Repères – Des sagesses pour le week-end
Repères
Des sagesses pour le week-end
À propos de…
• Christophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard, Trois amis en quête de sagesse, L’Iconoclaste/Allary Éditions, 2016, 487 p., 22, 90 €
• Frédéric Lenoir, la Puissance de la joie, Fayard, 2015, 215 p., 18 €
• Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Stock, 2016, 259 p., 19 €
Les « trois amis en quête de sagesse » le racontent ingénument au début du livre : leur ouvrage est le produit de quinze jours de conversations dans un endroit agréable du Périgord. Conversations enregistrées, retranscrites, retravaillées et mises en forme pour l’édition. C’est donc aussi un « produit », créé par trois amis sans doute, mais aussi trois vedettes de la sagesse qui trouvent acheteurs en librairie : ils sont célébrés dans la presse, invités à la radio et à la télévision ; ce sont trois auteurs bien connus de best-sellers. Ils sont psychiatre – passé à la « psychiatrie humaniste », puis à la « psychologie positive » et à la méditation –, philosophe – marqué par un important handicap moteur à cause d’une naissance difficile –, moine bouddhiste vivant au Népal, issu d’une famille laïque française. Leur objectif : raconter ce qu’ils ont appris, au titre de leur compétence et à travers leur quête, sur « la manière de conduire son existence ».
Les titres des douze chapitres indiquent clairement le parcours et les tourments que doit affronter le chercheur de sagesse, et les buts qu’il doit se fixer. Ils décrivent les obstacles à vaincre, à démystifier, à contourner, à domestiquer, à inverser… pour éloigner tout ce qui perturbe, trouble, fait souffrir, déprime, enfonce, tout ce qui empêche la vie bonne, le bonheur, la joie, le dynamisme, l’harmonie avec les autres, la bienveillance à leur égard, l’amitié. L’ennemi s’appelle ego, émotions, difficulté de l’écoute (de la présence, de l’attention), souffrances corporelles et psychiques, incohérence, fermeture à l’être et à l’autre, absence de liberté intérieure ; il est traqué avec ses subtilités, ses pièges… Chacun des amis discute avec ses questions et son savoir, à la première personne. Alexandre le philosophe est le plus « subjectif », qui n’hésite pas à faire le récit de sa vie compliquée et à nommer Dieu. Matthieu le bouddhiste est le plus impersonnel, mais il décortique avec maîtrise les distinctions à faire entre les sortes de souffrance et les sortes de remèdes qui font l’intérêt et le charme du bouddhisme. Christophe le psychiatre met sa science des situations psychiques et des comportements difficiles au service de la « quête ». Comme dans de vieux livres de recettes, les chapitres se terminent par une rubrique « Nos conseils » (face à l’ego, pour un bon usage des émotions, etc.).
Insatisfactions
Tout cela est bien dit et bien tourné. Qu’est-ce qui fait qu’une insatisfaction demeure, et peut-être même s’accroît au fil de la lecture ? Sans doute est-ce une forme de lassitude devant tant de bonne volonté pour nous faire du bien, laver nos affects psychiques négatifs, chasser nos tristesses et nos ressentiments secrets, éliminer nos émotions destructrices, purifier les recoins de notre ego de ses égoïsmes ou de ses étroitesses afin de parvenir à la bienveillance universelle et à la réconciliation générale. Peut-être aussi parce que l’arrêt de la lecture, ici ou là, pour digérer les subtilités de la pensée positive fait planer un doute : détachées l’une de l’autre, des phrases ramènent inexorablement aux conseils du bon Dr Coué, à des lapalissades dissimulées sous la gravité du questionnement et le sérieux des réponses. Telle celle-ci, parmi beaucoup d’autres :
Plus je ressens des émotions positives, de l’affection, de l’admiration, de la compassion, du bonheur, etc., moins il y aura d’espace pour la flambée des émotions douloureuses et négatives.
Mais n’est-ce pas l’ensemble qui repose sur une équivoque ? Le chemin qui permettrait de passer des conseils à la réalisation est peu indiqué, et pour cause : ce qui était autrefois, dans toutes les traditions, réservé à des « virtuoses », des choix de vie exceptionnels, capables d’entrer dans la voie d’exercices spirituels exigeants et d’une ascèse sévère, est proposé ici sinon au tout-venant, en tout cas à la masse des classes moyennes aisées, plutôt féminines. On passe ici, pour ainsi dire, de la petite épicerie de luxe à la grande distribution, au supermarché du bien, du bon et du bonheur, où tout est d’acquisition simple et facile, et le prix à payer ramené à un effort d’autosuggestion pour s’assurer du salut dans la vie ici-bas. Car c’est aussi un aspect : aucune transcendance n’apporte ici clairement une différence, une coupure irréductible ou infinie. Si elle existe, elle ne change rien à la quête de sagesse. L’altérité est celle du semblable humain. Même Alexandre Jollien, le seul à parler explicitement de Dieu (ainsi que du Christ et de l’Évangile), s’ingénie pour ainsi dire à rabattre le proprement religieux (chrétien) sur l’immanence, à nous persuader que finalement le salut vient du bien qu’on peut se faire par l’attention, la domestication de l’ego, la maîtrise des émotions, la « pratique spirituelle », la méditation (bouddhiste1). La méditation ? Louée à loisir par tous les amis mais sécularisée « à la bouddhiste », elle devient chez lui aussi avant tout un « temps pour oser ralentir », « quitter un peu le vacarme », « pour vivre de silence en silence », et non pas l’accueil de l’altérité d’un Dieu, d’une « grâce » accordée du dehors.
Imiter le Crucifié ou lâcher prise ?
Il en va finalement de même du récent et énième best-seller de Frédéric Lenoir, la Puissance de la joie, paru il y a quelques mois et dont on a entendu abondamment parler dans tous les médias – avec apparitions à la radio, à la télévision et dans des vidéos sur internet. Plus encore que les précédents, F. Lenoir est devenu le phénomène français de la spiritualité positive et de la sagesse soft, avec un atout que la plupart de ses rivaux n’ont pas : capable de donner en peu de phrases un avis autorisé et pertinent sur le pape François (et même d’écrire un livre sur lui), de disserter sur le bouddhisme en Chine ou sur la religion des Indiens navajo aux États-Unis, il a une maîtrise savante et informée non seulement de la sagesse, mais de tout le « champ » des religions. Fait-il encore une différence entre les deux ? On en doute parfois, tant il manie avec virtuosité leurs entrecroisements. La Puissance de la joie, écrit à la première personne, bénéficie de ses multiples talents et de son expérience, évoquée à de nombreuses reprises pour donner consistance personnelle à ses propos. Spinoza, Jésus, le Bouddha, Platon et Aristote, le Tao, C. G. Jung, Bergson, Plotin, la sagesse indienne… sont appelés à la rescousse pour défendre la joie qui naît de l’élimination de la tristesse et de ses causes.
Mais, plus significatif peut-être que ce livre très travaillé qui désarme la critique, j’évoquerai un « enseignement grand public » sur la joie qu’il donne les dimanches matin sur France Culture, dans le prolongement de son livre2. Récemment, il racontait, pour illustrer le thème de la joie, un apologue bien connu à propos de saint François d’Assise, tiré des Fioretti, ces récits légendaires de sa vie. Par une journée d’hiver froide et pluvieuse, ce dernier chemine vers son monastère, Sainte-Marie-des-Anges, avec frère Léon, et il lui pose la question : « Qu’est-ce que la joie parfaite ? » Après avoir éliminé diverses réponses et alors qu’ils approchent de Sainte-Marie, François fait l’hypothèse que le portier les prendra pour des vagabonds et des voleurs et refusera de les laisser entrer : si tous deux, dit-il, supportent ce rejet avec patience, sans se mettre en colère, alors « frère Léon, écris que c’est cela la joie parfaite3 » ! Dans le commentaire de F. Lenoir, ce « chemin de sagesse » où marchent François et Léon devient celui de l’« éveil » (un des grands mots du bouddhisme), car ils acceptent de se « dés-identifier », de « ne plus s’identifier à leur personnage », de sortir du personnage « construit par leur ego » afin d’être « en lien », « en relation » (avec les autres humains, le monde, une « transcendance » en général). Il s’agit d’une déliaison et d’une reliaison, de se dépouiller de ce qui encombre pour devenir pleinement soi, s’améliorer, accéder à la « conscience d’être », de passer de l’ignorance à la connaissance, de l’inconscience à la conscience, de la peur à l’amour des autres et, par là, à la joie.
Pourquoi pas ? Mais cette lecture symbolique, très immanente (le mot « transcendance » est employé en passant, on ne sait trop pourquoi), gomme délibérément non seulement la réalité concrète du dénuement de François, mais aussi la tradition chrétienne d’où est issu ce récit. La fin de ce dernier fait en effet mention explicite des souffrances du « Christ béni » (qu’il faut méditer et imiter) et se termine par une citation de saint Paul des plus explicites : « Je ne veux point me glorifier si ce n’est dans la croix de notre Seigneur Jésus-Christ. » François, le stigmatisé des cinq plaies du Christ, le saint qui fut surnommé la « copie du Christ », est ainsi privé de ce qui fut d’évidence l’inspiration de sa voie exceptionnelle dans la pauvreté réelle : l’empathie avec le Christ pauvre et crucifié. Lenoir a certes le droit d’en faire une interprétation « postmoderne » (François acceptant d’être exclu par le portier, c’est François « lâchant prise »), loin de l’interprétation traditionnelle (François qui connaît la condition du Christ pauvre, né dans une crèche après avoir été refusé dans l’hôtellerie de Bethléem et symbole de tous ceux qui trouvent porte close et ne sont pas accueillis), mais alors sa propre lecture devient elle aussi très symbolique des spiritualités actuelles de l’immanence, où reviennent les mêmes auteurs et les mêmes maîtres mots que ceux qu’emploient les « amis de la sagesse » : tout est dans le « soi », tout vient de l’effort intérieur pour se débarrasser de son ego, tout réside dans le conatus spinoziste vers la joie.
Une question pour la démocratie
Dans son récent ouvrage, Malaise dans la démocratie4, Jean-Pierre Le Goff consacre un chapitre sévère à la description et à la critique des « formes de religiosité diffuse : développement personnel et écologie ». Il y refait sommairement l’histoire des origines de la religiosité postmoderne, lancée par les voyages en Californie et à Katmandou dans les années 1970 et la vogue du New Age dans les années 1980, puis portée, entre autres, depuis les années 1990, par la revue Psychologies, au succès impressionnant. Il cite Matthieu Ricard et Christophe André (à propos de la « méditation bienveillante » et de la « pleine conscience ») ainsi que Frédéric Lenoir (à propos de l’Inde et de l’écologie). Le Goff fait aussi un sort aux « derniers outils en vogue », comme l’ennéagramme5, ou encore à Pierre Rabhi, dont la « sobriété heureuse », mêlée de rejet de la vie citadine et de retour à la terre sacrale, séduit les foules et de nombreux lecteurs. Les sociologues de la religion et d’autres n’ont pas attendu Le Goff pour décrire ces phénomènes6, mais l’intérêt vient du lien qu’il fait entre ces sagesses et spiritualités diffuses et la démocratie épuisée. Au fond, elles sont en parfaite congruence avec la sortie de la religion « entendue comme la fin de la structuration des sociétés à partir d’un point de vue transcendant ». Elles s’arrangent fort bien d’un « individualisme désaffilié et autocentré », dont elles se prétendent aussi le remède, mais qu’en réalité elles entretiennent. Peut-être parce qu’il sent l’objection, F. Lenoir surtout insiste sur leur rôle social positif dans la cité. Il avance même que la guérison des souffrances et des blocages d’individus déprimés, malheureux, les rendra plus altruistes : s’ils sont heureux, ce sera le préalable d’une bonne vie « politique ». De son côté, P. Rabhi prêche aussi « l’avènement d’une société humaine fondée sur la puissance de l’amour ».
Jean-Pierre Le Goff évoque un « néo-bouddhisme » omniprésent, mais, alors que l’engouement officiel pour le bouddhisme est moindre, il vaudrait mieux parler d’une culture « post-bouddhiste » (sécularisée), au sens où la « voie » du bouddhisme a gagné aujourd’hui, malgré son recul public, la bataille de l’immanence : désormais tout vient « du dedans », de l’effort mental et de techniques de développement pour accéder au vrai soi et éloigner la souffrance afin d’accéder au bonheur. Au contraire, la transformation par un « dehors », une extériorité, une altérité (celle d’un Tout Autre, d’autrui, de tout objet de ce monde) – un principe fondamental du christianisme – paraissent, sinon exclues, du moins largement hors de saison, désuètes.
Les distinctions et les oppositions ne sont, bien sûr, pas tranchées à la hache entre le christianisme « dualiste » – ou, mieux, « duel » – et les nouvelles religiosités « monistes », préoccupées d’unification entre le corps et l’esprit, d’harmonie entre le dedans et le dehors, d’interdépendance universelle dans le cosmos. Il n’empêche que le succès de ces religiosités, où des individus tentent de déblayer l’amas de leurs « souffrances », a partie liée avec la crise des démocraties et l’« individualisme-roi ». Elles peuvent assurément soulager et rendre plus sereins des individus fatigués de soi, tristes, déprimés, mais en fin de compte, elles ne sont pas une bonne nouvelle pour la démocratie. Elles refléteraient plutôt, selon Le Goff, « l’anomie d’une société qui ne sait plus d’où elle vient ni où elle va ». Mais il y a surtout que, préoccupés qu’elles sont d’unification, de liaison, d’harmonie intérieure, de sentiments positifs, elles sont démunies, et nous laissent totalement démunis, pour penser le négatif, la violence (du politique, du social, de l’économie…), les « scissions » (pour parler comme Hegel) de l’histoire et la cruauté permanente de l’actualité. D’où, peut-être, l’effet de ronron, répétitif et lassant, des discours de sagesse.
Resterait d’ailleurs, sur le fond, à évaluer ce qu’il en est exactement du soulagement espéré et de sa présence durable. La médiatisation, la marchandisation et le succès même de ces auteurs et de leurs ouvrages font peser un doute sur la valeur de ces « produits » du marché de la sagesse – non pas sur la sincérité et l’authenticité des « sages », mais sur leur transmission pertinente et efficace au grand public. Dans la tradition, elles étaient d’acquisition ardue, souvent réservées à des « initiés », réclamant des efforts, une rude ascèse, de la patience, des exercices spirituels de longue durée, un accompagnement par le maître ou le directeur spirituel. Comment croire que les hommes et les femmes pressés d’aujourd’hui puissent les acquérir en lisant quelques livres ou en participant à quelques sessions le week-end ? La question est peut-être oiseuse, certes : les sagesses sont là avec leur succès et elles remplissent un vide, créé en partie par l’affaissement du christianisme (et maintenant aussi du judaïsme, après les décennies 1970-1980 si fécondes en redécouvertes7). L’équivoque vient de ce qu’on ne parle pas, ici et là, du même bonheur ou de la même joie. Et que la souffrance n’a pas du tout le même sens. Et que dans les sociétés de l’immanence pure et de la réussite individuelle, le combat entre les sagesses de l’immanence et les religions de l’altérité est inégal. Et que ce sont les secondes qui sont aujourd’hui interpellées sur leur capacité de séduire encore, de donner sens à l’existence et d’être un aiguillon pour le politique.
Jean-Louis Schlegel
Poésie
Jean-Pierre Verheggen
Comment faire fructifier un héritage littéraire
C’est un héritier immensément riche, Jean-Pierre Verheggen. Dont l’héritage, qu’il revendique lui-même, se compose de tous les textes, comportements, manifestes, délires et déclarations proposés par ceux qu’on nomme les « surréalistes belges ». Lesquels devraient, clamons-le très fort, faire l’objet d’une grande anthologie révélant l’ampleur de leur apport à la littérature et aux arts, tant ces trublions transformèrent le surréalisme sévère français en une industrie éminemment drôle et pour tout dire carnavalesque. D’Henri Michaux à Marcel Marïen, de Paul Nougé à Paul Magritte, d’Achille Chavée aux frères Picqueray, de Louis Scutenaire à Paul Colinet, en passant par une kyrielle de noms moins connus, les surréalistes belges nourrirent de leurs inventions en tous genres ce suprême esprit de dérision qui, aujourd’hui encore, persiste en Belgique dans la personne d’acteurs, de dessinateurs ou de metteurs en scène de cinéma (Poelvoorde, Damiens, Geluck, Van Groeningen, etc.). Il est vrai que morcelé comme il est en plusieurs communautés linguistiques et communales, leur pays ne se soucie pas tant que son voisin académique français de produire des synthèses et nomenclatures de ses principaux artistes.
À cet héritage premier on ajoutera, pour bien analyser le terreau sur lequel l’art du poète Verheggen a fleuri, l’ensemble des prophéties lancées par Antonin Artaud. C’est en effet par un salut hybride à Artaud et Rimbaud, Artaud Rimbur, que le poète belge ouvre son manifeste liminaire, convoquant toutes les affirmations esthétiques qu’il modulera par la suite. Soit un texte à la fois grave et burlesque, violent jusqu’à la déchirure même, comme le sont les prophéties d’Artaud. À ceci près que le poète belge admet d’emblée qu’il ne lui sera pas facile d’égaler son modèle.
Hé oui ! Pas facile, pour un poète en herbe, d’être un poète de ce niveau. Sonore ! Et de corps ! Sans parler, à ce niveau, du niveau de son rapport à la mort8 !
Rappelons cependant que ce « poète en herbe », qu’il prétend alors être, a déjà 48 ans. On ne parlera donc pas d’une herbe de première verdeur printanière à son propos. Car, justement, l’éclosion ou mieux l’explosion Verheggen fut relativement tardive. C’est dans ces mêmes années que le poète s’affranchit en effet des théories linguistiques et politiques révolutionnaires véhiculées par les premiers numéros de la revue TXT où il œuvrait en compagnie de son ami Christian Prigent. C’est alors qu’il semble retrouver la liberté irrespectueuse de la Belgique surréaliste pour devenir l’explosif dynamiteur de langage que l’on connaît. Dès lors, le poète belge accumule une série d’ouvrages aux titres rivalisant de drôlerie9, à l’instar de ceux qu’inventaient les amis de Paul Magritte pour ses tableaux, Scutenaire, Marïen et Nougé. Soit une production de haute fréquence et de drôlerie constante, dont on perçoit d’ailleurs la saveur encore plus amplement à l’écoute qu’à la lecture10. Le comique de lapsus s’y croise avec le comique de répétition pour faire de la langue une véritable friandise de coups fourrés que l’oreille décryptera avec juste ce temps de retard qu’il faut pour que se déclenche le rire. Quand au théoricien de TXT, constatons qu’il a mis de singulières rasades d’eau pragmatique dans le vin pur et dur originel lorsqu’il énonce ce pseudo-manifeste :
Je crois qu’écrire aujourd’hui, c’est plus que jamais repartir de la Cantilène de sainte Eulalie – le texte de Saint-Amand, de commencement et de première polyphonie ! – jusqu’aux théories de Jacques Lacan en passant par la cane (c’est le féminin de Lacan et le nom wallon du sexe de la femme) de Jeanne, comme la célébrait Brassens dans les brasseries et autres caves peu vaticanes11 !
Aucune peur de la vulgarité chez Verheggen, habile à brandir à son profit l’excuse du carnaval contre les officialités ou les académismes de tout poil.
Je préfère cette atmosphère de carnaval – qui est une autre façon de se faire chair ! – fût-elle obscène et caricaturale, à tout cet univers de crimes et châtiments12 !
Cependant, le rapport sérieux aux théories linguistiques et psychanalytiques que le poète belge semblait avoir noué dans les années 1970, puis abandonné vingt ans plus tard, est revenu subtilement masqué, sous forme de parades poétiques bouffonnes. Ce sont autant de défilés à la James Ensor faisant entrer le Christ de la Révolution dans Bruxelles, au milieu des banderoles les plus farfelues, qu’organise le poète-régisseur Verheggen. Chez lui, les ex-idéologues des années Trotski ou Mao prônent désormais l’engagement sous forme de langagement. La révolution, proclame-t-il, c’est d’abord dans le discours qu’il faut l’effectuer.
Voilà la vraie raison ! Voilà la vraie source de votre émotion ! Trouver une langue !
Trouvez, vous aussi, votre langue, jeunes gens ! Excavez celle qui est enfouie au plus profond de votre cervelle ! Dégagez la langue belge cachée sous votre belle langue. Osez reconnaître votre vraie ascendance ! Osez vous déclarer enfant de Sa Sainteté le Pape, Magritte ! Osez vous déclarer enfant de Sa Sainteté la Pipe, Magratte ! À sa chatte ! Osez vous avouer un descendant des Marx Broodthaers !
Osez vous prétendre un descendant chiard, ou un lardon blondasse, du grand Sitting-Moules-Frites et de sa grande casserole miam miam ! Ou un demi-frère bâtard de Lizène ou de Charlier ! Osez paraître un demi-Belge, démis – ou démuni, c’est pareil ! – de vos droits intellectuels !
Osez paraître ridicules13 !
À ce stade, la déflagration poétique se hausse largement au niveau, sinon d’Artaud, du moins des mots d’ordre idéologiques qui prétendaient tout purifier au lendemain du grand désordre de 1968. Le poète belge a choisi, quant à lui, une tout autre médecine, c’est-à-dire une volonté de clarification par le bas, par les viscères, qu’il opère sous l’égide d’un concept original créé par ses soins, celui d’insoncient. Jean-Pierre Verheggen est devenu le nom d’un médecin de l’école freudienne de Vienne ayant établi son cabinet de pratique maïeutique généralisée dans la langue française. Le premier, il montre la voie d’une insubordination du parler régional – le wallon en l’occurrence – sous la langue académique française centralisée. À un degré inconnu jusqu’à lui, il opère le premier soulèvement réel des langues dites « mineures » enfouies sous le français depuis Rabelais. La question que nous nous poserons, ironiquement, au stade de morcellement où nous sommes sur le vieux continent Europe est : son combat n’est-il pas trop tardif ? Nous craignons que si, mais, en attendant, nous ne bouderons absolument pas notre plaisir à écouter les inépuisables litanies du grand carnavalesque bakhtinien qu’est Jean-Pierre Verheggen.
Jacques Darras
Cinéma
La splendeur de Vincennes
Le bois dont les rêves sont faits, Claire Simon, Documentaire, Just Sayin’ Films et Pio & Co, France, 2016, 146 minutes
Claire Simon nous invite à nous promener dans les bois et à y constater que le loup n’y est pas forcément, voire que l’on aurait moins de chance de l’y croiser que dans un des halls de la gare du Nord où elle avait précédemment tourné. Cette plate-forme ferroviaire, une des plus importantes d’Europe, c’était un peu comme « l’entrée de l’enfer », aime-t-elle à dire. Pourtant, les personnages s’y rencontraient dans la fiction et le suivi de leur trajectoire y générait du récit. Simultanément, la cinéaste avait réalisé Géographie humaine (Les Films d’ici, 2013) à partir des mêmes rushes, un documentaire où elle donnait la parole à certaines des personnes croisées au sein de la gare, mais sans forcément créer de tissu narratif entre elles.
Le Bois dont les rêves sont faits part plutôt de ce second dispositif : cette fois, la cinéaste se promène dans le bois de Vincennes, avec sa caméra et presque pas d’équipe, elle engage la conversation, comme nous aimons à le faire quand il fait beau, que le contact avec la nature nous redonne goût à la vie et que, forts de ce plaisir, nous apprécions d’échanger avec ceux qui, comme nous, ont tourné, momentanément ou non, le dos à la ville.
Alors, on se souvient de la nature et on pense au bois. On passe du trottoir au sentier et nous y voilà, […] c’est la campagne, la forêt, l’enfance qui revient. On y croit, on y est. C’est une illusion vraie, un monde sauvage, un lieu pour tous, riches et pauvres, Français et étrangers, homos et hétéros, vieux et jeunes, vieux jeu ou branchés, le paradis retrouvé, qui sait ?
Dès l’ouverture du film, la voix off de Claire Simon (que l’on ne verra jamais à l’écran) donne le la. Et l’on passe d’une prostituée qui a accordé sa confiance à la cinéaste et lui parle de sa vie, simplement, et avec un magnifique sourire, à un fils de GI qui soulève des troncs pour garder la forme et balaie les feuilles pour entretenir lui aussi le bien commun, le bois. Ces deux personnages comptent parmi les rares qui reviennent plusieurs fois dans le film et ils sont émouvants : Daniel parle de son intérêt pour les femmes comme rarement un soldat le fait à l’écran, et il salue avec respect les Transall qui passent dans le ciel parisien le 14 Juillet. Stéphanie rame sur le lac pour distraire sa fille, mais il lui arrive d’accuser des baisses de moral. Un autre personnage reste lui aussi un peu plus à l’écran, un homme qui a fui le régime de Pol Pot et qui raconte sa vie et ses souffrances d’exilé… On croise plus rapidement toutes sortes d’individus, un peintre qui continue son tableau alors que le jour baisse, un voyeur, les patients d’un hôpital de jour voisin, un employé qui reconnaît ses pigeons un par un et peut donner leur numéro d’identification, et une multitude de personnes qui mangent, dansent, travaillent, font du sport, l’amour, la fête, et accomplissent des rituels (le nouvel an cambodgien).
La tentation est grande de les énumérer tous, tant nous éprouvons de plaisir à faire leur connaissance. Mais cette tentative d’épuisement ne rendrait pas compte du film, pas plus que la collection des rencontres ne permettrait de vraiment connaître le bois. Cet espace fait quand même mille hectares, arborés ou non, structurés de clairières ou recouverts d’espaces touffus ; il est le lieu de travail d’employés municipaux, de prostituées ; il reçoit des promeneurs du dimanche et abrite les barbecues festifs de jeunes Parisiens en goguette, de Guinéens qui aiment à se retrouver, mais aussi des campements plus installés, quatre-vingts l’hiver, deux cents l’été, dont les cabanes sont filmées avec attention : ce sont des lieux privatisés par ceux qui y demeurent à l’année. Ainsi, une femme, qui préfère vivre dans une tente en plein air plutôt qu’encore plus mal en ville, nous fait visiter son « intérieur » en extérieur, son salon sous les arbres. À ma connaissance, le cinéma français a rarement filmé les cabanes de ceux que l’on appelle des Sdf, exception faite de Pierre Schoeller, qui avait installé le personnage interprété par Guillaume Depardieu dans les bois, à un jet de pierre du château dans Versailles (Pelléas, 2008). D’ailleurs, les deux films traitent de ces logements de fortune de la même manière : puisque leurs habitants ont décidé d’y habiter (quelle qu’en soit la raison), c’est leur domicile et il doit être filmé sans exotisme. C’est d’ailleurs là l’une des caractéristiques du Bois dont les rêves sont faits : une tonalité étale, fondée sur le refus de hiérarchiser des humains par le traitement cinématographique.
Il faut ici saluer le travail de construction que la cinéaste a accompli avec son monteur, Luc Forveille : le tournage sur quatre saisons a généré cent soixante heures de rushes, alors que le film terminé ne dure « que » deux heures et demie. Nous faire passer d’un moment savoureux à un autre dans une structure horizontale semble alors obéir souterrainement à une vision, si ce n’est du monde, au moins de ce lieu déterminé qu’est le bois de Vincennes, « le paradis retrouvé » comme l’indiquait la voix off d’ouverture, sans oublier que la cinéaste ajoutait aussitôt une nuance : « Qui sait ? »
Quiconque a vu plusieurs œuvres de Claire Simon se doute bien que le spectateur ne va pas se trouver devant une proposition lénifiante qui oublierait la misère de ceux qui vivent dans le bois à demeure, la complexité de la sexualité de ceux qui le hantent, des relations tarifées aux pratiques de voyeurisme. Ce n’est bien sûr pas le cas. Qui plus est, la cinéaste ne met jamais ceux qui sont dans des situations difficiles en position de victimes ; elle place donc sur le même plan la mère de famille bon chic bon genre qui ne parle qu’à son bébé et Philippe qui, dans sa cabane, dort de longues heures pour faire face à sa situation contrainte d’ermite.
Tout se vaudrait-il ? Certainement pas et c’est ainsi que, peut-être, il faut prendre l’exergue du film, le quatrain extrait de « Correspondances » de Baudelaire, et plus précisément ce vers : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » Sauf qu’ici les « vivants piliers » qui dialoguent entre eux sont des êtres humains singuliers, toutes classes sociales, ethnies, origines, sexualités, tous sexes et âges confondus. Alors le paradis, ce pourrait être la conversation fictionnelle qui naît entre ces personnes qui ne se fréquentent pas à Vincennes, mais le font dans le film par le truchement du montage : Claire Simon est, dans le bois, comme le spectateur au cinéma. Je sais bien que le bois de Vincennes est une nature en partie artificielle, que le film est une représentation construite de la réalité, mais quand même ! « On y croit, on y est. C’est une illusion vraie… »
Certes, mais la cinéaste, qui a su nous forcer à voir la violence des rapports humains des cours d’école dans Récréations (Les Films d’ici, 1993), sait bien que cette « illusion vraie » est vrillée de l’intérieur, car même dans ce bois où l’on peut croire que le Bien est possible, elle introduit un élément aussi hétérogène qu’intense. Il s’agit du passage consacré à Gilles Deleuze. Hétérogène parce que, pour la seule fois dans le film, Claire Simon utilise des images qui ne sont pas les siennes, mais celles filmées par Marielle Burkhalter dans les années 1975-1976 à l’université de Vincennes pendant les cours du philosophe. Le moment est intense parce que ces images entrent en collision avec celles qu’elle-même a tournées il y a peu : des fourrés, des arbres et, au milieu, une jeune femme qui cherche une trace des lieux où son père a enseigné, il y a une quarantaine d’années. Émilie Deleuze, la cinéaste, fourrage dans les sous-bois, irritée de ne rien trouver. Et Claire Simon lui indique : « C’était là, la salle de cours se situait ici… », faisant lever des images mentales qui se nourrissent des plans de 1975 donnés à voir juste avant, Gilles Deleuze professant à Vincennes, dans ce qui était une université ouverte. Le fait d’avoir entendu la voix si reconnaissable du philosophe, d’avoir vu son corps dans des images d’une texture forcément différente (Marielle Burkhalter avait filmé avec une des premières caméras vidéo portables), a creusé un trou noir dans le paisible espace-temps fictionnel où le film nous avait installés. Cette nature que nous savions bien recréée l’a été sur l’arasement d’un des lieux de pensée les plus libres de la fin du xxe siècle, cette université où, comme le dit Deleuze dans son « abécédaire » audiovisuel, se retrouvait
un public d’un nouveau type qui n’était plus fait que d’étudiants, qui mélangeait tous les âges, des gens qui venaient d’activités très différentes, y compris d’hôpitaux psychiatriques, des malades, et qui était peut-être à la fois le public le plus bigarré et qui trouvait une unité mystérieuse.
C’était là, dit Deleuze, « la splendeur de Vincennes ».
Dans le Bois dont les rêves sont faits, Claire Simon nous montre un public tout aussi « bigarré », qui aujourd’hui ne vient pas chercher une parole philosophique mais un peu de sérénité, de travail, voire de plaisirs éphémères, dans une nature dont nous percevons à la fin du film qu’elle a été ordonnancée par l’homme dans l’effacement d’un lieu de pensée.
Carole Desbarats
Théâtre
Mise en scène, mise en rythme. Alain Françon
Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Edward Albee, mise en scène par Alain Françon au théâtre de l’Œuvre, du 8 janvier au 3 avril 2016. La Mer, d’Edward Bond, mise en scène par Alain Françon, à la Comédie-Française (Richelieu), du 5 mars au 15 juin 2016
Alain Françon n’est pas du genre à passer du côté des projecteurs et à se mettre en scène lui-même. L’occasion est néanmoins donnée ces temps-ci de saisir l’originalité de son travail théâtral au long cours. Un livre d’Odile Quirot vient d’être publié qui associe l’analyse d’un parcours commencé à Annecy dans les années 1968 et un entretien substantiel et rigoureux14. Par ailleurs, Françon vient de monter deux pièces : Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Edward Albee au théâtre de l’Œuvre, un théâtre privé dont la programmation est remarquable, et la Mer d’Edward Bond à la Comédie-Française, qui présente pour la première fois cet auteur « noir », dont la guerre est l’obsession, dans la grande salle Richelieu. Le théâtre de la Colline en avait monté de nombreux textes quand Françon en était le directeur.
Commençons par le parcours : le plus frappant est que le « brechtien gauchiste » des années 1970, le passionné du théâtre public qui admire Jean Dasté à Saint-Étienne et Roger Planchon à Lyon, n’hésite pas à créer, quand il quitte le théâtre public en 2010, une compagnie joliment nommée – en souvenir d’Annecy ! – « le Théâtre des nuages de neige ». Il continue à y travailler avec ses auteurs, comédiens et collaborateurs de toujours (décorateur, responsable des lumières, scénographe…). Si le projet d’un « théâtre élitiste pour tous » est toujours là, la recherche d’une qualité commune en reste la conviction première. Françon n’oppose pas un public de qualité et un privé embourgeoisé : il sait qu’il faut chercher des espaces, des lieux, des théâtres en tous genres où « faire du théâtre » avec ses proches, avec une troupe qui n’a rien d’officiel.
Cette aventure, aujourd’hui déliée d’un théâtre unique et public, passe avant tout par une cohorte apparemment fort différente, que Françon ne cesse de réinventer. Ce sont ces plumes qui prennent acte, à la fin du xixe siècle, de l’entrée dans un monde nihiliste, mais aussi d’un champ de bataille permanent dont la guerre de 1914-1918 sera la terrible démonstration : ce sont les grands Russes bien sûr, et surtout Tchekhov dont Françon (au début de sa carrière, celui-ci était pour lui « tout sauf du théâtre ») est devenu, dans la lignée de Constantin Stanislavski et de ses carnets, le metteur en scène contemporain attitré et reconnu. Il a notamment monté Ivanov, la Cerisaie, les Trois Sœurs… Mais c’est aussi Goldoni, dont la trilogie est une Cerisaie, une partie de campagne à l’italienne ; Feydeau, qui annonce le théâtre de l’absurde d’Eugène Ionesco et qu’il contribue avec d’autres à déniaiser et désembourgeoiser ; Henrik Ibsen qui ouvre l’Europe vers le Nord des hivers glacés15. Voilà des auteurs, avec le contemporain Michel Vinaver, dont il a été depuis Annecy l’introducteur, qui annoncent un théâtre du vide, qui se jouent d’un monde faussement plein en train de se défaire et qui donnent toute sa place à la guerre omniprésente chez Edward Bond. Il faut évoquer également des auteurs de langue allemande : Thomas Bernhardt, Botho Strauss et Peter Handke.
La liste n’est pas close, mais pourquoi cette communauté d’auteurs ? Elle rassemble des textes qui prennent acte de la nécessité (une « évidence ») de recréer sur scène un commun, un collectif qui ne tient pas « tout » ensemble : un théâtre de l’incertitude plus que de l’inquiétude.
La structure classique, dialogique, s’est brisée chez Tchekhov et Ibsen. Chez Ibsen, c’est le passé qui noircit les personnages, « ils ont tous un cadavre dans le placard ». Chez Tchekhov, souvent le dialogue s’évanouit : celui qui parle oublie son destinataire et soliloque sans s’en rendre compte.
Faut-il en conclure que ce théâtre prend seulement acte de la fin d’un monde et de la catastrophe à venir ? Si c’est le cas, il a également pour vertu de renouer avec « autre chose », de laisser entendre et voir que le mal et la violence n’ont pas encore tout broyé. C’est tout le sens de la magnifique pièce de Bond, la Mer, où l’on se trouve dans un vaudeville qui confine à l’horreur, où comique et tragique, burlesque et horreur se heurtent ou se frôlent sans arrêt comme chez les grands Russes. Françon aime les vaudevilles qui n’en laissent pas moins croire que tout peut aller un peu mieux et s’apaiser. Dans le vide, un peu de mieux, c’est un travail patient et silencieux, tout en sensibilité, que de le montrer. Françon connaît ses philosophes, il lit beaucoup mais il oublie concept et théorie dès qu’il se met au « travail théâtral ». C’est l’art de la mise en scène que d’essayer d’assurer, de rassurer, de recréer un peu de confiance…
Cela ne passe pas par la recherche de la bonne fin, mais par un travail de couture qui en fait un artiste de la rythmique, un musicien (terme qu’il réfute) de théâtre qui orchestre les contrastes et les impossibilités pour adoucir la dureté. Loin des élucubrations sur l’incommunicabilité, la pièce Qui a peur de Virginia Woolf ? n’a plus grand-chose à voir avec le film où Elizabeth Taylor et Richard Burton se déchirent en bon couple moderne, à la Tennessee Williams. Sur les planches, le couple se met plus ou moins violemment en scène dans des jeux dangereux face à ses jeunes invités/spectateurs pour cacher ses douleurs. Tout comme les bourgeoises de la Mer ne cessent de se mettre (mal) en scène. Rien d’autre au théâtre que des mensonges, des secrets, des souffrances et la nécessité de créer un commun, comme en retour, avec du rien et des riens16.
Chez Bond, il y a toujours la possibilité de cet horizon de sens. Bien sûr, toute activité est fragmentaire, et notre époque est une époque désorientée. Le mot universel a été gommé, mais l’homme est-il pour cela un champ dévasté ?
Cet art du rythme et de la couture qui décline les riens comme des agencements de gestes et de paroles, cette nécessité de la discrétion, de la douceur et de la pudeur, est la raison du grand respect que Françon porte à ses comédiens. Il n’est pas de ces metteurs en scène qui occupent la scène avec leurs acteurs ; il se livre à ses comédiens pour qu’ils se délivrent ensemble (lui qui est toujours dans la salle, dans l’ombre, à la place du spectateur pendant les répétitions) des chaînes et des enchaînements de la pièce. Il ne parle pas de ses « interprètes » (comme s’il fallait appliquer le texte), mais de ceux qui « produisent » avec lui de la scène. Ses acteurs sont légion : des proches comme Dominique Valadié, Wladimir Yordanoff, Gilles Privat, des acteurs du Français comme Laurent Stocker, mais aussi ceux qui sont des monstres de théâtre comme Serge Merlin et surtout Jean-Paul Roussillon qui, à la fin de sa vie, est passé de la troupe du Français à la troupe mobile d’Alain Françon17. Il n’est donc pas étonnant que cet « homme de troupe sans troupe », depuis son départ de la Colline, ait trouvé un magnifique équilibre avec les comédiens du Français. Qu’il ne se passe rien (Tchekhov, Handke, Strauss, Vinaver) ou qu’il y ait une intrigue qui grossit un personnage (Ibsen), Alain Françon travaille toujours une rythmique, qui se dévoile au fil des répétitions, avec ses comédiens.
Thèmes, auteurs, comédiens : on en revient toujours à la genèse d’un théâtre qui s’expose, au sens où il prend le risque de se montrer devant d’autres. Respectueux de ses anciens maîtres, Alain Françon a trouvé sa voie et rappelle qu’un metteur en scène de théâtre ne travaille pas « tout seul ». Le génie méconnu ou trop connu est une fiction : un metteur en scène avance à son rythme en s’appuyant sur des textes et des comédiens qui ne sont pas les uns et les autres des béquilles, mais aussi en privilégiant une thématique théâtrale qui est celle d’une époque nihiliste, en mal de bien commun. Ce rythme porte, en dépit de choix perturbants pour le spectateur, cette douceur qui laisse filer les corps et les paroles à la manière d’un tissu prenant forme. Au terme de ces digressions, on aura peut-être saisi pourquoi Alain Françon ne met pas en scène les classiques à la française… Ce qui le distingue des anciens, de Vilar, Planchon, Dasté, voire de Chéreau et Vitez, de ces animateurs d’un théâtre public qui se voulait démocratique car élitaire pour tous. Aujourd’hui ce « tous », devenu une fiction, est éclaté… Le livre d’Odile Quirot et les deux dernières mises en scène d’Alain Françon montrent bien que le metteur en scène a trouvé sa voie dans le dédale des textes.
Olivier Mongin
Expositions
La peinture, ou l’usage perdu des formes de vie
Exposition Gérard Fromanger, Centre Pompidou du 17 février au 16 mai 2016
Avec la peinture de Gérard Fromanger, nous pouvons réapprendre l’amour des images, tellement mis à mal par la conception d’un art sec, économe en lignes et en couleurs. Nous pouvons y trouver un miroir de nos formes de vie plus ou moins émancipées, plus ou moins aliénées : de la résistance politique à la consommation, des subjectivités habitées par le désir jusqu’aux humains désincarnés de la société médiatique. Fromanger fabrique des images grâce à un usage retrouvé de la photographie. Il projette des diapositives sur une toile et, peignant la photographie projetée, il insiste sur les couleurs et leurs contrastes : du rouge au bleu, du vert au jaune et au violet, du noir au blanc. Mais il s’associe en même temps à la pensée critique de la seconde moitié du xxe siècle. Avec ses amis, que furent Deleuze, Guattari et Foucault, il élabore un art politique critique à l’égard du capitalisme. Mais si on en reste à cette première analyse, la peinture de Fromanger nous échappe tant elle tient dans des formes picturales toujours en excès par rapport au réel et que l’on ne saurait réduire à un art engagé. Elle est habitée par des trouvailles artistiques qui font la force expressive de cette peinture : l’image pour l’image, le rouge ou la théâtralisation des formes de vie.
La peinture est dans l’image
En 1975, l’exposition personnelle de Gérard Fromanger à la galerie Jeanne Bucher à Paris était intitulée : « Le désir est partout ». Elle était accompagnée d’un texte de Michel Foucault qui présentait une analyse en profondeur de l’œuvre. Dans la Peinture photogénique, Foucault insiste sur l’importance de la photographie dans le travail de Fromanger. L’image est évanescente. De tels tableaux ne fixent pas d’images. Ils les font passer. L’image est du côté du désir nécessairement mobile : elle est impure, hybride et non technique. Le texte de Foucault est étonnant. Il rompt avec d’autres textes sur la peinture comme la conférence sur Manet entièrement consacrée à une analyse minutieuse et serrée d’un certain nombre de tableaux, faisant de Manet un artiste en dehors de l’histoire de l’art, « le premier des modernes », pour reprendre une expression de Georges Bataille18. Foucault commence à évoquer la peinture de Fromanger avec une phrase d’Ingres sur la photographie : « C’est très beau la photographie, mais il ne faut pas le dire19. »
Cette petite histoire de la photographie condensée par Foucault pourrait bien valoir comme une réponse à celle rédigée par Walter Benjamin au début des années 1930, d’autant que le philosophe sort des sentiers battus dans son analyse. La photographie ne se réduit pas à une technique contraignante qui aurait autorisé cependant une nouvelle vision de la réalité ou de nouvelles perspectives pour l’art. Mais elle peut être comprise, selon Foucault, comme ayant rendu possible l’établissement d’une « insolente liberté20 » dont la peinture de Fromanger permettrait de retrouver l’esprit. Cette insolente liberté, remise sur le devant de la scène par le peintre, est précisée par le philosophe : utilisation d’images sans fond, semblant exister par elles-mêmes et ne se fixant que provisoirement sur un support. Le désir des images est partout grâce à une « peinture photogénique » où l’image n’est pas une représentation de la réalité. Le désir s’exprime dans la circulation ininterrompue et indéfinie des images. Les images dans les tableaux ne semblent se raccrocher qu’à elles-mêmes et à leurs possibilités en termes de lignes et de couleurs ; la réalité captée par la photographie projetée sur la toile blanche disparaît pour prendre la forme du simulacre, actualisée par le geste du peintre, splendide.
Chaque tableau fait passer des images, et fait passer d’un support d’image à un autre support d’image, ce que montre bien la méthode du peintre, « la série photo-diapositive-projection-peinture ». Du coup, comme l’écrit Michel Foucault,
la rue n’est pas donnée dans l’image. Non qu’elle soit absente. Mais parce qu’elle est intégrée en quelque sorte à la technique du peintre. […] Les tableaux n’ont plus besoin de représenter la rue ; ils sont des rues, des routes, des chemins à travers les continents, jusqu’au cœur de la Chine ou de l’Afrique21.
La peinture de Fromanger est une peinture d’après la déconstruction qui avait fait du peintre un ennemi de la peinture et de tout geste pictural sacralisé. Mais elle se reconstruit en dehors de l’entre-soi du médium puisque le peintre a besoin du photographe qui a besoin lui-même de la foule de la rue ou du penseur. Les images se précipitent dans les tableaux au nom de la mise en place d’un art hybride ou impur très loin de croire à une vérité de la peinture. Les images jouent avec les images. Elles sont sans fond, ne font que passer. Les tableaux de Gérard Fromanger font penser aux images de stars chez Andy Warhol. Tout comme l’image démultipliée de Marylin Monroe ne renvoie jamais à l’existence réelle de l’actrice, les images répétées des rues parisiennes sont artificialisées jusqu’à faire oublier la réalité qu’elles pourraient représenter.
Le rouge
La couleur rouge accompagne toute l’œuvre de Fromanger. Le Film-Tract no 1968, fait avec Jean-Luc Godard, le plus célèbre sans doute des ciné-tracts de Mai 1968, témoigne de l’insolence d’un rouge insurrectionnel avec un drapeau qui saigne, un rouge qui coule pour attaquer le bleu et le blanc du drapeau. Le rouge se répand. Il est partout, à l’instar d’une lutte qui se généralise alors en France comme un souffle printanier, un vent de révolte irrésistible. Fromanger installe alors à Paris les Souffles de mai, des demi-sphères de verre qui sont autant de bulles rouges permettant de contempler la ville à travers un filtre rouge.
Mais le rouge de la révolution est vite rattrapé par un devenir-marchandise de l’espace public. Il devient le rouge anonyme du divertissement, de la consommation et de la flânerie sur les grands boulevards parisiens. Les silhouettes peintes en rouge dans la série Boulevard des Italiens ne montrent plus que des piétons tranquilles devant les vitrines, les salles de cinéma, les banques ou les bouches de métro. Le rouge a perdu la vibrance de l’insurrection pour devenir l’incarnation du flâneur qui ajuste ses mouvements sur ceux des autres et dont l’aisance s’exprime dans une négation des contraintes temporelles. Le flâneur est incarné par un rouge quotidien et sans histoire alors que le rouge du drapeau qui coule n’en finit pas de sortir de cadres imposés ou de formes unifiées. Le monde du rouge devient sceptique : les passants rouges sont des humains distraits et insensibles aux luttes politiques.
Cette métamorphose du rouge ouvre alors d’autres horizons dans la peinture de Fromanger. Perdant de sa force politique, le rouge peut être marié à d’autres couleurs tant il échoue à incarner les subjectivités désirantes. Que devient d’ailleurs le désir lui-même, celui du peintre et de ses amis, de montrer et de penser les trajets des humains dans les villes, à un moment où les assujettissements sont de plus en plus subtils et de moins en moins visibles ?
La théâtralité de la peinture
Dans son texte sur l’exposition Gérard Fromanger au Centre Pompidou, Michel Gauthier évoque la théâtralité de la peinture de Fromanger à partir d’une toile de 1974, En Chine, à Hu-Xian, toile composée à partir d’une photographie prise par lui à l’occasion d’un voyage d’intellectuels et d’artistes en Chine. Selon les propos de Michel Gauthier, cette toile pourrait être jugée théâtrale par l’historien de l’art Michael Fried qui avait mis en avant l’anti-théâtralité de la peinture française du xviiie siècle avec la notion d’absorbement22. La peinture française, d’un Greuze par exemple, romprait avec la théâtralité frontale et le grand spectacle de la peinture baroque où les personnages semblent solliciter le spectateur. À l’opposé, la peinture du xviiie siècle montre des personnages absorbés par leurs actions, totalement pris dans la scène représentée comme si toute extériorité pouvait être niée, et au premier chef, le spectateur déclaré absent.
L’usage de l’art pose alors un spectacle à distance d’une théâtralité trop affirmée, où l’appropriation par le regard est d’autant plus difficile que les œuvres semblent étanches à tout décryptage. Le tableau devient impénétrable. Une nouvelle figure du spectateur avisé, profond ou intelligent n’arrive toutefois jamais à déjouer le mystère de l’art. La peinture de Fromanger rompt avec cette tradition qui pose un spectateur non impliqué. Elle est théâtrale, au contraire, en ce qu’elle permet au spectateur de croiser le regard des personnages et d’entrer un peu dans leurs formes de vie : le regard des paysans de Chine croise notre regard, la surexposition des couleurs rendant même possible une considération de chaque singularité.
Mais cette théâtralité se dissout dans le monde tel qu’il se constitue au fur et à mesure du parcours du peintre : après l’activisme politique de 1968, le poids de la consommation et de la société de marché, puis la désinformation produite par l’ère du tout médiatique empêchent toute prise des individus sur la réalité : tout est codé, tout est voué à l’abstraction et à la confusion médiatique. La peinture devient moins théâtrale, moins rouge, plus vulnérable et habitée par des lignes qui défont les identités humaines. La centralité n’est plus l’humain mais le signe et ses normes qui font des êtres humains des êtres assujettis. Quelle possibilité d’un monde commun pouvons-nous espérer alors même que l’égalité politique s’est effacée ?
Il nous reste la peinture de Fromanger, peinture réparatrice qui nous rappelle qu’un autre monde est possible, que des moments de révolte, de résistance et de dissensus peuvent s’incarner à certains moments de l’histoire, au tournant d’une rue ou d’une place ; de tels moments font des individus autre chose que des passants, des flâneurs ou des consommateurs. Ils deviennent des acteurs, des occupants qui portent le rouge comme un vêtement de fête.
Fabienne Brugère
La majesté des ruines
Hubert Robert (1733-1808). Un peintre visionnaire, Une exposition conçue par Guillaume Faroult au Louvre du 9 mars au 30 mai 2016
Pour cette exposition, le « peintre des ruines » est qualifié de « visionnaire ». On peut justifier ce titre en rapprochant deux de ses plus célèbres tableaux, exposés ensemble en 1796 : la grande galerie du Louvre imaginée selon deux visions bien différentes. D’un côté, un Projet d’aménagement de la Grande Galerie du Louvre : éclairage zénithal, succession de portiques, murs couverts de toiles accrochées serré, plancher livré aux visiteurs et aux copistes. De l’autre, une Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines après qu’elle a été pillée, vandalisée, puis abandonnée aux offenses du temps : éventrée mais ouverte sur un ciel clément, le sommet des murs garni d’une végétation consolatrice. Même déchu, ce noble espace attire des amateurs acharnés à sauver ce qui peut l’être, recueillant une tête ou dessinant une statue. Hubert Robert évoque son activité de dessinateur sur le motif à travers les artistes devant une toile ou un carton, assis sur le sol ou sur le fût renversé d’une colonne, tout à leur tâche de saisir et de transmettre.
La curiosité avide de l’artiste, on la voit le mieux dans ses dessins. Dessin proliférant et prolifique, insatiable et enthousiaste, qui ne vise pas la synthèse brève, qui poursuit son objet, va à sa rencontre, le réengendre grâce à son propre déploiement. De manière analogue, on dira qu’il y a une équivalence entre deux types de renaissance : la rencontre de l’artiste avec les sites et les monuments, et la vie commune que ceux-ci abritent, végétale, animale, sociale, cultivée ou populaire (lavandières, portefaix, draps au séchage, bergers et moutons, chiens errants, rouliers et bateliers…). En dessinant inlassablement voûtes et chapiteaux comme en rapprochant la vie ordinaire et la majesté des ruines, Hubert Robert associe deux pôles de sa vision du monde : le vieillissement et la perpétuelle naissance.
Dans cette œuvre, les monuments n’ont pas honte de leur âge. Ils en portent les cicatrices, donc sollicitent une affection que les restaurations modernes tendent plutôt à décourager, ainsi le Panthéon noble et chenu au centre du Port de Rome. Hubert Robert veut nous rapprocher de ce qu’il honore, et, puisque nous connaissons une vie précaire, il insiste sur celle des monuments, laissant entendre que cette vie qui les abîme emporte en même temps une promesse. On n’est pas humain, suggère-t-il, sans assumer le déclin et la vieillesse, sans passer la main. Il ne met pas en scène l’« orgueil romain » qui rebutait Du Bellay ; il nous raconte l’enfoncement, jamais total, de Rome dans le temps comme dans la végétation et les tréfonds encombrés où la lampe du découvreur vient jeter une lumière triomphale.
Quelques décennies plus tard, Chateaubriand a discerné dans la forme des paysages du Latium, dans « les coteaux taillés en terrasses », « la main puissante des Romains ». Moins romantique, homme des Lumières sans nostalgie, Hubert Robert distingue les strates temporelles, pour les associer d’une manière optimiste, sinon progressiste. Peintre de ruines certes, mais aussi, en même temps, peintre de la vie d’un peuple qui habite chez les empereurs et leurs dieux, peintre d’une vie que symbolise l’eau courante, répandue à profusion, dans les fontaines et les cascades. Rien n’est plus révélateur du « système », si l’on peut dire, du peintre que sa gêne à Versailles. Il semble s’être demandé ce qui pouvait affecter, donc rendre accessible, cet ordonnancement complet. À défaut de ruines, il a disposé au premier plan de plusieurs tableaux des arbres que l’on abat, dont certains ont été mutilés ou renversés par une tempête.
D’une manière générale, sauf peut-être à Nîmes, Hubert Robert est moins inspiré en France qu’à Rome. Paris manque de ruines, à moins que ce ne soit le succès qui l’incite à la facilité quand il revient d’Italie. Les monuments parisiens, il les assemble assez platement. Son talent ne se réveille que pour décrire la destruction des boutiques du pont Notre-Dame. Mais un événement va le pousser plus loin qu’il n’imaginait : la Révolution.
Jusqu’alors sa peinture avait exprimé, selon une formule de Diderot, « une douce mélancolie ». Il avait chanté, agrémentée par la curiosité antiquisante, une aimable coexistence entre l’histoire et la vie paisible. Une histoire comme désamorcée, figée, abritait une vie coulant comme source, tout en lui offrant un cadre qui la grandissait : imaginez-vous rentrant le foin sous la voûte splendide d’une basilique romaine ! Mais, avec 1789 et l’admirable Bastille dans les premiers jours de sa démolition, peinte sur le moment, l’histoire et la vie cessent d’être parallèles, elles entrent dans une résonance puissante. La Bastille n’est pas une ruine hors du temps, la majesté de cette masse gris-rose, à peine entamée par la frange claire de la démolition, montre l’énormité de l’événement et de ce qu’il déplace. Proche de la noblesse libérale, franc-maçon, Hubert Robert sera aspiré par le maelström révolutionnaire, et il sera emprisonné en 1793, jusqu’au 9 thermidor.
Les tableaux de prison sont sans doute les plus émouvants et les plus forts de toute l’œuvre. Le célèbre Ravitaillement des prisonniers à Saint-Lazare est aussi sobre qu’éloquent sur l’abandon des détenus. Non moins poignante est la Vue de la cellule du baron de Besenval, « portrait indirect » d’un aristocrate prisonnier, non représenté mais évoqué par la peinture de sa détention (un carton à dessin, une chaise, lové sur l’appui de la fenêtre, le chien substitué à son maître, des serviettes de toilette, une assiette au sol et surtout, plastiquement obsédante, la fenêtre à barreaux). On pense à l’autoportrait de Courbet peint en 1871, quand il était à Sainte-Pélagie. Alors que l’ensemble de l’œuvre d’Hubert Robert apparaît voué à la communication heureuse, les œuvres de la période révolutionnaire ont pour trame le tragique de la séparation, soit entre le tableau et le modèle absent, soit à l’intérieur de la scène représentée : dans le Ravitaillement, les prisonniers sont sur la volée supérieure, celles qui les ravitaillent sur la volée inférieure d’un escalier où l’on ne peut pas se rencontrer, puisqu’il ne comporte aucun palier et que les deux volées butent sur le mur du fond.
Peintes peu après, les deux Grande Galerie témoignent de l’ébranlement subi : au lieu de la bonne vie dans les vestiges patrimoniaux, sont décrites séparément deux éventualités : le pillage et la ruine (dont on pourra néanmoins tirer de la beauté) et le foisonnement muséal, celui des visiteurs fascinés et celui des œuvres qu’on ne cessera jamais d’imiter.
Paul Thibaud
Livres
La mélopée de Rahman
À la lumière de ce que nous savons, Zia Haider Rahman, Christian Bourgois, 2016, 514 p., 25 €
Ce premier roman ambitieux échappe à toute classification tant la pluralité des angles d’approche en rend la perception à la fois diffuse et intense. À partir d’une intrigue relativement simple – en 2008, suite à la soudaine réapparition à sa porte de son grand ami d’Oxford, Zafar, hirsute et désemparé, le narrateur, dont on ignore le nom, décide d’en retracer la vie, en s’appuyant sur les carnets de notes qu’il lui remet et les propos qu’il lui tient –, Zia Haider Rahman invite à un périple dans le temps, avec un retour sur les années 1980-1990, et dans l’espace, de Londres à Kaboul en passant par Yale, Islamabad, Oxford ou New York. Les thèmes de l’exil, de la construction identitaire, de l’appartenance sociale, du racisme, de la trahison intime ou collective habitent un récit qui oscille entre érudition impressionnante et décryptage pénétrant des affects avec, en filigrane, un dialogue entre une accumulation de connaissances et une lecture du monde susceptible de les intégrer.
Sans cesse interrompu par de longues digressions sous forme d’anecdotes anciennes, de citations, de réflexions sur des sujets les plus divers – de l’élevage des pigeons à l’état du réseau ferroviaire au Bangladesh –, de notes de bas de page sur des points précis de religion, d’histoire, de politique ou de sciences dures, d’épigraphes nombreuses, le roman résonne comme une mélopée lancinante et imprévisible, faisant fi de tout repère, suggérant toujours un ailleurs mystérieux, encore inaccessible. En ayant recours à la première personne du singulier, car le rôle de porte-parole assumé par le narrateur fait aussi sens, Zia Haider Rahman guide Zafar vers l’acceptation de sa vérité, démasquant tous les écrans qui lui font obstacle – son parcours universitaire et professionnel, son histoire d’amour avec l’aristocrate Emily Hampton-Wyvern, son engagement humanitaire et politique, son effondrement psychique.
Zia Haiden Rahman excelle à brouiller les pistes, imprimant au récit un rythme saccadé, à l’image des doutes qui assaillent Zafar, des chemins détournés qu’il lui faut emprunter pour oser se dévoiler, des stratégies imaginées par le narrateur pour retracer au mieux l’histoire torturée de son ami.
Les références à des auteurs comme W.G. Sebald, Somerset Maugham, Edward W. Said ou David Foster Wallace, les explications sur la crise financière de 2008, le rappel du rôle des organismes internationaux, le discours sur l’importance des mathématiques et notamment du théorème d’incomplétude de Kurt Gödel, les descriptions géographiques du Pakistan, du Bangladesh ou de l’Afghanistan, les monologues autour de la perception du temps et de la mémoire, du poids de la religion, de la pertinence de la psychiatrie sont autant d’éléments qui structurent le récit. Ils ne le transforment pas pour autant en compilation savante de savoirs disparates, même si la tonalité sérieuse des propos en rend la lecture parfois ardue ; ils ne sont que des barrières imaginées pour retarder l’irruption d’un vécu douloureux et complexe.
Tout comme Zia Haider Rahman, Zafar vient d’un village du Bangladesh et émigre en Grande-Bretagne avec ses parents qui, maîtrisant imparfaitement la langue anglaise, sont confinés à des métiers modestes. Il connaît la pauvreté, mais en dépit de conditions de vie extrêmement difficiles, réussit à étudier les mathématiques dans un prestigieux collège d’Oxford, puis travaille à Wall Street avant de s’engager dans un organisme international. Le narrateur symbolise un autre pan de l’histoire du Pakistan : l’un de ses grands-pères était ambassadeur du Pakistan aux États-Unis, l’autre était un riche industriel, son père, après de brillantes études aux États-Unis, enseigne la physique à Oxford, sa mère est psychothérapeute ; sa famille, qui appartient à une élite d’argent et de culture, participe en tant que telle à la vie aristocratique britannique.
Zia Haider Rahman joue sur les termes de cette amitié, évoquée indifféremment par Zafar et le narrateur, sans respect de la chronologie, pour faire par intermittence basculer le récit d’un compte rendu froid à des scènes qui marquent la différence et blessent. Le rythme s’accélère alors comme si les protagonistes craignaient d’être dépassés par leurs émotions. Le narrateur se souvient de ne pas avoir pu parler aux parents de Zafar à Oxford, souligne les doutes de son grand-père quant à son choix d’une épouse pakistanaise, certes, mais d’un autre milieu. Zafar raconte la réticence d’Emily pendant leur liaison à le présenter officiellement à ses amis même si, aux côtés du narrateur, il naviguait souvent dans les mêmes cercles. Les visions de l’Amérique, généreuse terre d’accueil, et de la Grande-Bretagne, perclue dans des préjugés de classe, s’opposent à travers des tableaux détaillés – une arrivée dans un aéroport, l’aménagement d’un château, le cérémonial qui précède une remise de diplômes, les règles de fonctionnement d’une entreprise.
Au fur et à mesure que le narrateur progresse dans sa transcription de la vie de Zafar et prend conscience aussi de sa lâcheté, de ses faiblesses, de son échec tant personnel que professionnel, l’étau se resserre, les compromis s’avèrent inefficaces, le dénouement se construit. Tout se précipite dans une tension insoutenable qui correspond aussi aux bouleversements géopolitiques de ces dernières années. À la lumière de ce que nous savons devient alors véritablement un roman de l’après-11 Septembre. Entourés d’idéalistes mais aussi de fonctionnaires, de traîtres, de financiers ou de mercenaires, Emily et Zafar se perdent et se retrouvent entre Kaboul et Islamabad dans de vagues missions confiées par des organismes internationaux ou humanitaires. Zafar, dans un geste inconsidéré, peut enfin donner libre cours à sa colère. Il n’a plus besoin de se cacher derrière une accumulation de connaissances, une passion pour les mathématiques, un espoir d’amour fou, de descendance et d’intégration dans la société britannique. L’écriture de ses carnets, l’enregistrement de ses tourments, le roman de sa vie racontée par son ami de toujours, le témoin, l’acteur aussi de ses blessures, lui permettent de se réconcilier avec l’irréconciliable, sa solitude, sa marginalité, son impossible enracinement, sa conviction tardive que tout ne peut être expliqué ou compris. À l’image de Zafar, petit garçon accueilli dans son village du nord-est du Bangladesh pour quatre petites années de bonheur par une jeune femme qui lui caresse la joue et le serre dans ses bras, répond la photographie de Kurt Gödel et Albert Einstein à Princeton.
Sylvie Bressler
Archives du père
Une vie brève, Michèle Audin, Gallimard, 2016, 192 p., 7, 10 €
Nous avons tous lu le nom de Maurice Audin (1932-1957) dans nos livres d’histoire contemporaine. Il est souvent cité au détour d’un paragraphe consacré à la guerre d’Algérie et aux actes de torture perpétrés par des soldats français à l’occasion notamment de « la bataille d’Alger », aux côtés de celui d’Henri Alleg, auteur de la Question, qui le croisa en détention peu de jours avant sa disparition.
Cette appartenance à l’histoire n’est pas soldée et la mémoire de Maurice Audin continue à nous hanter. François Hollande lui a rendu hommage sur la place éponyme à l’occasion de sa visite d’État en Algérie le 20 décembre 2012. Il s’était, peu de jours avant, engagé par courrier auprès de sa veuve, Josette Audin, à lui transmettre les archives du ministère de la Défense concernant la disparition de son défunt mari. Ces archives ont été rendues publiques le 1er février 2013, mais cette divulgation n’a pas apporté d’éléments nouveaux. Par la plume du président de la République, l’État a reconnu en juillet 2014 que la mort de Maurice Audin avait eu lieu en détention et non à l’occasion d’une évasion, mais sans assumer de responsabilité particulière dans cette disparition.
Dans Une vie brève, livre consacré à son père, Michèle Audin ne cherche pas à explorer plus avant les replis de la « grande Histoire ». Elle vise au contraire à s’en mettre à l’abri, pour mieux appréhender l’histoire singulière de son père qu’elle n’a connu que durant trois ans. Pour prendre connaissance de son père, Michèle Audin, mathématicienne comme Maurice et membre de l’Oulipo, adopte une méthode rigoureuse. Elle veut « attester », « affirmer » plutôt qu’« imaginer ». Elle s’appuie sur l’ensemble des traces qu’elle peut rassembler – lettres, photos, documents, recherches sur le « ouèbe », objets – plutôt d’ailleurs que sur des témoignages. Parfois, les sources se croisent comme pour la montre de son père, visible sur une photographie et dont l’achat est noté sur un carnet de comptes. Ces carnets de comptes de 1953 et 1954 constituent d’ailleurs une source inépuisable d’informations concrètes permettant à Michèle de savoir ce que ses parents mangeaient (on salive à l’évocation des zlabias, des mounas ou des ftaïrs frits), ce que son père fumait (des Camélias sports), ses lectures à travers ses abonnements et, toujours avec la même rigueur, d’émettre des hypothèses sur leurs sorties en ville ou les changements dans leur vie occasionnés par sa naissance. L’esprit ludique de l’Oulipo apparaît lorsque l’auteur utilise l’« échelle œufs » pour tenter de comparer, avec efficacité, le niveau de vie et le pouvoir d’achat de ses parents aux nôtres.
L’objectivité passe par la distanciation. Elle parle ainsi d’elle-même à la troisième personne – « le bébé » – pour décrire la période des trois années durant lesquelles elle a côtoyé son père. Elle se méfie aussi des « souvenirs ». D’abord parce qu’elle en a peu et qu’ils sont souvent reconstitués par le récit des tiers : lorsque son père attrape pour elle une cigale en vacances à Vaison-la-Romaine, lorsque celui-ci empêche sa mère de lui mettre de la harissa dans la bouche parce qu’elle a dit un gros mot. Mais aussi pour une raison beaucoup plus personnelle et émouvante : elle craint qu’en les dévoilant dans son livre, ils ne s’envolent et elle ne les perde.
Entre le souvenir et l’Histoire, la reconstitution de la vie de Maurice est un défilé étroit. L’Histoire est ce qui pèse et empêche d’abord Michèle d’approcher son père : à l’Académie des sciences, elle prétend au personnel faire des recherches sur d’autres mathématiciens que son père et, plus jeune, dément auprès de ses camarades avoir un rapport, malgré son nom, avec ce personnage historique. Mais l’Histoire est aussi une technique qui offre des angles et des zooms qui permettent d’appréhender un sujet chargé d’émotions. L’histoire cosmogonique d’abord élargit au début du livre le jeu des causes et des effets et suggère des affiliations centenaires, entre l’esprit de révolte de son père et les canuts lyonnais par exemple :
Des atomes de carbone, d’oxygène, d’hydrogène, leur association dans des molécules d’eau, de méthane ou de gaz carbonique, la soupe primitive, des molécules plus complexes, puis des filaments d’Adn, des petites cellules, les rapports sociaux de classes, l’arrivée du métier à tisser Jacquard dans les ateliers des soyeux lyonnais, l’exode rural, l’expansion coloniale […] le hasard, la nécessité, un peu de tendresse ou un moment d’amour, tout cela s’était conjugué, mélangé, assemblé, pour le faire exister, lui, brièvement, vingt-cinq ans et quatre mois, le nombre de jours exact on ne peut même pas le dire, brièvement mais assez pour qu’il ait laissé quelques traces, des traces ténues mais des traces.
L’histoire des mathématiques, ensuite, qui creuse une veine à part dans le livre, et permet d’aborder la figure de son père à travers ses recherches et la préparation de sa thèse, et d’évoquer d’autres figures de mathématiciens célèbres tels que Laurent Schwartz. Enfin, d’autres personnages sont convoqués, qui relèvent de la biographie familiale mais dont le rapport à l’Histoire et à l’institution fait signe vers le destin de Maurice : ainsi ce grand-père paternel, qui se nommait déjà Maurice Audin (à cette époque les enfants héritaient des prénoms des morts), vaincu par la tuberculose durant la Première Guerre mondiale, mais non reconnu par l’État comme étant « mort pour la France ».
Malgré cette défiance du souvenir, en dépit de cette instrumentalisation habile de l’Histoire, la quête de Michèle Audin ne saurait lui permettre de retrouver pleinement son père. Elle l’avoue en plusieurs endroits de son livre : elle ne sait pas ce qui le faisait rire ; elle ignore ce qu’il a ressenti durant les années passées dans les écoles de troupe ; les photos en noir et blanc, trop figées, l’empêchent de l’imaginer lors de son déplacement à Paris en 1956, alors que l’on inaugure là-bas le métro à pneu et ses wagons verts et rouges. Des détails, des attitudes ne sont réductibles à aucune trace :
Mais je voudrais aussi me souvenir d’une habitude, d’une expression, de la manière qu’il avait de porter tel ou tel vêtement, de choses inessentielles, banales, insignifiantes. J’aimerais lui connaître des défauts.
Par ailleurs, au fil du récit, la grande Histoire vient peu à peu envahir à nouveau l’histoire singulière de Maurice : les finances du Parti communiste algérien occupent son carnet de comptes dès 1954, son appartement de trois pièces rue Flaubert héberge successivement plusieurs membres clandestins du parti. Enfin le jour de la publication de sa dernière note de recherche mathématique, il est déjà soumis à la torture. Mais l’énigme affleure également pour cette part politique de l’universitaire : pourquoi cet engagement communiste et anticolonialiste ? Comment est-il né, à l’occasion de quels faits et de quelles rencontres s’est-il fortifié ? Auteure et lecteur ne disposent que de maigres indices comme si les convictions les plus profondes étaient inexplicables : une citation de Pascal sur un cahier de lycée – « Pour avoir la paix, qui est le plus grand des biens, on a eu raison de distinguer les hommes par l’action plutôt que par les qualités intérieures » ; une autre de Buffon – « La première de toutes les religions, c’est de garder chacun la sienne. »
Mais si la connaissance de son père demeure partielle, l’effet de transmission est puissant : à travers les mathématiques bien sûr. À travers l’écriture aussi, puisque grâce à la précocité de Michèle, son père a pu lui apprendre à lire dans ses cahiers de mathématiques avant l’âge de 3 ans. Elle utilise d’ailleurs aujourd’hui la même encre que lui, une encre « bleu nuit », qui à la fois trace et se perd dans le noir.
Jérôme Giudicelli
Politique de la littérature
Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Hélène Merlin-Kajman, Gallimard, coll. « Les essais », 2016, 336 p., 23, 50 €
Quelques mois après l’ouvrage de William Marx sur la Haine de la littérature (Éditions de Minuit, 2015), le présent essai d’Hélène Merlin-Kajman envisage celle-ci comme une « zone à défendre ». Au-delà de la coïncidence éditoriale, on peut voir là un souci renouvelé des universitaires de s’écarter de leur spécialisation afin de trouver des explications et des réponses à la crise contemporaine des études littéraires, dépossédées du rôle central qu’elles occupaient dans les cursus scolaires et académiques. Si l’on croise dans ces pages Molière, Charles Sorel, La Fontaine, le cardinal de Retz, Mme de Sévigné, auxquels l’auteure a consacré par ailleurs des articles savants, ce sera pour s’interroger sur les réactions qu’ils peuvent susciter chez un lecteur d’aujourd’hui, qu’il soit ou non un professionnel du commentaire. En effet, Hélène Merlin-Kajman ne s’attache pas ici aux textes eux-mêmes, non plus qu’au discours critique potentiellement légitimant, mais, de manière originale, prend pour objet la scène dans laquelle se noue la rencontre entre un texte et un lecteur, scène à partir de laquelle peut s’instituer un partage. C’est ce qui fait envisager à Hélène Merlin-Kajman la littérature comme « objet transitionnel », au sens que Winnicott donne à ce concept en psychanalyse : elle permet de construire le rapport de chacun au monde.
La démarche adoptée est résolument empirique, faisant de chaque chapitre une étude de cas : un enfant de l’auteure qui se révolte contre la cruauté du poète dans « Le mauvais vitrier » de Baudelaire, la polémique suscitée par un enseignant de lycée faisant lire à ses élèves le Grand Cahier d’Agota Kristof, un étudiant prenant le parti de la famille de Gregor Samsa dans la Métamorphose. Autant de situations dans lesquelles les lecteurs sont confrontés à l’émotion produite sur eux par les textes. Hélène Merlin-Kajman entend ne pas opposer cette lecture à la lecture savante, celle que produit l’exercice du commentaire, mais se demander comment les compétences académiques peuvent être mises au service de la transmission, et dans quelle mesure il est possible de ne plus faire seulement de la littérature l’objet d’un savoir (technique, poétique, rhétorique, historique), mais le lieu d’une expérience. L’expérience est d’ailleurs double : en lisant, le lecteur fait l’expérience de la rencontre d’une altérité, en rendant compte de sa lecture et en la confrontant à celle des autres, il fait également l’expérience, parfois difficile, du partageable.
Or Hélène Merlin-Kajman, non sans polémique, voit des obstacles au partage, par exemple dans la valorisation de la dérision de l’autorité dans la culture et l’enseignement contemporains (la question avait déjà été abordée dans un précédant ouvrage, La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Seuil, 2003), et plus généralement dans tout ce qui relève d’une « volonté d’éduquer par le traumatisme », et, partant, bloque la lecture en forçant en chacun la part de pudeur et d’intimité nécessaire à un authentique partage. La forte position d’Hélène Merlin-Kajman invite, on le voit, à une réflexion profondément éthique, bien éloignée d’un quelconque moralisme : chacun est appelé à se demander ce qu’une œuvre donnée peut lui permettre de partager en bonne part. Il n’est pas question de tracer une quelconque frontière entre bons et mauvais livres, même s’il apparaît que certaines esthétiques ou certains sujets se prêtent sans doute moins bien, du moins aux yeux d’Hélène Merlin-Kajman, à cette « bonne part ».
Dans tous ces exemples se trouve engagé ce que l’auteure appelle la « disponibilité transitionnelle » des textes, ce qui, en eux,
met en contact, pour un bienfait commun, des subjectivités ouvertes, prêtes à se transformer quoique de façon imprévisible.
C’est pourquoi ce partage ne peut se faire qu’en dialogue, au sein d’une sociabilité littéraire à réinventer, comme tente de le faire Hélène Merlin-Kajman avec le mouvement Transitions23.
Aussi l’auteure peut-elle revenir, en conclusion, non sur ce que serait, essentiellement, la littérature, mais sur ce qu’elle souhaite faire de
cet ensemble de textes qui visent à produire des effets sur la sensibilité des lecteurs (terreur et pitié, bien sûr, mais aussi rire, curiosité, émerveillement, sympathie, indignation, etc.) de façon à ouvrir un champ d’expérience à la fois singulier à chacun et cependant en quelque sorte commun, et cela, en dehors de tout souci pratique immédiat.
C’est dire que la littérature est aussi chose éminemment politique.
Charles-Olivier Stiker-Métral
Contre l’indifférence
Une soirée et une nuit (presque) ordinaires avec les sans-abri, Nicolas Clément, Le Cerf, 2015, 330 p., 24 €
Contre l’indifférence qui rejette les Sdf dans une forme d’invisibilité, la tentation est grande de trouver des solutions, si possible rapides, pour répondre à la détresse qui s’affiche ou qui se cache dans les recoins de nos rues. Mais que cherche-t-on à soulager : la souffrance des errants ou notre propre malaise ? Et pourquoi se sent-on aussi impuissant, personnellement et collectivement, face à un problème qui s’est banalisé au fil des années ?
Nicolas Clément ne prétend pas répondre d’emblée à ces interrogations. Il a expérimenté, comme bénévole du Secours catholique, l’importance d’une autre démarche, presque dérisoire en apparence : la prise de contact et l’échange avec les sans-abri. Son livre raconte donc comment se déroulent une soirée et une nuit de rencontres où il ne s’agit de rien d’autre que d’offrir une boisson chaude et de prendre des nouvelles. Il ne s’agit pas de viser l’efficacité, de résoudre un problème mais d’abord de renouer un lien, sans lequel toute démarche sombrerait rapidement dans la contrainte inhumaine ou l’activisme impuissant. Dire bonjour, se présenter sans prévention, reconnaître la personne à la rue comme un interlocuteur, c’est un premier geste de dignité, dont d’autres peuvent découler.
L’auteur nous propose donc de l’accompagner dans sa visite du vendredi soir : il connaît les arches venteuses, les refuges de fortune, les bouches de métro où, toujours aux aguets, les sans-abri cherchent à trouver un peu de sommeil. En rapportant des situations ou en brossant des portraits, condensant vingt ans d’expérience, les chapitres du livre donnent l’occasion d’une série de mises au point : pourquoi rester à la rue plutôt que d’aller dans un centre d’hébergement ? Quel est le rapport entre l’errance et le manque de logements ? Les Sdf souffrent-ils d’abord de problèmes psychiatriques ? Faut-il s’inquiéter de la fraude aux prestations sociales ? Nous parcourons ainsi les « lieux communs » de la grande exclusion en même temps que les lieux familiers de la capitale.
Sans pathos et sans esquiver les questions difficiles (alcoolisme, violence…), Nicolas Clément donne les chiffres, cite les études disponibles, rappelle l’historique des luttes contre l’exclusion, fait part de ses convictions mais aussi de ses doutes puisqu’on dispose finalement de peu d’études sur les populations fragiles. Il rappelle que les bonnes volontés ne manquent pas, que les associations font preuve d’efficacité et que l’État, malgré les difficultés budgétaires, est loin de se désengager. Mais beaucoup d’énergie se perd dans l’incompréhension ou la méconnaissance des parcours. Là non plus, il n’est pas inutile de comprendre pour agir humainement.
Marc-Olivier Padis
Passions et libertés
Les qualités de l’homme, Valérie Charolles, Fayard, 2016, 160 p., 15 €
« S’il existe de toute évidence des bases neuronales à la subjectivité, la connaissance de ces bases ne réglera jamais le problème de la démocratie », affirme Valérie Charolles dans son manifeste.
Dans ce texte, l’auteure revient d’abord sur la modification des passions qui caractérise notre époque. Se plaçant dans la ligne de Descartes qui définissait les passions de l’âme comme « ce qui nous meut de l’intérieur, ce qui à l’intérieur de nous-mêmes nous fait agir et réagir », Valérie Charolles illustre la libération, la transmutation, l’apparition ou la disparition des passions que sont par exemple l’amour, l’honneur, l’attachement à la nation et le fait religieux. Dans une société où l’amour s’exprime plus librement, mais où le travail, la consommation et la finance dominent, elle montre que le cours de nos vies est bouleversé et que lui donner un cap ne va pas de soi.
L’amour libéré oblige à gérer autant d’équilibres nouveaux (« savoir trouver un partenaire, savoir faire vivre une relation, savoir changer de partenaire quand il est besoin »).
Dans un registre différent, elle rappelle l’importance de ces passions dont le sens nous reste caché : le déni, mais surtout l’ennui et la présence. Qui peuvent être aussi les passions les plus fécondes :
Le secret du bonheur est la présence. Être présent à l’instant suffit pour être heureux.
Cette introduction aux passions lui permet d’aborder la question des liens entre le corps et l’esprit aujourd’hui sous l’angle d’une critique de la tentation des neurosciences de « percevoir l’esprit et de le comparer à un ordinateur ou à un organe biologique sans spécificité ». Rappelant la thèse d’Antonio Damasio selon laquelle Descartes n’aurait pas admis de relation entre émotion et raison24, Valérie Charolles montre au contraire que le philosophe français considérait que corps et esprit étaient liés par un dualisme relationnel. Cela lui permet surtout de s’attaquer à l’hypothèse des neurosciences selon laquelle l’esprit pourrait se réduire au corps.
On peut faire l’hypothèse que ce qui gêne les scientifiques dans le dualisme, c’est qu’il pose un monde dans lequel ils n’entrent pas.
Dénonçant le mirage d’une science prédictive de la pensée, elle prend position pour un savoir compréhensif qui donne toute sa place à la diversité des humains. Dans cette partie, Valérie Charolles assume avec finesse la question de la singularité, de l’inventivité de l’esprit et de l’imprévisibilité de nos pensées. Pour elle, c’est là que réside l’irréductibilité de l’espèce humaine. Tout en affirmant la compatibilité entre évolutionnisme et évolution de la pensée comme « quelque chose de différent du corps », elle prend l’exemple des expériences réalisées sur la mémoire d’animaux (comme les souris) pour souligner qu’elles ne sauraient en aucune manière se substituer à une analyse de la conscience ou de l’intentionnalité du genre humain. C’est l’occasion de rappeler que l’innovation, le goût pour le « savoir neuf » ne doit pas nous faire oublier
le savoir si ancien que nous avons du fait qu’il existe en nous une forme de liberté, et même diverses formes de liberté.
La connaissance des bases neuronales de la subjectivité ne saurait régler la question de la démocratie.
Enfin, la troisième partie du manifeste est consacrée à la définition de cinq règles pour la direction de la vie : régler notre conduite sur notre comportement en matière d’amour plus que de consommation, concevoir qu’il n’y a pas une unique manière de bien se conduire, affirmer la légitimité de la révolte contre un ordre injuste établi, prendre au sérieux l’homme en autrui et le libre arbitre en l’homme et réduire la sphère du pouvoir au maximum. Ces cinq « règles » ouvrent des interrogations plus qu’elles ne définissent un mode d’emploi de nos existences. Valérie Charolles veut aller à contre-courant d’une vision où chacun d’entre nous chercherait difficilement à pratiquer son libre arbitre dans les interstices d’une vie dominée par l’intérêt matériel et le goût de la réussite. Elle croit en notre liberté, qui doit structurer notre espace et notre relation au temps. Non pas qu’elle ignore les contraintes et les servitudes qui sont celles de la vie ordinaire. Mais, pour elle, chacun d’entre nous est libre de ne pas se laisser envahir et dominer par ce qu’il n’est pas. Sans doute est-ce pour cela qu’elle imagine un pouvoir réduit et affirme que « pour réenchanter nos vies, il faut désenchanter la politique. »
Original, audacieux, émouvant lorsque l’auteure décrit la manière dont la passion « évoque pour elle les doigts noueux de sa tante à la voix si douce et si ancienne » et « l’adolescence où seule la question de l’amour valait la peine », ce manifeste nous laisse avec une interrogation : comment organiser cette démocratie où les sciences tiendraient toute leur place et où nous exercerions toute notre liberté ? Ce manifeste est une invitation à chercher ensemble.
Lucile Schmid
Brèves
Malaise dans la démocratie, Jean-Pierre Le Goff, Stock, 2016, 267 p., 19 €
Quiconque souhaite lire une bonne synthèse sur l’individualisme démocratique et en même temps une description de ses méfaits doit lire ce livre. Car le malaise dans la démocratie, c’est lui, cet « individualisme d’un type nouveau », « qui rend problématique non seulement […] le lien social, mais aussi l’insertion dans une culture commune, le sentiment d’appartenance à une collectivité historique… » En cinq gros chapitres – les convictions et les comportements sociaux, l’école et l’éducation, l’économie et le monde du travail, la culture festive et la déculturation, les multiples religiosités du « souci de soi » –, Jean-Pierre Le Goff fait (presque) le tour de la question et règle son compte à un individualisme qui écrase « la tension constitutive de la démocratie, entre l’émancipation de l’individu », son autonomie, et son « insertion dans des collectifs ». L’ensemble est cohérent, mais est-il totalement convaincant ? À la lecture, un malaise subsiste. Malgré les analyses du phénomène sous des angles multiples, l’individualisme devient ici une sorte de réalité uniforme, compacte, globalement en procès, sans véritable sujet, dans un pessimisme ou un déclinisme assumé de l’auteur. Malgré des remarques de méthode au début, l’analyse est assez binaire : c’est le triste aujourd’hui nostalgiquement opposé au « vierge et [au] vivace d’hier », où les causes et les effets sont mal distingués (le chapitre sur l’éducation en offre presque la caricature). L’individualisme n’est pas relié nettement aux logiques multiples et différenciées des sociétés sécularisées, évoquées par Max Weber, ou à des changements matériels structuraux (scientifiques, techniques, économiques…) : il semble donc relever – même si l’auteur s’en défend au début – d’une défaillance des volontés, que des mesures de « bonne politique », présentées sommairement à la fin, pourraient conjurer. Le pluralisme et la fragmentation de nos sociétés « postmodernes » (où renaissent en permanence des identités, des résistances, de l’autoritaire, où le poids des contraintes anonymes – matérielles, bureaucratiques et autres – sur les individus ne cesse de s’accroître) sont peu évoqués. Le malaise est-il spécifiquement français ou universel ? On ne le sait pas. Malgré ses qualités descriptives, le livre a ainsi des allures crépusculaires, d’un conservatisme de mauvais aloi (on voit bien pourquoi et par qui il est applaudi) – une critique que l’auteur chasse au début d’un revers de main, mais qui, dans le contexte français actuel, n’est pas dérisoire.
J.-L. S.
Le roi tué par un cochon, Michel Pastoureau, Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2015, 241 p., 21 €
Encore une merveilleuse histoire racontée par Michel Pastoureau, l’historien des couleurs, des rayures, des animaux et des symboles. L’étrange titre de ce livre-ci ne le dit pas, mais il s’agit de l’entrée dans les armoiries royales de la fleur de lis et de la couleur azur, attributs de la Vierge. À la Révolution, la fleur de lis a été laissée aux partisans de la monarchie, mais le bleu est resté notre couleur nationale. « Seul le bleu est pleinement républicain, pacifique, consensuel, national. » Et tout cela à cause d’un cochon de ferme qui s’est jeté, le 13 octobre 1131, à Paris, dans les pattes du cheval que montait le prince Philippe, âgé de 15 ans : tombé et écrasé ou piétiné par sa monture, il décéda quelques heures plus tard. Un accident terrible, dont son père, Louis VI, ne se remit jamais. Une mort infâme surtout, une souillure sur le roi et la lignée royale, parce qu’elle était due à un animal sale et impur, un porc littéralement « diabolique » – envoyé par le diable ou habité par lui. Pour effacer la souillure, une croisade ne suffisait pas. Il fallait un intermédiaire céleste : la Vierge Marie elle-même, dont la dévotion prend vers le milieu du xiie siècle une extension prodigieuse, sans doute sous l’influence de Suger, abbé de Saint-Denis, et de Bernard, abbé de Clairvaux, deux dévots de la Reine du ciel. Il fallait son manteau bleu semé de lis, symbole de la pureté, pour effacer l’infamie pesant sur la couronne. Suger, adepte par ailleurs d’un bleu profond (et cher) utilisé pour les vitraux de la basilique de Saint-Denis (et qu’on retrouve à Chartres), et saint Bernard, « époux » et chantre inspiré de la Vierge, jouent sans doute un rôle essentiel dans l’adoption, sur les armoiries, puis sur d’autres symboles royaux, de la couleur « d’azur semé de fleurs de lis d’or », qui fait oublier le cochon infâme. Tout ce pan d’histoire nationale inattendue et oubliée (dont celle de l’image du cochon – et de l’ours – dans les mentalités) est raconté avec beaucoup de finesse et d’érudition, et non sans humour.
J.-L. S.
Christianisme et eschatologie. Dieu vivant. 1945-1955. Étienne Fouilloux, Cld Éditions, 2015, 178 p., 18 €
Le 5 mars 1945 eut lieu à Paris une discussion célèbre « sur le péché », à laquelle participèrent entre autres A. Camus, J.-P. Sartre, S. de Beauvoir, M. Merleau-Ponty, A. Adamov, M. Blanchot, J. Paulhan, G. Bataille, le père Daniélou, M. de Gandillac, P. Klossowski, P. Leiris, L. Massignon, J. Madaule, G. Marcel… L’historiographie n’ignore pas l’existence de cette réunion improbable, rendue possible sans doute par la guerre en train de se terminer. Il n’y en aura jamais plus d’équivalente. L’« organisateur » était la revue Dieu vivant, qui venait d’être fondée par Louis Massignon, Maurice de Gandillac et Marcel Moré. La réunion se tint chez ce dernier – le vrai fondateur –, quai de la Mégisserie. Comment est né, s’est développé, a disparu « l’un des organes mythiques de la scène intellectuelle de la scène intellectuelle et religieuse française des années 1945-1955 » ? Tel est l’objet de ce livre d’historiographie savante mais passionnante. Qu’il suffise de dire ici que Moré avait souvent écrit dans Esprit avant la guerre (26 contributions), en particulier sur Marx et le marxisme, qui le passionnaient alors. Et que Dieu vivant, dont le père Jean Daniélou sera l’autre grand animateur, ne s’engagea pas dans le « christianisme d’incarnation » qui était celui d’Esprit (et qui préparait le concile Vatican II). Née de la guerre pour ainsi dire, la revue Dieu vivant se fait l’écho du sentiment d’apocalypse et de « fin des temps » du moment, et de sa signification religieuse. Pendant ses dix années d’existence, la revue œcuménique publiera des textes d’un grand nombre de théologiens, philosophes et écrivains prestigieux. Les « athées » s’éloignent assez vite et, semble-t-il, la revue s’arrête en 1955 parce que Moré aussi est passé à l’incroyance.
J.-L. S.
Les invasions barbares. L’Évangile et les Pères face aux migrations, Philippe Henne, Le Cerf, 2016, 161 p., 14 €
Du ive au vie siècle, l’Empire romain est submergé par des vagues migratoires successives, venues du Nord, et finit par s’effondrer. Comment les contemporains ont-ils perçu ce phénomène, accompagné de multiples violences et d’événements terribles, comme la prise et le sac de Rome par Alaric en 410 ? Dans une série de brefs chapitres, ce livre restitue les réactions d’auteurs chrétiens, Pères de l’Église et autres. Pour les Romains, tout ce qui était situé en dehors des frontières de l’Empire – civilisé, humain, clément, fidèle… – était barbare – inculte, sauvage, cruel, déloyal. Il est certes anachronique de parler de « racisme », mais les mots employés pour stigmatiser les barbares sont les mêmes qu’aujourd’hui. Certains auteurs chrétiens partagent ce mépris. D’autres comprennent, avec le temps, que les arrivants qui s’installent sont une occasion de gagner une autre masse humaine au Christ. Deux événements ont joué un rôle capital : le sac de Rome (saint Augustin fait alors comprendre que l’histoire chrétienne ne s’identifie pas à celle de l’Empire romain) et la conversion de Clovis (en 496). Mais un aspect très surprenant est l’importance de l’arianisme dans cette histoire. Contrairement aux « catholiques », les ariens refusaient la divinité du Christ et par conséquent la foi en un Dieu-Trinité. Une hésitation sur le véritable adversaire semble dès lors traverser la tragédie en cours : faut-il préférer le barbare non converti au barbare converti à un arianisme qui menace, lui, de « submerger » la foi véritable ?
J.-L. S.
Éloge des libertaires. Les 100 mots du libertarisme, Michel Perraudeau, Préface de Michel Onfray Autrement, coll. « Universités populaires et Cie », 2016, 444 p., 24, 90 €
On trouvera notamment dans ce livre, à la construction assez étrange, des informations historiques, anciennes et récentes, sur la tradition libertaire, ses auteurs, ses œuvres, ses doctrines, ses « mots », ses amis et ses ennemis, ses militants, ses activistes, ses figures plus ou moins colorées – conformes en cela aux principes du libertarisme. Côté théorique, on reste sur sa faim. Dire, par exemple, que le libertaire est « l’anarchiste de l’anarchisme » ne fait pas beaucoup avancer la question. On croit comprendre qu’il s’agit de celles et ceux qui ont sur un point ou un autre contesté l’anarchisme. Mais « le terme “libertaire” est, lui aussi, rongé d’ambiguïtés », exposé même à des courants sectaires. On l’expérimente en direct quand l’auteur tente de définir les positions du libertarisme contemporain – des positions par moments assez conformistes et indigentes dans leur justification, comme sur la laïcité, dont il choisit en effet la forme la plus intransigeante (quoiqu’elle se veuille « sans adjectif »). Il est visiblement inspiré sur ce point et sur d’autres par Michel Onfray, auteur de la préface, dans un livre qui paraît dans la collection qu’il dirige.
J.-L. S.
L’âge d’or du pamphlet, Cédric Passard, Cnrs Éditions, 2016, 360 p., 25 €
Ils s’appelaient Henri Rochefort, Jules Vallès, Auguste Chirac, Édouard Drumont, Léon Bloy, Octave Mirbeau, Léo Taxil, Édouard Tailhade, Georges Darien, Urbain, Gohier d’Axa… Certains sont oubliés, d’autres sont toujours lus, parfois pour d’autres raisons que leurs pages acides. Durant le dernier quart du xixe siècle, ils furent les plumes de « l’âge d’or du pamphlet ». Ils naissent logiquement avec la démocratie et la République, après 1870, profitant de toutes les libertés qu’elles permettent (surtout de la liberté d’expression : c’est aussi un grand moment de la caricature politique), suscitant en retour des censures, certes, mais aussi une réflexion et des débats sur l’étendue ou les limites de la liberté des mots dans la cité. En fin de compte – c’est un point plus que jamais à méditer –, à la fin du siècle, ce sont leurs excès, leurs faux-semblants, les scandales fabriqués et le manque de probité de certains d’entre eux qui suscitent lassitude et rejet. Pour le dire autrement, profiteurs de la démocratie, ils en sont les meilleurs fossoyeurs avec leur antiparlementarisme partagé ainsi que leur complaisance pour les affaires et leur obsession du complot.
J.-L. S.
La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, Shlomo Sand, La Découverte, 2016, 275 p., 21 €
Le point d’interrogation du titre ne trompe évidemment personne : la fin de l’intellectuel français est annoncée dans un livre qui n’est pas charitable pour tout le monde. Mais on ne pouvait attendre moins de Shlomo Sand, historien engagé, très critique et controversé dans son propre pays, Israël. La première partie, de loin la plus longue, va de Zola (même si elle commence avec Voltaire) à Sartre, Foucault et Bourdieu. Cette histoire a fait l’objet de nombreux livres et articles d’autres auteurs. Sand rappelle utilement que l’intellectuel par définition « de gauche » et à la Zola est un mythe, dès l’affaire Dreyfus. La lucidité politique ne fut pas, loin de là, toujours à la hauteur des défis de l’heure. Mais cette partie est surtout intéressante par les réflexions sur la spécificité intellectuelle française et sur les théories du rôle des intellectuels par rapport aux institutions (pouvoirs politiques, partis) et au « peuple » qu’ils sont censés éclairer. Sur les raisons d’un déclin, on partagera volontiers ce que dit Sand du rôle des médias audiovisuels d’abord (y compris du cinéma), puis d’internet, qui sélectionnent précisément l’« intellectuel médiatique » aussi en fonction de ses qualités de communicant. À noter que selon l’auteur, Aldous Huxley et son Meilleur des mondes sont plus éclairants sur ce qui se passe aujourd’hui qu’Orwell et 1984, constamment invoqué. La fin de cette histoire fait un sort à Houellebecq et Charlie d’une part, à Finkielkraut et Zemmour d’autre part. Des « fans » de Houellebecq et de Charlie seront peut-être surpris par la démonstration assez convaincante de leur islamophobie (qui ne serait donc pas que littéraire ou « caricaturale »). Quant à Finkielkraut et Zemmour, Sand critique surtout leur instrumentalisation de l’histoire (y compris personnelle) pour asseoir leurs théories sur l’identité française.
J.-L. S.
La participation en actes. Entreprise, ville, association, Julien Charles, Desclée de Brouwer, 2016, 167 p., 16, 90 €
Le livre de Julien Charles parvient à éclairer de manière vive et originale la notion contemporaine de participation. D’une part, en prenant acte de la diversité de la participation, dont le militantisme associatif ou le « management participatif » des grandes entreprises ; d’autre part, en introduisant une série de questionnements quant au bien-fondé même de la participation, trop souvent tenu pour acquis quand il se révèle au contraire porteur de mécomptes, ou même d’aliénation. Ainsi, en insistant sur le caractère non exclusivement discursif de l’action (qui relève essentiellement d’un rapport au monde fait d’aménagements personnels et implicites), l’auteur montre que la participation suppose toujours un certain nombre de conditions formelles, et donc un coût de mise en conformation pour les nouveaux venus. Or celui-ci, à être négligé, risque fort de se transformer en une contrainte d’autant plus violente qu’elle est déniée au nom du présupposé selon lequel la participation serait toujours souhaitable. Toutefois, attaché à la constitution d’un véritable paradigme participatif, J. Charles ne juge pas utile d’évaluer pour eux-mêmes les contextes institutionnels dans lesquels la participation pourrait plus ou moins prendre sens (les champs politique ou associatif plutôt que l’entreprise, par exemple). De fait, l’objectif de l’ouvrage est de contribuer à l’amélioration de la participation en général, dans la conviction maintenue que celle-ci demeure intrinsèquement porteuse d’émancipation.
T. B.-G.
Un don doit-il être gratuit ? Jean Nestor, Presses universitaires de Rennes, 2016, 233 p., 18 €
Le don est-il un invariant anthropologique ou une construction sociale ? Comment expliquer les gestes de Bill Gates et de Warren Buffet, qui donnèrent chacun plus de 95 % de leur fortune à des œuvres caritatives ? Retraçant la généalogie de la réflexion sur le don ouverte par l’Essai sur le don de Marcel Mauss, puis enrichie par Derrida et Lévi-Strauss, Jean Nestor montre que ce que nous nommons « don » recouvre en réalité deux types de gestes bien distincts : le don « sacrificiel » d’une part, qui consiste à abandonner ce que l’on possède pour qu’il soit récupéré par un autre, et dont le mécanisme est centré d’abord sur la relation entre le donateur et ce qu’il sacrifie, sans contrepartie attendue de la part du récipiendaire, et le don « performatif » d’autre part, centré cette fois sur la relation à l’autre ouverte par le don. Il ne s’agit plus dans ce second cas d’une simple relation d’échange, mais bien d’un désir de construire une relation humaine dont l’acte du don n’est que le déclencheur, et qui implique chacun des participants dans un processus dynamique et réciproque. Derrière le don performatif se cache en réalité la possibilité toujours nouvelle de choisir le partenaire d’une relation – possibilité que le don sacrificiel complète : il réinstaure en effet cette relation dans une perspective non marchande, qui aplanit l’échelle des différences sociales. Dès lors, le don apparaît comme une nouvelle forme de subjectivité ouverte, tournée vers le désir de construire collectivement une « cité heureuse », dont le principe repose sur une forme d’irrespect des droits acquis.
F. D.
En écho
Afrique contemporaine no 253, La Pensée no 281, Projet no 351
La revue de l’Agence française de développement, Afrique contemporaine, propose, dans sa livraison no 253, un dossier sur l’Afrique de l’Est, coordonné par Marie-Aude Fouéré et Hervé Maupeu. Le dossier aborde les réformes constitutionnelles (qui donnent lieu à des régimes hybrides), les politiques de grands travaux (infrastructures de transport et exploitation des ressources énergétiques) et les enjeux sécuritaires (terrorisme d’Al-Shabaab, guerre civile au Soudan du Sud et crise au Burundi). Dans la revue de la Fondation Gabriel-Péri, La Pensée (janvier-mars 2015, no 381), Demba Moussa Dembélé est frappé par le contraste entre l’abondance des ressources naturelles en Afrique et la misère des populations. Ce contraste s’explique par le transfert à l’étranger des revenus de ces ressources. L’auteur appelle les peuples africains à recouvrer leur souveraineté sur ce point. La revue Projet no 351 est consacrée aux défis démocratiques en Afrique. Pour Richard Banégas, d’importantes mobilisations citoyennes en Afrique prennent la forme de « parlements de la rue », méfiants à l’égard des partis de gouvernement. Mais elles subissent la répression du pouvoir et peinent à trouver des relais internationaux, dans un contexte où les puissances occidentales restent obnubilées par leurs intérêts économiques et sécuritaires. Elles témoignent toutefois de ce que Fabien Eboussi Boulaga voit de démocratique dans la quotidienneté : l’aspiration à la liberté et aux conditions concrètes de son exercice.
J. C.
Avis
Esprit public – Organisé par la mairie du IIIe arrondissement de Paris, Esprit, Alternatives économiques et Terra Nova, le cycle de conférences « Esprit public » reprend. La prochaine séance aura lieu le 31 mai 2016 à propos des engagements réels pour le climat après la COP21. Les suivantes porteront sur le Brexit (22 juin), les utopies d’aujourd’hui (4 octobre), et les élections américaines (8 novembre).
Maquette – La nouvelle équipe de rédaction poursuit sa réflexion sur des changements à apporter à la revue, tant sur le fond que dans la forme. Quelques nouveautés à signaler dans la maquette de ce numéro de mai : la mise en page a été un peu aérée, et le nombre de rubriques réduit, pour laisser place à une seule grande section « Cultures », qui accueille désormais toutes les recensions critiques, du cinéma aux séries télévisées et des expositions aux dernières parutions en librairie. N’hésitez pas à nous faire part de vos impressions à l’adresse redaction@esprit.presse.fr.
À venir – Le calendrier des parutions a également été modifié, pour permettre à la revue d’être présente en kiosque et en librairie dès la rentrée de septembre. Après le numéro de juin, consacré aux images, viendra donc le second numéro double de l’année, prévu pour juillet-août, qui proposera un dossier sur le tourisme de masse. Un numéro sur l’avenir de la gauche est prévu pour la rentrée, qui ouvrira une série d’articles et de dossiers consacrés à des sujets politiques, jusqu’à l’élection présidentielle de mai 2017.
- 1.
Qu’Alexandre Jollien, très handicapé physiquement, trouve un soulagement dans les pratiques du bouddhisme n’est évidemment pas en cause ici : la critique porte uniquement sur son discours de sagesse. Ses livres sont excellents, voir notamment le Métier d’homme, Paris, Seuil, 2002 ; la Construction de soi, Paris, Seuil, 2006 ; le Philosophe nu, Paris, Seuil, 2010.
- 2.
À la fin de l’émission Les Racines du ciel de Leili Anvar, de 7 heures à 8 heures.
- 3.
Voir ce récit dans Hermann Hesse, François d’Assise, trad. de l’allemand par Jean-Louis Schlegel, Paris, Salvator, 2016, p. 61-63. Hesse a quelque peu réécrit et atténué la fin. Dans le livre de F. Lenoir, la Puissance de la joie, l’épisode ouvre un long chapitre qui corrige à la marge l’émission de France Culture.
- 4.
Voir le compte rendu p. 153.
- 5.
Comme Le Goff le suggère, cet « outil de développement personnel » fait florès même parmi des catholiques intransigeants – alors même que les autorités catholiques (évêques et théologiens) sont en général réticentes.
- 6.
Esprit l’a fait il y a près de vingt ans dans le numéro spécial intitulé « Le temps des religions sans Dieu », juin 1997. Il faisait aussi, explicitement, le lien avec le politique, en marquant que cette religiosité supprimait de facto la tension théologico-politique. Voir aussi l’analyse récente et systématique de Jean-François Barbier-Bouvet, les Nouveaux Aventuriers de la spiritualité, Paris, Médiaspaul, 2015.
- 7.
Voir sur ce point le dernier livre de Bernard-Henri Lévy, l’Esprit du judaïsme, Paris, Grasset, 2016. Au-delà de l’enflure stylistique, trop présente, il exprime fort bien ce qui différencie le « savoir » juif (« L’Esprit du judaïsme, c’est le Livre et les livres », p. 413) et la foi chrétienne, a fortiori la différence avec les sagesses et les spiritualités ici évoquées, mais aussi le regret que ce savoir se perde, aujourd’hui, chez les juifs, dans la violence et la religiosité (p. 414-422). En islam, il arrive qu’on reproche au soufisme (la mystique musulmane) d’esquiver le problème politique de l’islamisme (voir la critique d’Abdennour Bidar par Le Goff, Malaise dans la démocratie, op. cit., p. 227). Mais aujourd’hui, la situation de l’islam est particulière.
- 8.
Jean-Pierre Verheggen, Artaud Rimbur, Paris, La Différence, 1990, repris dans J.-P. Verheggen, Ridiculum vitae, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1994.
- 9.
Il s’agit du Degré Zorro de l’écriture (Paris, Bourgois, 1978), faisant suite à Divan le terrible (Paris, Bourgois, 1979), puis les Folies Belgères (Paris, Seuil, 1990), Opéré-Bouffe (Portiragnes, Cadex, 1998), Ridiculum vitae (op. cit.), l’Idiot du Vieil-Âge (Paris, L’Arbalète/Gallimard, 2006), Sodome et grammaire (Paris, Gallimard, 2008), On n’est pas sérieux quand on a 117 ans (Paris, L’Arbalète/Gallimard, 2001), Ça n’langage que moi (Paris, Gallimard, 2015).
- 10.
On se reportera en particulier au CD l’Oral et Hardi, enregistré avec le comédien Jacques Bonnaffé (Paris, Thélème, 2006).
- 11.
J.-P. Verheggen, Ridiculum vitae, op. cit.
- 12.
Ibid.
- 13.
J.-P. Verheggen, Ridiculum vitae, op. cit.
- 14.
Odile Quirot, Alain Françon. La voie des textes, Arles, Actes Sud, 2015.
- 15.
Voir l’entretien avec Alain Françon, « L’artisan du théâtre », publié dans Esprit, juillet 2012.
- 16.
Sur la mise en scène de la Mer, voir le texte de Jean-François Bouthors publié récemment sur le site d’Esprit.
- 17.
Sur Jean-Paul Roussillon, voir ma note sur son rôle dans Kataract de Rainald Goetz, monté par Alain Françon au théâtre de la Colline en 2004, dans Esprit, juillet 2009.
- 18.
Georges Bataille, Manet, Paris, Skira, 1983, p. 15.
- 19.
Michel Foucault, la Peinture photogénique, Cherbourg-Octeville, Le Point du jour, 2014, p. 23.
- 20.
Éric de Chassey, « Postface », dans M. Foucault, la Peinture photogénique, op. cit., p. 76.
- 21.
M. Foucault, la Peinture photogénique, op. cit., p. 30-31.
- 22.
Michel Gauthier (sous la dir. de), Gérard Fromanger, Paris, Centre Pompidou, 2016, p. 65.
- 23.
Voir le site http://www.mouvement-transitions.fr/index.php
- 24.
Antonio Damasio, l’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 2010.