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Le nouveau débat entre monothéisme et paganisme : sortir de l'Un sans le renier, consentir au pluralisme (introduction)

Il y a dix ans, en réponse à l’enquête du numéro spécial d’Esprit intitulé Le temps des religions sans Dieu, Robert Scholtus exprimait comme suit le sens de la postmodernité :

Si la modernité a désenchanté le monde, il est probable que la postmodernité soit un désenchantement second qui achève le premier, ou mieux encore qu’elle soit le désenchantement du désenchantement lui-même. Ce qui expliquerait que dans ce paysage d’incertitude généralisée les questions religieuses puissent paradoxalement occuper une place centrale et qu’à l’enseigne du postmoderne on puisse ranger à la fois le « retour de Dieu » et la « mort de Dieu », à la fois l’allégresse un peu forcée des nouvelles religiosités et le pessimisme esthétisant du nihilisme1.

Ce diagnostic n’a rien perdu de sa justesse et de sa force. En tout cas, la partie plus sociologique de ce numéro le confirme amplement. Et pourtant, signe du changement qui affecte notre perception, l’ensemble des réflexions est significativement plus axé sur les « religions avec Dieu », sur les confessions de la tradition, sur le devenir des monothéismes en Europe et dans le monde.

Il y a dix ans, le questionnement tournait autour du thème : que faire face aux « religions sans Dieu », comment résister aux religiosités sans contours institutionnels ni doctrinaux, qui semblent affaiblir le politique, menacer le lien social démocratique ou accentuer le délitement de la vie publique ? Ce numéro se demande plutôt : que devient le monothéisme dans le cadre religieux de plus en plus officiellement (i. e. juridiquement, constitutionnellement) pluraliste d’une Europe (de l’Ouest) qui ose à peine encore signaler dans ses chartes et constitutions le passé chrétien ? Paradoxalement, les religions sans Dieu aboutissent à un « monisme » vague qui annule les différences et les tensions (entre un haut et un bas, la sagesse et la foi …). Il y a dix ans, J.-C. Eslin et O. Mongin s’interrogeaient précisément in fine sur la résistance possible face à ce « monisme » ambiant. Ce numéro fait d’emblée, avec Paolo Prodi, l’éloge de la dualité féconde, issue du « moule » monothéiste (même si l’« ultramodernité » triomphante entérine avec enthousiasme une « athéologie hédoniste » et bêtifiante2). Il est significatif aussi qu’un bouddhiste comme Fabrice Midal s’interroge ici sur ce que l’Occident pourrait apporter en vitalité au bouddhisme, « religion sans Dieu » s’il en est.

La deuxième partie de ce numéro ne dément donc pas celui d’il y a dix ans, mais il prend acte d’une donnée nouvelle qui a pris un tour inédit, et qui est encore peu prise en compte : la mondialisation religieuse, avec le succès incroyable des Églises chrétiennes évangéliques, une vague plus dynamique – contrairement à ce qu’on croit souvent – que l’islamisme. Déhiérarchisation, gestion charismatique, santé et guérison du corps, prospérité des affaires humaines caractérisent ces groupes :

La petite entreprise religieuse de type évangélique mène une action sur les corps meurtris par les conséquences désastreuses de la mauvaise répartition de l’économie mondiale … La petite Église répare les corps au moyen de la musique, de la danse, de la transe, du Verbe, et cela sans violence,

mais dans une ambiance de croyances eschatologiques et apocalyptiques (O. Mongin). L’Un, qui était si majestueusement servi par la tradition de l’Église catholique (et qui n’est pas, quand il se sécularise, sans liens avec le totalitarisme moderne3), semble ainsi voler en éclats disséminés qui renouvellent pourtant la tradition monothéiste4.

Les réflexions de la troisième partie s’inscrivent, mais tout à fait autrement, dans ce contexte européen et mondial contrasté (où la place de l’intellectuel religieux, plus encore en islam, n’est pas simple à définir par rapport à une tradition figée dans le commentaire pieux, juridique, anhistorique). Certaines contributions reprennent ici des débats anciens mais décisifs pour Europe, autour de la raison et de la foi. De l’époque médiévale, point natif et focal de ce débat (« Croire pour comprendre, comprendre pour croire ») au tournant kantien (supprimer le savoir pour sauver la foi, distinguer nettement entre raison pure et raison pratique, en tempérant par la critique du jugement esthétique), il y a le « différend », la zizanie durable, permanente, qu’ont instaurée et que signifient toujours Pascal et Spinoza, le premier sur le versant de la foi (Jean-Claude Eslin), le second sur celui de l’athéisme (Pierre Zaoui).

Alors que nous sommes entrés dans le temps de l’« immanence pure » – que les mouvances évangéliques, en leurs formes équivoques, ne démentent pas –, cette immanence, plus encore quand elle se radicalise et ne se perd pas dans le divertissement ou l’insignifiance (le rejet actuel de toute culpabilité et la quête de l’innocence laissent pensifs sur ce qu’il en est réellement5 …), semble revenir inlassablement à … quoi ? Des « dieux nouveaux », une altérité, un Autre absent, un « dehors » … qui rendent quelque peu risibles les professions de foi simplistes, monothéistes ou athées, et redonnent, directement ou indirectement, une étrange actualité à des thèmes qu’on croyait « réglés » – tels le « salut des ignorants » chez Spinoza ou la disparition de l’« Autre païen », du paganisme. Ce que disent au fond Michaël Fœssel et Pierre Zaoui, c’est que le paganisme, ses panthéons et ses mythes opposés au monothéisme6, mais aussi l’athéisme sans douleur qui s’est répandu aujourd’hui, pèchent par excès de légèreté, ou par de fausses clartés qui finissent par devenir « louches » quand elles ne sont plus affectées par la « douleur de la scission » (c’est la célèbre expression de Hegel dans la préface de la Phénoménologie de l’esprit). Jean-Claude Monod va dans le même sens sur les « arrière-mondes » de la notion de sécularisation, pourtant – Dieu sait ! – explorée comme aucune autre par les sociologues de la religion depuis des décennies … Heidegger en particulier donne une profondeur et une acuité inhabituelles à l’idée de la « sécularisation du christianisme », qui n’est pas réductible à une évolution sociologique neutre ou insignifiante dans l’histoire occidentale de la pensée.

Mais prétendre à partir de là qu’une sorte d’inversion de tendance se dessinerait, de l’immanence vers la transcendance ou vers le retour à la tradition perdue (ou refoulée), serait non seulement téméraire mais très faux. Nous ne sommes pas dans un printemps des monothéismes ni des religions en général, en Europe et dans le monde, mais dans le triomphe de l’immanence (même les réenchantements sont immanents7), un temps de pluralisation, des flux, d’émergences et de disparitions qui rendent la vie très difficile aux monothéismes et aux goûts de l’Un.

Cependant, si le divin ressemble à ce « prince dont l’oracle est à Delphes » (Apollon), qui, selon Héraclite, « ne parle pas, ne cache pas, mais signifie » ou « fait signe », on peut interpréter ce temps comme celui de « signes », de « théophanies » imprévisibles qui trouent le conformisme de l’universel divertissement comme l’ordre immuable des vieilles institutions. C’est en tout cas l’issue esthétique qu’entrevoit en fin de compte Souâd Ayada pour l’islam, face à la rigueur d’une transcendance impavide qui s’est juridisée et qui ne permet pas, ou ne permet plus, au musulman de s’orienter.

[Le] Livre saint est un texte sous tension qui déploie deux concepts concurrents de la révélation : [ …] un Dieu inconnaissable [ …] qui soutient que la révélation est la communication d’un message fait de prescriptions et d’interdictions, [un] Dieu [ …] manifeste, [ …] offert aux visions paradoxales et [qui] se déchiffre dans ses apparitions. La résolution de cette tension détermine le destin spirituel de l’islam. Juridisme et théophanisme sont les deux termes de l’alternative spirituelle qui anime l’islam.

Les deux autres monothéismes ne partagent pas nécessairement cette division interne. Cependant, plus essentielle que la substance de la tension, l’idée même de tension, de dualité et de scission, de réflexion critique sur le présent et de forme problématique de l’existence individuelle, est peut-être ce qu’il faut réhabiliter avec le plus d’urgence contre la platitude – fût-elle humoristique, athéologique, publicitaire, scientifique – de l’époque.

  • 1.

    Robert Scholtus, « Réponse à l’enquête I », Esprit, juin 1997, p. 79.

  • 2.

    L’archaïsme rationaliste-positiviste n’a pas pour autant baissé les bras, voir la critique poussive, dénuée d’intérêt, à grand renfort du Durkheim le plus épuisé, de Jacques Bouveresse contre Régis Debray dans Le Monde diplomatique de février 2007, « Dieu, la vérité, la foi. Peut-on ne pas croire ? ». Devant la dynamique religieuse (qu’il ne connaît guère) un camp laïquerationaliste mal défini semble aujourd’hui sur la défensive ; il suggère, comme Bouveresse, que les incroyants seraient interdits d’incroyance par la montée des religions, que les laïques seraient offensés et humiliés par des avantages garantis aux religieux, que la laïcité et la République seraient menacées, par exemple par des mosquées financées par l’État en l’occurrence. Voir Henri Pena-Ruiz, « Laïcité : question à M. Sarkozy. Financer la religion sur fonds publics remettrait en cause les fondements mêmes du pacte républicain » (Le Monde, 16 février 2007). Ce qui n’est pas vu, c’est que la laïcité comme idéologie est affrontée exactement au même individualisme et au même subjectivisme que les religions établies. Voir dans ce numéro les réflexions sur le libéralisme religieux.

  • 3.

    Voir Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Le Seuil, 1986.

  • 4.

    On peut certes souligner la « fragilité » de fait de ces nouvelles formes de christianisme, mais le renforcement et le durcissement autour de l’institution garante de l’Un ne sont-ils pas déjà une réponse à la fragilité originelle de l’idée d’incarnation de Dieu ? D’une manière générale, on pourrait sans doute argumenter selon une ligne de « faiblesse du monothéisme », en reprenant la fable du chêne et du roseau …

  • 5.

    Voir Paul Valadier, Détresse du politique, force du religieux, Paris, Le Seuil, 2007, chap. 5 (« Péché et politique ») ; et son article ici même.

  • 6.

    Peut-être aussi l’immanence d’un « homme-Dieu » présentée comme transcendance … dont Luc Ferry a raison de dire qu’elle existait avant qu’il la thématise à sa manière. Voir Luc Ferry, l’Homme-Dieu ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 1996 ; et Joël Roman, « Les équivoques de la sagesse », Esprit, juin 1997, p. 90-97.

  • 7.

    Voir J.-L. Schlegel, « À propos d’un “réenchantement du monde” », Esprit, juin 1997, p. 65-67.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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