Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Positions : Des catholiques pas très catholiques

janvier 2012

#Divers

De qui et de quoi s’agit-il dans l’affaire très médiatisée de deux pièces de théâtre – Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci et Gólgota Picnic de Rodrigo Garcia – dont la représentation a été contestée à Paris et en province ?

Le nombre des contestataires d’une prétendue « christianophobie » est très faible : 500 à 2 000 manifestants, plutôt jeunes, à Paris, Rennes et Toulouse ne représentent pas grand-chose. Qui sont-ils, ces catholiques capables de pressions et de violences diverses pour empêcher des spectacles qu’ils prétendent insupportables pour « les » chrétiens ? Ils proviennent surtout d’un groupe du nom de Civitas, qui n’est autre qu’un de ces surgeons politico-religieux – ou politico-catholiques plutôt – qui ne cessent de renaître, selon les opportunités, des cendres de la tradition maurrassienne, mâtinée de l’intégrisme et du traditionalisme nés après et contre le concile Vatican II, dont on fêtera le cinquantième anniversaire de l’ouverture en 2012.

La filiation maurrassienne

Quiconque connaît un peu les tics de vocabulaire de la planète traditionaliste-intégriste identifie immédiatement ce dont il est question dans leur autoprésentation sur l’internet : « L’institut Civitas est un mouvement politique inspiré par le droit naturel et la doctrine sociale de l’Église et regroupant des laïcs catholiques engagés dans l’instauration de la Royauté sociale du Christ sur les nations et les peuples en général, sur la France et les Français en particulier… L’institut Civitas est une œuvre de reconquête politique et sociale visant à rechristianiser la France. »

« La Royauté sociale du Christ sur les nations… » : c’est le vocabulaire toujours en usage dans l’intégrisme politique catholique, celui qui a été « refondé » par Mgr Lefebvre1 après le concile, sur le socle de la messe en latin et du refus de la liturgie en langues vernaculaires. Et même si la mémoire de Maurras, condamné en 1926 par le pape Pie XI, s’est érodée, ce sont bien ses thèses politico-religieuses sur le rôle moral et civilisationnel du catholicisme qui continuent de se survivre dans des groupuscules anciens et nouveaux2. Toute laïcité, avec ou sans adjectif, leur est étrangère. Maurras donne à leur sensibilité antimoderne l’appui d’une doctrine cohérente, qui insiste sur le rôle du catholicisme comme pilier d’un « nationalisme intégral », pour restaurer un ordre catholique fondé sur le droit naturel. Maurras n’était pas lui-même croyant – mais il défendait, avec ses adeptes, catholiques ou non, une cité humaine et politique régie selon les valeurs d’autorité de l’Église catholique de l’Ancien Régime contre la décomposition moderne, née, selon lui, de la démocratie et encouragée par le catholicisme social depuis la fin du xixe siècle. Comme on le voit, dans ce système, on peut se passer de la foi, au profit d’une exaltation des grandeurs morales et esthétiques du christianisme – en fait de l’Église catholique seule.

Ces jeunes catholiques ont, comme leurs aînés maurrassiens, le goût du coup de poing contre ce et ceux qui les dérangent ; ils cultivent volontiers, selon une rhétorique de l’héroïsme national-chrétien, la fiction d’être devenus des martyrs de lois démocratiques dont ils ne reconnaissent pas la légitimité. Ils ont, on s’en doute, des accointances traditionnelles avec l’extrême droite, ou la droite de la droite, même si Marine Le Pen, chef du Front national, ne goûte guère leurs excès (ni du reste leurs convictions religieuses, dont elle semble personnellement éloignée) au moment où elle tente de donner une image respectable de son parti.

Un effet d’aubaine

En réalité, les deux spectacles mis en cause ont surtout été une aubaine pour les adhérents de Civitas : celle d’exister enfin dans les grands médias – télévisions, radios, journaux nationaux. Ce but tactique a été atteint, au-delà de toute espérance. Plus intéressant encore pour eux : ils ont souvent été confondus avec l’Église catholique tout court – quand ce n’était pas avec « la » religion –, ou pris tout simplement pour de jeunes catholiques avec des convictions fortes, engageant l’Église entière. Celle-ci a réagi avec modération, d’aucuns diront même « avec mollesse ». Mgr Vingt-Trois, archevêque de Paris, a cependant organisé, pendant la première représentation de Gólgota Picnic, le 8 décembre, une veillée de prière à Notre-Dame, sorte de cérémonie expiatoire pour la blessure infligée à l’image du Christ crucifié. Elle a été une réussite, ne serait-ce que par sa simplicité pacifique. Mais l’initiative est un peu étrange quand même : va-t-on ressusciter à chaque « scandale » le rite des cérémonies expiatoires, issu du catholicisme d’une époque révolue, celle qui « expiait » volontiers les méfaits infligés à Dieu par les mécréants, ou (lors de défaites nationales) les infidélités du peuple chrétien qui avait appelé sur lui ces punitions divines3 ?

Dans leur majorité, les évêques et les responsables de l’Église catholique en France ne sont certainement pas (pas encore ?) sur cette longueur d’ondes, mais elle n’a jamais été abandonnée par les traditionalistes qui sont, de plus, en phase avec les inflexions multiples de la retraditionalisation en cours à Rome (allusion au combat intransigeant pour la « vie », pour la famille hétérosexuelle et nombreuse, pour les racines chrétiennes de l’Europe…). Le coup de main que leur a donné Benoît XVI en rendant de nouveau « ordinaire » la liturgie « extraordinaire » en latin4 les a littéralement « boostés ». Leurs multiples sites, blogs et autres interventions sur la toile se sont transformés en « ripostes » et en « observatoires » très actifs5, où sont par exemple interpellés et dénoncés nominalement les évêques qui ne sont pas (encore) dans la ligne romaine pour la messe en latin. Eux-mêmes, groupuscules et communautés férus de liturgie latine – autant dire de petites sectes –, se revendiquent avec arrogance comme la solution à la crise de l’Église. C’est pourquoi, même si la sincérité de quelques naïfs ou idiots utiles est probable, même si le rite latin correspond chez des membres de la sensibilité traditionnelle à une démarche spirituelle6, je doute que la sensibilité aux usages profanes des représentations christiques soit le motif réel du combat des ultras. Il y a un « style » d’intervention qui le dément. Pour les manifestants, un des ressorts de la lutte est la dénonciation d’une « christianophobie » universelle – « Seuls les chrétiens sont discriminés, seuls les catholiques sont insultés ». Au moment où le Vatican songe à proposer une journée mondiale contre la persécution des chrétiens dans le monde, les martyrs français ont un air de supercherie. Mgr Vingt-Trois leur a justement rappelé – façon de les remettre à leur place – que leur souffrance était incommensurable avec celle des chrétiens vraiment persécutés et tués dans divers États du monde.

Nos tradi-intégristes ont de toute façon, depuis des années, pris l’habitude de n’obéir qu’à Rome. Ils savent parfaitement jouer le pape contre les évêques et même surveiller la fidélité des autres à la doctrine romaine telle qu’ils l’entendent. Tout cela est bien connu dans l’Église, et à Rome on le sait, mais on se tait parce que foncièrement, aujourd’hui, on est d’accord avec le combat de traditionalistes qui rendent hommage aux enseignements pontificaux et fournissent encore des troupes pour les défendre.

« Rome a parlé »

Les jeunes traditionalistes-intégristes peuvent se targuer en apparence d’un autre succès : d’avoir relancé dans l’Église catholique le débat sur ses rapports avec l’art, la création et la culture modernes. Ils mettent ainsi finalement, sans l’avoir voulu, le doigt sur la mutation actuelle des relations entre foi et culture(s), mise en relief par Olivier Roy7. D’une certaine manière, adeptes de la « sainte ignorance », ils prétendent résoudre radicalement la tension entre foi et culture, en supprimant l’art non conforme au nom de la foi. Mais c’est au prix d’une fiction : la restauration de la chrétienté. Rien de plus culturel (et de plus maurrassien) en ce sens que leur foi : ils miment les postures classiques, mais outrées, de la dévotion à la Croix, postures de part en part datées, marquées par une théologie doloriste et des images sulpiciennes, qui provoquent d’ailleurs sans fin ressentiment ou dérision8 des uns, mimétisme borné et incapacité de réinterpréter des autres. La position restauratrice n’est pas seulement minoritaire, et d’une violence devenue inhabituelle : elle a quelque chose de dérisoire, de folklorique. La « Royauté sociale du Christ » est précisément ce à quoi la démocratie laïque a mis fin partout en instaurant la séparation de l’Église et de l’État, la pluralité des cultes et la liberté religieuse.

Le problème, c’est le soutien que les « tradis » trouvent ou croient trouver dans l’orientation du pontificat actuel : contrairement à ce qui s’est passé pour Maurras, Rome a en effet « parlé9 » en leur faveur. C’est ce qu’ils proclament depuis qu’ils peuvent de nouveau célébrer officiellement la messe en latin. Mais là où il était écrit « foi » (en latin), les plus extrémistes continuent de mettre « civilisation », celle de l’Ancien Régime et de la contre-révolution. Et à Rome, au moment où le pape est personnellement utilisé par une publicité de Benetton10, on se garde bien de les démentir. Quitte à accréditer l’idée, véhiculée par les images télévisuelles, que la « foi » catholique s’est réfugiée dans les oripeaux désuets et réactionnaires, à l’occasion violents, du tradi-intégrisme.

  • 1.

    Marcel Lefebvre, décédé en 1991, était lui-même très marqué par Maurras. En 1988, en consacrant sans permission quatre évêques, il a provoqué un schisme de sa communauté, la Fraternité Saint-Pie X, avec Rome.

  • 2.

    Pour faire simple : avec le schisme de Mgr Lefebvre, les intégristes proprement dits ne reconnaissent plus, de fait, l’autorité du pape, considéré comme hérétique. Ceux qui ont gardé les liens avec Rome (tout en restant intransigeants sur d’autres points, la liturgie en latin par exemple) sont regroupés dans des organisations et des groupes divers, dont la Fraternité Saint-Pierre, qui accueille les dissidents de Saint-Pie X. Le traditionalisme catholique lui aussi est constitué de chapelles multiples, réunies avant tout par l’obéissance sans faille au pape, le « Saint-Père ». Par définition, les traditionalistes « durs » ou « ultras » sont proches, souvent, de l’intégrisme.

  • 3.

    La basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, à Paris, reste le grand emblème de cet état d’esprit.

  • 4.

    Par le motu proprio Summorum Pontificum du 7 juillet 2007, Benoît XVI a réautorisé la célébration de la messe en latin, interdite ou exceptionnellement autorisée. Motu proprio signifie un message écrit à l’initiative personnelle du pape.

  • 5.

    Ils miment ainsi le camp laïque, qui a son « Observatoire » et sa « Riposte » – laquelle a mal tourné puisqu’elle cultive maintenant une haine anti-islamique digne des manifestants tradi-intégristes.

  • 6.

    Voir le mensuel La Nef par exemple.

  • 7.

    Olivier Roy, la Sainte Ignorance, Paris, Le Seuil, 1988 ; voir aussi « L’entrée dans une ère postislamiste ? », Esprit, décembre 2011.

  • 8.

    Il n’est pas indifférent que Castellucci soit italien et surtout que Garcia soit argentin, donc quelque part « ibérique ».

  • 9.

    Pourquoi Rome a parlé, titre d’un livre collectif de 1927, publié sous l’égide de Jacques Maritain, où des catholiques maurrassiens répondent au Non possumus (« Nous ne pouvons pas… », 1926) de Maurras et de ses amis.

  • 10.

    Le pape embrasse l’imam de la mosquée Al-Azar du Caire. La réaction romaine a été tout à fait à la hauteur des attentes de Benetton : une réaction scandalisée, avec demande de retrait des affiches de la part du Saint-Siège. Un peu d’humour ou d’indifférence aurait peut-être été mieux inspiré. Naturellement, nul n’est dupe des procédés de Benetton pour attirer l’attention. Un porte-parole de l’agence a « benoîtement » prétendu qu’il s’agissait « d’images symboliques » – avec « une touche d’espérance ironique et de provocation constructive ». On ne prend pas ces gens au sérieux quand ils tiennent ces propos… Mais supposons qu’ils le soient – et l’on comprendra jusqu’où va la disjonction culturelle entre deux mondes.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

Dans le même numéro

Le logement au cœur de la crise

Le mal-logement, au-delà de l'urgence

L'immobilier et les transformations de la finance

Pour l'habitat, revaloriser la politique urbaine