Le Front national tourmente l'Église catholique
Le 29 août dernier, Marion Maréchal-Le Pen, candidate du Front national aux élections régionales, était invitée pour une table ronde politique organisée par l’Observatoire sociopolitique (Osp) du diocèse de Toulon-Fréjus et les dominicains de la Sainte-Baume. Avec elle, une députée de Les Républicains, un adhérent de Sens commun (une mouvance du même parti, issue des Manifs pour tous) et un élu socialiste devaient débattre de « Médias et politique », un sujet qui ne mange pas de pain. Pourtant, sitôt connue la nouvelle de son invitation, ce fut branle-bas de combat dans les médias profanes. Bien que décidée ou validée officiellement par un seul évêque, celui de Toulon-Fréjus, Mgr Dominique Rey, la venue de Marion Le Pen à l’université de l’Osp signifiait pour eux la fin d’une exclusion : le « cordon sanitaire », pratiqué par l’Église catholique depuis trente ans pour infléchir le vote catholique dans un sens défavorable au Front national, avait sauté.
Une nouvelle intransigeance catholique
Pour comprendre cette affaire, il faut dire d’abord que la résistance catholique au Front national s’était déjà passablement érodée ces derniers temps, même en Bretagne où elle semblait encore se maintenir et surtout chez les jeunes catholiques qui s’identifient comme tels. Le vote moins favorable au Front national concernait avant tout ceux qui vont à la messe, où ils peuvent entendre (comme encore ce dimanche 6 septembre 2015) :
Le Seigneur fait justice aux opprimés, aux affamés il donne le pain, le Seigneur délie les enchaînés, il […] aime les justes, protège l’étranger, soutient la veuve et l’orphelin
À l’inverse, les pratiquants occasionnels, et surtout les catholiques « culturels », votent de plus en plus comme l’ensemble des Français1.
Ensuite, depuis que la gauche est revenue au pouvoir avec l’élection de François Hollande, la « droitisation » des catholiques pratiquants est impressionnante, et souvent couplée avec une opposition passionnelle à la gauche socialiste. Que les catholiques votent majoritairement à droite, on le sait depuis toujours. Mais les Manifs pour tous contre le mariage pour tous (créé par la loi Taubira de mai 2013) sont passées par là et ont de nouveau creusé le clivage, à la fois politique et religieux, entre ces catholiques et la gauche. Ce durcissement est particulièrement visible chez les jeunes catholiques qui restent pratiquants. On sait aujourd’hui leur implication forte dans l’organisation pratique et l’intransigeance intellectuelle des Manifs pour tous à travers, par exemple, le mouvement des Veilleurs2. Sur les réseaux sociaux, même les plus modérés expriment volontiers leur ressentiment véhément, qui vise souvent François Hollande personnellement, à propos des questions de société. Certains conditionnent même leur vote en faveur de la droite à la promesse de revenir sur la loi Taubira3. Leur vocabulaire est celui du catholicisme intégral, intransigeant et antilibéral. Le mariage pour tous entraînant, selon eux, la destruction de liens anthropologiques fondamentaux (« un père – une mère – des enfants »), une frange plus intellectuelle défend désormais une « écologie humaine intégrale », combat à la fois « le marché libéral et le progressisme libertaire » et se sent en connivence avec le thème de la décroissance4.
Dans l’Église même, cette attitude intransigeante se traduit, entre autres, par le rejet vigoureux des « catholiques de gauche », accusés d’avoir consenti sans résistance à la dérive libéral-libertaire des années post-68. Les nouveaux adeptes du catholicisme « intégral » raillent ces chrétiens d’« ouverture » : si la main a été tendue aux communistes, pourquoi et comment la refuserait-on à Marion Le Pen, cette bonne catholique ? De façon assez stupide, il faut le dire, le dialogue supposé des chrétiens de gauche avec les marxistes, qu’ils condamnent tout en n’en connaissant rien, devient ainsi l’alibi ou le prétexte du dialogue permis aujourd’hui avec le Front national de Marion Le Pen5 ! Leurs défenseurs aiment parler à leur propos de « génération décomplexée » pour souligner leur liberté par rapport à la génération antérieure, celle des années 1960, du concile Vatican II, de Mai 68, de la culture et des valeurs de gauche : le moins qu’on puisse dire, c’est que cette décomplexion devient très ambiguë quand elle s’exerce à propos du Front national. Marion Le Pen, fine mouche, a su habilement marquer à quel point elle était des leurs :
Je fais partie de cette génération anti-Mai 68. Comme tous les phénomènes de réaction, cela peut sembler parfois excessif. Mais nous voulons, nous, des principes et des maîtres, contrairement à ce que nous avons subi pendant des années. Ma génération a vécu en première ligne les conséquences de ce travail de sape éthique et moral6.
Déjà connue pour ses talents politiques, Marion Le Pen revendique en effet une appartenance catholique active et visible que sa tante Marine semble avoir laissée derrière elle, tant dans sa vie personnelle que dans la doctrine et les manifestations publiques du « Rassemblement bleu Marine7 ». Marion Le Pen a participé aux Manifs contre le mariage pour tous – quel meilleur gage de catholicité pourrait-elle avancer ? –, et aussi, tout récemment, à un pèlerinage annuel des traditionalistes à Chartres, le jour de la Pentecôte.
Inviter Marion Le Pen ?
Fallait-il alors l’inviter comme élue catholique, membre d’un parti « comme un autre », qui mobilise désormais près d’un tiers des électeurs ? Des équivoques lourdes pèsent sur cette rencontre.
La seule raison convaincante est l’importance électorale du Front national, qui lui permet d’espérer d’importantes conquêtes locales. Comment ignorer en effet un parti dont on peut penser – ne serait-ce qu’en raison de vieilles affinités avec la droite autoritaire, l’ordre et les valeurs traditionnelles – que les adhérents catholiques y sont assez nombreux ?
Pour lui résister sérieusement, il faudrait une parole forte et clairement argumentée, qui expliquerait encore et toujours pourquoi le Front national n’est pas un parti comme un autre, dans son passé et son présent. Or de cette parole, la Conférence épiscopale de France (Cef) en son état actuel semble incapable. La majorité des évêques (sur une centaine de membres) n’a certainement aucune sympathie pour le Front national. Le porte-parole de la Cef, l’abbé Olivier Ribadeau-Dumas, et son directeur de la communication, Vincent Neymon, un jeune laïc, firent savoir que l’initiative était limitée au diocèse de Fréjus-Toulon et que la position des évêques français restait inchangée :
Nous continuons de dire que le rejet de l’étranger, le refus de l’accueil de l’autre, une conception et une vision de la société renfermées sur la peur posent problème. […] Un certain nombre de ses idées [celles du FN] sont clairement en opposition avec l’Évangile et avec la vision chrétienne de la société.
On enregistra leur propos, on leur fit peut-être crédit de leur sincérité, mais on ne les écouta guère.
Il n’y a pas au sein de la Cef de leader charismatique dont la parole ferait autorité, porterait assez haut et assez loin pour être entendue. Or le groupe des évêques semble paralysé pour dire une parole publique commune, à la fois pour des raisons de structure et des causes conjoncturelles. En effet, d’un côté, Jean-Paul II (et le cardinal Ratzinger) n’a cessé, dans les années 1980-1990, de raboter l’autorité collective des conférences et d’accroître le pouvoir et l’autonomie de chaque évêque – en alléguant des raisons théologiques dont personne n’était dupe : il s’agissait d’étouffer toute velléité d’autonomie ou de libre parole des conférences épiscopales nationales. D’autre part, la conférence française inclut désormais une petite minorité d’évêques traditionnels, voire traditionalistes, qui sont très actifs, parlent avant tout « valeurs » et sont en pointe dans les combats éthiques de l’heure (procréation, fin de vie, mariage et famille8). Même s’il lui arrive d’être paradoxal, Mgr Rey fait notoirement partie de ce groupe. En 2006, l’Osp, dont il est le créateur, s’était déjà signalé à l’attention nationale en demandant aux catholiques de ne plus participer ni donner au Téléthon, car les gains de ce dernier financent des recherches sur l’embryon. De là l’équivoque, au départ, de l’invitation de Marion Le Pen : avec elle, l’université d’été du diocèse de Fréjus-Toulon invitait en réalité, mais sans l’avouer, une personnalité amie, parfaitement en phase avec ses options pastorales.
Lever les équivoques
Le « dialogue » avec le Front national ne se justifie que s’il aborde le point de divergence essentiel : le traitement réservé aux étrangers qui sont déjà installés en France ou qui aspirent à y venir. Or qu’a-t-on entendu ? Marion Le Pen a pu répondre sur ce point pratiquement sans être contredite (elle a même été applaudie par un public acquis) : citant un texte de la doctrine sociale de l’Église, elle a insisté sur la différence entre la charité individuelle (qu’a immortalisée le Bon Samaritain de l’Évangile) et la « charité politique » qui tient compte des équilibres nécessaires à la vie sereine de la communauté et exige une politique migratoire responsable.
Même si le mot « responsable » peut couvrir tout et son contraire, nul ne contestera la pertinence générale du propos. Sauf que le problème avec le Front national tient à l’usage démesuré, démagogique et instrumental de l’immigration dans son programme politique, et dans la dureté – du reste simpliste et impraticable – de la politique qu’il appliquerait s’il arrivait au pouvoir. Il tient aussi au langage, pour le coup peu « charitable », pour parler des étrangers – car c’est un langage qui attise ou flatte les sentiments xénophobes.
On ne comprend rien au Front national si on n’analyse pas ses mots et sa rhétorique pour dire son rejet des étrangers. On en a eu un exemple presque caricatural le matin même où Marion Le Pen tenait ses propos habiles et policés à la Sainte-Baume, puisque Marine Le Pen reprenait à Brachay, dans la Haute-Marne, le fonds de commerce invariable du Front depuis les années 1980 pour rameuter ses troupes : dénonciation de la « déferlante migratoire », une invasion « totalement hors de contrôle », renvoi aux frontières des clandestins mais aussi arrêt de l’immigration légale, suppression de l’aide médicale d’État, rejet de la construction des mosquées, condamnation d’un islamisme où la distinction avec l’islam n’est jamais très précise… Le tout dans des envolées rhétoriques virulentes qui n’avaient rien à envier à celles de son père. Au fond, ce que Marion Le Pen omet de dire (et qu’elle sait parfaitement), c’est que la politique de l’immigration et les formes qu’elle adopte ont forcément des conséquences sur la charité individuelle envers les immigrés9. La manière de dire et de mener une politique n’est pas neutre : elle induit des comportements, des attitudes et un langage chez les citoyens10.
Marion Le Pen est présentée et se présente elle-même comme celle qui incarne la fidélité à son grand-père. Elle a fait savoir publiquement son affection et son admiration pour lui, à la différence de sa tante qui a rompu avec lui. C’était pourtant un drôle de paroissien : M. Le Pen aussi se prévalait de sa foi « catholique », mais d’une famille du catholicisme politique qui a écrit des pages sombres de l’histoire de l’Église. Tant que Marion Le Pen et d’autres dirigeants catholiques du Front national n’auront pas rompu officiellement et clairement avec cette histoire lourde, en le manifestant concrètement dans leur programme politique, l’Église n’a aucune raison de dialoguer avec eux, quel que soit l’étiage du nombre de ses adhérents.
- 1.
On considère en général comme « pratiquants » au sens strict les catholiques qui vont à la messe (« messalisants ») tous les dimanches, conformément à la demande de l’Église (c’est une obligation, on l’oublie trop souvent). Ces derniers ne représentent que 4% des catholiques. On considère ensuite comme pratiquants « occasionnels » ceux qui vont à la messe de temps en temps, mais se considèrent comme rattachés et fidèles à l’Église. Enfin, les catholiques « culturels » sont ceux qui se disent tels mais sont éloignés de toute pratique – sauf rares exceptions. Aux élections départementales de mars 2015, alors que 16 % des catholiques ont voté pour le FN, seulement 9% des pratiquants ont fait ce choix. En revanche, les catholiques pratiquants ont très majoritairement, et plus que les « occasionnels », choisi la droite lors de ces élections.
- 2.
Sur les Veilleurs, voir Henrik Lindell, les Veilleurs. Enquête sur une résistance, Paris, Salvator, 2014. Même s’ils se veulent hors parti, la plupart des Veilleurs étaient déjà proches de la droite catholique traditionnelle, en particulier du Parti chrétien-démocrate (Pcd) de Christine Boutin.
- 3.
C’est le cas du mouvement Sens commun (créé par des Veilleurs) au sein de Les Républicains.
- 4.
Ce mouvement, animé par Gaultier Bès, vient de lancer une revue intitulée Limites (aux Éditions du Cerf).
- 5.
Stupide aussi l’idée souvent avancée d’une « génération décomplexée » (pour approuver, par exemple, les « libertés » qu’ils prennent sur divers sujets), comme si la « décomplexion » était une valeur et ne pouvait pas relever du décervelage. Ce n’est qu’un euphémisme pour ne pas dire qu’ils sont relativistes – l’une des grandes injures envers leurs prédécesseurs.
- 6.
Famille chrétienne, 27 août 2015.
- 7.
Dans les années 1980-1990 et encore les années 2000, lors de la « Fête bleu-blancrouge » de septembre, une messe traditionnelle, selon la « forme extraordinaire » (en latin), était célébrée par un prêtre de la mouvance intégriste de Mgr Lefebvre. Au sein du FN, un courant catholique (animé par Bernard Antony) s’opposait alors à l’idéologie d’un courant « néopaïen » (animé par Pierre Vial). Ces tendances opposées ont pratiquement disparu dans le Rassemblement bleu Marine de Marine Le Pen, qui brandit d’abord l’étendard de la laïcité française – et non la tradition chrétienne – contre la visibilité illégitime de l’islam en France.
- 8.
L’un d’eux, Mgr Aillet, évêque de Bayonne, plus traditionnel encore que Mgr Rey s’il est possible, est allé en 2014 à Moscou, à l’invitation d’un groupe russe, pour rencontrer les responsables de l’Église orthodoxe dans un pays qui défend les valeurs de la vie et de la famille… Le même a repris dans un tweet, en pleine crise des réfugiés, une rumeur lancée notamment par Marine Le Pen : on accueille n’importe qui sans vérifier, alors qu’on fait des difficultés de toutes sortes aux chrétiens d’Irak.
- 9.
Je ne crois pas du tout équivalentes, du point de vue catholique, la politique d’immigration du FN, qui limite au-delà de toute raison et sans humanité les droits d’un groupe humain sur le territoire national, et la politique, surtout de gauche mais aussi de droite, qui consiste à permettre des libertés nouvelles ou à donner des droits nouveaux à certains groupes de la société.
- 10.
Sur les réseaux sociaux, même après l’émotion provoquée par la photo du petit Eylan mort sur une plage turque, les propos d’internautes proches du FN ou de la droite dure étaient absolument infects de haine et de vulgarité. Récemment, l’archevêque de Cantorbéry, chef de l’Église anglicane, a aussi invité M. Cameron à modérer son langage en parlant des migrants.