La philosophie, un exercice spirituel
Il existe une forte tradition philosophique de « conversion intérieure », notamment dans la philosophie antique, à travers les exercices spirituels, qui seront repris par les jésuites. Si la philosophie moderne s’en est détachée, on voit aujourd’hui revenir les appels à la transformation de soi pour « bien vivre » : mais ce ne sont bien souvent que des « astuces » pour individus en mal de sens…
Jusqu’à nos jours, la conversion religieuse n’a pas bonne réputation, du côté de la communauté quittée, bien sûr, mais aussi au-delà d’elle, notamment quand le converti1 est devenu un témoin véhément, voire un intégriste de sa nouvelle cause. Dire de quelqu’un : « C’est un converti », est rarement un éloge, plutôt l’explication lapidaire d’un excès dans l’engagement nouveau, d’une sorte de violence donc, comme si l’énergie pour sortir d’un groupe et en rejoindre un autre se prolongeait pour s’affirmer dans la nouvelle communauté d’appartenance. Ceux qui sont délaissés peuvent avoir un sentiment de trahison, mais plus encore de condamnation implicite par celui qui est parti, et donc aussi d’échec : sa confession d’origine n’était pas à la hauteur des attentes du néoconverti, elle n’a pas su répondre à son malaise, en tout cas il a trouvé mieux pour satisfaire sa soif spirituelle, ses exigences morales ou simplement son besoin d’être accueilli et aimé : il/elle dit souvent être enfin heureux, avoir trouvé sa patrie en quelque sorte. Pour autant, ceux qui ont été abandonnés vont rarement jusqu’à l’autocritique : se sentant chez eux dans leur vérité, ils ne voient pas de raison de se remettre en cause et de comprendre les manques de leur communauté, ou d’entrer dans les motifs de celui qui est parti. C’est un traître, un inconscient, un malade, un fou peut-être.
La théologie catholique parle « techniquement » d’apostasie à propos de celles et ceux qui abandonnent totalement, consciemment et publiquement leur foi, et qui sont ipso facto excommuniés pour cette raison. Mais le mot est entré dans le dictionnaire pour désigner l’abandon public dans toutes les religions (pour une autre religion ou pour la fin de toute appartenance religieuse) et, par analogie ou par extension, il est aussi employé parfois au-delà du champ religieux, notamment en politique, pour stigmatiser celui qui change de parti, de camp, d’idéologie : on voit par là que même en démocratie, la transformation de la politique en religion séculière ou l’usage du langage religieux en politique ne sont jamais très loin. Mais au-delà de l’analogie, le rapprochement met la puce à l’oreille : la conversion religieuse, en tout cas comme acte public mettant en scène des communautés, ne serait-elle pas finalement un acte politique, ce qui expliquerait les réactions si négatives qu’elle suscite souvent, même de nos jours ?
Ces constats ne disent cependant pas grand-chose du converti lui-même, des motifs et des enjeux possibles de son écart par rapport à un interdit rigoureux, en tout cas dans les monothéismes. Du reste, le passage d’une religion à une autre résume-t-il le problème anthropologique de la conversion ? Du côté philosophique, le phénomène de la conversion religieuse n’a, à première vue, aucun intérêt (je reviendrai sur les raisons de ce désintérêt). Même quand elle devient un phénomène de masse à travers l’effervescence fondamentaliste et pentecôtiste, elle ne suscite pas de questionnement ni d’analyse – à l’exception d’un Jean-Luc Nancy qui écrivait en 2005 :
Ce que les Lumières n’ont pas jusqu’ici éclairé, ce qu’elles n’ont pas su illuminer en elles-mêmes, cela ne demande qu’à s’enflammer sur un mode messianique, prophétique, divinatoire et vaticinatoire2…
Il n’était pas loin ainsi des propos de Jürgen Habermas sur la « modernité qui déraille », ou de Danièle Hervieu-Léger sur les « déceptions » quant aux promesses de la modernité – déraillement et déceptions qui expliqueraient, voire légitimeraient, le « retour » du religieux. Par un paradoxe apparent, il en va de même en théologie : peu de réflexions sont consacrées à la signification du « changement de religion ». Il s’agit plutôt de préciser les conséquences de l’apostasie (les sanctions juridiques, comme l’excommunication ou pire encore) et les conditions de la conversion vers soi3.
Il faut donc prendre du phénomène de la conversion une vue plus large que le passage d’une religion à une autre pour en comprendre les ressorts. En particulier, il faut s’intéresser à la conversion qui consiste à se transformer soi-même, à entrer dans un effort de changement personnel plus ou moins radical, en empruntant les voies et en prenant les moyens – intellectuels, spirituels, corporels – qu’enseigne une tradition philosophique ou religieuse, un maître spirituel. Même si elle est moins fréquente en ce sens, la conversion devient de la sorte un phénomène beaucoup plus universel et plus intelligible.
Conversions philosophiques
« La philosophie médite peu la conversion » : telle est la première phrase d’un livre de Catherine Chalier, philosophe marquée par Emmanuel Levinas, sur le Désir de conversion4. Par la suite, elle nuance pourtant cette affirmation en montrant qu’il existe aussi une « conversion philosophique » qui a derrière elle une longue tradition. Sauf qu’en philosophie, la « conversion » n’est plus un objet observé de l’extérieur, mais avant tout un chemin intérieur, un travail ou une ascèse pratiquée sur soi-même afin de « devenir soi » (ou « un autre ») en sortant des illusions et des passions qui empêchent l’accès au Vrai et au Bien, c’est-à-dire aussi au bonheur.
Ce qu’en réalité les philosophes ne « méditent » pas, c’est, on l’a dit, la conversion religieuse (comme passage d’une religion à une autre), ou spirituelle (l’entrée dans un approfondissement spirituel de sa propre croyance), qui se pratique sans quitter – en principe – la religion à laquelle on appartient. La première forme de conversion ne les intéresse pas, d’abord sans doute à cause de son « extériorité » apparente. La seconde possibilité – un chemin spirituel dans sa propre confession – n’est pas sans analogie avec la voie philosophique : elle renvoie en fin de compte à l’expérience religieuse comme telle, qui ne saurait se réduire à l’appartenance confessionnelle. On peut très bien appartenir plus ou moins consciemment et fortement à une religion, par la naissance ou, en régime chrétien, par le baptême reçu dans l’enfance, sans pour autant entreprendre un chemin de conversion ni même vivre en général une expérience spirituelle intense. D’autres raisons expliquent que les philosophes ne s’intéressent pas à la conversion religieuse et spirituelle : d’abord, sa particularité, à laquelle ils opposent l’universalité de la philosophie ; ensuite, depuis les Lumières en tout cas, le soupçon d’irrationalité qui pèse sur l’expérience religieuse et la spiritualité en général.
Pourtant, comme l’a montré surtout Pierre Hadot5, la conversion « spirituelle », le changement intérieur et l’effort pour les réaliser ont une forte tradition dans la philosophie elle-même, en particulier dans la philosophie antique quand elle se présente comme « exercice spirituel » – ce qui est souvent le cas. Cette tradition s’est prolongée ensuite dans les monothéismes – surtout dans le christianisme, pour des raisons historiques évidentes, mais aussi pour une raison intrinsèque, selon Catherine Chalier : « Celui qui cherche la vérité doit lui-même s’en approcher » ou, comme le dit Michel Foucault, « il ne peut y avoir de vérité sans une transformation ou une conversion du sujet6 ».
Le discours, le concept, la pensée, la logique, le savoir gardent toute leur place dans la philosophie antique ; ils sont même essentiels pour convaincre, expliquer, persuader, faire adhérer, mais ils n’ont de sens que s’ils sont traduits dans l’existence, dans un mode de vie conforme à ce qui est enseigné, une sagesse pratique, une manière de vivre selon les vertus.
On entre, pour ainsi dire, en philosophie comme on entre en religion, par une conversion qui provoque un changement total d’existence. Le philosophe est moins un professeur qu’un maître spirituel : il exhorte à la conversion, puis il dirige les nouveaux convertis, des jeunes gens, souvent des adultes, dans les voies de la sagesse. C’est un directeur de conscience. Il enseigne sans doute. Ses cours peuvent avoir un certain caractère technique, se rapporter à des questions de logique et de physique. Mais ce ne sont que des exercices intellectuels, qui font partie d’une méthode de formation qui s’adresse à l’âme tout entière7.
Est donc requise ou plutôt désirée une transformation de soi pour vivre selon la vie sensée telle qu’elle a été définie dans chaque École.
Néanmoins, cette conversion de soi – du moi égoïste enfermé dans l’illusion, les impressions, l’opinion (la doxa) – demande l’ascèse, l’« exercice » (c’est le sens du mot grec askêsis), la pratique des vertus. Parmi ces dernières, l’attention permanente à soi, une « orientation de l’attention », la méditation des principes (particuliers à chaque sagesse), la contemplation du cosmos et de la nature, si importants chez les Anciens. La visée du Bien et du Vrai peut changer – Platon n’est pas Aristote, et tous deux restent sans doute plus « conceptuels » que les stoïciens et les épicuriens – mais l’essentiel, c’est de vivre ce qu’on enseigne, de mettre à l’épreuve en soi-même, dans son corps et son esprit, la doctrine, ne serait-ce que pour démontrer la validité de ce qu’on prône. Hadot donne ainsi l’exemple extrême de Pyrrhon, célèbre sceptique du ive-iiie siècle av. J.-C., qui discourt à peine et préfère enseigner par l’exemple, jusqu’à l’absurde, dans les choix de sa vie quotidienne, son idéal d’indifférence – entendons : sa parfaite liberté à l’égard des choses extérieures. En fin de compte, il s’agit de faire revenir l’âme mal orientée dans la bonne direction, de permettre le retour à son origine par une conversion de toute la personnalité. Le mot grec qui l’emporte ici n’est pas metanoia, un « changement de mentalité » qui aboutit à une vie nouvelle, une renaissance, mais epistrophê, un retour à la « nature originelle » de l’homme « dans un violent arrachement à la perversion où vit le commun des mortels et dans un profond bouleversement de tout l’être (c’est déjà la metanoia8) ». Il s’agit de vivre intensément au présent, de savourer l’instant présent – des thèmes qui sont redevenus familiers dans notre période postmoderne.
Il s’agit d’un chemin de connaissance de soi, si l’on veut, mais contrairement à une vue moderne trop rapide, elle ne détache pas du souci d’autrui, en tout cas du vivre ensemble dans la Cité. Emblématique de ce souci, le stoïcisme, notamment une figure comme Marc Aurèle :
Parmi les trois tâches auxquelles il faut penser à chaque instant, à côté de la vigilance sur la pensée et du consentement aux événements imposés par le destin, figure en bonne place le devoir d’agir toujours au service de la communauté humaine, le devoir d’agir selon la justice9.
Parmi les qualités nécessaires aux dirigeants d’une république (celles qui servent à les sélectionner), Platon met au degré le plus haut la capacité de dialoguer, le dialogue étant dans le cadre platonicien l’exercice spirituel par excellence, celui qui permet de dépasser l’opinion pour discerner et contempler le Vrai.
Monde séculier et philosophie éclairée
Ce qui différencie la philosophie antique de la philosophie moderne, c’est que dans la philosophie antique, ce ne sont pas seulement Chrysippe et Épicure qui sont considérés comme des philosophes, parce qu’ils ont développé un discours philosophique, mais tout homme qui vit selon les préceptes de Chrysippe ou d’Épicure10.
Des hommes politiques comme Caton d’Utique ou Muscius Scaevola, dont l’histoire a surtout retenu la grandeur morale mais qui n’ont rien écrit, étaient pourtant avant tout des philosophes et des sages qui vivaient jusqu’au bout, et en toute chose, leur stoïcisme. Au cours de l’histoire, l’évidence du philosophe, qui est aussi, sinon avant tout, maître de sagesse, se défera progressivement, surtout à partir du Moyen Âge, peut-être moins, comme on le croit volontiers, à cause de la création de l’Université et de l’enseignement d’une philosophie académique et savante qu’en raison de la professionnalisation et de la spécialisation que cette situation finit par créer. Certes, la tradition de la philosophie comme conversion ne s’est jamais totalement perdue. Pour les temps modernes, Hadot évoque les Méditations (un titre significatif) de Descartes11, qui amènent à l’intuition du cogito :
J’ai plutôt écrit des Méditations que des disputes ou des questions, comme font les philosophes, ou bien des théorèmes ou des problèmes, comme les géomètres, afin de témoigner par là que je n’ai écrit que pour ceux qui se voudront donner la peine de méditer avec moi sérieusement et considérer les choses avec attention.
Ou encore Spinoza, qui écrit à la fin de l’Éthique :
Si le chemin qui mène à cet état de sagesse semble ardu, on peut cependant le trouver. Mais si on le découvre si difficilement, c’est précisément que c’est un chemin ardu. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on pouvait y parvenir sans grand effort, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare.
Hadot nomme encore, parmi ceux qui échapperont en partie à la philosophie universitaire, spécialisée et professionnelle, Schopenhauer et Nietzsche, également Bergson et même Heidegger.
En réalité, il y a sans doute d’autres raisons à l’anémie progressive de la sagesse vécue dans l’histoire de la philosophie. Ce n’est pas seulement que la philosophie comme sagesse s’est réfugiée dans des institutions spécialisées et professionnalisées : la société moderne tout entière est séparation et spécialisation, et d’une certaine manière les trois critiques de Kant ne font que théoriser définitivement ce point d’arrivée. Or ce qui se perd finalement dans l’opération, c’est précisément l’activité de la philosophie comme conversion, et avec elle la philosophie comme « exercice spirituel » du sujet qui est lui-même, pour ainsi dire, le premier converti de sa démarche philosophique. En tout cas le « spirituel » de l’exercice change de nature : il se transforme en une activité théorique, abstraite, conceptuelle, dont la vie du philosophe semble absente, même si Hegel définit encore le chemin philosophique comme celui « du doute et même à proprement parler du désespoir », même s’il affirme encore, dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, que « l’esprit ne conquiert sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans la déchirure absolue », dans l’affrontement avec le négatif, « avec ce qu’il y a de plus terrible » – la mort. Sans doute signale-t-il ainsi d’abord l’attention nouvelle accordée à la violence de l’histoire dans le tournant moderne en train de s’affirmer, où l’« endurance de la pensée » (Derrida) est nécessaire plus que les « vertus » personnelles. Mais ce à quoi Hegel réserve plus que tout ses sarcasmes dans sa Préface, c’est l’« édification », la philosophie édifiante, celle qui prêche le bien et veut faire le bien. Lui-même, certes, n’expulsera pas la religion de la philosophie, au contraire : on peut dire qu’il lui réserve une place de choix dans son œuvre, mais c’est sous la forme d’un objet purement spéculatif qui occupe une place spécifique dans son système (dans la Phénoménologie, elle précède immédiatement le Savoir absolu, et la philosophie de la religion fait partie de son enseignement durant des années). On dira peut-être que l’homme qui préférait la lecture du journal à la prière du matin – ou qui remplaçait la seconde par la première – faisait ainsi son effort quotidien… Mais c’est douteux : malgré la capacité d’intégration dialectique de Hegel, on peut légitimement penser qu’il était loin d’un exercice spirituel. L’âge séculier était passé par là.
Que devrait être la philosophie ?
De fait, la sécularisation moderne, en lutte contre l’édification religieuse ou morale, ou encore (comme Kant, dans la Préface de la Critique de la raison pure) contre la Schwärmerei, l’enthousiasme religieux confondu avec une exaltation de mauvais aloi, a expulsé peu ou prou la sagesse spirituelle de la philosophie, et contribué ainsi à son confinement dans la « spiritualité » religieuse comme approfondissement de la vie religieuse ordinaire (pouvant aller jusqu’à l’expérience mystique). À certains égards, ceux qui (comme André Comte-Sponville ou Henri Peña-Ruiz) parlent aujourd’hui de spiritualité « laïque », voire « athée », redécouvrent donc la tradition profane ou terrestre de la philosophique antique, qui visait avant tout la vie bonne en ce monde, le rapport à soi, au cosmos et aux autres hommes, et qui apprenait aussi à mourir12.
Sauf que les philosophes antiques n’avaient pas les scrupules des sécularisés d’aujourd’hui pour fonder leur quête de la vérité. Ainsi, au livre VI de la République, qui commence par le mythe de la Caverne, emblématique de la conversion qu’il importe d’opérer pour passer de l’ombre à la lumière, Socrate discute avec Glaucon de « ce qui procure la vérité aux choses et donne sa capacité à celui qui connaît » : le premier convainc aisément que « c’est l’idée du bien ». Mais quel est le « mode d’être du bien » ? C’est « un être d’une beauté extraordinaire », il est « au-dessus du savoir et de la vérité » ; « le bien n’est pas une essence, il est au-delà du savoir et de l’essence » ! L’atteindre serait le sommet de la vie bonne. Et Glaucon de ponctuer ce passage à la limite : « Quel débordement prodigieux13 ! »
Mais s’il existe de nouveau une discussion sur la place de la sagesse/spiritualité philosophique face à la philosophie théorique et académique, on doit surtout se demander si l’expulsé majeur n’est pas l’« exercice », avec la conversion qu’il suppose et implique. Comme chacun sait, la sagesse lue se porte (en apparence) au mieux par rapport à la demande et à l’offre aujourd’hui, alors que la philosophie pratiquée à l’université, pour vivante qu’elle soit, est méconnue et ignorée par les individus, même cultivés, qui ne la comprennent plus, et par une société du rendement qui n’a que faire de la critique philosophique du « système ». Il faudrait beaucoup nuancer le tableau, considérer de près les œuvres, mais il se pourrait bien aussi que la force pratique de la sagesse triomphante soit limitée par l’absence de l’exercice, dont on doit se souvenir qu’il traduit le mot grec qui a donné « ascèse14 ». Même si l’askêsis grecque n’était pas un ascétisme et n’impliquait pas des châtiments du corps15, mais un apprentissage du vivre et du mourir à travers une attention ou une vigilance pour rester dans la voie de la sagesse et garder la maîtrise de soi, les sagesses d’aujourd’hui qui s’en réclament (comme elles se réclament des sagesses de l’Asie et de tout bois spirituel dont elles puissent se chauffer) flattent trop les attentes de l’individualisme moderne pour ne pas éveiller le soupçon. Les théoriciens de la sagesse d’aujourd’hui pourraient-ils reprendre à leur compte ce que Hadot dit de la philosophie antique ?
L’acte philosophique ne se situe pas seulement dans l’ordre de la connaissance, mais dans l’ordre du « soi » et de l’être ; c’est un progrès qui nous fait plus être, qui nous rend meilleurs. C’est une conversion qui bouleverse toute la vie, qui change l’être de celui qui l’accomplit16.
Les sagesses antiques n’étaient pas une « philosophie de masse » pour individus en manque de sens, « bricolant » des sagesses multiples, « zappant » de l’une à l’autre en ne s’attachant à aucune, mais une proposition à celles et ceux qui cherchaient une voie de vie bonne en pratiquant une thérapeutique de l’âme. C’était au fond une proposition de salut. C’est pourquoi elles étaient enseignées dans des écoles par des maîtres qui formaient des disciples pour les engager dans la conversion de soi à travers la pratique active d’exercices spirituels.
On peut comprendre alors qu’il existe aussi, aujourd’hui, des philosophes qui récusent les voies (ou les voix) de la sagesse. Selon Jean-Marc Ferry :
La philosophie doit se garder de jouer au prophète. Elle n’a pas à formuler de recommandations, elle n’a pas à jouer un rôle de guide, même dans des formes soft et apparemment d’une parfaite innocuité. Il n’est jamais anodin de faire de la philosophie un relais ésotérique de la religion, même lorsqu’on met en exergue une sagesse de vie. […] Il est aisé lorsqu’on a un certain talent, de remporter du succès en parlant de l’Être, du néant et de la mort, de l’amour et de la vie, en jouant sur les angoisses refoulées de l’humanité ou sur ses aspirations au bonheur. Je ne crois pas qu’en faisant cela la philosophie apporte de véritables réponses. Ce n’est pas son rôle de proposer un salut.
Jean-Marc Ferry préfère la philosophie comme « science de la raison » (Fichte) ou « saisie de son temps dans la pensée17 » (Hegel).
Se convertir dans sa propre religion
Dans la Bible, la conversion (teschouva en hébreu, metanoia en grec, poenitentia en latin) est une attitude fondamentale de l’observant de la loi et du tenant de la foi. C’est même le premier mot de l’Évangile quand Jésus apparaît sur la scène publique : « Le temps est accompli, et le royaume est tout proche : convertissez-vous et croyez en l’Évangile » (Marc 1, 15). L’homme faillible et failli peut « revenir » ; aucune moira, aucun destin ne l’accable définitivement, la relation à Dieu et à autrui peut être rétablie, et il est invité constamment à faire la démarche de retour qui le remettra dans sa situation de droit, de « justice », initiale. Chacun est comptable, et lui seul, de sa faute. Comme le dit Ézéchiel 18, 2-4, les dents des fils n’ont pas à être agacées par le raisin vert qu’a mangé leur père. Désormais, dit le Seigneur Yahwé : « Toutes les âmes sont à moi, aussi bien l’âme du fils que l’âme du père, elles sont à moi ; l’âme qui commet le péché, c’est elle qui mourra. » « Revenez », telle est la grande injonction. La tradition juive et la théologie chrétienne ont décrit les multiples harmoniques, individuelles et collectives de cette conviction où convergent les thèmes du péché, du salut et de la Rédemption. Ce besoin de conversion atteint même le juste (c’est un thème considérable du Nouveau Testament) : le juste qui estime n’avoir pas besoin de se convertir pèche par orgueil. En outre, des pratiques cultuelles spécifiques, de pénitence et de pardon, ont été instaurées, qui « réalisent » symboliquement le retour et le pardon. Contrairement à la tradition antique (ou, aujourd’hui, contrairement à la tradition bouddhiste), il s’agit moins d’un chemin de connaissance que d’une conversion éthique pour des fautes commises contre la loi de Dieu et l’amour d’autrui ; ou encore, la connaissance est celle de la faute, de la conscience du mal commis.
Néanmoins, si les signes (les événements cultuels, les fêtes de l’année, comme Yom Kippour18 dans le judaïsme, ou les « sacrements », comme celui de la confession et de l’eucharistie dans le christianisme) suffisent à l’entretien de la vie religieuse des croyants ordinaires, ils laissent sur leur faim les âmes plus exigeantes, qui sont invitées logiquement à emprunter des chemins plus escarpés. La vie monastique a pu ainsi représenter dans le christianisme, dès le ive siècle, une issue pour les « virtuoses » que la fin des persécutions dans l’Empire romain devenu chrétien avait privés de l’attestation suprême – par le sang – du martyre (c’est du moins une interprétation, non universellement admise, pour expliquer l’invention d’une vie consacrée radicalement à Dieu, seul ou en communauté). De là vient aussi l’invention, dans les grandes religions, de voies ou d’écoles spirituelles qui enseignent un chemin de conversion plus rude et les moyens pratiques pour y entrer et y persévérer.
Dans la tradition chrétienne, la ou les spiritualités ont alors peu à peu désigné l’expérience religieuse d’un maître spirituel (ou d’une femme inspirée) qui a fait école et suscité à sa suite un groupe d’hommes (ou de femmes), lequel a transmis l’enseignement écrit et oral du fondateur ou de la fondatrice. Spiritualités bénédictine, franciscaine, dominicaine, cartusienne… sont nées pendant les siècles médiévaux, quand la chrétienté triomphante n’assurait peut-être plus aux âmes exigeantes, justement parce qu’elle triomphait, des chemins de salut suffisants. Mais c’est au xvie siècle seulement qu’Ignace de Loyola invente (ou réinvente, selon Hadot) ses Exercices spirituels19, dont la fortune a été et reste immense dans l’Église catholique. Ce n’est pas le lieu de les présenter, et je me contenterai de quelques remarques. La différence avec les exercices spirituels antiques est évidente : le « principe et fondement » inaugural des exercices d’Ignace rappelle (c’est la première phrase) que « l’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme20 ». Ce « théocentrisme » (en fait, pour l’ensemble des Exercices, c’est un « christocentrisme ») n’est pas une marque des exercices antiques, plus ouverts sur la question du « Divin » (on est, au xvie siècle surtout, dans un cadre confessionnel). En revanche, la définition générale qui est donnée des exercices reprend bel et bien l’idée ancienne :
De même que la promenade, la marche ou la course sont des exercices physiques, de même on appelle exercices spirituels toute manière de préparer et de disposer l’âme, pour écarter de soi tous les attachements désordonnés, puis, quand on les a écartés, chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie, pour le bien de son âme21.
Des règles d’attention aux « mouvements de l’âme » et des méthodes de méditation et d’oraison sont données en cours de route.
Car il est évident à qui l’ouvre que le livre n’est pas fait pour être lu par des lecteurs, mais pratiqué et mis en œuvre par des « retraitants » qui cherchent Dieu, avec un directeur qui écoute le retraitant et « traduit » pour ainsi dire ses motions intérieures. Le rôle de ce directeur est essentiel et nécessaire, car il n’y a pas de sens à faire la « marche » tout seul : elle a structurellement besoin d’être éclairée par un autre (de là les affinités avec la psychanalyse – freudienne et lacanienne – mises en avant par des jésuites au xxe siècle). Enfin, le « principe et fondement » évoqué plus haut n’invite pas en réalité à une méditation sur le Créateur et la création, mais il vise d’entrée de jeu une attitude fondamentale : rendre le retraitant spirituellement « indifférent » aux choses du monde créé pour être disponible à Dieu seul, c’est-à-dire à l’Inconnu finalement, au sens de la célèbre phrase de l’Évangile : « L’Esprit souffle où il veut ; tu entends sa voix, mais tu ne sais d’où il vient ni où il va » (Jean 3, 8).
Aujourd’hui, le mot « spiritualité », au singulier, a pris une extension étonnante. C’est le mot qui désigne toute expérience « religieuse » au sens le plus large. Il renvoie à l’expérience et à la pratique vécue de toutes les spiritualités du monde, avec ou sans Dieu, et il s’oppose à tout intellectualisme théologique : « La spiritualité ne “pense” pas, il ne s’agit pas de comprendre mais de vivre22. » En outre, la « spiritualité » d’aujourd’hui s’inscrit elle aussi, une fois encore, très largement dans le courant du comblement, de la gratification, de la guérison de l’individu. Se pose alors inévitablement la question : la spiritualité est-elle encore un chemin de conversion quand elle est disponible dans tous les supermarchés du sens23 ?
La conversion, liberté par excellence ?
« La philosophie médite peu la conversion », dit Catherine Chalier, en faisant allusion à la conversion à une autre religion. La théologie n’en parle pas non plus. En effet, et pour cette raison, nous avons dit peu de choses ici de cette conversion-là, la plus « critique » pourtant dans le passé et encore aujourd’hui. Il se peut que certains aspects de la conversion philosophique et spirituelle rejoignent l’expérience de ces convertis, mais à bien des égards, dans une société pluraliste et libre, cette dernière relève plus du savoir des sciences humaines – psychologie, sociologie, anthropologie religieuses – que de la réflexion philosophique et théologique. Les situations sont multiples : conversion de convenance (pour un mariage par exemple), conversion d’adolescence (la plus fréquente), conversion après un long cheminement ou par une illumination brutale, certitude sans cause d’avoir trouvé enfin sa voie, rejet de la confession d’origine, sortie du marasme et de la dépression spirituelle, réponse à une longue inquiétude chez celui/celle qui vient de « rien »… Comment savoir ? Il y a aussi des contextes ou des époques, voire des modes, favorables à la conversion vers telle ou telle religion. Ces dernières ont des réactions différentes par rapport au prosélytisme d’une part, à l’accueil des convertis d’autre part…
Il est cependant une réflexion qui pourrait revenir de droit à la philosophie et à la théologie, compte tenu d’un passé et d’un présent lourds (époque pas si lointaine du cujus regio ejus religio24, conversions forcées, conversions refusées, haines irrémissibles du converti par sa famille et sa communauté ancienne…) : ne doivent-elles pas, précisément et en premier lieu, affirmer fortement la liberté de se convertir – une liberté essentielle, peut-être la liberté suprême de celui qui est né ou qui a été élevé dans une religion ou hors religion ? Une liberté, et non pas un devoir, bien entendu, car, dans une société de conformisme démocratique, il peut y avoir aussi une grande liberté, en certaines circonstances, à rester dans la religion de son enfance et de ses pères.
Elles pourraient faire cette réflexion à partir des droits imprescriptibles de l’homme, qui surpassent les droits du « foyer » ou des liens familiaux. Néanmoins, à partir du verset surprenant d’Ézéchiel cité ci-dessus : « Toutes les âmes sont à moi (dit le Seigneur Yahwé) », Catherine Chalier induit, dans le sens de la liberté de conversion, une réflexion plus remarquable, que je me contente de citer en conclusion :
Loin d’annoncer aux êtres humains qu’ils n’ont aucune liberté car ils dépendent d’un Créateur à l’emprise duquel ils ne peuvent espérer se soustraire puisqu’ils sont Sa « propriété », cette phrase est le corollaire d’une nouvelle grave et heureuse […] Elle n’abolit pas la tâche filiale d’honorer ses parents. Mais elle annonce au fils – à tous les enfants humains – la bonne et grave nouvelle de sa liberté spirituelle et morale. Aucun père ne peut se substituer à son fils et porter sa liberté à sa place ou avoir la prétention de la lui confisquer ; aucun fils ne peut dispenser son père de sa propre liberté et lui épargner la responsabilité de ses tâches […] Il y a en chaque enfant humain une part – appelée « âme » (nechama) – qui n’appartient pas à ses parents. Ceux-ci doivent certes lui transmettre le meilleur qu’ils ont eux-mêmes reçu ou découvert, et témoigner devant lui de ce qui les fait vivre, profondément, mais ils ne peuvent le priver de sa liberté morale et spirituelle. Ils peuvent ainsi lui transmettre les vérités d’une religion vraiment signifiante pour eux et, souvent aussi, pour leurs ancêtres, ou inversement celles d’un athéisme mûri et réfléchi, serein et responsable. Pourtant, ils ne peuvent jamais s’approprier l’âme de leur enfant et la faire vivre, à son tour, de ces vérités religieuses ou de cet athéisme25.
- 1.
Ici comme dans la suite du texte, « le » converti inclut bien sûr toute personne convertie – femme ou homme. Il est probable qu’aujourd’hui le nombre des hommes et des femmes convertis s’équilibre, mais il est difficile de dire ce qu’il en était dans le passé. Conformément à la loi du « genre », les récits de conversion concernent très majoritairement des hommes, et il est possible que des conversions de femmes s’inscrivaient dans la soumission à des choix masculins.
- 2.
Jean-Luc Nancy, la Déclosion (Déconstruction du christianisme, I), Paris, Galilée, 2005, p. 12.
- 3.
Le Code de droit canonique (catholique) parle de la conversion en ce sens et de l’apostasie dans l’autre sens. Dans le Dictionnaire du Coran (Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007), la conversion est traitée dans la rubrique « apostasie ».
- 4.
Catherine Chalier, le Désir de conversion, Paris, Le Seuil, 2011.
- 5.
Pierre Hadot, en particulier dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1995 ; Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002 ; Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1997. Ce qui suit s’inspire de la réflexion de Pierre Hadot.
- 6.
C. Chalier, le Désir de conversion, op. cit., p. 8. Michel Foucault, l’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2001, p. 16 (cité par Chalier, p. 9).
- 7.
P. Hadot, Plotin…, op. cit., p. 129-130.
- 8.
P. Hadot, Exercices spirituels…, op. cit., p. 228.
- 9.
P. Hadot, Exercices spirituels…, op. cit., p. 303.
- 10.
Ibid., p. 300.
- 11.
À propos de Descartes et de Pascal, dans une perspective un peu différente, voir Laurence Devillairs, « L’histoire de la philosophie : une affaire de conversion ? », ThéoRèmes, mars 2012 (http://theoremes.revues.org/361).
- 12.
Henri Peña-Ruiz accuse volontiers les croyants d’une prétention exclusive à la « spiritualité ». Je pense plutôt qu’elle a été expulsée de la philosophie et de la vie non religieuse par le rationalisme conquérant.
- 13.
Platon, la République, livre VI, 509b-c.
- 14.
La « conversion » est absente des dix-huit (ou vingt et une) « grandes vertus » que met en scène André Comte-Sponville dans son best-seller bien connu (Petit traité des grandes vertus, Paris, Puf, 1995), et elle n’est pas davantage présente dans le dialogue qu’il mène, dans un autre livre à succès, avec Luc Ferry, sur la Sagesse des modernes (Paris, Robert Laffont, 1999). On pourrait dire qu’ils « expliquent », brillamment, au grand nombre ce que serait selon eux une vie plus heureuse, plus sensée, plus libre, mais ils disent peu, ou mal, le « comment », qui engagerait probablement une « conversion ».
- 15.
Encore que P. Hadot rappelle que l’ascèse platonicienne consistait aussi à éviter les plaisirs des sens, à s’abstenir parfois de viande, à pratiquer le jeûne ; toutes les sagesses antiques supposent « un certain dédoublement, par lequel le moi refuse de se confondre avec ses désirs et ses appétits », dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?, op. cit., p. 291-292.
- 16.
P. Hadot, Exercices spirituels…, op. cit., p. 23.
- 17.
Jean-Marc-Ferry, les Lumières de la religion. Entretien avec Élodie Maurot, Montrouge, Bayard, 2013, p. 198-200.
- 18.
Le seul jour, rappelle Franz Rosenzweig, « où le juif est à genou », l’Étoile de la Rédemption, Paris, Le Seuil, 1982 (2003), p. 451.
- 19.
Je prends ici l’édition de la coll. « Christus », Desclée de Brouwer, 1963.
- 20.
Ignace de Loyola, Exercices spirituels, p. 28.
- 21.
Ibid., p. 14.
- 22.
Voir Jean-Louis Schlegel, « Philosophie et spiritualité », dans Jean-François Rey (sous la dir. de), Spiritualités du temps présent, Paris, Ustl-L’Harmattan, 1999, p. 31-40 (ici p. 32).
- 23.
Force est de constater que les auteurs (et non les « maîtres ») de sagesse à succès, très brillants dans l’écrit et dans l’oral, prennent leur bien partout, de l’extrême Orient à l’extrême Occident. La mondialisation aidant, ils démultiplient l’accès à tout… On y gagne en extension, mais pour quel résultat en profondeur ?
- 24.
La période qui suit les guerres de religion, où il fallait avoir la religion du souverain.
- 25.
C. Chalier, le Désir de conversion, op. cit., p. 14-15.