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Visiter Auschwitz en 2016

décembre 2016

#Divers

Un séjour à Cracovie nous a permis de visiter Auschwitz. L’abondance de la documentation en images sur les camps de concentration, et en particulier sur Auschwitz, peut décourager de se rendre encore en un lieu éprouvant pour nos habitudes touristiques, foncièrement tournées vers le beau, l’agréable, l’utile, le bizarre, le surprenant créés par l’homme, et le grandiose de la nature dans le monde entier. Le négatif et le mal, on préfère les fuir plutôt que les regarder en face. En tout cas, on a pu lire que des touristes évitaient durant leurs périples les enfers de la mémoire humaine – là où ils sont visibles, car ils restent volontiers dissimulés, pour des raisons d’État et d’autres.

Auschwitz se trouve à une soixantaine de kilomètres de Cracovie. Nous sommes partis tôt, un matin de fin octobre, pour nous rendre en minibus à Oświęcim et arriver à l’ouverture de ce que les guides touristiques appellent le «  musée d’Auschwitz  ». C’est étrange, et pour le moins limitatif : car si les baraques conservées renferment bel et bien des objets et des documents divers qui relèvent de la conservation muséale des traces précieuses d’une tragédie sans nom, donc de sa mémoire, c’est bien le lieu du crime lui-même qu’on vient visiter et arpenter (son espace extérieur, ses baraquements, leurs pièces et leurs couloirs), voir de ses yeux (les chambres à gaz, le four crématoire maintenu, les monceaux de cheveux, de valises, de chaussures, de lunettes…), toucher (les murs, les châlits de bois où l’on mourait en masse du typhus et du reste), lire les listes sauvegardées, scruter des séries de visages à tête rasée sur des papiers d’identité retrouvés et photocopiés, sentir et ressentir l’atmosphère lourde, oppressante, du lieu. On découvre aussi ce que des images (dans des livres, des émissions de télévision, des films, sur Internet…) ne peuvent donner : une topographie de l’endroit, l’alignement et la direction des baraquements, le volume des espaces fermés et ouverts, l’horizon à perte de vue, fermé par la lointaine lisière de la forêt de bouleaux à Auschwitz II (c’est-à-dire Birkenau, la «  prairie des bouleaux  »)1 derrière une vaste surface plane et vide, qui donne une idée des dimensions du camp : les bâtiments ont disparu, mais il reste les socles rectangulaires visibles sur l’herbe et les rails sur lesquels les trains de la mort arrivaient jusqu’à la porte des chambres à gaz. Le terrain, marécageux certes, mais aménagé par les prisonniers, se prêtait à la géométrie régulière de bâtiments identiques, fonctionnels, adaptés à l’industrie du «  crime de masse  » et disposant en outre d’avantages naturels (l’eau, le bois) pour ses besoins et ses besognes divers.

Oświęcim est le nom polonais d’Auschwitz, et il est seul désigné sur les panneaux directionnels des embranchements de routes et d’autoroutes. Même si c’est «  Auschwitz  » qu’on vient voir, je ne ferai pas reproche aux Polonais d’omettre ce nom, et la réalité qu’il recouvre, sur les routes qui, autour de Cracovie, mènent à Auschwitz. Ce nom et cette réalité ont été imposés par les Allemands, qui trouvaient à cet endroit un bénéfice géostratégique, paraît-il : outre quelques avantages du site (le fait qu’il se trouve aussi entre un fleuve et une rivière qui constituent des limites et des obstacles naturels), Auschwitz aurait représenté, par rapport à l’ensemble des déportés à acheminer depuis toute l’Europe, un point central ou une distance moyenne à parcourir… Peut-être eût-il aussi été impossible de neutraliser en Allemagne même 64 kilomètres autour du camp, comme à Auschwitz, d’où la population villageoise polonaise fut évidemment expulsée sans ménagement. On sent, à travers certains indices, que les Polonais sont malgré tout sur la défensive et soucieux de bien laisser aux Allemands la responsabilité exclusive de ces lieux maudits : les chiffres indiqués rappellent toujours que le deuxième groupe de victimes le plus nombreux, après les morts juifs (près d’un million), fut celui des Polonais (entre 70 000 et 75 000), avant la vingtaine de milliers de Tsiganes, les 15 000 Russes et les 10 000 à 15 000 victimes d’autres nationalités et les «  asociaux  » (rappelons que jusqu’en 1990, le pouvoir soviéto-polonais parlait indistinctement de quatre millions de morts, et que les plaques avec ce chiffre n’ont été retirées qu’à ce moment-là). Notre guide, excellente par ailleurs, nous a fait remarquer à plusieurs reprises que «  souvent les enfants posent ici les bonnes questions  », par exemple : pourquoi les habitants aux alentours ne sont-ils pas intervenus pour sauver les juifs et les autres ? Occasion, en posant elle-même cette question, de rappeler qu’il ne subsistait autour du camp – et encore, éloignés –, que les femmes, les enfants et les vieillards, et de souligner l’ignorance de ce qui se passait réellement à l’intérieur ainsi que la répression impitoyable de toute révolte par les Allemands. Elle a raison : Auschwitz ne saurait accabler la Pologne (malgré l’antisémitisme régnant bien sûr dans le pays, encore entretenu après 1945 par le pouvoir communiste). Mais à certains égards, nulle part comme à Auschwitz même on n’a autant l’impression d’un désastre européen autant qu’allemand, en dépit de l’honneur et même de l’exception européenne à faire mémoire des abominations passées (beaucoup de pays, à commencer par la Russie de Poutine pour les crimes et les camps de Staline, n’en sont pas là).

Les premiers mots de notre guide avaient été pour nous dire que nous avions bien fait de venir tôt : nous serions moins submergés par l’affluence ultérieure et aurions un peu de temps et d’espace pour visiter. Seuls deux ou trois cars, transportant des lycéens polonais, de jeunes juifs israéliens et un groupe de Japonais plutôt âgés, ainsi que quelques voitures particulières nous précédaient. Mais à eux seuls, ils remplissaient déjà les premiers baraquements et rendaient aléatoire l’avancée de la visite. En sortant d’Auschwitz I (à l’entrée duquel est inscrit le célèbre Arbeit macht frei) vers 10 h 30, ce sont des dizaines de cars qui étaient garés sur le parking. Beaucoup transportaient des groupes de jeunes (Polonais, Allemands et autres – nous avons entendu un groupe parlant espagnol), mais aussi des touristes du monde entier. On a même vu, étrange manifestation en ce lieu, un groupe d’enfants du primaire avec leur institutrice. Impossible de ne pas penser au «  monde de touristes  » qu’évoquait le numéro d’Esprit de juillet-août 2016 : ce lieu si exceptionnel par sa mémoire du malheur ressemble malgré tout à Versailles, à Florence et à tous les hauts lieux de tourisme pris d’assaut par les foules. Une information sur Internet précise :

Chaque année, la fréquentation bat un nouveau record, 1, 5 million en 2014, trois fois plus qu’en 2001. […] À la haute saison, un car se gare toutes les deux minutes sur le parking devant Auschwitz.

Peut-être vaut-il mieux se réjouir de cette affluence, mais le prix à payer est réel : outre les vols d’objets (écrous, vis, boulons, fils de fer barbelés) et les actes de vandalisme (murs et lits superposés rayés par des graffitis), qui ont suscité des demandes d’installation d’une vidéosurveillance – jusqu’ici refusée –, la visite elle-même devient de plus en plus compliquée, voire pénible, dans le bruit et la presse de groupes qui ne cessent d’entrer dans les baraquements et d’en sortir, de se rattraper et de se croiser. Le «  règne de la quantité  » a gagné. Lenteur, intériorisation, mémorisation, recueillement… n’ont pas de place ici.

Le couvent avec des religieuses catholiques, qui défraya la chronique à la fin des années 1980 et qui semblait accaparer la mémoire d’Auschwitz «  au profit  » de l’Église catholique, n’avait pas sa place2. Mais les effets délétères du nombre de visiteurs – le «  succès  » du musée d’Auschwitz – suscitent, eux, des inquiétudes légitimes sur la possibilité de faire encore mémoire du génocide et des crimes de masse autrement qu’à travers la trivialité du tourisme de masse. On se dit qu’un lieu de silence et de mémoire plus recueilli serait peut-être utile, voire nécessaire ici aussi, mais, malgré le bruit touristique, on peut défendre aussi le «  vide  » absolu de tout symbole en ce lieu. Un symbole qui ranimerait, très probablement, les concurrences mémorielles.

  • 1.

    Rappelons que Auschwitz I est le «  camp souche  », à l’emplacement d’une ancienne caserne, décidé en février 1940. Environ 70 000 personnes y furent tuées : outre des juifs, des Polonais et des soldats soviétiques, il y avait parmi eux ceux que les Allemands appelaient les «  asociaux  » : Tsiganes, homosexuels, prostituées, handicapés, Témoins de Jéhovah… C’était au départ un camp de travail, transformé en camp d’extermination après la décision de la «  solution finale  » pour les juifs. À cause du manque de place fut créé, en novembre 1943, Auschwitz II-Birkenau, à quelques kilomètres de là, sur une superficie de 170 hectares. Un million de personnes y furent tuées, dont la majorité des juifs français déportés. Plus loin encore, Auschwitz III resta un camp de travail pour la société IG Farben. Les Allemands avaient annexé la région après l’invasion de la Pologne.

  • 2.

    Dans les années 1980, des religieuses carmélites s’installent dans un bâtiment (classé au patrimoine mondial de l’Unesco) à l’intérieur du camp. Ce fait accompli est contesté par des personnalités juives et chrétiennes, qui y voient une christianisation inacceptable de la mémoire de la Shoah. Après des péripéties parfois violentes, Jean-Paul II lui-même, d’abord favorable à l’installation du Carmel, demande aux religieuses de partir. Elles le font en 1993, en laissant cependant une grande croix derrière le bloc 11 (où est mort le bienheureux Maximilien Kolbe). En 1979, lors de sa visite à Auschwitz, Jean-Paul II (ancien archevêque de Cracovie) l’avait qualifié de «  Golgotha du monde  ». Il avait aussi rappelé que six millions de Polonais avaient péri durant la Seconde Guerre mondiale, mais sans mentionner que près de la moitié étaient juifs.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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