La révolution au pinacle, la réforme au pilori
Il était si furieusement juste qu’il en devenait injuste, que sa justice l’avait envahi au point qu’elle l’occupait tout entier et qu’il ne pouvait plus se glisser en lui ce grain d’injustice nécessaire sans lequel la Justice ne trouve pas son absolue balance.
Pour préparer le rendez-vous annuel des Rencontres de Pétrarque1, Le Monde du 7 juillet 2016 a publié, sur une double page, un débat entre « l’intellectuel » Marcel Gauchet, philosophe, et « une intellectuelle », Michèle Riot-Sarcey, historienne, sur l’éternelle et angoissante question qui agite la France depuis une trentaine d’années : « Le débat intellectuel français est-il un champ de ruines ? » Au centre des deux pages, une photo où les deux interlocuteurs sont assis côte à côte, souriants et décontractés. L’image contraste pourtant avec le contenu, plutôt âpre, et avec une forte opposition de ton : Michèle Riot-Sarcey affirme – elle affirme beaucoup à vrai dire, et avec une certaine véhémence – que « l’idée de révolution est en pleine renaissance » ; elle est convaincue que nous vivons un « temps d’éveil », « plus et mieux encore qu’en 1968 », avec de nouveaux collectifs désireux d’instaurer « une véritable démocratie ». En face, ou à côté, Marcel Gauchet concède quelques points d’accord pour mieux mettre en doute la fécondité de la radicalité critique : « L’intelligence ne sort pas par miracle de la dénonciation » et la démocratie ne se réinvente pas à partir de « la réunion de quelques centaines de personnes ». D’accord uniquement sur la réforme calamiteuse de l’Université (loi Pécresse), les deux débatteurs divergent totalement sur le diagnostic à propos du rôle de l’intellectuel et de « l’ennemi » qu’il doit affronter aujourd’hui.
À vrai dire, ni le fond ni les à-côtés de ce dialogue sur des « ruines » ne m’auraient donné envie d’y apporter mon grain de sel. L’« intellectuel français » est mort, selon moi, non pas parce qu’il se fait rare mais parce qu’il y en a trop. On n’est pas dans le vide mais dans le trop-plein d’interprétations et de commentaires « intellectuels », touillés, brouillés, déhiérarchisés dans le grand bocal médiatique, qui fait sa propre sélection. Ceux qui émergent le doivent souvent à leur talent médiatique – de radio ou de télévision. Les intellectuels à venir devront faire avec, car leur être sera plus que jamais mesuré à leur paraître.
Mais il se trouve que Michèle Riot-Sarcey englobe Esprit dans ses propos pugnaces, sinon vindicatifs – à cause d’un moment très particulier, mais ô combien important, pour la revue : son attitude à propos de la réforme des retraites d’Alain Juppé et de la grève de décembre 1995. Michèle Riot-Sarcey faisait en effet partie – on l’avait oublié – de ceux qui ont lancé la pétition contre les positions de la revue, favorable (avec la Cfdt) à cette réforme – une pétition relayée ensuite par Pierre Bourdieu et les siens. On ne reviendra pas sur les péripéties de la controverse, virulente, contre Esprit, dans des journaux, des revues, des livres, à la radio2.
Plus de vingt ans après cet épisode et par Marcel Gauchet3 interposé, Michèle Riot-Sarcey semble toujours considérer son opposition aux « réformateurs » – Esprit nominalement – comme un fait d’armes digne d’être mentionné. Tant d’ire et de mémoire s’expliquent : l’historienne de profession vit apparemment de certitudes symboliques inentamées et d’espérances quasi messianiques à propos de la Révolution française, toujours traitée comme un bloc indifférencié de « liberté-égalité-fraternité ». Avec Quinet, elle pense que la Révolution a « ramené sur terre la foi à l’impossible ». L’étoile d’une « émancipation infinie et surtout non restrictive » s’est alors levée. Mais, depuis deux siècles, son éclat n’aurait cessé de se ternir, l’idéal d’émancipation aurait été trahi, et pas qu’un peu : la barbarie occidentale est allée « jusqu’à l’extermination des “indésirables” » (les juifs, mais aussi les femmes, les étrangers, les colonisés). La démocratie n’a jamais eu lieu. On n’a eu jusqu’ici que de « fausses démocraties » remplies de « fausses vérités » ; enfoncées dans un « long sommeil d’illusions », elles ont prospéré sur l’exclusion de leurs « autres ». Malgré leurs mérites, « les “intellectuels” français n’ont rien fait » sur ce point. Elle nomme Sartre, Foucault, Derrida… Jamais une « véritable démocratie » n’a été instaurée, toujours des « idéologies surplombantes », de « fausses vérités » ont empêché « l’émancipation réelle de la grande majorité de la population ». Le « réel » de l’émancipation et le « vrai » de la démocratie sont en effet jugés par ce « rapport à l’autre ». La promesse récente de Nuit debout, justement, tient à ce que ses assemblées générales « manifestent une attention particulière à l’autre dans toutes ses expressions », d’où le « chemin de l’espérance », ouvert par de nouveaux collectifs « critiques et anonymes » capables d’opérer un « réveil », une « inversion » de l’histoire, de sortir des « dogmes », de « créer ». « Il y a là une jeunesse qui doit tout réinventer ». Les thèses sur le messianisme et la rédemption de Walter Benjamin (évoqué par les journalistes) ont apparemment une grande importance : le passé et ses erreurs peuvent être rachetés par l’engagement présent ; les actes de liberté qui raniment les libertés à leur état naissant, conquérant, empêchent la catastrophe. L’historien doit retrouver ces naissances de la liberté, écrasées par une historiographie qui ne s’intéresse qu’aux libertés installées, institutionnalisées4.
Quid, dans tout cela, d’Esprit et de 1995 ? L’allusion à la revue est insérée dans une violente charge contre l’idée de « réforme », qui n’est pour Michèle Riot-Sarcey que le cache-sexe du conservatisme honteux, une manière « noble » de se livrer corps et biens à la mondialisation libérale. Pour elle, les réformes justifient et prolongent l’existant, elles magnifient la résignation, elles se soumettent aux évaluations biaisées et aux diktats des experts, que Michèle Riot-Sarcey a spécialement en abomination : ils ont été mis en avant, et pour cause, par « la démocratie des ploutocrates et des oligarques ». Non seulement la réforme trompe, mais elle ne sert à rien : « Il faut changer radicalement le système qui n’a qu’un seul but : imposer la servitude volontaire. » L’espérance sans réserve, proche de l’incantation, que fait naître le surgissement de collectifs critiques et anonymes (et jeunes) et leur valorisation quasi eschatologique comme réveil, tournant et inversion de l’histoire se détache donc sur fond d’une vision apocalyptique et désespérée de la « modernité dévastatrice » et des démocraties de la « mise à l’écart ».
La vivacité du propos et, disons-le, son réquisitoire « interpellent », comme on dit. Mais vu les prémisses que Michèle Riot-Sarcey se donne (la démocratie n’a jamais existé), que pouvait-on attendre d’autre ? La dénonciation de la démocratie est telle qu’on se demande où est la différence avec les totalitarismes, et ce ne sont certes pas des réformes qui peuvent la sauver. Cette mise en cause nous donne, bien sûr, le mauvais rôle. Michèle Riot-Sarcey, elle, est dans le camp du Bien, solidaire des révolutions pour le Bien, alors que nous restons quant à nous enfoncés dans le Mal, ou dans de prétendues réformes qui le confortent. Dans ce discours plus militant qu’intellectuel, le registre est celui d’une éthique binaire, et le langage est presque religieux, pour ne pas dire mystique, jusque dans les mots (mis en italiques par moi). Une note néotestamentaire est même apportée ici par l’« attention aux autres ». Peut-être reprend-elle ainsi sans le vouloir ce qu’elle semble minimiser chez les socialistes utopiques du xixe siècle : leur christianisme5. Pour inventer des paroles et des pratiques nouvelles, les « collectifs » s’inspireraient en effet de ces « vrais réformateurs » des rapports sociaux que furent Saint-Simon, Fourier, Owen, Leroux… Ils échapperaient ainsi aux grands récits en surplomb (comme le marxisme ?), à la troupe des « intellectuels labellisés » d’hier et d’aujourd’hui.
Ce sont des pensées utopiques de l’histoire qui échappent aux philosophies de l’histoire universelle et aux sens de l’histoire dont l’issue est connue. Ils imaginent des possibles. Sauf que Michèle Riot-Sarcey n’imagine pas : elle sait. Si elle parle d’ennemis qui tiennent un « discours de vérité » (véhiculant des « pensées fausses »), que fait-elle d’autre, justement, qu’asséner très dogmatiquement un « discours de vérité » dont, de plus, on « débat » entre soi, dans des collectifs partageant les mêmes idées et les mêmes engagements ? Une vérité qui finalement ne se discute pas, mais prétend au monopole de la lutte contre la mondialisation antilibérale (les autres, les réformateurs en particulier, pensent faux, ils ne peuvent être que des illusionnistes, des gens de mauvaise foi, de la « pensée floue, pseudo-rationnelle », etc.). Pour tout dire, la pratique historico-politique de Michèle Riot-Sarcey (et des adversaires d’Esprit en 1995) ne semble pas avoir vraiment dépassé le temps où certains avaient découvert les ressorts scientifiques, ultimes et globaux de l’histoire et pouvaient traiter les autres, les réformistes précisément, de « sociaux-traîtres » et de pire encore6.
On pourrait après tout comparer les résultats de la révolution et de la réforme au xxe siècle. Nonobstant l’image apocalyptique de la démocratie et de la réforme que donne Michèle Riot-Sarcey, le bilan serait peut-être cruel pour la révolution, et d’abord pour la violence faite aux sans-voix, aux exclus et aux pauvres. Même sur « 1995 » et ses suites on pourrait faire le bilan. Mais laissons cela, c’est trop trivial. Comme disait Alain Badiou, « la rébellion porte sa justification en elle-même » et se moque des résultats économiques, sociaux et humains7. C’est une affaire esthétique au fond, à côté de laquelle la démocratie et la réforme font pâle figure. Pourtant, n’en déplaise à Michèle Riot-Sarcey, cette « démocratie formelle », qui ne se réduit pas aux ploutocrates et aux oligarques, et ces réformes qui n’en sont pas pour elles sont aussi, jusqu’à preuve du contraire, la possibilité d’étincelles de liberté, ou d’inventions de la liberté… Ce qui les « plombe » aujourd’hui – la mondialisation libérale – exigerait tout de même mieux ou plus que les pensées du tout ou rien et la vieille rhétorique anti-ploutocrates. La démocratie comme la réforme sont mal en point, chacun le sait, mais l’alternative révolutionnaire est-elle vraiment la solution après le xxe siècle, « siècle de fer » des totalitarismes ? Si l’on considère que la mondialisation libérale est, elle aussi, totalitaire, des arguments vaudraient mieux que des affirmations péremptoires pour éclairer comment du « libéral » peut être « totalitaire ».
On apprend in fine que Michèle Riot-Sarcey est venue à contrecœur à ce débat, pour sauver, malgré tout, un peu de la « démocratie apparente » qui reste. Il lui a donc fallu préalablement « accepter de débattre » avec Marcel Gauchet. Cela n’allait pas de soi : en 2014, Michèle Riot-Sarcey avait en effet signé dans Le Monde une violente tribune d’historiens, indignés de ce que la conférence inaugurale aux Rendez-vous de l’histoire de Blois (consacrés aux « Rebelles ») soit confiée à un « ultraconservateur » et un « réactionnaire » comme Marcel Gauchet8. Et pour compléter la petite histoire de ce rendez-vous décidément compliqué et peu amène, on a appris par la suite que Michèle Riot-Sarcey avait refusé de poser avec Marcel Gauchet, un interlocuteur qu’on lui a « imposé », et donc que la photo tout sourire est en fait un montage.
- 1.
Organisées à Montpellier par Le Monde et France Culture du 11 au 15 juillet 2016 et consacrées cette année au thème « Débattre ». L’entretien a été réalisé par Jean Birnbaum (Le Monde) et Hervé Gardette (France Culture).
- 2.
Voir l’entretien entre Joël Roman et Yves Sintomer dans Esprit, décembre 2015.
- 3.
Marcel Gauchet se dégage aussitôt de l’amalgame avec Esprit : « En 1995, je n’ai rien signé du tout, car j’étais convaincu que les deux camps avaient tort… Je n’ai pris aucun parti dans cette affaire. » Dont acte, mais force est de constater que ses adversaires ne lui savent pas gré de ce refus de choisir, et même qu’ils n’y voient que dissimulation de ses options véritables, c’est-à-dire véritablement « conservatrices ». Michèle Riot-Sarcey lui lance même dans la conversation : « Vous n’êtes pas franc ! »
- 4.
Cette ligne de recherche historique est non seulement légitime, mais intéressante et féconde. Sauf qu’on ne voit pas le lien nécessaire avec la critique radicale de la démocratie, comme s’il ne s’était rien passé depuis le xixe siècle. Voir Michèle Riot-Sarcey, le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du xixe siècle, Paris, La Découverte, 2016. Elle y explique son intérêt pour les thèses de Walter Benjamin sur la « rédemption ».
- 5.
Elle parle beaucoup de la religion des utopistes du xixe siècle, mais en même temps – et je ne lui en fais pas grief – elle ne lui accorde pas un grand rôle dans leur réflexion. Pour certains utopistes au moins du xixe siècle, c’était pourtant de la foi vécue, pas seulement de la religion sécularisée.
- 6.
Un philosophe, qui n’a pas confirmé le génie que certains lui attribuaient, a écrit à l’époque que nous étions des « salauds »…
- 7.
Alain Badiou, le Siècle, Paris, Seuil, 2005, p. 201-203.
- 8.
« Blois 2014 : contre le “coup de force” de Marcel Gauchet », Le Monde du 9 octobre 2014. Voir aussi, sur le choix « indécent » de Marcel Gauchet pour inaugurer la rencontre de Blois 2014, les précisions de Ludivine Bantigny, cosignataire de la tribune « Conformisme et tradition. Quelques remarques sur la pensée de Marcel Gauchet », sur le site de Mediapart, le 4 août 2014.