Retours de Dieu à l'ére postmétaphysique
La question du religieux n’est plus cantonnée dans le débat philosophique au récit moderne de la sécularisation. Des notions comme l’éthique, la transcendance ou la communauté conduisent des philosophes français aussi différents que Levinas, Derrida ou Badiou à reprendre des concepts longtemps relégués à la réflexion théologique.
L’Étoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig s’ouvre sur ces mots :
Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, voilà ce qu’ose faire la philosophie. Tout ce qui est mortel vit dans cette angoisse de la mort, chaque naissance nouvelle multiplie l’angoisse d’un nouveau fondement, car elle multiplie ce qui est mortel. […] Que l’homme se terre comme un ver dans les plis de la terre nue, devant les tentacules sifflants de la mort aveugle et impitoyable, qu’il puisse ressentir là dans sa violence inexorable ce que d’habitude il ne ressent jamais : que son Je ne serait qu’un ça s’il venait à mourir, et que chacun de ses cris encore dans sa gorge puisse clamer son Je contre l’Impitoyable qui le menace de cet anéantissement inimaginable –, face à toute cette misère, la philosophie sourit de son sourire vide et de son index tendu, elle renvoie la créature […] vers un au-delà dont elle ne veut absolument rien savoir1.
Écrite dans les tranchées des Balkans en 1917-1918, cette entrée en matière, très expressionniste dans son style, porte les traces de la violence où elle est née, l’écho du bruit assourdissant des obus, « tentacules sifflants de la mort aveugle et impitoyable ». Le thème de la mort est donc contextualisé ici, à la fois comme expérience vécue – dans les tranchées – et mise en scène écrite – l’expressionnisme allemand des années 1920. Et le reproche, lui, va à « la » philosophie.
« La » philosophie qui, dans sa sagesse de l’Un et du Tout, a réussi à noyer dans sa brume, dans la nuit du néant, la mort et l’angoisse qu’elle suscite. C’est bien de « l’honorable confrérie des philosophes de l’Ionie à Iéna », de celle qui, depuis Parménide, voudrait extirper de la conscience le dard venimeux de la mort, qu’il est question. Mais plus spécifiquement, l’objet singulier du courroux de Rosenzweig est montré du doigt : c’est la « philosophie du Tout » de Hegel. N’a-t-il pas résolu « la grande question que lui soumet le déroulement de l’histoire universelle, celle du rapport entre science et foi », réduisant ainsi au silence « la voix qui prétendait posséder la source du savoir divin par une Révélation jaillissant par-delà la pensée » ?
Rosenzweig, on le sait, préférera opter pour la « nouvelle pensée » et quitter l’« Ancien Testament » de la philosophie avec ses éléments (Dieu/les dieux, le monde et l’homme), ou plutôt les réinterpréter selon les scansions temporelles-éternelles du miracle de la Création, de la Révélation et de la Rédemption, qui signifient des « liaisons » et mettent en jeu d’autres mots ou plutôt d’autres réalités, comme la vie, la voie, la vérité, l’amour, le commandement, les pronoms « il », « je » et « tu »…
Marcher simplement avec ton Dieu – rien d’autre n’est réclamé qu’une confiance totalement actuelle […] La chose la plus simple de toutes et du fait même la plus difficile.
On est à la toute fin de l’Étoile, au moment où s’ouvrent les battants du porche du sanctuaire. « Pour quelle destination ? […] Tu ne le sais pas ? Pour la vie. » Rosenzweig, de fait, franchit le gué – pour « vivre ». Dans sa théologie philosophique, l’individu, l’« âme » (Je) qui a dit « Tu » (à Dieu et aux autres) est insérée dans un « peuple » (Nous) et passe de la Mort à la Vie… Tel est le « miracle » (de la Révélation) – un mot qui dit assez combien on quitte les terres de la philosophie des Lumières et l’idéalisme de la Raison. Mais Rosenzweig est d’avant l’âge postmétaphysique.
Emmanuel Levinas
Levinas, qu’il a si fortement inspiré, est beaucoup plus circonspect – nonobstant l’« embardée » que lui reproche Dominique Janicaud dans le Tournant théologique de la phénoménologie française2. L’« expérience de la guerre » ou de la violence en général remplace chez Levinas l’expérience première de la mort, pour inviter à briser la Totalité et parler de l’Infini. Il évoque « l’extraordinaire phénomène de l’eschatologie prophétique » (annonçant la « paix messianique ») qui « viendra se superposer à l’ontologie de la paix3 ». Car tel fut son combat : démontrer que la métaphysique est guerre.
Laissons le dépassement des limites, la « captation », les dés pipés, la « manipulation » métaphysique, la « logomachie auto-référée » que dénonce si durement Janicaud. Le chef d’accusation est pertinent, mais seulement dans la logique de Janicaud : celle d’une phénoménologie qui resterait dans la sécularité pour ainsi dire ou dans l’empyrée d’une phénoménologie purement immanente, neutre dans ses descriptions, fidèle aux limites « scientifiques » que lui avait assignées Husserl. Il est vrai que Ricœur aussi, que Janicaud exonère du tournant théologique de la phénoménologie, a critiqué implicitement l’« hyperbole » lévinassienne, c’est-à-dire
la pratique systématique de l’excès dans l’argumentation philosophique. L’hyperbole apparaît à ce titre comme la stratégie appropriée à la production de l’effet de rupture attaché à l’idée d’extériorité au sens d’une altérité absolue4.
Cependant, ces critiques visent moins la forme que le contenu, et personne ne conteste en fin de compte le résultat de la transgression « métaphysique » de Levinas par rapport à la phénoménologie : qu’elle a donné l’une des œuvres philosophiques majeures du xxe siècle. Et qu’il a puissamment contribué à la critique de la métaphysique.
Jean-Luc Nancy
Quelles raisons ou quels intérêts, à tous les sens de ces mots, pourrions-nous avoir à continuer, à l’ère postreligieuse ou postmétaphysique, ou à l’âge séculier (Charles Taylor), le lien ou la confrontation entre philosophie et théologie (ou religion, ou foi, ou croyance, ou métaphysique) ? Jean-Luc Nancy, « déconstructeur » du christianisme, les accumule dans l’« Ouverture » de la Déclosion (Déconstruction du christianisme5, 1).
Il s’agit d’ouvrir la simple raison à l’illimitation qui fait sa vérité […] Il ne s’agit pas de repeindre les cieux, ni de les reconfigurer : il s’agit d’ouvrir la terre obscure et dure et perdue dans l’espace.
Rien à voir en principe, avec un « retour du religieux », en philosophie ou ailleurs : le retour des religions ne fait qu’« aggraver » les dangers qu’elles ont fait courir depuis toujours à la pensée, à la liberté, au droit des hommes.
Ce que les Lumières n’ont pas jusqu’ici éclairé, ce qu’elles n’ont pas su illuminer en elles-mêmes, cela ne demande qu’à s’enflammer sur un mode messianique, mystique, prophétique, divinatoire et vaticinatoire […] dont les effets d’incendie seraient plus impressionnants encore que ne l’ont été ceux des exaltations fascistes, révolutionnaires, surréalistes, avant-gardistes ou mystiques de toute espèce….
Ces visions apocalyptiques d’une « surrection religieuse » ont l’air de travailler la conscience du philosophe. Ce ne serait pas surprenant : Jean-Luc Nancy s’est exprimé à diverses reprises sur ce sujet. Mais c’est sa tentative d’en éclairer les raisons qui importe, et celle qui l’emporte est une hypothèse politique sur une infirmité ou une aporie supposée de la démocratie, qu’on pourrait formuler ainsi : la « religion de la cité », depuis Athènes, Rome, l’État moderne, la République…, est incapable d’assumer la relève, la « succession », la « suppléance des religions d’avant6 la cité qui, par elles-mêmes, faisaient lien social et gouvernement » (p. 13).
La philosophie (et la science avec elle) s’est en quelque sorte intimidée elle-même par l’exclusion qu’elle avait prononcée d’une religion dont, en sous-main, elle ne cessait de se nourrir – sans pour autant, il faut y revenir, s’interroger réellement sur cette « sécularisation », ni, par conséquent et pour répéter ce mot, sur la « laïcisation ».
On ajouterait volontiers qu’une partie des philosophes français a été exagérément intimidée d’abord par les Lumières comme horizon indépassable et indépassé de toute pensée future, ensuite par l’Église catholique, parangon de ces religions qui font que « ce qui dans la foi ouvrait le monde en lui-même à son propre dehors (et non à un arrière-monde, paradis ou enfer) se referme et se rabougrit dans une gestion intéressée du monde » (p. 15).
La laïcité constitutionnelle n’est pas en cause, mais une doctrine laïque pour laquelle le monde enfin transparent serait un monde sans les religions, ou un monde avec une religion éclairée, ou une « religion civile » éclairée mais inaperçue du plus grand nombre. Pourtant, la transparence d’un monde éclairé en totalité serait-elle l’idéal de la Raison ? Simplicité bucolique d’un certain athéisme laïque ! Dans la foulée, Nancy ironise sur
l’illusion d’une histoire édifiante de la libération de la raison moderne, jaillissant toute armée de la tête de Bacon et de Galilée et délivrant par ses seules forces tout le territoire asservi par la croyance métaphysique.
Depuis Nietzsche, Heidegger et Wittgenstein, depuis Freud, depuis Derrida et Deleuze,
s’indique avec insistance la même nécessité, la même exigence de la raison : celle d’éclairer sa propre obscurité, non pas en la baignant de lumière, mais en acquérant l’art, la discipline et la force de laisser l’obscur émettre sa propre clarté.
On est loin ici, certes, de l’attestation. Non seulement les religions – le christianisme et avec lui tous les monothéismes – n’ont fait que « conforter la clôture et la rendre plus étouffante », non seulement les griefs contre le christianisme ne sont pas levés (« depuis le désaisissement de la pensée jusqu’à l’ignoble exploitation de la douleur et de la misère »), mais l’unique axiome du chantier ainsi ouvert sera celui-ci : « Il n’est à aucun égard question de seulement suggérer qu’un philosophe pourrait “croire en Dieu” (ou en des dieux) », et il est « uniquement question de se demander si jamais la foi s’est en vérité confondue avec la croyance », les croyances n’étant en rien propre à la religion, mais pullulant partout… Tout de même, étrange question : il est douteux en effet qu’on puisse discriminer entre foi et croyance en dehors d’une option théologique (ou d’une règle de foi) sur ce qu’est et implique la foi. Peut-il y avoir pour le philosophe ou le sociologue « laïque » autre chose que des croyances ?
Même si la position est finalement différente voire inversée, le parcours de Nancy n’est pas sans rappeler celle de Habermas, qui s’interroge sur les « déraillements » sociaux et éthiques de la modernité et est amené par eux à redonner une place à la parole religieuse. Dans les deux cas, la raison du souci de la religion est politique. L’avantage de Habermas est que sa proposition prend immédiatement figure (à travers des communautés religieuses instituées et reconnues par l’État), tandis que le questionnement métaphysique de Nancy en reste à l’idéalité. Mais si l’on active à l’inverse l’interrogation spéculative de Nancy, on ne voit plus le statut ou le sens de la proposition habermassienne : comment entendre la parole éthique et sociale des religions dans une société postmétaphysique, qui semble chez lui un fait avéré et indiscuté ? Cette parole semble alors provenir d’une pure extériorité. Donner aux religions (monothéistes ?) un rôle de correctif contre les catastrophes de la modernité, équivaut toujours à les instrumentaliser. Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’elles aspirent à ce rôle de gardiennes ultimes, en surplomb, de l’éthique – à moins qu’elles s’y précipitent sans réflexion, ce qui serait plus que risqué pour la société et pour elles.
Alain Badiou
Si l’on cherche un exemple emblématique d’écart entre foi religieuse et intérêt pour le religieux – un certain religieux –, il faut lire Alain Badiou. Son essai remarqué sur Paul7 en a surpris plus d’un. Paul est lu par Badiou à travers la grille singulière et puissante de sa philosophie de l’événement (et aussi sa conception du militant révolutionnaire) comme figure éminente de l’affirmation d’un singulier universel – présent dans l’événement de la résurrection du Christ :
En définitive, pour Paul, l’événement-Christ n’est que résurrection. Il éradique la négativité, et si la mort est requise… pour la construction de son site, il reste une opération affirmative irréductible à la mort même. Le Christ a été tiré « ek nekrôn », hors des morts. Cette extraction hors du site mortel établit un point où la mort perd son pouvoir […] Pourquoi, de ce qu’un homme est ressuscité, s’ensuit-il qu’il n’y a ni Grec ni Juif, ni mâle ni femelle, ni esclave ni homme libre ?.
Telle est la question de cet essai « roboratif » (Ricœur), où Badiou (re)donne sens à ce qui paraît, dans l’histoire du Christ, le plus incroyable aujourd’hui (en fait depuis toujours, si l’on en croit saint Paul lui-même, qui bataille déjà pour défendre la foi en la résurrection face à des chrétiens de Corinthe manifestement sceptiques8).
Badiou aurait pu être un Corinthien : l’historicité de la résurrection, dont les exégètes et les théologiens ont tellement débattu, de même que son sens théologique classique (la libération de la mort personnelle) n’ont pas d’intérêt pour lui. Du point de vue du réel historique, la résurrection du Christ est une « fable » : c’est précisément ce qui dans l’histoire de Jésus n’a aucune chance de relever d’une historicité quelconque, donc c’est ce qui est le moins crédible. Mais alors, pourquoi la résurrection du Christ et pourquoi Paul ?
À Paul revient le mérite d’avoir débarrassé le message chrétien de toute ambiguïté, de l’avoir « dégagé de la littérature prophétique et apocalyptique surabondante à l’époque », pour le ramener à une seule affirmation : Jésus, fils de Dieu, et Christ à ce titre, est mort sur la croix et ressuscité. L’événement de cette proclamation fait rupture et met en marche l’histoire, elle la fait même changer de cap. L’ambition de Badiou est donc de restituer et de justifier ce qui fait événement dans l’invention de Paul – la résurrection du Christ comme surrection et insurrection –, et qui est aussi et précisément ce qui délégitime toutes les récupérations ultérieures par des doctrines et des communautés religieuses, ou par les « dimensions les plus institutionnelles et les moins ouvertes du christianisme » :
Pour moi, Paul est un penseur-poète de l’événement, en même temps que celui qui pratique et énonce des traits invariants de ce qu’on peut appeler la figure militante.
La pure subjectivité ou la singularité absolue associée à une universalité sans frontières, et ses effets dans le réel : tel est l’intérêt de Badiou pour la figure de Paul, non sans quelque identification, peut-être bien, avec elle… Voir leur biographie et leur transgression croisées : si Paul était « circoncis dès le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, hébreu issu d’hébreu ; pour la Loi, Pharisien ; pour le zèle, persécuteur de l’Église ; pour la justice légale, irréprochable9 », Badiou est pour sa part « héréditairement irréligieux », avec « quatre grands-parents instituteurs, dressé plutôt dans le désir d’écraser l’infamie cléricale » (p. 1).
Badiou se situe en effet résolument « après la mort de Dieu », pour reprendre le titre du « Prologue » qui ouvre le Court traité d’ontologie transitoire10. Un texte sur Dieu et sa mort qui mériterait d’être mieux connu – même s’il ne convainc pas entièrement. Un « prologue » donc, placé hors des chapitres du livre : Badiou a-t-il pensé à celui qui ouvre l’évangile selon Jean ? La mort de Dieu est ici placée en « prologue », dit-il, pour indiquer que tous les développements ultérieurs sont à concevoir « comme une méditation, dans l’éclaircie de la mort de Dieu, de ce qu’il faut penser sous ce mot : “ici” » (p. 24). La mort de Dieu qui éclaire : voilà au moins une bonne nouvelle ! Une fois encore, Badiou s’emploie à philosopher à coup de marteau, comme Nietzsche (qu’il combattait rudement sur l’interprétation de Paul), pour asséner que dans cette formule, Dieu, nom propre, est trivialement mort, mort comme est mort le « trisaïeul Casimir Dubois ». Soit. Force est pourtant de constater que nous nous en occupons encore, mais c’est que s’il est peut-être en train d’agoniser sans fin, il se pourrait aussi que son embaumement revête des « formes successives » qui traversent les siècles. En effet, à y bien regarder, la réalité est celle-ci : Dieu est mort depuis cinq siècles (sinon depuis Paul, depuis le refoulement de la résurrection du Christ), mais on ne cesse de l’enterrer encore, indéfiniment ! La psychanalyse par exemple, dernière en date de ces formes, est un bon témoin du « rapport finalement ambigu » toujours entretenu avec la question de Dieu. Aves des témoins empiriques : ces psychanalystes « éminents et talentueux » que furent Françoise Dolto et Michel de Certeau, sans oublier finalement Lacan lui-même.
On aurait pu attendre de Badiou qu’il y regarde de plus près pour ces trois-là. Mais pourquoi le ferait-il, puisque lui prend au pied de la lettre la formule « Dieu est mort ». Et que « la religion aussi, c’est fini. Il y a là, comme Jean-Luc Nancy l’a fortement énoncé, de l’irréversible » (p. 12). Il faudrait démêler ici ce qu’il en est réellement, car, comme nous l’avons vu, dans la Déclosion, Nancy est moins péremptoire que Badiou ne le prétend… Mais soit : « Nous n’avons pas à croire aux spectres. »
On peut accorder à Badiou que les intégrismes n’annoncent pas nécessairement, loin de là, un retour du religieux. Il se peut même que ce « type subjectif » d’une religion factice et mortifère annonce pour de bon la mort de Dieu. Mais les foules fanatisées – à supposer que le « retour du religieux » soit exclusivement le fait d’intégristes – n’interrogent-elles vraiment en rien le philosophe persuadé de la mort de Dieu – surtout quand l’un d’eux, Jean-Luc Nancy, y voit une possible mise à feu de la planète ? On veut bien que Badiou prône ensuite de laisser ouvertes, contre le Dieu vivant et le Dieu de la métaphysique, les chances du « Dieu du poème ». Il importe d’en finir, dit-il, avec le motif de la finitude, « et son escorte herméneutique » (p. 21), d’en finir avec toute promesse, d’accueillir la pensée « que le destin de toute situation soit la multiplicité des ensembles ». « Ici est le lieu du devenir des vérités. Ici nous sommes infinis. » Mais n’est-il pas dommage d’échouer ainsi, in fine, poème à l’appui, sur la platitude de l’Ici présent, fût-il (très hyperboliquement, très poétiquement) infini ? La convocation de l’art pour surmonter (au sens de la célèbre Aufhebung hégélienne) les apories de la pensée et du réel – Badiou l’a beaucoup pratiquée dans le Siècle pour dépasser esthétiquement les grands écarts du xxe siècle, « siècle de fer » – va finir par devenir une facilité philosophique11…
Jacques Derrida
Avec Derrida, nous sommes encore dans un autre univers de pensée. Ce qui frappe d’abord dans Foi et Savoir12, c’est l’ampleur du champ de la religion – et non de la foi – que dessine l’exposé « improvisé » de Derrida. D’où le souci inverse, très derridien, de contraster l’« abstraction » du propos par la particularité du contexte, du lieu et du moment :
Peut-être faudrait-il encore situer son propos, le limiter dans le temps et dans l’espace, dire le lieu et le paysage, le moment passé, un jour, dater le furtif et l’éphémère, singulariser, faire comme si on tenait un journal, dont on allait déchirer quelques pages. Loi du genre (l’éphéméride, et déjà vous parler intarissablement du jour). Date : le 28 février 1994. Lieu : une île, l’île de Capri. Un hôtel, une table autour de laquelle nous parlons entre amis, presque sans ordre, sans ordre du jour, sauf un mot, le plus clair et le plus obscur : religion.
Mais de souligner aussitôt, à bon droit, que la tablée réunie fait
comme si nous avions quelque sens commun de ce que « religion » veut dire à travers les langues que nous croyons (que de croyance à ce jour, déjà !) savoir parler.
On voit – ou on devine – la démarche déconstructrice, celle d’un doute méthodique quasi cartésien sur la possibilité de savoir ce dont il s’agit avec la religion. Il n’empêche : malgré la modestie annoncée du propos (« une sorte d’avant-propos schématique et télégraphique »), l’improvisation de Derrida (à la demande de Gianni Vattimo) couvre des programmes entiers d’histoire, de sociologie, d’anthropologie, de philosophie des religions et même de théologie. Tout le savoir religieux, ou presque, est déroulé, comme autant de questionnements, sur la table de l’hôtel.
Mais pour Derrida, la question est moins le « pourquoi » que le « comment », premier mot de Foi et Savoir. « Comment « parler religion » ? de la religion ? Singulièrement de la religion, aujourd’hui ? Comment oser en parler sans crainte et tremblement à ce jour ? » (p. 9). Se présente plutôt de suite l’ancien : la religion liée au salut – « c’est-à-dire le sain, le saint, le sacré, le sauf, l’indemne, l’immun (sacer, sanctus, heilig, holy), et leurs équivalents supposés dans tant de langues ». Or qui dit « salut » doit-il parler de « rédemption, devant ou d’après le mal, la faute ou le péché » ? Nous avons déjà évoqué cette difficulté : de quel mal parle-t-on ?
Supposons qu’il y ait une figure exemplaire et inédite, voire du mal radical qui paraisse marquer notre temps et nul autre.
En l’identifiant, il sera éventuellement possible d’accéder
à ce que peut être la figure ou la promesse du salut en notre temps, et donc la singularité de ce religieux dont on dit dans tous les journaux qu’il fait retour.
On pressent que la question est destinée à prendre distance avec l’idée de rédemption d’un mal conçu comme faute ou péché. En effet, on n’est pas déçu : le mal de notre temps selon Derrida, le mal auquel se relie la question religieuse, est désigné d’entrée de jeu comme le « mal d’abstraction », « d’abstraction radicale », qui n’a rien de commun avec la « figure abstraite de la mort » (i.e. le mal le plus « concret » pour Rosenzweig !), mais n’est autre que l’« arrachement radical et le déracinement de l’abstraction », qui passe par des « lieux d’abstraction que sont la machine, la technique, la technoscience et surtout la transcendance télé-technologique ». Il faudra donc impérativement traiter aujourd’hui, si on parle religion, de sujets comme « religion et mekhanê », « religion et cyberespace », « religion et numéricité », « religion et digitalité », « religion et espace-virtuel »… car
au regard de toutes ces forces d’abstraction et de dissociation (déracinement, délocalisation, désincarnation, formalisation, schématisation universalisante, objectivation, télécommunication, etc.), la « religion » est à la fois dans l’antagonisme réactif et la surenchère réaffirmatrice.
Un sociologue des religions averti ne démentirait rien des réalités concrètes qui se cachent sous ces abstractions dévastatrices, mais, me semble-t-il, plutôt qu’un appui dans le réel social, il faut y reconnaître l’empreinte de l’analyse des ravages du système technique (le Gestell) à l’ère postmétaphysique par Heidegger – des ravages qui sont devenus des « essences » abstraites. De là vient (c’est dit quelques lignes plus loin) qu’il faut procéder avec le mot « religion » comme Heidegger avec le mot « être » au début de Sein und Zeit :
Comme Heidegger pour ce qu’il appelle le Faktum du lexique de l’être (à l’ouverture de Sein und Zeit), nous croyons (ou croyons devoir) pré-comprendre le sens de ce mot [religion]… Or, rien n’est moins pré-assuré qu’un tel Faktum (dans ces deux cas, justement !), et toute la question de la religion renvoie peut-être à ce peu d’assurance.
Il importe donc, comme le fait la suite du texte, de déconstruire le mot et la chose « religion » et tout un environnement de mots et de réalités qui le/la concernent de près ou de loin (la langue et la nation – « corps historique de toute passion religieuse » –, la communauté, la liberté, les droits de l’homme, l’Europe, la lumière du « phénomène » en Grèce, la Méditerranée, Rome, la Révélation monothéiste, les Lumières, l’universalité de la démocratie républicaine), dans le contexte de la « mondialatinisation ».
Il nous faudra revenir sur le devenir et la sémantique de ce nom, « la religion », au travers à la fois de son occidentalité romaine et de son lien contracté avec les révélations abrahamiques.
La déconstruction de la part chrétienne de l’Occident se poursuit (sans la rejeter) à travers Kant et la religion dans les limites de la simple raison. Qu’est-ce que la mondialatinisation, sinon « cette alliance étrange du christianisme, comme expérience de la mort de Dieu, et du capitalisme télé-technoscientifique », sur le dos de laquelle les fondamentalismes et les intégrismes font leur surenchère ? À la fin de son intervention, Derrida évoque un retrait « désertique », « archi-originaire », « le lieu le plus anarchique et anarchivable », plus originaire que le religieux de la religion, un lien d’avant la religion, qui pourtant relie et recueille (pour reprendre les deux fonctions traditionnelles de la religion) :
Il relierait de pures singularités avant toute détermination sociale ou politique, avant tout intersubjectivité, avant même l’opposition entre le sacré (ou le saint) et le profane.
On reconnaît sans trop de peine, dans ces efforts du dernier Derrida pour investir le religieux, ceux du premier pour penser la « différance », avec l’usage démultiplié de métaphores logiques et spatio-temporelles pour dire une sorte d’indicible, de faille, d’écart indépassable dans toute représentation, de non-coïncidence et de non-appartenance de soi à soi. Sortir de la présence. Cependant, la difficulté reste toujours l’appropriation de ces réflexions par un sujet, et plus encore, ici, par des sujets constitués en communautés politiques ou religieuses, ou les deux à la fois. Où pourrait se réaliser une jointure ? On ne le voit pas. Rendons-lui cette justice qu’il reconnaît la nécessité des deux sources – d’un « savoir » et d’une « foi », et de leurs rapports conflictuels13.
***
Au-delà de leur singularité, on peut reconnaître ce qui est commun à ces réflexions sur Dieu, la religion et la foi à l’âge postmétaphysique14. Il est d’abord frappant de constater à quel point, sans renier l’idée d’autonomie, tous rejettent avec vigueur toute perspective de clôture ou de fermeture sur soi autosuffisante de cette idée phare des Lumières. Tous ont intégré, donc, la critique de cette autonomie – à l’encontre, peut-être d’un monde scientifique et politique qui est toujours persuadé que l’émancipation non réalisée vient d’une insuffisance de l’autonomie. Tous insistent au contraire sur une hétéronomie persistante, irréductible : c’est cela précisément qu’il faut tenter de « penser ». Est-il besoin de dire qu’aucun de ceux qui ont été passés en revue ne se livre pour autant aux religions révélées et constituées – qui, paradoxalement, relèveraient volontiers pour eux de la clôture ou de la mondanité fermées sur soi qu’ils dénoncent.
Ce qui est peu vu, et que Rosenzweig par exemple avait si magnifiquement souligné, c’est que la religion s’inscrit dans une temporalité longue ; elle lui donne une épaisseur – passé, présent, futur –, ou encore elle célèbre et relève le temps à travers sa ritualité festive et orante. Dans la philosophie postmétaphysique, une fois épuisées les idéologies collectives, on ne voit pas bien ce qui donne du poids à la temporalité, d’autant plus qu’il n’y a aucun récit fondateur pour les individus postmétaphysiques (à moins que l’on « reconnaisse » tous les récits à égalité), de même qu’il n’y a pas de futur avec un horizon d’attente. Le souci du politique invoqué ressemble trop souvent à de l’incantation.
Force est de constater que malgré certaines réticences, qu’on diagnostique ou non un « retour », chacun est forcé de constater la « puissance du religieux ». Et ce à l’époque postmétaphysique ! Mettre l’effervescence entière sous la rubrique de l’intégrisme et du fondamentalisme est cependant un peu court. Reconnaissons à Nancy et à Derrida la volonté de prendre au sérieux cette affaire : la religion, c’est aussi du savoir, il faudrait même dire des savoirs, innombrables. Et à tous le mérite d’oser encore parler métaphysique – même si c’est pour en faire la critique la plus radicale15. Ce qui est insupportable, finalement, c’est d’annoncer la « fin de la métaphysique » comme une sorte de bloc compact tombé du ciel telle une météorite morte, alors que, comme dans un volcan éteint, le feu métaphysique continue de couver dans les entrailles de la « mondialatinisation ».
- 1.
Franz Rosenzweig, l’Étoile de la Rédemption (1921), trad. de l’allemand par Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Paris, Le Seuil, 1982 (rééd. revue en 2003), p. 19-20.
- 2.
Dominique Janicaud, le Tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éd. de l’Éclat, 1991, p. 25 sqq.
- 3.
Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers, 1961, p. 10.
- 4.
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1996, p. 388-389 ; voir D. Janicaud, le Tournant théologique…, op. cit., p. 35. Voir aussi P. Ricœur, « Levinas, penseur du témoignage », dans Lectures 3, Paris, Le Seuil, coll. « Points », p. 81-104.
- 5.
Jean-Luc Nancy, la Déclosion, 1. Destruction du christianisme, Paris, Galilée, 2005. Les citations qui suivent sont tirées de cette « Ouverture ».
- 6.
« D’avant » au sens temporel ou au sens logique.
- 7.
Alain Badiou, « Les essais du Collège international de philosophie », Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, Puf, 1997. Pour une lecture de ce texte philosophique (en même temps que des essais de Stanislas Breton, Giorgio Agamben et Jakob Taubes sur Paul), voir P. Ricœur, « Paul apôtre. Proclamation et argumentation. Lectures récentes », dans Esprit, février 2003, intitulé « L’événement saint Paul : juif, grec, romain, chrétien » (avec des articles de Stanislas Breton, Michaël Fœssel et Jean-Claude Monod).
- 8.
« Si l’on proclame que le Christ a été relevé d’entre les morts, comment certains d’entre vous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? S’il n’y a pas de résurrection d’entre les morts, Christ non plus n’a pas été relevé. Et si le Christ n’a pas été relevé, vide alors est notre proclamation, vide aussi votre foi. Il se trouve même que nous sommes de faux témoins devant Dieu » (1 Corinthiens 15, 12-15).
- 9.
Lettre aux Philippiens 3, versets 5-6.
- 10.
A. Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Le Seuil, 1998, p. 9-24.
- 11.
A. Badiou, le Siècle, Paris, Le Seuil, 2005. Sur le présentisme et ses liens avec le futurisme, voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, coll. « Librairie du xxe siècle », 2003.
- 12.
Jacques Derrida, Foi et Savoir, suivi de le Siècle et le Pardon, Paris, Le Seuil, 2001. Foi et Savoir porte en sous-titre Les deux sources de la religion aux limites de la simple raison.
- 13.
Sur Derrida, voir aussi Jean Greisch, le Buisson ardent et les lumières de la raison. L’invention de la philosophie de la religion, 3 t., Paris, Cerf, 2002 et 2004 ; Hent de Vries, « Jacques Derrida (1930-2004). Différance et messianisme », dans Philippe Capelle-Dumont (sous la dir. de), Philosophie et Théologie à l’époque contemporaine. Anthologie, t. 3 : Jean Greisch et Geneviève Hébert (sous la dir. de), « De Henri de Lubac à Eberhard Jüngel », 2011, p. 313-321 ; Guy Petitdemange, Philosophes et philosophies au xxe siècle, Paris, Le Seuil, 2003, p. 409-461.
- 14.
Je m’inspire ici pour partie de l’ouvrage de Ghislain Lafont, théologien bénédictin, Dieu, le Temps et l’Être, Paris, Le Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 1986 (en particulier p. 113-128).
- 15.
Le « pragmatisme » avait-il sa place ici ? Dans la présentation qu’en fait Jean-Pierre Cometti (Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2010), il faut bien reconnaître que « Dieu », ou ce que les pragmatistes appellent peut-être encore ainsi, occupe une place plus que modeste – conforme finalement à une philosophie qui revendique officiellement la modestie par rapport à l’hubris conceptuelle et spéculative de la métaphysique.