La droite en mal d'hégémonie culturelle
« Indignés », « atterrés », « insolents », « insoumis », « décroissants », « Femen », « végans », etc. : les nouvelles appellations, politiques ou autres, affichent la couleur et le programme de leur rébellion, qui se veut par principe « radicale », « anti-système », rupture avec les consensus de toutes sortes dont profitent les puissants et les dominants de l’heure, les tenants des traditions reçues comme des vérités éternelles, les gardiens de multiples orthodoxies, tous les modérés qui se considèrent comme le camp du Bien, du Normal, du Juste. Les préfixes privatifs comme « in- » ou « dé- » et leurs variantes sont en vogue dans le choix de ces qualificatifs transformés en noms propres. Ce front de refus tente aussi de renouveler les formes de la lutte, de sortir du « ronron » ou du trop sage, de surprendre donc, en transgressant d’une manière ou d’une autre les codes, les lieux et les temps reçus de la communication.
Presque toujours, jusqu’à présent, cette volonté de rupture venait de la gauche, ou de militants de causes nobles, humanistes, désireux de sortir « radicalement » d’injustices installées ou de dérives écologiques devenues inacceptables. Presque toujours aussi, l’une des versions du libéralisme – socio-économique ou sociétal – était vilipendée comme l’ennemi à abattre. Et voilà que la droite s’y met aussi, avec la sortie du mensuel L’Incorrect (sous-titré en petits caractères : Faites-le taire !) depuis septembre 2017. La droite ? Plus précisément un groupe indéterminé de gens situés entre la droite de la droite et l’extrême droite, dont l’objectif semble être la jonction des deux, sous l’égide de Marion Maréchal-Le Pen, dont il s’agirait de préparer, avec un média combatif et polémique, abondamment illustré, le retour sur la scène politique. Le directeur de la rédaction, Jacques de Guillebon, était considéré, avant l’élection présidentielle, comme un conseiller privilégié de Marion Maréchal-Le Pen, et il a appelé à voter pour le Front national au second tour, comme sans doute la plupart, sinon l’ensemble, des membres de la rédaction et des collaborateurs du nouveau magazine. Parmi ces derniers, plusieurs sont connus comme gravitant dans les milieux d’extrême droite proches du Fn, d’autres, ou les mêmes, comme des catholiques de la « Tradition », c’est-à-dire éventuellement proches de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, fondée par Mgr Marcel Lefebvre, communément qualifiée d’« intégriste », ou d’un traditionalisme plus modéré, fidèle à Rome, mobilisé pour le maintien de la liturgie en latin, à droite mais non de droite extrême en politique. Ceux qui suivent l’actualité reconnaissent dans l’ours quelques noms qu’on lit et voit dans les médias de droite. Il y a aussi quelques collaborateurs jusqu’ici sans étiquette, qu’on ne s’étonne pas, mais qu’on regrette de trouver là1.
Avec L’Incorrect, il s’agit avant tout de faire pièce à la bien-pensance de gauche, avec toutes les ressources de la rhétorique pamphlétaire et ludique qui s’étale partout aujourd’hui. Pour reprendre les mots de Jacques de Guillebon dans l’éditorial du premier numéro : « Nous appelons gauche tout ce qui a le visage d’Édouard Philippe, antique ruse des puissances bourgeoises ayant décidé de faire disparaître tout ce qui gêne leur marche en avant : l’éducation, la charité, l’honneur, la petite propriété, la nature et ses lois, la faiblesse, l’héritage historique, la continuité familiale, la sexuation. Nous appelons gauche en fait tout ce qui a les caractères crus du libéralisme : la foi ridicule dans une autonomie sans limite. Nous appelons gauche aussi tout ce qui suppose avoir une toiture à refaire avant de sauver la France… » Auteur d’un essai intitulé AnarChrist ! Une histoire de l’anarchisme chrétien2, Jacques de Guillebon aime étaler des morceaux de bravoure littéraire dans la ligne de cette tradition, qui a le vent en poupe en ce moment et compte quelques stylistes de l’imprécation, comme Bloy et (différemment) Bernanos. Mais, dans le même éditorial, il cite aussi « quelqu’un » qui a dit : « La stratégie victorieuse réside dans l’alliance de la bourgeoisie conservatrice et des classes populaires… La droite traditionnelle et les classes populaires ont un souci commun, celui de leur identité. » Le « quelqu’un » qui parle ainsi et que Jacques de Guillebon (fort correctement ou très incorrectement) ne nomme pas, c’est… Marion Maréchal-Le Pen. Remarquons seulement que, comme de juste, elle parle d’« identité ».
Peu importe, finalement, la ligne politique de L’Incorrect. Ce qui est évident, c’est que le nouveau magazine s’inscrit dans l’effritement des idées de gauche, avec la montée en puissance politique du Fn et d’une droite de la droite intellectuelle qui trouve accueil dans des médias comme Le FigaroVox, Valeurs actuelles et le site/magazine Causeur, sans compter sa présence sur les réseaux sociaux, où la parole libérée de tous les tabous peut exhaler à loisir ses rancœurs et ses haines contre l’idéologie dominante. Celle-ci est dénoncée pêle-mêle comme libérale-libertaire, étatiste, égalitaire, multi-culturaliste et cosmopolite, « laïcarde » et anticléricale, persécutant le christianisme (le catholicisme surtout) avec sa laïcité « agressive » et accordant tout à l’islam (l’excusant, lui permettant tout, se voilant la face sur ses crimes et la menace qu’il représente). Pour les gens de L’Incorrect et beaucoup d’autres, c’est un mensonge efficace qui a pris ses quartiers depuis Mai 68 dans la culture française. Être « incorrect » signifie donc la lutte contre le « politiquement correct » imposé par la gauche : eux, pour « sauver la France », vont parler clair et vrai en dénonçant inlassablement, sans craindre les amalgames3, tous les domaines où la gauche a imposé ses fausses valeurs et sa pseudo-vérité.
Ont-ils lu Gramsci et ses réflexions sur l’importance de l’« hégémonie culturelle » ? Peut-être, mais peu importe : L’Incorrect relaie en réalité le combat culturel moins voyant engagé il y a plus de vingt ans, dans la production livresque et médiatique, par des chrétiens de droite, inspirés en partie par le thème de la « culture de mort » lancé par le pape Jean-Paul II (qu’ils n’auraient pu enrôler cependant dans leurs croisades anti-immigration). Ce combat – à propos de l’interruption volontaire de grossesse, de la « théorie du genre », de l’enseignement de la sexualité dans les écoles et dans les cours de sciences de la vie et de la terre, du début et de la fin de vie, des droits accordés aux homosexuels et sur d’autres sujets encore – a fini par être récompensé en 2013. Même si la mobilisation contre le « mariage pour tous » n’est pas explicable par l’engagement des seuls « cathos tradis » et/ou de droite, et même si la loi Taubira a été finalement votée, le succès des manifestations a été perçu comme une victoire. Le renversement politique avait échoué, mais la rupture culturelle était réelle, même si on a beaucoup exagéré en parlant du « Mai 68 à l’envers ». La mobilisation a redonné de l’espoir et des ailes aux identitaires de toutes sortes, de la nation ou de l’Église, ou des deux, qui se sentaient corsetés pour « dire tout haut ce que les Français pensent tout bas » sur tous les sujets. On pouvait sortir, comme le clame maintenant L’Incorrect, de la mauvaise conscience et de la culpabilité que la bien-pensance de gauche imposait à la droite. Désormais (pour reprendre au hasard quelques thèmes des deux premières livraisons), on va pouvoir taper sur l’école parce qu’elle fabrique de l’égalité, sur l’éducation d’où l’autorité est bannie, sur l’Europe gouvernée par des technocrates sans âme, sur le « droit-de-l’hommisme » porté au pinacle, sur les éloges de Pierre Berger comme grand mécène humaniste (« A-t-on le droit de chier sur Pierre Bergé ? »), sur l’audiovisuel public où la gauche fait loi, sur la bande dessinée et ses méfaits culturels, etc. On va pouvoir inversement faire l’éloge de la nation contre l’Europe, parler avec fierté du passé colonial et bannir la culpabilité, dire du bien de la Syrie de Bachar el-Assad et de la Russie de Vladimir Poutine, injustement mis au pilori, louer les artistes, les livres et le cinéma « de droite », dire enfin de nouveau le vrai Bien et condamner le vrai Mal. Est-il besoin de dire que la droite louée à gauche (celle de Juppé…) est malmenée dans L’Incorrect ?
Sans surprise, même s’il lui est fait un sort disséminé dans les deux premiers numéros, l’islam occupe une place de choix dans la « mal-pensance » à laquelle prétend L’Incorrect. Un article raconte l’« odyssée » du C-Star, le bateau envoyé en Méditerranée, avec des militants identitaires à bord pour empêcher les embarcations de migrants d’arriver sur les côtes européennes. L’opération, presque unanimement condamnée, est justifiée et présentée comme un « triomphe4 ». On comprend aussi que le pape François puisse devenir un objet de détestation, en tout cas une cible collatérale de la dénonciation des réfugiés qu’il faudrait accueillir au nom de l’enseignement du Christ. Il y a peu, Jacques de Guillebon avait même parlé, se prenant sans doute encore pour Léon Bloy, dans le magazine traditionaliste La Nef, de sa « vacuité [qui transformerait la] chaire de Pierre [en] chaise percée5 ». Pourtant, la vulgarité n’a jamais été la tasse de thé de Léon Bloy. Dans le deuxième numéro de L’Incorrect, le philosophe Thibaud Collin, qui s’érige souvent en gardien sourcilleux du dogme catholique (thomiste), accuse le pape de « fournir un supplément d’âme à la mondialisation libérale » en témoignant d’un peu de miséricorde aux homosexuels qui veulent se marier… Il dénonce son « silence sur l’essentiel » : la prière, bien sûr.
L’Incorrect a été annoncé à grand renfort de trompes médiatiques. On s’abstiendra de faire des pronostics sur son avenir, même s’il vient certainement à un moment favorable. En matière de catholicisme, de nation, d’appartenance, l’affirmation des identités a le vent en poupe. Le catholicisme comme « civilisation » de la France et de l’Europe est à l’honneur dans la droite maurrassienne que représente aussi L’Incorrect – contre l’afflux des réfugiés musulmans, par exemple : rappelons que Marion Maréchal-Le Pen approuve la thèse de Renaud Camus d’un « grand remplacement » des peuples européens par une population immigrée, musulmane bien sûr. Emmanuel Macron (« tout sauf Macron ») étant l’une de ses détestations, L’Incorrect pourra s’adonner sans peine aux délices de l’opposition politique. Avec le pape François au libéralisme honni, il aura de quoi s’occuper du côté religieux. Mais je crains que l’objet ne se dérobe, car on est toujours le correct ou l’incorrect de quelqu’un d’autre. Et ce qu’on appelle les « valeurs de gauche », ce sont aussi des valeurs universelles. Les mauvais usages qu’en a fait et qu’en fait toujours une certaine gauche ne suffisent pas à les disqualifier. Tandis que ce qu’on appelle les « valeurs de droite » a presque par essence une obligation de « correction » conservatrice. On dira que le ton polémique et ironique fait la différence, mais les réseaux sociaux de la « fachosphère » n’ont pas attendu L’Incorrect pour transgresser les barrières de la prétendue bien-pensance. Et de toute façon, de chacun, de gauche ou de droite, et surtout de la droite de la droite, on attend avant tout un peu plus de correction et de respect des valeurs qu’on affiche.
- 1.
Je pense au philosophe Olivier Rey, à Bérénice Levet, qui a écrit naguère dans Esprit, à Chantal Delsol…
- 2.
Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, AnarChrist ! Une histoire de l’anarchisme chrétien, préface de Jean-Claude Guillebaud, Paris, Desclée de Brouwer, 2015.
- 3.
Dans cette droite, on ironise volontiers sur l’avertissement « pas d’amalgame » (entre islam et terrorisme, islam et islamisme) que ne cessent de répéter les gens de gauche et… des spécialistes de l’islam, vitupérés à n’en plus finir parce qu’ils feraient preuve de « compréhension » envers les salafistes.
- 4.
Damien Rieu, « L’odyssée du C-Star », L’Incorrect, no 1, p. 33-35.
- 5.
Voir Erwan Le Morhedec, Identitaire. Le mauvais génie du christianisme, Paris, Cerf, 2017, p. 62.