La capacité d'intégration de la France
Le souci immédiat des réfugiés, de leur accueil et de leur installation, la triste et insupportable actualité des camps de Calais, le retour ici et là de bidonvilles ont fait oublier le devenir de l’immigration au long cours, tout en accréditant l’idée de l’intégration quasi impossible de nouveaux arrivants dans les conditions actuelles de la société. L’étude Trajectoires et origines, parue à la fin 2015, qui regorge de commentaires serrés, de chiffres et de tableaux, croisant de multiples données, vient pourtant de replacer dans une perspective longue le phénomène migratoire en France, celui de la diversité des populations, de leurs relations et de leur intégration1. En 2008-2009, des chercheurs de l’Institut national d’études démographique, aidés par une équipe de l’Insee, ont interrogé 22 000 personnes, dont 8 300 migrants, arrivés en sept vagues durant la seconde moitié du xxe siècle, et 8 200 descendants de ces derniers. Il s’agissait de comparer les parcours de ces immigrés de première et de seconde génération à celui de Français sans ascendance étrangère durant la même période.
Les médias ont rendu compte, en général pour s’en féliciter, des résultats de cette enquête encourageante sur la capacité d’intégration de la France. Ils l’ont fait de manière différenciée certes, conformément à leur ligne propre. Ainsi, dans sa double page consacrée à la publication, Le Figaro (du 8 janvier 2016) apprécie positivement les résultats de l’enquête tout en donnant la parole à Michèle Tribalat, connue pour ses positions sur l’échec de l’intégration, sous le titre : « L’assimilation a été abandonnée par les élites politiques, culturelles et médiatiques de ce pays2. » Elle critique notamment la mesure du racisme à partir de la perception qu’en ont ceux qui s’en prétendent victimes (ces derniers mettent de la sorte leurs propres échecs sur le compte du racisme). Deux « flashs » précisent les résultats de l’enquête pour l’école (les trajectoires du primaire au supérieur) et la religion des jeunes. La double page du Monde (du même jour) valorise aussi les résultats de l’enquête, en ajoutant un reportage sur une famille marocaine bien intégrée : « On est marocains, de nationalité française. » Une interview de Patrick Simon contredit, par son seul titre, l’opinion de Michèle Tribalat : « La société française se verrouille. »
La difficulté – et le débat à distance entre les deux journaux – est résumée par Cris Beauchemin : « L’intégration socio-économique est difficile pour eux, alors que leur intégration sociale est en marche. » Pour le dire autrement, là où les politiques et d’autres préfèrent parler, par un euphémisme volontaire ou non, de « crise du modèle d’intégration », les descendants d’immigrés dénoncent les inégalités et les discriminations dont ils sont l’objet.
Des recherches sur les discriminations montrent que la citoyenneté ne protège pas les Français d’ascendance immigrée d’inégalités de traitement fondées sur leurs origines. […] Le problème se situe-t-il en définitive dans les comportements et stratégies des personnes issues de l’immigration ou dans les formes d’organisation de la société française ?
On trouve la réponse à la question (et à Michèle Tribalat) dans la conclusion :
L’enquête apporte ainsi une démonstration forte : les questions sur la perception des discriminations subies sont incontestablement des indicateurs fiables de la discrimination réelle, en ce sens qu’elles correspondent à des injustices réellement subies et non à des situations fantasmées et des soupçons infondés.
Notons quelques traits saillants de l’étude : 30 % environ de la population française sont issus aujourd’hui d’une migration. Ce qui motive un certain optimisme (même au Figaro), c’est que 93 % des descendants d’immigrés interrogés se sentent « Français ». Globalement, l’intégration sociale à travers la langue française et l’école (pour les filles nettement plus que pour les garçons – cette « supériorité » n’étant pas sanctionnée, hélas, du côté de l’emploi…), la participation à la vie de la cité, voire à la politique, ont bien lieu, malgré des inégalités. On notera à ce propos, par rapport à l’école, un point peut-être connu des spécialistes mais non du public : les enfants d’immigrés turcs3 sont nettement en queue de peloton pour la réussite scolaire ; ceux d’Algérie et d’Afrique sahélienne sont devant d’eux, mais assez nettement derrière la Tunisie, le Maroc et l’Afrique centrale. Si les immigrés et leurs descendants ont (jusqu’à présent) plutôt voté à gauche, c’est moins parce qu’ils sont pauvres et situés dans les couches populaires (ou que la gauche défendrait mieux l’égalité) qu’à cause du renvoi à leurs origines et aux discriminations (par les partis ou les individus de droite) – ce qui rappelle la différence américaine entre républicains et démocrates pour ce qui est des préférences politiques des « immigrés » (p. 527). Les auteurs ne disent pas que le racisme et les discriminations expliquent tous les échecs, mais ils soulignent qu’ils pèsent lourdement sur les efforts d’intégration par l’école, le logement, le travail.
De manière générale, les immigrés viennent de sociétés bien plus religieuses que la France, et en France, le rôle social et culturel de la religion reste très puissant dans leurs communautés, a fortiori si on le compare avec la population majoritaire (c’est l’appellation donnée dans l’enquête aux Français qui ne sont pas descendants d’immigrés). Selon l’enquête, l’islam est, dans la première et la seconde génération, la principale religion déclarée par les immigrés. De plus, les jeunes musulmans de la seconde génération ne sont que 9 % à rompre avec la religion des parents quand tous les deux sont musulmans (contre 31 % chez les jeunes ayant des parents immigrés catholiques). La rupture est beaucoup plus élevée dans les couples religieusement mixtes, plus encore quand l’un des parents vient de la population majoritaire. La religiosité des jeunes musulmans (et juifs) est de 10 % supérieure à celle de leurs aînés : cela peut impliquer moins de mariages religieusement mixtes4. Mais par ricochet, cela signifie aussi une intégration moindre ou moins facile – dans la mesure où les mariages mixtes accélèrent ou stimulent nettement l’ouverture à la société d’accueil (par détachement et relativisation de la tradition et rapprochement de la population majoritaire, même quand c’est une union entre deux immigrés originaires de pays différents) ; cette « ouverture » est plus forte dans la seconde génération. L’enquête datant de 2007-2008, il est probable, au vu des événements de ces dernières années, que le renforcement du religieux identitaire dans les jeunes générations se confirme.
Dans la préface, François Héran fait l’inventaire des difficultés de toutes sortes – politiques, administratives, juridiques, méthodologiques… – qu’il a fallu vaincre. Les trois directeurs éditoriaux et lui-même reviennent notamment, dans l’introduction, sur le débat irritant autour des « statistiques sensibles » (la religion, la couleur de la peau, les « références ethno-raciales »…), qui avait marqué le lancement du projet en 2007 : des chercheurs extérieurs au projet, le Haut Conseil à l’intégration (qui brillait alors par son républicanisme laïque obtus), Sos Racisme (avec une pétition assez bête, il faut le dire, à propos des questions relevant de la religion) placèrent l’enquête « sous haute surveillance ». Deux questions sur la « couleur de la peau » furent écartées suite à une décision du Conseil constitutionnel portant sur un autre point. F. Héran fait remarquer à bon droit que de nombreuses enquêtes sur des données sensibles sont, par nécessité, menées tous les jours, mais « par dérogation ». Cela permet de maintenir officiellement la fiction du principe « c’est interdit, sauf si… », au lieu de dire « c’est permis, mais… » alors que l’article 1 de la Constitution, qui interdit les distinctions « d’origine, de race et de religion » a en réalité pris l’eau un peu partout. Si l’on comprend bien, comme souvent en France, il vaut mieux fonctionner « par dérogation ». Et continuer le débat sans fin sur les statistiques ethniques. Un débat peu compréhensible, car l’instrumentalisation en tous sens des données, qu’elles existent ou non, bat son plein. Marine Le Pen les réclame à l’appui de ses thèses sur l’invasion musulmane en général et la population carcérale en particulier, mais on sait bien que ni son père ni elle n’ont attendu les chiffres d’un recensement précis pour leurs campagnes. M. Le Pen augmentait à loisir la fourchette du nombre d’immigrés (5 millions, 6 millions, pourquoi pas 8 ou 10 ?), sans crainte d’être contredit puisque les données n’existaient pas.
À ce sujet, on trouvera une information presque confidentielle, non signalée par la presse et reléguée dans une annexe de trois quarts de page à la toute fin (p. 582) du dernier chapitre : par une extrapolation, l’enquête estime à autour de 4 millions le nombre de Français musulmans. Il semble qu’il ne faille pas le proclamer sur les toits ! Ce chiffre correspond à l’estimation moyenne – et modérée – des spécialistes de l’immigration qui n’ont aucun intérêt personnel ni politicien à défendre, mais se préoccupent d’avancer des données solides, loin des fantasmes et des calculs, pour aborder une problématique française difficile.
- 1.
Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (sous la dir. de), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, préface de François Héran, Paris, Ined, coll. « Grandes Enquêtes », 2015.
- 2.
Pour des raisons complexes (en lien aussi avec le destin des juifs d’Europe), le mot « assimilation » a été en général abandonné (au profit du mot « intégration », qui d’ailleurs suscite aussi des critiques). M. Tribalat continue de l’employer, pour des raisons qui la regardent.
- 3.
Les Turcs sont la seule population où les filles sont moins certifiées que les garçons, sans doute parce que leur cursus est arrêté par des unions précoces, décidées par les familles, avec des garçons turcs présents en France ou restés au pays.
- 4.
Voir aussi l’enquête récente, dans L’Obs du 4 février 2016, sur la religion des collégiens, qui confirme la puissance (et l’intransigeance) de la foi chez les jeunes musulmans.