
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?
Le « non » traduit le libre arrachement de l’être humain aux automatismes, qu’ils soient naturels ou mécaniques. Il faut donc réhabiliter la négation face au transhumanisme.
Même s’ils en sont victimes, tous les parents et éducateurs savent associer le pouvoir de dire « non » à la croissance, sinon à la maturité, de leur progéniture. Psychologues et psychanalystes situent l’apparition du « non » vers l’âge de 3 ans, au moment où la compétence pour le langage s’affirme. La première chose que les enfants savent dire, en donnant l’impression qu’ils savent ce qu’ils disent et qu’ils ne sont plus dans le babillage ou l’écholalie, c’est « non ». L’humanité en eux paraît donc surgir avec le refus. Savoir dire « non », c’est d’emblée affirmer que le monde ne saurait s’imposer à l’humain sans qu’il lui résiste d’abord. La réalité sera peut-être la plus forte (les parents gagnent toujours), mais l’enfant ne se sera pas laissé faire. Le baroud d’honneur, c’est au moins la dignité sauvegardée !
Le Non traduit durablement l’arrachement à la nature par lequel on a longtemps décrit l’humanisme : ne pas se laisser imposer ce qui se prétend obligatoire parce que naturel, immédiat, donné – et au contraire, l’affronter et lui objecter l’artifice, le détour, le construit. Tous les ingrédients sont ici réunis pour décrire le processus d’humanisation dont les animaux ne sont pas capables : dire « non » et signifier par là que nous prétendons être pour quelque chose dans ce que nous devenons, telle est la formule justifiant qu’on ait défini l’humanisme comme « l’anti-destin » – une formule d’où se déduisent les avatars de la liberté : dire « non » pour refuser que les choses soient seulement comme elles sont, dire « non » pour transfigurer la situation dans laquelle nous sommes prisonniers, dire « non » pour nous affirmer capables d’utopie, dire « non » pour afficher le point de vue moral susceptible de contraindre le monde à être conforme à nos idéaux, dire « non » pour éviter d’être réduits au simple fonctionnement métabolique qui caractérise l’organisme vivant… Le pouvoir de la négation révèle l’être de langage en nous et interdit qu’on nous définisse comme des « animaux comme les autres ».
Le refus du monde
George Steiner l’expliquait avec élégance : « Le langage est l’instrument privilégié grâce auquel l’homme refuse d’accepter le monde tel qu’il est1. » L’humanité se révèle à elle-même dans la disposition à utiliser les mots pour dire ce qui n’est pas – donc pour tourner le dos à la réalité et éventuellement pour mentir. Parodie de Rousseau : le premier qui, ayant découvert qu’il pouvait expliquer à celui qui cherchait la source où s’abreuver qu’elle se trouvait derrière la colline, à droite du chemin, alors qu’il savait qu’elle était dans la vallée, à la lisière du bois – celui-là, dit à peu près Steiner, a inventé l’humanité2.
Le mensonge est en effet l’indice de la supériorité de notre espèce. C’est grâce à lui que nous avons survécu et évolué. Grâce au mensonge permis par les mots, mais aussi grâce à celui que recèlent les artifices appliqués au corps, que nous a ouvert la vie symbolique et dont témoignent très tôt, selon Hegel, les tatouages ou les scarifications des Indiens ou, plus tard, selon Baudelaire, le maquillage des femmes. Les éthologues ont certes mis en évidence que les grands singes sont capables de mentir et qu’ils trompent leur femelle avec cynisme, mais c’est justement pour cela qu’ils nous sont si proches. Communément, l’animal adhère sans liberté au monde qui est le sien. Il est incapable de prendre ses distances avec lui. Il est à sa naissance ce qu’il sera à sa mort, disent les philosophes, rappelant ainsi que nous, humains, sommes d’abord des prématurés obligés de trouver des expédients pour compenser notre indigence ou nudité premières.
En somme, dire ce qui n’est pas, c’est une façon d’exprimer notre vocation à évoluer, à grandir et à faire une histoire. Ce qui n’est pas nature en nous est esprit et signale notre aptitude à l’ironie (à « faire de l’esprit »), à fabriquer des artifices (à inventer ce qui n’existait pas) autant que notre prétention à dominer la nature (la métaphysique, la science, la technique et toute la culture humaine se retrouvent dans ce projet).
Guerre inhumaine
Ce qui est humain, c’est de pouvoir refouler en nous tout ce qui relève d’automatismes. À commencer par les automatismes de nos comportements instinctifs. Ces automatismes nous effraient quand ils prennent la forme de troubles obsessionnels compulsifs (les Toc) et révèlent que la mécanique en nous peut toujours prendre le dessus. Nous sommes intelligents quand nous pouvons dire « non » à ce qui est de l’ordre de l’instinct – même quand cet instinct pourrait nous conduire vers le Bien. Cela peut aller très loin : par exemple, certains n’hésitent pas aujourd’hui à souhaiter que la guerre demeure humaine, alors qu’on tend à l’automatiser avec des drones et des robots. Pourquoi la guerre peut-elle paraître humaine, même lorsqu’elle est cruelle ? Parce que nous la déclarons, la calculons, la limitons et la réglementons. Mais aussi parce que nous nous arrachons à des instincts qui, livrés à eux-mêmes, ne nous permettraient pas de l’engager – autrement dit : parce que nous résistons, en la faisant, aux comportements d’empathie qui relèvent de mécanismes naturels (par exemple du fonctionnement de neurones miroirs). Ces mécanismes, les animaux y sont enchaînés. Quand il se bat et se reconnaît vaincu, le chien se couche et tend le cou, son adversaire ne le touche alors plus : des inhibiteurs de violence se mettent en place spontanément qui régulent le comportement agressif. Ces inhibiteurs de violence ont disparu chez les psychopathes et sont limités chez les soldats auxquels on donne, avant l’assaut, du rhum, des amphétamines, du Prozac ou même du Viagra…
L’histoire de la guerre relate à sa façon l’histoire des moyens déployés pour ne pas céder à ces mécanismes que nous partageons au départ avec les animaux. Elle raconte la déshumanisation imputée aujourd’hui aux technologies, à savoir l’introduction croissante de la distance entre les belligérants, avec l’arc, l’arbalète, l’arme à feu, le canon, le missile et finalement le drone. La guerre était humaine dans le corps-à-corps, elle a peu à peu cessé de l’être en devenant plus abstraite, et elle sera proprement inhumaine lorsqu’il n’y aura plus que des automates sans états d’âme pour la faire. C’est évidemment un paradoxe et certains pensent qu’une guerre « zéro morts chez les soldats » serait humaine3. Ce n’est pas sûr, si l’on s’accorde à considérer que là où il n’y a plus de réflexion, de prise de distance, de conscience, d’auto-maîtrise – là triomphe l’inhumain. Les militaires qui s’interrogent aujourd’hui sur l’éthique des robots ne le cachent pas : les populations civiles auront tout à craindre quand les soldats auront disparu au profit des machines guerrières.
L’enseignement des neurobiologistes est précieux, surtout quand il entend sauver en nous le libre arbitre : notre cerveau a beau être dominé par des mécanismes, nous explique-t-on, notre conscience subsistera pour autant qu’elle témoignera de notre aptitude à lui dire « non ». Les fameuses expériences du neurophysiologiste Benjamin Libet ont aidé à tirer cette conclusion il y a près de trente ans : la conscience existe de pouvoir opposer un droit de veto à ce que nos mécanismes neuronaux imposeraient en matière de décision. C’est cela, la liberté et c’est pourquoi on a raison de dire qu’être libre s’éprouve dans le pouvoir de faire le mal. Oserais-je souligner que le judéo-christianisme l’a compris ? Mais l’élémentaire, le pulsionnel, le machinique affleurent toujours en nous. Si nous leur laissons libre cours, nous cessons d’être libres (de pouvoir dire « non ») et nous perdons notre humanité. Comme si le cerveau reptilien, recouvert par le néocortex et régulé par le lobe frontal, pouvait resurgir.
En ce sens, nous sommes menacés d’inhumain quand nous acceptons de nous considérer comme de simples êtres de pulsions ou comme des automates perfectionnés. La solidarité étrange qu’on observe parfois entre l’écologie dite profonde et les spéculations transhumanistes trouve ici une illustration : la première est portée à nous rappeler que nous sommes des animaux comme les autres et elle nous enjoint d’abandonner les prédations auxquels nous cédons en éprouvant notre complexité neurobiologique comme la marque d’une supériorité ; les secondes contribuent à dévaluer notre intelligence au profit de celle des machines qui seront toujours plus efficaces. De part et d’autre, un même entêtement à humilier l’humanité en nous. Contre l’écologie et le transhumanisme, une seule réponse : la réhabilitation du pouvoir de dire « non ».
La simplification de l’humain
Un monde où domineraient les machines, qui nous obligerait à nous comporter comme des machines pour pouvoir interagir avec elles, interdirait ce pouvoir de dire « non » et nous contraindrait, de ce fait, à consentir à l’inhumain. Nombre d’utopies posthumaines décrivent un semblable monde. À commencer par celle du psychologue comportementaliste Skinner qui, dès les années 1940, établit le scénario d’une microsociété dont les membres fonctionneraient sur la base des schémas stimulus-réponse décrits par le béhaviorisme. Ce n’est pas un hasard si ce scénario a été intitulé Walden 24, par référence à Thoreau qui, lui, préconisait une vie dans les bois et une sagesse faite d’assentiment à la nature. Pourtant, dans l’imaginaire de la science-fiction, on décrit volontiers des sociétés dans lesquelles les humains sont parfaitement dressés, ont perdu tout sens critique, mais qui sont menacés par des robots qui, eux, ont découvert la possibilité de refuser l’exploitation qu’on leur impose. La série télévisée suédoise Real Humans (Sveriges Television, 2012-2014) a bien décrit le transfert du pouvoir de dire « non » sur les machines elles-mêmes, pour mieux suggérer sans doute combien les robots pourraient hériter de ce dont nous ne sommes plus capables. Le thème de la révolte des robots y est le pendant de la description des humains résignés à se laisser déposséder de l’initiative.
Certains paléoanthropologues prévoient que l’espèce humaine sera de plus en plus capable d’automatismes, comme si cela était pour nous une loi d’évolution qui, progressivement, nous rapprocherait des animaux. La conscience devrait donc de plus en plus disparaître. Dans l’évolution de l’espèce, elle a été un avantage sélectif pour assurer notre survie face à un environnement naturel hostile. Elle cesse d’être un avantage dans un environnement « technologisé », où il faut être compétitif et réactif. Il va donc falloir se débarrasser de la conscience, ou en tout cas la réduire au minimum. C’est la « zombification » de l’humain qui se profile – ou plus sobrement dit, sa « simplification ». Sombre perspective, sans doute, mais qui peut affirmer qu’il n’est pas obligé de se comporter de plus en plus comme une machine pour être performant dans la vie de tous les jours ?
Nietzsche décrivait le monde qui s’annonçait à son époque comme nihiliste : non pas au sens où ce monde abriterait des humains tout entiers voués au Non, mais au sens où ceux-ci se demanderaient : « À quoi bon résister ? », où ils seraient tentés par le Rien, par une volonté de Néant. « Dieu est mort, nous l’avons tué et nous ne nous en remettons pas… » Telle est à peu près la formule du nihilisme qui équivaut à une perte de toute substance humaine, au triomphe d’un ressentiment généralisé. Ce que décrivait Nietzsche, c’était déjà le monde de la désaffection de l’humain pour lui-même : l’incapacité de revendiquer des valeurs à objecter à la réalité. « Le désert croît », disait Nietzsche. Aujourd’hui, on entend dire que « le monde est plat », sans relief, sans contraste, homogène parce que sans autre valeur que marchande, c’est-à-dire où tout est interchangeable, où personne n’est plus responsable de rien5.
Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche décrit les trois métamorphoses par lesquels passe l’esprit : le chameau qui porte les charges qu’on lui met sur le dos, sans rechigner – c’est le Oui de l’acceptation contrainte et courageuse ; le lion, le Non rageur et systématique ; et puis l’enfant qui est innocence et oubli, qui joue sans arrière-pensées, qui dit Oui au monde, avec générosité et confiance. Où en serions-nous, selon Nietzsche ? Sans doute plus au stade du lion : il y a trop de lassitude chez nous et de sentiment d’impuissance, accru par le monde des machines qui nous immerge. Sans doute pas au stade de l’enfant, car nous sommes dépourvus de légèreté et d’ouverture naïve au monde. C’est donc sans doute le chameau – le courage en moins – qui menace de se réimposer comme l’emblème de l’humain fatigué d’être soi, convaincu que le destin est inéluctable, que le monde ne peut être changé, qu’il faut seulement y consentir…
Dans les Particules élémentaires, puis dans la Possibilité d’une île, Michel Houellebecq illustre bien cette désertion du Non qu’on pourrait décrire comme postmoderne (avec la fin des idéaux révolutionnaires, la fin des grands récits), cet ennui qui nous saisit, cet autisme qui se développe et qui ira jusqu’au vertige du clonage répétant le même ad nauseam… L’humain décrit par Houellebecq, c’est le dernier homme de Nietzsche, « le plus laid des hommes6 », honteux d’avoir tué Dieu et avec lui tari la source des valeurs qui permettaient de s’opposer à Lui aussi bien que de vouloir dépasser la condition humaine. Désormais, le dernier homme délègue à ses machines ce pouvoir de dépassement, et il succombe à « la honte prométhéenne d’être soi », selon l’expression de Günther Anders7.
Écarter le langage
La perspective de fusionner avec les machines, annoncée par les transhumanistes comme avenir radieux, est là pour confirmer cette disparition du pouvoir de dire « non » par lequel nous nous définissions comme humains. Elle indique aussi ce par quoi nous pensons nous sauver. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’introduction du fameux rapport américain de 2003, intitulé Convergence technologique pour l’augmentation des performances humaines8. L’hybridation de l’homme biologique et de la machine y est donnée comme la clé d’un bonheur supposé désirable – un bonheur où il n’y aurait plus d’événement pour relancer une histoire faite de hasard ou de violence : la communication homme-machine, cerveau-ordinateur, cerveau-cerveau, la pensée intégrale (le couplage du cerveau avec Internet) traduisent en effet la finalité des technologies convergentes. L’important est de comprendre que les perspectives offertes ont toutes en commun d’écarter le langage, l’univers des signes, le symbolique, au profit des simples signaux dont sont capables les machines ou des symboles mathématiques nécessaires aux algorithmes. On ne saurait mieux démontrer qu’en se défaisant du langage, on s’interdit le Non et on se démet de son humanité au profit de machines qui feront toujours davantage triompher les signaux…
Un monde dominé par les machines est un monde qui n’a plus besoin du langage humain. Il suffit que nous communiquions comme le font les abeilles, grâce à des signaux que nous captons et que nous émettons pour ainsi dire sans y penser. Déjà, nous ne sommes plus guère que des codes-barres ambulants, des êtres de signaux, des mécaniques pulsionnelles, des supports de data. En décrivant « le syndrome de la touche étoile9 », l’auteur de cet article suggérait cette élimination du langage et de tout ce qu’il a permis de développer. Le transhumanisme est une offensive contre les mots et leurs ambiguïtés, contre la vie intérieure et la liberté de s’abstraire du monde. Vivre tout en extériorité, à la manière d’une mécanique, imposer la transparence au-delà même de l’ambition du Panoptique de Bentham, voilà ce que voudraient les techno-prophètes.
Le pire est que ceux-ci sont de plus en plus écoutés. Pourquoi ? Parce qu’ils annoncent aux humains la fin de leurs supposés malheurs, c’est-à-dire la fin de l’adversité qui les a obligés à naître, à souffrir, à être malades, à vieillir et à mourir. On touche à l’extrême aujourd’hui avec les promesses d’immortalité qui reposent sur les extrapolations obtenues à partir de la biologie (les cellules-souches totipotentes induites, la maîtrise de la télomérase, l’ectogenèse…) et de l’intelligence artificielle (le cerveau artificiel, le téléchargement de la conscience…).
Qui se représente ce que serait l’immortalité, si elle était réalisable ? Le triomphe de l’animalité en nous (l’instinct de conservation satisfait grâce à la pérennisation des métabolismes biologiques ou à la fabrication d’organes de rechange), l’immersion dans le flux de l’espèce sans possibilité de revendiquer une individualité (le vouloir-vivre éternel de Schopenhauer ou des bouddhistes), la solitude et l’ennui (la disparition de la finitude rendant superflue l’ouverture sur les autres). L’immortalité, ce serait l’abandon de soi à l’innommable – c’est-à-dire à l’illimité : ce serait la restauration de l’animalité à laquelle nous avions échappé, en naissant limités et imparfaits ; ce serait l’accession à une image de la divinité faite d’impassibilité et de solitude. Rien à voir avec le désir d’éternité qui se nourrit d’une tension et d’une quête infinie d’absolu et de spiritualité. L’immortalité promise par les techno-prophètes n’est pas spirituelle : elle est résolument animale et elle est présentée comme la perspective ouverte par une médecine dite connectée (médecine personnalisée et prédictive, précise-t-on), dépourvue de la relation symbolique que la relation clinique du médecin avec son patient entretenait dans le dialogue. Didier Sicard a très bien décrit cette situation dans un livre au titre éloquent : la Médecine sans le corps10. L’immortalité est certes capable d’opposer un refus, mais c’est à la mort autant qu’à la vie elle-même qu’elle dit « non ». Ultime paradoxe : la technique, née avec la faculté de dire « non », était sans doute contemporaine du langage dans l’aventure de l’hominisation11. Elle a fini par s’auto-développer et s’auto-accroître, au point de dénoncer son lien avec le langage. Désormais, elle donne à entrevoir la fin de l’humain, avec le triomphe d’une immortalité mortifère qui constituera le dernier Non opposé à la vie tout entière…
Se révolter ?
Mais il faut s’interroger pour finir et pour ne pas désespérer : est-il donc encore possible de dire « non » aux machines ? Est-ce que cela a un sens ? Adresser un Non à ce qui n’est pas un humain doté d’une conscience et d’un pouvoir de répondre, quelle folie ! Sauf qu’on pourrait refuser d’utiliser ces machines, ce qui les rendrait inutiles et obsolètes. Sauf qu’on pourrait vouloir les détruire, comme les luddites du xixe siècle exigeant de retrouver la dignité qu’on leur enlevait en les ayant remplacés par des machines imbéciles (les métiers Jacquard). On a toujours raison de se révolter, disait Sartre. Tant que nous nous vivons comme des humains, le pouvoir de refuser est toujours justifié. Alors serait-il donc temps de se révolter contre les machines ?
Examinons rapidement la chose, afin de ne pas céder trop vite à quelque angélisme de la révolte : voudra-t-on dire « non » à l’utilisation de l’imagerie médicale, à l’échographie, à l’Irm fonctionnelle, au cœur artificiel, bientôt aux lentilles de contact qui délivreront des mesures d’insuline aux diabétiques ? Voudra-t-on dire « non » aux implants intracérébraux qui rendront la vie plus facile aux parkinsoniens et aux tétraplégiques ? Dire « non » aux régulateurs d’humeurs ou aux antalgiques issus des technosciences appliquées au cerveau ? Voudra-t-on refuser la robotique au service de la chirurgie, qu’elle soit réparatrice ou esthétique ? Refuser aussi les innovations médicales orientées par le souci d’accroître la longévité et d’aiguiser l’aspiration à l’immortalité ?
On connaît des amish, des témoins de Jéhovah ou quelques adeptes de la décroissance qui iraient jusqu’à refuser tout cela. Mais il est plus courant de rencontrer parmi nos contemporains une inclination à recevoir comme désirable ce qui pourrait faire de nous des post-humains, débarrassés des vulnérabilités caractéristiques de l’humanité. Sous prétexte de pouvoir encore et toujours dire « non », il n’est pas sûr que nous soyons disposés à rejeter tout ce qui nous mécanise et prétend nous délivrer du hasard que comporte la vie elle-même. Le baroud d’honneur évoqué tout à l’heure n’est peut-être déjà plus à l’agenda d’Homo technologicus.
Comment dire « non » quand les machines triomphent ? La réponse est plus difficile qu’il n’y paraissait quand on croyait pouvoir miser sur la dignité pour réveiller en l’homme sa liberté. Nous avons fait triompher les machines parce que nous étions capables de dire « non » aux déterminismes naturels, aux risques auxquels nous expose l’environnement. Le Non a eu ses effets pervers au cours de la Modernité et nous nous sommes un temps félicités de pouvoir nous en débarrasser, pour célébrer parfois les sagesses du consentement et aspirer à l’insouciance de l’enfant de Nietzsche. Mais voilà que nous nous découvrons proprement menacés par ce que nous avons laissé s’installer. S’il est encore temps de réagir, cela passera par une prise de conscience qui signifiera en elle-même que nous n’avons pas perdu le Non. Être conscient, c’est toujours déjà s’opposer, et rien n’est plus nécessaire quand l’abandon aux automatismes de toutes sortes promet de délivrer des inquiétudes existentielles. Quelques mouvements d’opinion, souvent opposés au transhumanisme, s’emploient à entretenir la résistance – des mouvements qui font appel à la sobriété technologique, à la simplicité volontaire, à une technologie conviviale… Parviendront-ils à désengager le grand nombre de nos contemporains de la servitude volontaire qui autorise chaque jour davantage l’accroissement du pouvoir des méga-machines, autrement baptisées Gafa12 ?
- 1.
George Steiner, Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978, p. 207.
- 2.
Ibid., p. 212.
- 3.
Voir Jean-Michel Besnier, « L’homme simplifié. Entretien », Inflexions, no 32, 2016, à propos de J.-M. Besnier, l’Homme simplifié, Paris, Fayard, 2012. Certains des thèmes développés dans le présent article ont été ébauchés dans un recueil coordonné par La Décroissance et intitulé Le progrès m’a tuer. Leur écologie et la nôtre, Paris, Le Pas de côté/L’Échappée, 2016.
- 4.
Burrhus Frederic Skinner, Walden 2. Communauté expérimentale, trad. André et Rose-Marie Gonthier-Werren et Frédéric Lemaire, préfaces d’Esteve Freixa i Baqué, Marc Richelle et Alexandre Dorna, Paris, In Press, 2012.
- 5.
Voir Thomas Friedman, La terre est plate. Une brève histoire du xxie siècle, trad. Laurent Bury, Paris, Saint-Simon, 2006.
- 6.
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Le Livre de poche, 1972, p. 300.
- 7.
Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), Paris, Ivrea/Encyclopédie des nuisances, 2002.
- 8.
Mihail C. Roco et William Sims Bainbridge, Converging Technologies for Improving Human Performance : Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, Dordrecht, Kluwer, 2003 (disponible en ligne).
- 9.
Sous-titre de J.-M. Besnier, l’Homme simplifié, op. cit.
- 10.
Didier Sicard, la Médecine sans le corps, Paris, Plon, 2002.
- 11.
Voir André Leroi-Gourhan, le Geste et la Parole [1964-1965], Paris, Albin Michel, 1998.
- 12.
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