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La France d'hier. Récit d'un monde adolescent. Des années 1950 à Mai 68, de Jean-Pierre Le Goff

juil./août 2018

#Divers

Stock, 2018, 288 p., 21, 50€

Mai 68 en France est la date symbolique d’un tournant du xxe siècle, dont on n’a pas cessé de commenter et d’analyser les causes et les conséquences politiques, sociales, culturelles… Mais que sait-on de la vie quotidienne des « simples gens » avant 1968, des classes pauvres et moyennes – employés, commerçants, artisans, ouvriers, paysans, vignerons, pêcheurs des (petites) villes et des champs – dont les enfants de la génération du baby-boom vont massivement accéder à l’enseignement supérieur dans les années 1960 et former le gros de la troupe des « soixante-huitards » ?

Dans un essai où se mêlent agréablement ego-histoire et description de la société, Jean-Pierre Le Goff, spécialiste de l’« héritage » de Mai 68, s’est collé à cet « avant », au récit des années 1950 et 1960 de son enfance et de son adolescence à ­Equeurdreville, près de Cherbourg. Fils d’un père marin pêcheur et d’une mère commerçante, il n’est pas le plus mal loti économiquement parmi les enfants de la petite classe moyenne de ces premières années de croissance « glorieuse ». Mais la rudesse des mœurs, l’école du « dressage », la guerre encore proche et contemporaine (en Algérie), les jeux, les contes et les héros qu’on aimait encore (Tintin), l’éducation chrétienne « d’un autre âge »… : tout cela peut être généralisé sans peine à l’ensemble de l’Hexagone. Ce monde ancien déjà en voie de disparition est décrit avec justesse, sensibilité et humour, mais aussi une part de sévérité. Sans doute un trait de caractère : Jean-Pierre Le Goff déteste les nostalgies mièvres.

La « grande transformation » économique, technologique, urbaine, politique… du début des années 1960, qui coïncide avec l’adolescence de l’auteur, configure autrement les territoires. Dans le coin de Cherbourg, c’est l’atome (l’usine de retraitement de La Hague, puis les sous-marins nucléaires, l’arrivée d’ingénieurs et de techniciens « atomiques » d’autres régions de France) qui donne le ton. S’imposent universellement de nouveaux mots, qui sont autant de célébrations du progrès : salle de bain, chauffage central, eau chaude, réfrigérateur, machine à laver, voiture (de tourisme), téléviseur, réclame… Il y a aussi les Zup et les barres, qui fournissent tous ces biens aux nouveaux urbains surgis de l’exil rural (et laissant derrière eux le célèbre « désert » du même nom). On n’est pas encore dans le règne du consumérisme à outrance, mais on est en train d’y basculer et d’y découvrir parfois ses cruautés ­(l’apparition des abattoirs industriels…). Ce sont les années yéyé, rock et twist, qui procurent aux adolescents des sensations de liberté et de communion nouvelles, mais là encore, comme Le Goff le suggère avec justesse, non sans une violence inconnue jusque-là dans la jeunesse (les « blousons noirs » ne sont que le symptôme le plus visible de la délinquance juvénile) ni sans affecter les relations entre garçons et filles : toutes les chansons célèbrent le désir d’amour, une sorte d’érotisation dès la vie adolescente, mais les boums censées l’illustrer ont un arrière-goût de tristesse, avec des garçons un peu déboussolés et des « minettes » seules « dans les rues l’âme en peine » (Françoise Hardy). Le chapitre sur les lectures littéraires et autres – tout à fait impressionnantes – du jeune Le Goff jusqu’à la classe de Première confirme qu’il n’était pas le plus nul de la classe (tout le monde ne recopie pas à l’âge de seize ans des « passages entiers » des Pensées de Pascal…). Il loue, et on le comprend, les « humanités classiques » dont il a bénéficié au lycée catholique de Cherbourg, où se passe sa scolarité secondaire. Un chapitre amusant mais cruel est consacré au discours « catho » devant la nouvelle culture jeune, surtout en matière amoureuse. C’est assez bien vu, mais reste très extérieur quant à la nouvelle difficulté pour ­l’expérience religieuse ou la foi, et on n’est pas obligé de partager la dérision sur la revue Promesses, excellente parmi tout ce qui paraissait en ces années pour la jeunesse.

On arrive à la classe de Terminale et aux abords immédiats de 1968. Après avoir décrit sa séduction par la philosophie (grâce à un prêtre professeur de philosophie charismatique) et raconté ses frasques et attrapes en compagnie d’une bande de copains, avec lesquels il partage – facette essentielle de ces années – ses chansons et musiques préférées, il lui arrive la mésaventure des très bons élèves trop sûrs d’eux : grâce à la philosophie tant admirée et aimée, il échoue à la première session du bac en 1967. L’auteur évoque in fine les signaux annonciateurs au début de 1968 : le refus agité du plan Fouchet par les étudiants, la grève illimitée des ouvriers de l’usine Saviem de Caen, avec un rassemblement en ville qui dérape en « jacquerie ouvrière » selon Jean Lacouture. Preuve, selon certains commentateurs et surtout pour les groupuscules gauchistes, que l’esprit révolutionnaire reste vivant dans la nouvelle génération ouvrière. Mais le mois de mai 1968 à Caen ressemble à celui de beaucoup d’autres villes de province : agité mais non violent dans l’université, qui ferme le 13 mai. On vit la révolution surtout par procuration, à travers l’écho des durs événements de Paris.

En conclusion, Jean-Pierre Le Goff expose brièvement son interprétation de Mai 68 : c’était une « révolution adolescente », « le malaise d’un “peuple adolescent”, qui reflète les hésitations et les difficultés d’une société encore attachée à son histoire, à son héritage culturel », mais en « rupture avec son passé » et incapable de « dessiner les traits du nouveau monde autrement que sous un angle modernisateur », technocratique, consumériste, divertissant… Une interprétation pertinente, néanmoins quelque peu hautaine voire condescendante (d’autres sont possibles : on pourrait aussi bien dire que Mai 68 s’en prenait précisément à cela…), mais logique si on suit le fil du récit qui précède. On s’étonne pourtant, après ce retour allègre, très agréable à lire, sur ses ruptures de jeunesse avec toutes sortes de traditions reçues qu’il n’a pas l’air d’estimer outre mesure, de voir l’auteur figurer si souvent, désormais, parmi la cohorte des bougons qui dénoncent les maux de notre temps, si misérablement « présentiste » selon eux. Serait-ce cela, un peuple enfin adulte ?

Jean-Louis Schlegel

 

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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