Position – Canonisation des papes contre misère du monde
Après le succès d’affluence et le succès médiatique de la canonisation de deux papes du xxe siècle, le 27 avril dernier à Rome, ce qui saute aux yeux, c’est l’importance sans précédent, réelle et symbolique, du pape, de la papauté, du fait papal dans l’Église catholique et… dans le monde. Ils étaient quatre à l’honneur, fait unique dans l’histoire : deux vivants (François et Benoît XVI) et deux morts célébrés comme des vivants (Jean XXIII et Jean-Paul II). Cette concentration exclusive d’une religion entière sur son « chef », sa tête au sens latin (caput), est extraordinaire. Aucune tête couronnée, aucun prince de ce monde ne peut prétendre à pareille fête.
Il est loin le temps – 1520 : il y a presque 500 ans – où Luther décréta que le pape – pas seulement le pape de son époque, Léon X, « pape Renaissance » par excellence, mais la papauté comme telle – était l’Antéchrist, le prince du Mal qui ravage la chrétienté. La Réforme a certes porté le fer dans le catholicisme, mais elle ne l’a pas plus abattu que la papauté. La controverse aidant, elle a même probablement contribué à asseoir au-delà de toute mesure son pouvoir symbolique et politique moderne (celui qui manque cruellement aux réformés aujourd’hui). La papauté est, dit-on, la dernière monarchie absolue en Europe (et dans le monde finalement). Mais le pape est aussi bien plus : depuis le concile de Vatican I (1870), il est « infaillible » quand il exprime la doctrine catholique ex cathedra, solennellement, en matière de foi et de morale. Dans les années 1860 a aussi été inventé un « magistère ordinaire » (du pape et de la Curie romaine) qui lui permet en réalité la maîtrise exclusive, permanente, absolue de tout débat intellectuel dans l’Église. Ces « progrès » dans la compréhension théologique de son rôle sont évidemment dus à lui-même (au pape Pie IX en l’occurrence, lui aussi béatifié en 2002).
Seul souverain européen à avoir vraiment souffert de la Révolution française – excepté Louis XVI… –, le pape était devenu le leader de la contre-Révolution, le champion de la résistance à la violence politique de la modernité. Son prestige s’en accrut d’autant, car ce fut aussi le début de sa popularité jamais démentie ensuite, de son culte même, auprès des foules catholiques. Quand il perdit les États pontificaux en 1870, le « prisonnier du Vatican », l’« homme en blanc », devint un mythe, catholique et universel, écrasant ce qui restait de particularités régionales et nationales. Aujourd’hui, un nouveau pas est franchi : on en est à la sanctification généralisée. N’a-t-on pas appris qu’à son tour Paul VI serait béatifié en octobre prochain ? Et on sent déjà que Benoît XVI et François pourraient sans peine prendre le même chemin… La dernière étape à franchir serait alors la sainteté de leur vivant, à la sortie du conclave : on ne l’imagine pas, mais qui sait ?
Seul coup de frein à cette « ascension » continue durant deux siècles : le concile Vatican II, qui voulait revenir aux sources et rappeler que l’évêque de Rome est d’abord le primus inter pares, le premier des évêques égaux, premier parce qu’il est l’évêque de Rome, siège (épiscopal) de Pierre, premier des Apôtres. Qu’il doit donc sinon « partager le pouvoir » avec eux, du moins les associer beaucoup plus aux décisions importantes pour l’Église. Mais la « collégialité » resta pratiquement lettre morte : Jean-Paul II, par tempérament au début et par conviction ensuite, la réduisit pratiquement à néant, par son action comme dans sa doctrine. Il en contesta même la légitimité théologique. Son succès médiatique sans pareil, dans et hors de l’Église, éclipsa d’ailleurs sans difficulté ces questions de pouvoir réservées aux initiés et… aux grincheux. Le prix à payer : une centralisation sans précédent, à l’origine directe de la crise de la Curie qui fera renoncer Benoît XVI.
On peut certes faire plusieurs lectures de l’événement. Pour nombre de catholiques « de base » (qui peuvent être des intellectuels…), le pape est le « Saint-Père », le « Père universel » auquel on doit une obéissance et une fidélité filiales : le suivre, lui l’élu de Dieu (à travers les cardinaux inspirés par l’Esprit saint), lui le vicaire du Christ, c’est marcher dans la Vérité, dans la vraie liberté des enfants de Dieu. La « génération Jean-Paul II », qui s’est construite lors des Journées mondiales de la jeunesse, l’entend bien ainsi : il est le « père » de leur génération, un père dans la société sans pères, celui qui leur a appris à résister au « confort insipide, aux nouveautés ennuyeuses d’une excroissance de consommation absurde », à l’« oubli des racines », à la « mollesse des tièdes », à l’engloutissement « dans la triste déconvenue du confort et du plaisir1 ». Très logiquement, la « génération Benoît XVI » parlera de lui comme d’un « grand-père » (il avait 78 ans lors de son élection), plein de bonté et de sagesse dans une société qui en manque cruellement. On retrouve parfois cette idée chez des éditorialistes profanes ou laïques : le pape serait devenu le pôle de résistance d’une société épuisée, l’esprit d’un monde sans esprit (pour parler comme Marx), la seule force qui tient encore face à la défaillance du et des politiques2. Au moment de la démission de Benoît XVI, un jeune philosophe catholique (professeur en « prépa ») lui reprocha amèrement d’avoir rejoint ce faisant « le mouvement global de désaffiliation qui frappe tout l’ordre symbolique occidental ».
Le pape, sauveur d’un monde à la dérive… Pour ces catholiques cherchant qui adorer (encore une fois : cultivés et nullement dans la foi du charbonnier), les sujets folkloriques qui irritent les catholiques critiques et font rire une partie de l’opinion publique (les miracles nécessaires pour être canonisé, les reliques déjà mises en réserve) n’ont aucune importance. Au contraire : ils se plient volontiers à ces conséquences réalistes d’un Dieu qui s’est incarné dans la chair de ce bas monde… Les railleries sur les papes qui s’auto-canonisent les laissent de glace : la Vérité n’est-elle pas toujours raillée ?
Il n’empêche : on voit bien combien cette position, sous les apparences de la « foi » et de l’obéissance filiale, relève d’arrière-plans culturels, d’une vision civilisationnelle de la « religion », aussi de peurs liées à l’esprit du temps. Or ce catholicisme-là n’a pas, loin de là, seulement une « belle histoire » derrière lui. Claude Langlois montrait aussi dès 2010 dans Esprit3 les contradictions politiques et autres auxquelles le condamne inévitablement cette « autoréférence » que dénonçait au conclave Jorge Bergoglio, dans un discours qui a frappé les cardinaux et l’a fait élire pape. On pourrait ajouter que cette concentration de tout le pouvoir – juridique, spirituel, symbolique – entre les mains et dans la personne du seul pape le mettra inéluctablement en première ligne au moment des échecs et des crises : on l’a assez vu avec Benoît XVI.
Il faut que François arrête toute cette machinerie d’autocélébration, de sanctification des papes par les papes. Déjà banalisée, elle semble, même en interne, tellement politique (et source de division) qu’il faut les béatifier par deux pour rétablir la balance. C’est aussi l’arbre qui cache la forêt : celle des réformes urgentes à faire au sommet. Une tâche vraiment « héroïque ».
- 1.
Propos de l’abbé Leproux dans Le Figaro du 27 avril 2014.
- 2.
Encore tout récemment Christian Makarian, dans L’Express du 30 avril 2014 : « Le pape François, l’anti-chef d’État du Vatican ».
- 3.
Voir son article remarquable, « La béatification de Pie XII et la sainteté des papes contemporains », Esprit, mai 2010.