Le grand écart : religions et sociétés séculières. Introduction
Les modernes sont souvent aveugles à l’énergie des croyances religieuses. Dans un contexte de globalisation et de radicalisation identitaire, elles interrogent les équilibres politiques. L’islam surtout, en crise et dynamique, met à l’épreuve les sociétés et la liberté religieuse.
Dans un livre surprenant, qui vient de paraître1, Jean Birnbaum, qui préside aux destinées du Monde des livres, renverse une doxa qui a valeur de dogme dans la gauche française (et même au-delà d’elle) : la religion, les religions, sont des symptômes ou des reflets d’autre chose, principalement, dans la tradition marxiste, d’une misère ou d’une incomplétude sociales. En démocratie, ces lunettes n’empêchent certes pas la gauche, qui porte aussi la tradition laïque, d’assurer pleinement la liberté religieuse, de marquer son respect aux croyants, de s’assurer même le soutien des religions. Elles rendent impossible, en revanche, l’appréhension juste des religions en tant que phénomènes à la fois autonomes et dynamiques, ayant une logique et une puissance propres, capables de donner une énergie sans limites à des témoins prêts à mourir pour leur cause, dans des combats (le djihad) destructeurs et autodestructeurs.
Le dossier de ce numéro présente des facettes diverses de cette « énergétique du croire » : la transformation des rapports entre foi et culture et ses conséquences pour la place des religions dans les sociétés sécularisées d’Europe, une proposition pour repenser les liens et les équilibres entre les masses religieuses et la vie politique (en France), le sens du croire dans une société souvent qualifiée de « nihiliste ».
L’islam est implicitement ou explicitement présent dans plusieurs réflexions de ce numéro. Après chaque nouvelle tuerie ou chaque attentat-suicide perpétré par des assassins qui se disent mandatés par Al-Qaida ou Daech, s’élève l’injonction de désigner enfin avec clarté le vrai coupable : l’islam. Il faut, clame-t-on de tous côtés, en finir avec la « culture de l’excuse ». Soit. Mais à supposer que cette exigence soit légitime, qu’elle ne renferme pas d’arrière-pensées politiciennes, on n’aura pas avancé d’un pas pour agir si l’on ne fait pas un état des lieux sérieux de l’islam et si l’on n’interprète pas avec pertinence sa pression – incontestable – sur les réalités du monde actuel. Car l’islam – 1 milliard 800 millions d’adeptes – est un monde dans le monde, dont l’attachement à une Révélation commune renferme aujourd’hui une immense diversité culturelle, des oppositions internes multiples et irréductibles, des différences et des divergences « spatiales » très importantes. L’islam en Europe est certes, si l’on y tient absolument, le même qu’au Maroc, au Sénégal, en Égypte, en Iran, au Pakistan ou en Indonésie : à ce titre, aucune étude sur l’islam, son histoire, sa doctrine, sa tradition, aucune connaissance au fond, n’est vaine. Et en même temps, il est essentiel pour nous, dans le moment actuel de déculturation mondialisée des religions, de comprendre la situation et l’évolution actuelles de l’islam, en Europe et en France, pour comprendre comment agir (et réagir) avec des Européens et des Français musulmans marqués à la fois par un islam mondialisé et un islam plongé dans une crise profonde depuis des décennies.
Sur la « déculturation » de la religion qui donne libre cours à la « foi pure » ou « nue », Olivier Roy avait déjà dit l’essentiel dans la Sainte Ignorance2. Il y revient ci-dessous, plus spécifiquement à partir de la situation de l’Europe sécularisée. Il faudrait déjà savoir d’où naît principalement la crise religieuse en Europe : de l’opposition aux valeurs européennes (issues du christianisme) ou de la culture totalement séculière ? Pour Olivier Roy, l’islam ne représente que la facette la plus voyante – ou la plus critique – d’une crise générale des religions ou des identités dans une culture de plus en plus détachée du christianisme, où « la norme religieuse n’est plus ancrée dans une culture ou une anthropologie partagée ». Cet écart rend « vaine la recherche d’un bien commun », il exacerbe au contraire les revendications identitaires, le « refus de participer » des religions, donc aussi leur souci de visibilité et d’affirmation dans l’espace public non étatique. Et en retour fleurissent, sinon les tentatives, du moins les tentations de restreindre la liberté religieuse. Olivier Roy plaide pour la complexité, la diversité et l’ouverture des sociétés.
Dans un livre très remarqué paru à l’automne 20153, Pierre Manent maintient au contraire l’idée d’une opposition indépassable entre les « mœurs » de l’islam et les valeurs de la France et de l’Europe. Il propose dans la foulée, moyennant certaines conditions du côté de l’islam et de la France, une reconnaissance officielle de la « différence musulmane ». Pierre Manent développe avec intelligence sa position, qu’il insère dans le cadre d’une philosophie politique dont il a déployé les ressorts dans de nombreux ouvrages. Pour intéressante – et généreuse – qu’elle paraisse de prime abord, cette solution inédite et « radicale » pose cependant de nombreuses questions. Pour tout dire, à supposer qu’elle soit crédible, elle paraît tout simplement irréalisable.
En contrepoint de ces réflexions historiques et sociologiques – qui peuvent paraître défaitistes pour la « foi vécue » avec intelligence et sincérité — celles, philosophiques et théologiques, de Camille Riquier rappellent opportunément que certes, dans les temps modernes et dans des sociétés totalement sécularisées, la « croyance » ou le « croire » ne sortent certes pas indemnes de la critique nihiliste. Et pourtant, après tant de traversées critiques, la croyance est toujours là. Car notre époque est aussi « post-nihiliste » : nous pouvons mesurer aujourd’hui ce que signifient le nihilisme, ses visages et ses effets multiples4, et même sa justesse. Les croyants oublient trop que la critique religieuse « élimine les faux dieux ». C’est pourquoi « la foi qui mérite de survivre » porte toujours en elle la capacité intrinsèque d’être « ravivée ».
- 1.
Voir notre compte rendu, p. 127.
- 2.
Olivier Roy, La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Le Seuil, 2008 ; réédition Paris, Points, coll. « Essais », 2012.
- 3.
Pierre Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015.
- 4.
Voir le dossier « Notre nihilisme », Esprit, no 403, mars-avril 2014.