il ne faut pas plier le réel à son désir, ne pas interpréter les signes au gré de ses envies. »

O. M.

J. M. Coetzee, L’ÉTÉ DE LA VIE, Paris, Le Seuil, 2010, 320 p., 22 €

Pour ce troisième volet de son autobiographie (après Scènes de la vie d’un jeune garçon et Vers l’âge d’homme), l’écrivain sud-africain imagine un curieux dispositif : une enquête menée, après sa mort, auprès de quelques proches, par un universitaire cherchant à écrire sa biographie. Pourquoi parler de lui à la troisième personne ? Pour se décrire à travers des voix féminines (une cousine, une maîtresse, une collègue universitaire, une femme indifférente courtisée avec maladresse) attentives aussi bien à son apparence physique qu’à la précarité de sa situation professionnelle et familiale (il vit dans des conditions très modestes auprès de son père). Alors qu’il n’a pas encore publié de roman à cette époque, tout son travail d’écriture reste en arrière-plan et apparaît pour le moins improbable et fumeux à son entourage. Ces regards féminins donnent un peu de chaleur à la présentation de cette période, analysée d’un style froid et distant mais, par une alchimie particulière de l’écriture Coetzee, fine et sensible, surtout quand il montre son attachement à sa langue (l’afrikaner) et aux paysages dépouillés et austères de la région de son enfance, le Karoo. Mais, surtout, ce regard analytique donne le ressort de son humour impassible : Coetzee se montre dans des circonstances tellement grotesques qu’on ne sait plus si le ridicule confine au sordide ou au rire « hénaurme » à la Flaubert. Loin de dresser la statue du grand écrivain nobelisé, cette autobiographie grinçante passe par la parole des autres pour déjouer la complaisance qui pourrait subsister dans l’autodérision.

M.-O. P.

En écho

ARCHITECTURE : UN OPTIMISME RÉVÉLATEUR ! – Dans le numéro d’Art Press de septembre 2010, François Chaslin s’interroge en bon connaisseur sur les ressorts esthétiques et éthiques qui portent l’architecture française contemporaine, non pas celle des « starchitectes » mais celle des jeunes professionnels. Il en conclut à un éclectisme sans valeurs. « De cet éclectisme se dégagent un goût de l’exploration individuelle, de l’innovation, une recherche de la photogénie, de l’immédiateté. Autant de chocs espérés, autant de volontés de se distinguer et d’afficher une image. Ces catégories sont essentiellement esthétiques, joueuses, optimistes. Peu préoccupées par les questions sociales […], les architectes évoluent sans se préoccuper du désarroi qui les entoure, comme si les modifications qui sont à l’œuvre dans leurs propres comportements étaient libératrices et avaient valeur générale. Comme si leur optimisme de jeunes professionnels reflétait l’état du monde. » Portrait de l’architecture ou portrait de l’état d’esprit de notre monde !

LES TERRES DE L’ÎLE-DE-FRANCE Alors même que le Grand Paris est en passe d’être enterré politiquement, c’est le ministère de l’Espace rural qui a le dossier en main, gageons que le numéro de la revue Pour (no 205-206, Grep) devrait retenir l’attention dans la mesure où il se penche sur la place des terres cultivables et de ce qu’il convient d’appeler la « nature urbaine ».

DÉMOCRATIE – Au sommaire de Commentaire (no 131, automne 2010), on lira deux textes de tonalité différente sur la démocratie : un texte du sociologue Raymond Boudon et une réflexion politique de Pierre Rosanvallon. On se reportera également à un texte de Jean Pisani-Ferry qui souligne l’importance des relations économiques à venir entre la Chine et l’Europe (« L’essor économique de la Chine inquiète à l’évidence l’Europe. Ce n’est pas seulement parce que la montée de l’une est symétrique du déclin de l’autre […] Beaucoup dépendra de la capacité européenne à gérer cette relation contradictoire. Si les tensions l’emportent, l’Europe peut se trouver géopolitiquement marginalisée »). Au sommaire de Projet (septembre 2010), un dossier sur la démocratie en Amérique latine et deux textes sur la révision des politiques publiques.

ÉCONOMIE – La tournure prise par la gestion européenne des dettes, qui applique des recettes d’ajustements structurels au lieu de se décider à encadrer le pouvoir de la finance, a suscité un appel d’économistes « atterrés » par le manque de débat au sein de la corporation économiste. Un texte écrit par André Orléan, Philippe Askenazy, Thomas Coutrot et Henri Sterdyniak, « Crise et dette en Europe : 10 fausses évidences, 22 mesures en débat pour sortir de l’impasse », recueille les signatures des économistes de divers horizons théoriques qui estiment qu’il faut réorienter les politiques économiques en Europe. Le texte est disponible sur le site de l’Association française d’économie politique, dont André Orléan est le président, à l’adresse : www.assoeconomiepolitique.org

Une initiative à suivre…

ILLICH – Un « cercle des lecteurs d’Ivan Illich » propose un bulletin semestriel, La convivialité, permettant de suivre l’actualité éditoriale consacrée à Illich et d’échanger entre lecteurs sur les grands thèmes de son travail (Jean-Michel Corajoud, avenue William Fraisse 14, CH-1006 Lausanne, Suisse).

CATHOLICISMEDans le numéro de septembre de la Revue des Deux Mondes, une vingtaine d’auteurs très divers (Sollers, Sichère, Kéchichian, Nancy, Dantec, Sédat…) répondent, directement ou indirectement, à la question : « Requiem pour le catholicisme ? » Question un peu rhétorique, car la faute, la bienheureuse faute de l’Église, est toujours déjà rédimée dans l’héroïsme de ses saints, par la « machine à produire de la beauté », comme dit Michel Crépu. Une nostalgie, celle de l’époque où le diable était encore bien vivant, affleure. À noter les textes, différents mais d’une parfaite justesse spirituelle, de P. Kéchichian et B. Sichère.

Avis

Esprit a ouvert une page sur un réseau social en ligne (www.facebook.com) : c’est un moyen de faire connaître et de diffuser largement des informations sur les activités de la revue, au-delà des cercles de nos lecteurs réguliers et de nos abonnés. Faites connaître cette page pour lui donner plus de visibilité !

À l’occasion du 60e anniversaire de la disparition d’Emmanuel Mounier, fondateur d’Esprit, l’Association des amis d’Emmanuel Mounier et la faculté de droit de Brest organisent une journée d’étude intitulée « Penser la crise actuelle avec Mounier », aux Champs-Libres, à Rennes, les 14 et 15 octobre 2010. Il s’agit, d’une part, de revenir sur l’analyse proposée par Mounier de la crise des années 1930 et plus généralement du fonctionnement de l’ordre économique avec notamment Jacques Delors, Jean Boissonat, Jean-Baptiste de Foucauld, Alain Touraine, Alain Supiot, Denis Clerc…; d’autre part, d’évaluer l’influence que sa pensée continue d’exercer à l’étranger (Afrique, Amérique latine, Benelux, Espagne, Italie, Pologne, Portugal…). Inscription impérative au 02 23 40 66 00.

« Esprit public », rencontres à la mairie du 3e arrondissement de Paris (19 heures, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, métro Arts et métiers-Temple), organisées en partenariat avec Terra Nova, Esprit, Alternatives économiques, recevra jeudi 21 octobre 2010 le banquier Lionel Zinsou et l’économiste Jacques Mistral (« Capitalisme financier : comment sortir de l’impasse ? »), mercredi 17 novembre 2010, Louis Schweitzer, ancien président de la Halde (« Égalité des chances et inégalités »), jeudi 16 décembre 2010, Jean Peyrelevade (« Dette publique : peut-on encore préparer l’avenir ? »).

Myriam Revault d’Allonnes interviendra dans le cadre des « Traversées philosophiques » du théâtre de l’Odéon sur le thème : « Pourquoi n’aimons-nous pas la démocratie ? », le jeudi 18 novembre à 18 heures. Renseignements 01 44 85 40 68 ou present.compose@theatre-odeon.fr

Deux colloques sont organisés à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Montalembert. À Lyon, le Collège supérieur s’interrogera sur « Les catholiques et la démocratie », les 19 et 20 novembre 2010. Pour reprendre l’histoire de la difficile acceptation de la démocratie par les catholiques, ce colloque se déroulera en trois temps : « Une histoire mouvementée », « La démocratie, modèle indépassable ? » et « Faut-il repenser la laïcité ? », avec notamment Paul Valadier, Jean-Noël Dumont et Jacques Barrot. Renseignements et inscriptions : www.collegesuperieur.com 04 72 71 84 23.

À Paris, l’Association des amis de Montalembert organise le samedi 6 novembre 2010 un colloque au Sénat (15, rue de Vaugirard, 75006 Paris), intitulé « Les combats d’un catholique pour la liberté » qui permettra notamment de s’interroger sur le rôle des catholiques libéraux dans la genèse de la séparation de l’Église et de l’État et sur la place du catholicisme libéral dans la pensée politique du xixe siècle. contact@charlesdemontalembert.net

Le fonds Ricœur organise une journée de réflexion consacrée à « Paul Tillich et Paul Ricœur : le courage et l’angoisse », avec André Gounelle, Élisabeth de Bourqueney, Olivier Abel et David Leduc-Tiaha, le lundi 15 novembre 2010 dans l’amphithéâtre de la Faculté protestante (Paris, 14e), renseignements et inscriptions : secretariat@iptheologie.fr

À Marseille, le musée des Civilisations d’Europe et de Méditerranée (Mucem) et la bibliothèque de l’Alcazar présentent le 2e mardi de chaque mois, à 18 h 30, à la bibliothèque de l’Alcazar, les « Mardis du Mucem » conçus et animés par Thierry Fabre. Au cours du prochain semestre : 12 octobre, « Barbarie et civilisation » par Tzvetan Todorov ; 9 novembre : « Un bréviaire méditerranéen pour le xxie siècle » par Predrag Matvejevitch ; 14 décembre : « Europe et Méditerranée à l’horizon 2030 » par Kalypso Nicolaïdis ; 11 janvier : « Méditerranée, questions d’histoire » par Henry Laurens.

Dans notre prochain numéro, nous observerons la transformation des pratiques guerrières telles qu’elles apparaissent dans le conflit proche-oriental. Que devient le statut des civils dans les combats contre-insurrectionnels ? Le droit de la guerre est-il encore respecté ? Pourquoi l’espace urbain devient-il le terrain de bataille privilégié ? Un entretien entre deux historiens du conflit, Avi Shlaim et Henry Laurens, nous éclairera sur la possibilité de surmonter les approches militantes et partiales du sujet. Par la suite, nous reviendrons à la crise européenne née du doute sur la capacité de la Grèce à honorer ses dettes : quels sont les risques de contagion à d’autres pays ? Comment faut-il réagir en France à la question des déficits et de l’endettement ? Que nous impose vraiment l’Europe en ce domaine ? L’Union européenne peut-elle encore sortir de cette violente crise interne par le haut ?

  • 1.

    M. Détienne, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné, Paris, Le Seuil, coll. « Librairie du xxe siècle », 2003 ; Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 2000 et 2009. Ce livre-ci était intitulé Où est le mystère de l’identité nationale ?, Panama, 2008, et le titre fait référence, pour s’en moquer inlassablement, à une expression de René Rémond dans son discours d’accueil de Pierre Nora à l’Académie française. Voir aussi M. Détienne (sous la dir. de), Qui veut prendre la parole ?, préface de Pierre Rosanvallon, Paris, Le Seuil, 2003.

  • 2.

    Ironiquement, j’ai sous les yeux le titre qui barre la une d’un grand quotidien ce jour : « Appel : touche pas à ma nation » (Libération du 14 septembre 2010). À l’intérieur (p. 3), le directeur explique pourquoi son journal « soutient un slogan “national” » au sens « républicain ». Cela ne prouve rien d’autre, certes, que la polysémie des mots « nation » et « national », la multiplicité de leurs usages aujourd’hui, l’incertitude et la confusion sur leur contenu.

  • 3.

    La traduction, d’un texte dont je n’ai pas retrouvé la référence, est peut-être amplifiée dans un sens emphatique.

  • 4.

    Voir Hannah Arendt, la Crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 174-175.

  • 5.

    Cinq compétences s’inscrivent dans le champ des matières enseignées et des programmes : la maîtrise de la langue française, la pratique d’une langue vivante étrangère, les principaux éléments de mathématiques et la culture scientifique et technique, la maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication, la culture humaniste. Deux sont nouvelles : les compétences sociales et civiques (savoir se tenir en société), l’autonomie et l’initiative. Voir Bernard Toulemonde (sous la dir.), le Système éducatif en France, Paris, La Documentation française, coll. « Les notices », 2009, p. 168.

  • 6.

    Thomas Pynchon, The Small Rain, The Cornell Writer, vol. VI, no 2, p. 14-32.

  • 7.

    Id., V., Paris, Plon, 1967 (nouvelle traduction française : V., Paris, Le Seuil, 1985).

  • 8.

    Id., San Francisco Cry, Paris, Plon, 1976 (nouvelle traduction française : Vente à la criée du lot 49, Paris, Le Seuil, 1987).

  • 9.

    Id., Rainbow, Paris, Plon, 1975 (nouvelle traduction française : l’Arc-en-ciel de la gravité, Paris, Le Seuil, 1988).

  • 10.

    T. Pynchon, Vineland, Paris, Le Seuil, 1991.

  • 11.

    Id., Mason & Dixon, Paris, Le Seuil, 2001.

  • 12.

    Id., Contre-jour, Paris, Le Seuil, 2008.

  • 13.

    Tay Garnett, The Postman Always Rings Twice, 1946.

  • 14.

    John Ford, Fort Apache, 1948.

  • 15.

    Terence Young, Dr No, 1962.

  • 16.

    Irving Rapper, Now Voyager, 1942.

  • 17.

    La première apparition de cette agence et de son patron a eu lieu dans le précédent roman de l’auteur : le Parfum d’Adam, paru en 2007 chez Gallimard.

  • 18.

    Voir Philippe Bernard, « Du Mali à la Somalie, la nouvelle menace islamiste en Afrique », Le Monde, 29 juillet 2010, p. 1 et 7.

  • 19.

    Jean-Christophe Rufin a d’ailleurs participé avec des agents de la Dgse à la traque des fuyards responsables de ces meurtres.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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